30 décembre 2020

 L'ombre sur Innsmouth 

ou Le Cauchemar d'Innsmouth 

de Howard Phillips Lovecraft

*****

Titre original : The Shadow over Innsmouth

Un de mes préférés

   Cette histoire a été écrite par Lovecraft six ans avant sa mort et publiée 1 an avant. On peut la rattacher nettement au mythe de Cthulu, contrairement à d'autres rattachements qui me semblent plus "capilotractés".

     Le narrateur, jeune homme à l'esprit ouvert et ayant entrepris de voyager à la fin de ses études, entend parler chemin faisant d'un bien étrange village, Innsmouth, et de ses habitants plus étranges encore... Il n'avait pas prévu de passer par cet endroit, et moins encore d'y séjourner, mais un incident de parcours l'amène pourtant à le faire (le bus passant par Innsmouth est bien moins cher que la voie normale).

     Somme toute, on lui a dit peu de choses car le sujet semble révulser tout le monde, mais néanmoins, que les habitants de ce port sont riches et possèdent en particulier des bijoux très étranges mais que parallèlement, ils se sont transformés progressivement ; qu'ils ne recherchent pas plus le contact avec les autres villages que ceux-ci ne le recherchent avec eux, et que le seul à parler de ce qui se passe là-bas est un vieil alcoolique dément, interné à l'asile du lieu...

     Ah si ! Autre chose : que les gens qui s'aventurent à Innsmouth -ils sont rares, mais certains y sont forcés- ont tendance à ne pas revenir...

     Bien sûr, notre narrateur s'y rendra et... je vous laisse découvrir si ce récit est posthume... ou pire.

     On peut lire entre les lignes la hantise phobique du métissage qui perturbe tant l'auteur. Un bon Lovecraft, très représentatif, totalement conforme aux codes. Architecture spéciale, religion étrange mais puissante, morphologies étonnantes, héros plus curieux que prudent... Les amateurs ne peuvent que l'aimer.



978-1530846870

28 décembre 2020


La vie scélérate 
de Maryse Condé
****+


 C'est une saga familiale que Maryse Condé nous présente ici. Une belle grande saga, avec son patriarche fondateur, ses descendants divers et variés, leurs aventures et mésaventures, leurs richesses et pauvretés, qualités et vices. Ces ragoûts-là dépendent du savoir faire de la cuisinière. La sauce – contexte, Histoire avec une grande H, localisation intéressante et variée - sera-t-elle assez relevée, mais pas trop, au point de vous arracher la bouche ? Les ingrédients – personnages, caractères, complexités psychologiques- seront-ils assez fins et de qualité suffisante pour vous flatter le palais ? Le mode de cuisson -imprévus, coups du sort, paris risqués, perdus, gagnés- sera-t-il parfaitement maîtrisé par un chef talentueux ? Ici oui, tout est parfait et nous nous régalons du plat que nous sert Maryse Condé.
   
   D'abord, le récit est fait par une des descendantes, encore adolescente et un peu perdue comme on l'est à cet âge, surtout quand on a eu une enfance chaotique et une mère peu aimante, elle a éprouvé le besoin de retrouver et renforcer ses racines familiales, et, partant d'albums de photos, s'est lancée dans une recherche tout autant de compréhension que de faits. Elle mènera une vraie enquête, dépassant les silences volontaires ou non. L' honnêteté de la jeunesse, lui permet de voir mieux que d'autres, d'être moins soumises aux clichés et sa sensibilité non encore émoussée, de mieux sentir les êtres. Elle voit les qualités et les failles de celui que tout le monde prend pour un "sauvage" sans cœur. Car il y a dans cette famille des êtres durs, durs au mal, mais durs aux autres aussi (exploiteurs) mais elle voit également d'autres facettes de leurs vies, et nous les montre. Mais n’allez pas croire qu'elle nous brosse pour autant un monde en rose et bleu. On en est loin. Cependant, elle sent comme une dissolution des liens familiaux et sociétaux. Surpassés par les individualismes, notion moderne, les groupes-familles explosent, comme ont explosé les groupes "tribu" ou "village",
   "Il se préparait ce temps où personne ne saurait plus raconter le passé familial, faute de connaissances. Où les vivants n'apparaitraient plus au jour après d'interminables gestations de ventre en ventre pour se doter d'un capital génétique séculaire. Où le présent ne serait plus que le présent. Et l'individu que l'individu!"
   Notion rarement évoquée dans les romans.
   
