L'agent secret
de Graham Greene
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« Un monde brutal et soupçonneux »
D. (nous ne saurons que son initiale) arrive en Angleterre, débarquant de son pays en guerre dont le nom ne sera jamais cité mais qui est de toute évidence l’Espagne de la Guerre Civile. Il est chargé d’une mission secrète vitale pour son camp (les Républicains) : obtenir d’industriels britanniques la livraison de grandes quantités de charbon, livraison qui est une question de vie ou de mort tant pour son camp que pour l’adversaire qui a, lui aussi envoyé sur place un de ses agents.
D. est un ancien professeur, spécialiste mondial des langues romanes, ayant consacré sa vie à la découverte du « manuscrit de Berne », la meilleure version d’époque de la Chanson de Roland. On est loin de Bruce Willis et consorts. De plus, il a déjà un certain âge et c’est un homme détruit. Il a été enseveli sous un bombardement et son épouse bien aimée a été fusillée par l’ennemi. Il ne sent en lui aucun courage particulier, pas la moindre trace d’héroïsme ni de goût du combat. Pour autant, il est totalement incorruptible car rien n’éveille plus en lui le moindre désir si ce n’est le désir d’aider ses camarades de lutte et d’empêcher la victoire de la force injuste. D. est un idéaliste sans illusion. Ce type de héros désabusé est moderne et plaît encore beaucoup, c’est en quoi ce roman a bien vieilli. Ce que nous allons suivre sur 300 pages, c’est sa lutte parmi les pièges, meurtres, poursuites etc. parmi une foule d’ennemis étonnants, pour arracher ces contrats charbonniers à des industriels anglais qui se vendront sans le moindre état d’âme, au plus offrant. Lui peut-être. Ou pas.
Tenant à confirmer l’adage qui dit que les auteurs ne sont pas bons juges de leur propre production, Graham Greene avait une piètre opinion de tous ces romans qu’il avait écrits pour le succès rapide et l’argent et qu’il plaçait bien au-dessous de ses œuvres à thème métaphysique. C’est pourtant bien là, débarrassé de tout pathos et lourdeur idéologique, vide de tout désir de convertir, qu’on goûte sa peinture du monde. On voit s’animer la scène de l’immédiat avant-guerre dans ses différentes strates sociales. La photo en est juste et précise, même si l’action elle, relève du roman d’aventure. Ce roman par exemple nous en dit beaucoup sur cette Angleterre dont les habitants, du cheminot au Lord, sont totalement persuadés d’être d’une nature différente de tous les autres humains : il y a eux, et les « métèques » autour ; eux, dans l’ordre et la paix et les étrangers qui s’entre-tuent comme on ne peut guère s’étonner de voir des sauvages le faire. Une vision du monde si réconfortante qu’on peut dire qu’ils s’y sont cramponnés de toutes leurs forces jusqu’aux ultimes limites du vraisemblable et ma foi, on les comprend.
J’ai encore apprécié aussi l’écriture parfaite de Greene et le ton qui oscille constamment entre drame et humour fin. Les scènes cocasses sont bien vues. Notons au passage la mise en scène du groupe Entrenationo de Londres qui est directement inspiré de l’Esperanto qui faisait pas mal parler de lui alors, (« parlons la même langue pour nous comprendre au lieu de nous battre ») dans un monde qui appréhendait la guerre qu’on sentait bien approcher à grands pas. De fait, « L’agent secret » sera publié en 1939.
Je me suis également régalée de quelques assertions époustouflantes et toujours inattendues telle que par exemple "Les maîtres d’école, en général, lisent des romans policiers." qui est plaisant. La palme allant à « Et –on dit que c’est un signe de névrose- elle ne portait pas de bagues. »
978-2020069427