Affichage des articles dont le libellé est Kourkov Andreï. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Kourkov Andreï. Afficher tous les articles

23 octobre 2022

Les abeilles grises

d'Andreï Kourkov

****


Ecrit et publié avant le déclenchement de la guerre de Poutine en Ukraine, ce roman témoigne d'un long passé de "guerre" entre l'Ukraine et les séparatistes prorusses. Sergueïtch, le personnage principal, vit dans le Donetsk, dans un petit village sous les bombardements. Ils ne sont plus que deux solitaires dans ce village fantôme, lui et son ennemi d'enfance, Pachka. Ils ont les Ukrainiens d'un côté, les séparatistes de l'autre, avec les tirs qui passent au-dessus de leurs têtes, c'est ce qu'on appelle la zone grise. Ils sont restés parce que, sans famille, leur maison est tout ce qui leur reste. Ils se sont donc rapprochés un peu, d'autant que leur antipathie de bancs d'école n'est pas étayée par grand chose, mais chacun reste sur la réserve et refuse sa confiance. Pachka, à tendance indépendantiste, trafique avec les soldats; Sergueïtch à tendance ukrainienne a son miel et ses abeilles. C'est un apiculteur passionné et plus encore que sa maison, son monde, ce sont ses six ruches pour le moment en repos hivernal. Ils ont beau refuser de s'en mêler, la guerre est tout près, déposant parfois le cadavre d'un soldat devant leurs fenêtres ou pulvérisant à l'improviste une maison du village. Tous deux attendent que la paix revienne, et avec elle, les villageois...

"- Rien n'a changé, sauf qu'on se tire dessus plus souvent.

- Et sur qui on tire?

- Comment, sur qui? Les uns sur les autres. Chaque nuit. Parfois ça vole si bas qu'on peut voir les obus à l’œil nu. Ca devient effrayant! Et ensuite, "Bam" de l'autre côté!"

Mais un jour, un bombardement trop proche affole les abeilles de Sergueïtch, chose qu'il ne peut accepter et il décide de partir avec ses ruches et son matériel de camping vers une zone plus pacifique en attendant que les choses se calment sur la zone grise. Son départ laisse Pachka seul au village. Sergueïtch part vers la Crimée, parce que c'est une belle région, qu'elle lui évoque les plages et les vacances. Il s'appuie sur le vague souvenir d'avoir sympathisé bien des années auparavant, à un congrès d'apiculture, avec un apiculteur Tatar et d'avoir son adresse, alors il ira là. Il charge les ruches sur son véhicule, et les voilà partis, se heurtant d'abord à toute une série de checkpoints tatillons, menaçants et imprévisibles, puis, une fois arrivés, au poids étouffant des forces russes et à l'oppression dont les Tatars sont spécialement victimes.

Je vous laisse découvrir par vous-mêmes.

C'est un bon roman, intéressant, qui s'est trouvé propulsé sur le devant des vitrines avec le déclenchement de la guerre peu après sa parution, mais à mon sens, c'est un roman qui peine à trouver son rythme. La mise en place des lieux et personnages prend la moitié de l'ouvrage, sans qu'il s'y passe grand chose ni même que le lecteur sente spécialement que l'histoire tend vers quelque chose. Puis, une fois que Sergueïtch a pris la route, c'est bien plus stressant mais avec quelque chose d'incertain dans la progression. Ca, c'est pour le côté tension romanesque, par contre la peinture de la vie des population civiles en temps de guerre semble extrêmement juste. Certains tentent de fuir, d'autres s'accrochent à leurs lieux et tentent à tout prix de mener la vie la plus normale possible, mais la violence et le drame peuvent surgir et frapper n'importe quand, tout comme de longues périodes peuvent s’écouler sans accroc; et les gens doivent s’adapter à ça faute d'y pouvoir quoi que ce soit, poursuivre leur vie, ne pas mourir, toujours tendre vers la "normale". Montrés dans leurs quotidien, on s'imagine très bien à leur place. Kourkov a su nous faire éprouver une vraie proximité avec ces populations C'est une des grosses qualités de ce roman. Si bien qu'en conclusion, je vous rapporte un rêve de Sergueïtch:

"- Qu'est-ce qui se passe? Lui demanda-t-il

- La victoire! dit l'autre radieux. La victoire!

- Mais qui est le vainqueur? (...)

- Je ne sais pas répondit Pachka, mais on s'en fout! L'important, c'est que c'est la victoire! La fin de la guerre!"


9791034905102



Si vous l'avez lu aussi, mettez un lien dans les commentaires, c'est sympa de comparer les avis.