   Aux tribulations habituelles de toute Saga familiale, s'ajoute le paramètre de la couleur de peau. Noirs, les Louis sont constamment confrontés au racisme, et y réagiront selon leur caractère et selon leur époque. Ils rencontreront d'autres racismes (celui qui frappe les asiatiques). L’aïeul, Albert s'entichera inconditionnellement de Marcus Garvey et en fera sa référence, suivront Nat Turner, Martin Luther King, Malcolm X, Mendela, les communistes, les rastas etc. au fil des générations.
   
   Si l'on retrouve plusieurs traits de l'histoire de l'auteur elle-même (pour ne rien dire de l'histoire de sa famille dont j'ignore tout), c'est étonnamment dans le personnage de Tecla. Je dis "étonnamment", car elle est loin d'avoir le beau rôle.
   
    Un roman vraiment très intéressant que je vous conseille.


978-2266115261

26 décembre 2020

  Des vies à découvert 

de Barbara Kingsolver 

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Entre deux confinements, cet été 2020 nous a offert la parution en français d'un nouveau roman de Barbara Kingsolver. Nous avons plus de temps pour lire ? Profitons-en au mieux, et en voilà l'occasion.

Par l'entremise d'un maison familiale commune, nous allons suivre deux familles, l'une au 19ème siècle, l'autre au 21ème. Nous verrons que l'Amérique, ou du moins sa mentalité, n'a pas tant changé qu'on pourrait le croire entre les deux périodes. La maison non plus n'a pas fondamentalement changé. Nous la découvrons au 21ème siècle menaçant ruine et défiant toute tentative de réparation, mais nous découvrirons qu'au 19ème, elle empoisonnait déjà la vie de ses occupants par ses perpétuels (et coûteux) besoins de colmatage. Le problème étant qu'elle a depuis le début été construite en dépit du bon sens par des gens qui n'y connaissaient rien bien que se targuant du contraire.

Le personnage que nous suivons principalement à l'époque actuelle est Willa Knox, la cinquantaine, journaliste et même rédactrice en chef mais au chômage, en pleine période pré-Trump dont le nom ne sera jamais cité mais qu'on l'on subodore derrière le candidat baptisé « Grande Gueule » dont la montée invraisemblable inquiète Willa et autres gens sensés autant qu'elle réjouit toute une frange de petits blancs racistes, sexistes, ignorants, parfois eux-mêmes miséreux. Willa et sa famille en ont un insupportable représentant à domicile en la personne du beau père grabataire qui pourtant ne survivra un peu que grâce aux aides de l'Obamacare que son idole désire tant abroger. La famille, malgré un père professeur d'université (mais n'étant jamais parvenu à se faire titulariser car tel est le système américain), un fils trader (pour simplifier) et une mère journaliste, est dans une misère noire incluant de nombreux jours de frigidaire vide. Le fils vient d'avoir un bébé dont le décès de la mère l'a laissé responsable, charge qu'il ne peut assumer et Willa héritera du bébé. Leur fille, altermondialiste agissante, vient justement de les rejoindre.

Willa, à la recherche d'un passé historique à sa maison pour pouvoir prétendre à des aides pour la réparer, découvre les habitants du 19ème siècle, à savoir Thatcher Greenwood, sa jeune et très belle épouse, sa belle-soeur et sa belle-mère. Thatcher vient de se marier et, bien qu'éperdument amoureux des charmes de sa conjointe, commence à subodorer qu'il n'a peut-être pas fait un choix très judicieux... Par ailleurs, petit prof de science dans une école ultra conservatrice il se heurte au fanatisme religieux du principal (et de la majorité de la population), lui, adepte des toutes nouvelles théories de Darwin. Hélas pour Willa, ce n'est pas lui qui deviendra célèbre, mais sa voisine Mary Treat, scientifique proche de Darwin et d'autres, mais dont les travaux ne seront jamais salués et récompensés, du simple fait qu'elle est une femme et donc, à l'époque, même jamais tout à fait majeure...

Tout cela va-t-il bien se finir ? Pas sûr.

Les admirateurs habituels de Barbara Kingsolver ne seront en rien déçus par ce nouveau roman, qui est magnifique. Précipitez-vous si vous ne l'avez pas encore lu. Il est vraiment remarquable.


EXTRAITS :

« - Une famille de six a droit aux soins gratuits si le revenu familial est inférieur à quarante-quatre mille neuf cents dollars.

C'était largement supérieur à leurs gains conjoints. Willa se sentit à la fois soulagée et désorientée. Mettre un nom sur cette asphyxie prolongée qui la transformait en mort-vivante : la pauvreté. »


« Le tremblement de terre, les flammes, le déluge, la fonte du permafrost, c'était maintenant, et tout le monde continuait à se mettre des briques dans les poches au lieu de fuir le naufrage et de chercher la lumière. »

978-2743651077

 Keisha l'a lu (Si vous l'avez aussi chroniqué, échangeons nos liens)

22 décembre 2020

  La vie devant soi 

de Romain Gary

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Présentation de l'éditeur :
"Signé Ajar, ce roman reçut le prix Goncourt en 1975. Histoire d'amour d'un petit garçon arabe pour une très vieille femme juive : Momo se débat contre les six étages que Madame Rosa ne veut plus monter et contre la vie parce que " ça ne pardonne pas " et parce qu'il n'est " pas nécessaire d'avoir des raisons pour avoir peur ". Le petit garçon l'aidera à se cacher dans son " trou juif ", elle n'ira pas mourir à l'hôpital et pourra ainsi bénéficier du droit sacré "des peuples à disposer d'eux-mêmes" qui n'est pas respecté par l'Ordre des médecins. Il lui tiendra compagnie jusqu'à ce qu'elle meure et même au-delà de la mort."

Une histoire magnifique.

 Un style fabuleux. Gary réinvente une langue. Ce qu'il utilise là, ce n'est pas du français. Il prend les mots, la syntaxe et les phrases, et les sculpte pour en tirer cette musique qui est celle de Momo et qui nous parle directement aux sentiments. Ses phrases sont incorrectes, dénuées de signification, si on les prend au sens littéral : «...les acrobates qui volaient dans les airs avec des facilités que leur métier leur conférait, des danseuses blanches sur le dos de chevaux en tutu... » mais on n'est jamais tenté de le faire.
   
    Tout ici est langage, toute phrase fait sens au-delà de ses strictes capacités grammaticales et sémantiques. Toutes les fautes de français, les usages incorrects de termes, loin de n'être là que pour traduire l'ignorance de ce Momo qui n'a pas eu de scolarité, ont valeur de symbole et deviennent termes d'une langue nouvelle, mais que nous saisissons parfaitement. Sauf que nous la saisissons par les sens, par le cœur, pas par la raison. C'est là un exercice extrêmement périlleux que bien peu d'écrivains ont réussi. C'est pour cela que «La vie devant soi» méritait largement le Goncourt.



978-2070373628

20 décembre 2020

   Le Maître et Marguerite 

de Mikhaïl Boulgakov

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Présentation de l'éditeur:

"Pour retrouver l'homme qu'elle aime, un écrivain maudit, Marguerite accepte de livrer son âme au diable. Version contemporaine du mythe de Faust, transposé à Moscou dans les années 1930, Le Maître et Marguerite est aussi l'une des histoires d'amour les plus émouvantes jamais écrites. Mikhaïl Boulgakov a travaillé à son roman durant douze ans, en pleine dictature stalinienne, conscient qu'il n'aurait aucune chance de le voir paraître de son vivant. Écrit pour la liberté des artistes et contre le conformisme, cet objet d'admiration universelle fut publié un quart de siècle après la mort de celui qui est aujourd'hui considéré comme l'égal de Dostoïevski, Gogol ou Tchekhov."


2020 : Nouvelle traduction

Ce livre est dans mon panthéon. Il fait partie des quelques grands livres qui font que je pense qu’il y a peu de choses plus importantes que la littérature. C’est un roman fabuleux, jouissif de la première à la dernière ligne, de ces romans qui comme "La conjuration des imbéciles" et le premier "Dune" posent leur marque sur ceux qui les ont lus.