01 mai 2022

Le concert posthume de Jimi Hendrix

de Andreï Kourkov

****


L'histoire qui nous est racontée ici se passe à Lviv, ville d'Ukraine que vous n'auriez peut-être pas su situer l'année dernière mais que malheureusement, les évènements récents nous ont montrée. L'histoire, où les histoires plutôt car il y en a deux, bien distinctes mais qui se passent au même endroit et au même moment. La première histoire est celle d'Alik, vieil hippie ukrainien aujourd'hui sorti nuitamment pour une cérémonie mystérieuse au cimetière, là où a été cachée la main de Jimi Hendrix. Oui, rien de moins. Il y fera la connaissance d'un intrus pas vraiment invité puisqu'il s'agit de Riabtsev, un ancien capitaine du KGB. Ce dernier sait tout d'Alik, l'ayant à son insu surveillé de près pendant toute sa carrière. Par ailleurs, il est secrètement un fan de Hendrix... Ces deux-là vont beaucoup se voir dans les pages qui vont suivre et c'est ensemble, qu'ils affronteront un bien étrange mystère, celui de l'intrusion de la mer à Lviv, pourtant très éloignée du littoral. Nous vivrons avec eux une histoire de mystère, d'aventure et même de magie.

La seconde histoire est une histoire d'amour, bien que mystère, aventure et magie n'en soient pas absents. C'est celle qui va voir la rencontre de Taras au métier tout à fait étonnant (puisqu'il consiste à faire perdre leurs calculs rénaux à ses clients en les trimballant dans son tacot, de façon experte mais secouée, sur tous les nids de poules de la ville -et ils semblent nombreux). C'est un travail nocturne pour éviter la circulation car il vaut mieux rouler vite. Quand il s'est fait payer, généralement en dollars, il va au guichet de change nuitamment tenu par la belle Darka, gantée jusqu'au coude car sa peau ne supporte pas le contact de l'argent. De tendres sentiments ne tardent pas à unir les deux jeunes gens... Mais eux aussi ont remarqué d’étranges choses.

Certains quartiers de Lviv sont par moments envahis d'une odeur de mer mais plus encore, d'une puanteur de boue marine et d'algues pourries. Cette odeur s'accompagne d'un malaise très fort qui étreint les humains qui la respirent, tandis que des mouettes font leur apparition. A ce propos, le livre parle de mouettes mais toutes les descriptions qui suivront correspondront à des goélands. Je ne sais pas si c'est un problème de traduction ou si A. Kourkov s'y connaît peu en oiseaux. Mais bref, cette invasion marine est tout à fait anormale et d'autant plus inquiétante que les oiseaux en question commencent bientôt à attaquer les gens...

Nous avons donc ici un récit tout à fait fidèle à l'art de Kourkov, avec sa bonne part de surréalisme, d'humour ironique, de philosophie blasée et de simplicité, de poésie aussi, de fantaisie et de magie. Le tout dans un monde resté très soviétique, pauvre et fataliste bien que se gardant toujours une part de recul et d'ironie. Une belle écriture, de belles descriptions de décor et d'ambiances, 

"A l'intérieur, l'atmosphère était bruyante et enfumée - autant dire confortable. A chaque table, on parlait fort, on buvait de la bière, et le poisson séché craquait sans se faire prier, sous des dents mal lavées mais aiguisées. Un vocabulaire légèrement argotique ajoutait de l'énergie à ce chœur de voix viriles ralenties par l'alcool."

des personnages (même secondaires) très bien campés 

"C'est Alik! J'ai toujours dit que ce garçon irait loin... Certes, il n'est allé nulle part... En revanche, il est resté lui-même et aussi intelligent qu'il l'était."

et une histoire qui va son bonhomme de chemin sans lasser. Voilà les ingrédients qui ont fait de ce roman un très bon moment de lecture pour moi. D'autant que nos philosophes ne sont pas avares de pensées profondes.

Dans la chambre d'Alik "Il y avait bien sûr beaucoup plus de témoignages du passé que du présent. Il en est toujours ainsi. Le passé s'accumule, tandis que le présent coule sans s'arrêter. Un être humain, ce n'est jamais, en gros, qu'un vivant appareil très ordinaire et élémentaire, de transformation du futur en passé."

Bref, je conseille. Et en conclusion:

"- Et puis si vous voulez, on peut aujourd'hui établir toute la vérité grâce à l'ADN!

- Qu'avons nous à faire de la vérité? demanda Iourko Vinnitchouk. Le mythe est toujours plus important que la vérité! Que tout reste comme il est! Allez, buvons à Jimi!"


978-2867468230