  
   Je ne vais pas répéter ce que la quatrième de couverture en a déjà dit. Je vais plutôt revenir sur ce personnage jubilatoire de Woland. Il est accompagné de ses trois aides qui sont comme autant de manifestations de lui-même. Woland bouge peu. Il aime être couché ou assis dans un fauteuil. Il n’est pas du genre à se déranger (même pour son bal il délègue et c’est Marguerite qui le remplacera). Il envoie d’un mot, d’un geste, ses compagnons qui sont un peu comme ses membres, ses tentacules.
   Dans le dernier tiers du roman, Woland manifeste de la bienveillance pour le Maître et surtout pour Marguerite et le lecteur a tendance à conserver cette assez bonne impression, mais il faut se souvenir du Woland précédent, celui du début du livre. Le Diable ne se laisse pas attendrir. Il tue, détruit les biens, les efforts et les vies par caprice, offre tout sur un mouvement d’humeur, reprend de même, ne considère aucune excuse, aucune explication, ne tient compte de rien d’autre que de son bon vouloir et son inclination de l’instant. Il ne se soucie pas d’être juste. Il n’est pas plus juste qu’injuste. Le diable est aussi impitoyable que la mort. A bien considérer la fin de cette histoire, on pourrait même comprendre que le diable est la mort. ("Prends les avec toi.")
   Selon la logique religieuse, si le diable existe, dieu existe aussi. Ils sont liés et même ne s’entendent pas si mal comme on est amené à le voir. Selon une logique athée, si Woland est la mort, nul besoin d’image de dieu pour confirmer son existence.
  
   Certains pensent que Woland est Boulgakov, pour ma part, je pense plutôt que c’est le Maître. C’est le maître qui est un écrivain en butte à la non publication de ses œuvres et aux critiques assassins. C’est le maître qui a cette fulgurante histoire d’amour avec une femme mariée. C’est le maître qui porte perpétuellement un petit bonnet de tissu… comme lui.
   Et pourtant le Maître n’est pas dans ce roman un personnage si percutant ni brillant. En dehors de son écriture, il semble plutôt un personnage assez passif, qui subit la censure, qui subit la perte de son logement, de son amour, qui se laisse déposséder de tout sans lutte, ce sont les autres: les critiques, les éditeurs, Marguerite, le diable, qui agissent sur sa vie. Lui, il se contente d’écrire. Pire, quand il fait quelque chose de fort, c’est brûler son œuvre*.
   Boulgakov lui, a lutté jusqu’au bout. Sur le point de mourir il écrivait encore. On refusait ses pièces, il adaptait celles des autres pour ne pas cesser d’être un auteur et vivre de sa plume. On a pu tout lui voler, sauf d’être un écrivain. Et quel écrivain!
     
   Une petite surprise en passant: J’éprouve une étrange et assez profonde sympathie pour ce Ponce Pilate
  
   Encore mille choses à dire sur ce roman absolument fabuleux, ce pourquoi je n'ai pas tenté de tout dire. J'ai préféré souligner deux trois aspects.
  
  
   * Gogol que Boulgakov admirait a brûlé la sienne.»



978-2360840694

18 décembre 2020

 Les vestiges du jour 

de Kazuo Ishiguro

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Ce n’est pas facile (et peut-être même pas judicieux) de choisir la dignité comme but et critère ultime de sa vie, mais c’est ce qu’a fait Stevens, majordome de Lord Darlington. Il lui a voué son existence. Et a poursuivi, toujours droit sur sa route, ne se laissant troubler par rien… jusqu’au terme de ce livre.
  
   A propos de ce roman, Ishiguro a confié que son projet était d’illustrer le fait que nous sommes tous des Stevens, offrant notre travail et notre vie à quelqu’un qui se trouve au-dessus de nous et à qui nous nous en remettons pour prendre les décisions supérieures et que tout cela ait un sens.
   Ne soyons pas trop sévères avec Stevens, d’une certaine façon, son idéal est grand, grand et naïf, il a cru approcher du « moyeu de la grande roue » alors qu’il n’était qu’un pavé de la route, il n’est pas seul à avoir nourri cette illusion plutôt attendrissante d’ailleurs. « On se croit mèche on n’est que suif » disait Brel.
  
   Sur les cinq romans de Kazuo Ishiguro que j’ai lus, j’ai remarqué que trois parlaient d’un personnage ayant à répondre d’avoir choisi le mauvais camp pendant la seconde guerre mondiale et tentant de s’en justifier ; avec hauteur dans «Lumière pâle sur les collines», de façon plus soutenue mais toujours assez assurée dans « Un artiste du monde flottant », et enfin de façon posthume et avec l’aide d’un avocat, ici. Je trouve que cela peut-être assez significatif de la part d’un auteur né au Japon en 1954 et je pense (bien que je puisse me tromper) qu’il est possible qu’il y ait réellement eu une évolution de l’analyse d’Ishiguro au long de toutes ces années.
  
    Pour en revenir à Lord Darlington, ce n’est que dans les cinquante dernières pages que se dévoile de façon vraiment indiscutable ses positions pro-nazies et, comme son majordome, nous pouvons jusqu’assez tard dans l’histoire lui accorder le bénéfice du doute. Ce n’est qu’à l’avant dernière page que Stevens reconnaît son échec total officiel « J’ai fait confiance à la sagesse de Sa Seigneurie. Au long de toutes ces années où je l’ai servi, j’ai été convaincu d’agir de façon utile. Je ne peux même pas dire que j’ai commis mes propres fautes. Vraiment – on se demande – où est la dignité là-dedans ? » alors qu’il vient plutôt de constater un autre échec, plus officieux, et dont il ne parlera pas.
   Tout cela pour rebondir, cette fois, à la vraiment dernière page dans une direction plutôt inattendue quoique cohérente, sacré Stevens !
   Un grand livre. Indispensable.


978-2070416707

16 décembre 2020

Vernon Subutex - 1 

de Virginie Despentes

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« C'est le troisième millénaire, tout est permis! »
Je salue particulièrement dans ce roman le tableau de notre monde moderne. Certes, elle ne nous montre qu'une certaine société, tout ne se passe pas partout comme dans le monde des rockers, des hardeuses et de leurs fans, mais tout se passe partout avec ces outils-là, et le choix de ce microcosme excessif par ses pulsions exacerbées au lieu d'être tenues en laisse, permet un rendu bien plus spectaculaire de vérités universelles, ailleurs dissimulées. Ici, on sort la coke comme ailleurs on sort le whisky, qu'est-ce que ça change, fondamentalement?
  
   Virginie Despentes sait donner vie à son monde, à ses personnages. On les suit bien, on les sent, on les devine, aussi éloignés de nous qu'ils puissent être. Parmi ces personnages, nous retrouverons La Hyène, qui avait mis un peu d'animation dans "Apocalypse bébé" que j'avais aimé, mais je trouve "Vernon Subutex" encore mieux. On voit le personnage du rôle-titre partir à la dérive tout aussi bien que partirait n'importe quel cadre moyen viré à la fin de la quarantaine. Je vous l'ai dit : une différence de forme, pas de fond entre ce monde-là et le vôtre. L'âge d'or a passé, on fait le bilan, et il y en a des vies ratées! et donc, peut-être pas plus d'ailleurs que chez les gens qui ont choisi des parcours moins spectaculaires, mais justement ici, la lose se fait mieux voir (quoique j'aie quelques exemples en tête d'équivalence chez des pékins lambda) et peut-être surtout plus vite. Bref, quand vient l'heure des bilans...
   - On savait pas qu'on allait se planter à ce point, hein?
   - Si on avait su, qu'est-ce que ça aurait changé?"
  
   Pendant que les tenants de la pensée classique continuent à nous soutenir que l'internet ce n'est pas la "vraie vie", qu'il y aurait une "vie virtuelle", dénuée de sens, de fondement et même de réalité, et une "vraie vie" dont il serait très dangereux de s'éloigner, sans qu'ils se rendent compte que ce discours n'a même pas de sens : quand nous jouons, parlons, montrons, regardons, que ce soit autour d'une table ou d'un écran, comment peut-on soutenir qu'une des deux activité est réelle et l'autre non? Elles le sont forcément toutes les deux. C'est une évidence. Différentes, oui ; mais que l'une soit irréelle, impossible. Bref, je ne vais pas repartir sur ce que certains ne comprennent pas du tout à propos du Net, quand je démarre, il y en a pour des heures.
  
   Je disais donc : pendant que les tenants de la pensée classique continuent à ne pas voir ce qu'est internet, Virginie Despentes elle, comprend parfaitement tout cela. Elle sait ce que sont nos vies actuelles avec le web (son personnage La Hyène gagne même sa vie en y faisant et surtout défaisant des réputations – ce qui nous permet au passage à ses victimes de bien constater si on est dans le réel ou pas) et c'est un plaisir de lire un roman vraiment juste sur le monde actuel. J'ai hâte de lire la suite. Je me suis parié ce qu'il y avait sur les bandes enregistrées si recherchées... je verrai si j'ai raison.*
  
   Dommage qu'elle n'ait pas eu le Prix RTL-LIRE.
  
   PS : Petit rappel, le Subutex est un médicament qui sert de traitement substitutif aux drogues opiacées.
  
   Morceaux choisis :
   (parlant des jeunes filles) "A notre époque, si on aimait faire chier le monde, on faisait du X, mais aujourd'hui, porter le voile suffit."
  
   "Elle avait pour ambition d'écrire quelque chose de bien. C'est toujours un problème. Ce n'est pas parce qu'on se dit "je vais dessiner un pur-sang au galop" qu'on y parvient. Le plus probable est qu'on finisse par gribouiller un machin qui ressemble à peine à un rat écrasé. La gamine voulait un livre qui serait comme une cathédrale en plein ciel, elle ne réussirait probablement qu'à délivrer un cabanon en contreplaqué."
     
   "Mais Facebook est passé par là et cette génération de trentenaires est composée de psychopathes autocentrés, à la limite de la démence. Une ambition crue, débarrassée de tout souci de légitimité."
  
  
   * Non, j'avais tort


978-2253087663

14 décembre 2020

  Les yeux dans les arbres  

de Barbara Kingsolver

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Un excellent roman de Barbara Kingsolver sur le Congo à la veille de son indépendance, une époque où elle y a séjourné elle-même, ayant l'âge d'une de ses jeunes protagonistes. Heureusement pour elle, son père n'était pas Nathan Price, ce prêcheur hystérique qui, dans le roman, allant contre tous les conseils,  emmène sa femme et ses quatre filles dans un village du Congo dans l'intention hautement affirmée de baptiser tous les Congolais qu'il pourrait attraper. Nathan Price est un fanatique, avec tous les caractéristiques du genre, et un homme violent maltraiteur de femme et d'enfants. Il ne verra jamais rien d'autre que ce qui rentre dans le cadre étroit de ses œillères et n'apprendra rien de l'Afrique. Il en ira autrement de sa famille qui, malgré le très lourd tribut qu'elle devra payer à la psychose paternelle, saura voir le monde autour, et les gens auxquels elles s'attacheront, certaines définitivement. 

En dehors de cette saga familiale passionnante et magnifiquement peinte par Barbara Kingsolver, sans négliger le sexisme universel, nous découvrons les horreurs sans noms de la colonisation au Congo. Celle assumée des Belges et de leurs crimes odieux (mains coupées etc.) puis, après l'indépendance qu'ils ont dû concéder, celle plus sournoise des grandes compagnies, principalement américaines, avec le soutien de la CIA, qui assassinera Patrice Lumumba (président élu) au profit d'un fantoche corrompu (Tshombé).

C'est un roman remarquable par la qualité de la peinture psychologique et par l’intérêt documentaire qui ne néglige pas les péripéties qui maintiennent toujours l'attention depuis l'arrivée de ce prêcheur et de sa famille démunie sur le sol africain, jusqu'à l'âge adulte des enfants. Ce qui fait que ses plus de 600 pages se dévorent sans perdre leur lecteur un instant.

Je déteste le titre français que je trouve sot, le titre original « The Poisonwood Bible » est bien meilleur mais nécessite la lecture du roman pour être compris et aussi apprécié qu'il le mérite.

Trois extraits entre mille:
Là mère : « En fin de compte, mon sort se confondit avec celui du Congo. Pauvre Congo, épouse aux pieds nus d'hommes qui lui ont arraché ses bijoux tout en lui promettant le paradis. »

Une fille : « J'avais remarqué que les Congolais ne traitaient pas leurs propre  épouses et filles comme si elles étaient très intelligentes ou importantes. Bien que, pour autant que j'aie pu en juger, je me fusse rendu compte que les épouses et les filles se chargeaient de presque tout le travail. »

et encore « Mon père est convaincu que le Congo est à la traîne et qu'il peut l'aider à être à la hauteur. C'est dingue. C'est comme s'il voulait monter des pneus sur un cheval. »



978-2743607708

12 décembre 2020

Apocalypse bébé 

de Virginie Despentes

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Prix Renaudot 2010

Les jeunes filles de bonne famille ne sont plus ce qu'elles étaient mais le monde alentour non plus, il faut bien le dire. Non pas les familles qui, on le sait, ont toujours été un sacré nid de névroses et de secrets répugnants, rien de neuf là-dedans, mais l'environnement social qui, en particulier avec l'aide de l'alcool et de la drogue pour tous, prend un bel envol vers le cauchemar XXL.
  
   Nous voilà donc à suivre Lucie, la trentaine solitaire assez quelconque, employée pas hyper motivée d'une agence de détectives traitant en particulier des adultères et des ados difficiles. Et depuis une bonne quinzaine de jours, Lucie suit avec un peu d'ennui les multiples errements et dérapages d'une très jeune Valentine, riche et pas mal débridée avec toutes les amertumes que cela suppose. Mais voilà qu'un beau jour, Lucie a perdu de vue Valentine qui justement n'a plus réapparu depuis. Fugue ou enlèvement? Le papa (dont le beau rôle d'écrivain actuel est si réussi qu'on pourrait y reconnaître plusieurs de nos auteurs, ce n'est donc plus un roman à clé) très préoccupé par sa célébrité et ses amours (tous deux incertains) se fait un peu de souci mais il ne peut s'en occuper lui même. On le comprend bien. La mère a disparu à la naissance de Valentine. La grand-mère elle, veut la récupérer absolument. Il faut dire que dans la famille, tout le monde adore cette difficile petite Valentine; et puis, c'est elle qui a l'argent, et il y en a beaucoup.
  
   Ne voyant pas du tout comment elle pourrait retrouver la gamine, Lucie décide d'employer un électron libre assez sulfureux mais bien introduit, partenaire redoutable et lesbienne affirmée connue sous l'élégant pseudo de La Hyène. Seulement d'entrée de jeu, l'"employée" prend la main, c'est elle qui mènera la danse de Paris à Barcelone en passant par les cités, et à un sacré rythme!
  
   Et la religion dans tout ça? Me direz-vous sûrement (si,si)
   "Sur le plan spirituel, Valentine était moins éveillée qu'une courge. Mais elle était attachée, émotionnellement, à des souvenirs de prières en famille."
   Alors, au terme de cette grande virée, Valentine va-t-elle finalement rencontrer Dieu??? En tout cas le clergé, oui.
   "Autour d'elle, les sœurs arborent toutes le même sourire patient. Le niveau de sincérité caché derrière la grimace varie, d'un individu à l'autre. Il n'y a pas que des crevures dans le cercle. Il y en a aussi à qui il manque une case, purement et simplement. L'hygiène de vie austère à laquelle elles se soumettent n'interdit pas l'éveil ardent d'une foi supérieure, mais encourage le plus souvent l'idiotie la plus aride."
   Et même une diabolique bonne sœur! N'en doutez pas, les termes vont bien ensemble.
  
   Ce qui participe à l'intérêt de ce roman, en dehors du rythme extrêmement vif, ce sont les multiples milieux traversés et toujours observés d'un œil acéré ainsi que les jugements, remarques et considérations parfois audacieux qui séduisent le plus souvent. Virginie Despentes nous rappelle au passage ce que sont l'homophobie, les hommes qui frappent, le racisme mais aussi les musulmans mâles, l'argent, la drogue, le sexe etc. Elle n'hésite jamais à consacrer deux pages à bien dépeindre une situation telle qu'elle la voit et c'est cette vision que pour ma part j'aime beaucoup. Ce qui me fait passer sur quelques petites fautes, que je regrette malgré tout.
  
   Et n'oubliez pas! "On croit mourir pour ses idées et on tue pour un baril de pétrole."
    
   Courts extraits:
  
   (Politique) - "- Qu'ils ne soient pas affiliés à un groupe précis ne les empêche pas d'être politiques, si?
   - Si t'as pas d'interface avec le politique, que ton groupe est pas très connu et que tu restes entre potes dans une cave... C'est plus comme si t'étais poète, en un sens. La poésie, on ne peut pas en vouloir aux gens d'avoir envie d'en faire, si?"
  
  
   - "Carlito disait toujours que les enfants ne se mettent pas à se droguer parce que c'est bon, parce qu'ils s'ennuient ou parce qu'ils ont besoin d'oublier leur souci, ni parce que le boum hormonal les bouleverserait, ils se défoncent pour écraser l'intelligence."
  
  
   (concert) - "Maintenant, les gamins, ils viennent, tout ce qui les intéresse, c'est de boire. Le groupe... le groupe, ils le voient pas, ils sont trop déchirés quand le concert commence, ils ne rentrent même pas dans la salle. Ils ont pris leur billet, c'est pas une question d'argent. Ils s'en foutent. Ils se déchirent la tête, ils vomissent et ils pissent..."
  
  
   - "Les enfants sont les vecteurs autorisés de la sociopathie des parents. Les adultes geignent en faisant mine d'être dépassés par la vitalité destroy des petits, mais on voit bien qu'ils jouissent d'enfin pouvoir emmerder le monde, en toute impunité, au travers de leur progéniture. Quelle haine du monde a bien pu les pousser à se dupliquer autant?"


978-2253159711

10 décembre 2020

 King kong théorie 

de Virginie Despentes

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Il y a quelques années,  une interview de Virginies Despentes dans l’excellente émission de France 5 « Le bateau-livre », m’avait étonnée et amenée à lire « King-kong théorie » dont elle avait su parler avec beaucoup d’intelligence et de façon convaincante.
   
   Ca commence très fort et je me régale, tout en me disant que ce n’est pas possible que cela continue comme ça. Et effectivement, ce n’est pas possible. Aux analyses d’ensemble qui m’avaient emballée succèdent des thèmes spécifiques approfondis plus précisément : le viol, la prostitution, la pornographie
   C’est très intéressant aussi, libre et intelligent mais évidemment, une étude plus approfondie ne permet pas le punch des pages de mise en route. On ne saurait le reprocher.
   
   Je n’avais plus lu de bouquin féministe depuis un bon moment et cela fait tout de même du bien de s’y replonger de temps en temps. Pour ma part, cela m’a donné l’occasion de réfléchir et faire le point sur ce qui avait changé au long de la dernière trentaine d’années. Alors des progrès, il y en a eu. C’est indéniable. Pourtant, on ne peut davantage nier que le fond du problème est toujours là et qu’on n’arrive pas tellement à le faire bouger. Il est devenu plus sournois, il s’affiche moins franchement (enfin, en général) mais il est toujours là. C’est un poison qui a imprégné le sol et il s’avère extrêmement difficile de s’en débarrasser. Plus difficile que je ne l’avais cru il y a 30 ans. Je n’irai pas jusqu’à dire avec elle que «la seule avancée notoire, c’est que maintenant, on peut les entretenir.» Mais les blagues sexistes sévissent toujours. On dit «les blondes» au lieu de dire «les femmes» et ça passe. Et gare à la femme qui ne trouve pas cela drôle!… Et les blagues, ce n’est qu’un signe entre mille. Tiens, j’aperçois du coin de l’œil un vieux n° du Nouvel Obs. qui traîne. Je regarde la date : 11/17 Mai 2006 (pour ceux qui veulent vérifier). Ca s’intitule « Ces intellos qui veulent changer la gauche » et s’accompagne de 11 photos d’ «intellos». Combien de femmes à votre avis ? Zéro. No comment.
   
   Bref, pour en revenir à notre livre, c’est un pamphlet revendicatif, excessif parce que le genre l’exige, mais juste fondamentalement. J’ai ri à certains passages car le ton est vif (par exemple au sujet des hommes qui se plaignent que les féministes soient castratrices : «C’est tout de même épatant, et pour le moins moderne, un dominant qui vient chialer que le dominé n’y met pas assez du sien…» )
   Virginie Despentes frappe juste, elle a de la verve, l’œil aigu et ses remarques font mouche «Dans un tiers de production cinématographique blanche contemporaine, regardez ce qu’on leur fait aux filles. »

   J’ai ri, mais pas toujours.


978-2253122111

09 décembre 2020

  Le train d'Erlingen ou La métamorphose de Dieu 

de Boualem Sansal

****+


 Ce livre de Boualem Sansal est un cri d'alarme et je me demande s'il sera entendu. Je suis assez pessimiste quand je vois tout le monde faire comme si de rien n'était. Ce roman ne semble pas avoir été l'électrochoc qu'il faudrait et que l'auteur sans doute, espérait. Je pense que c'est parce qu'il n'a pas été assez "ressenti". Il aurait peut-être fallu du premier degré, de l'épidermique. Nous sommes dans le cérébral, le réfléchi. Ça fera moins de bruit.
  
   Un prologue, deux parties, chacune suivie de plusieurs notes de lecture, un épilogue, un post-scriptum. Cela fait beaucoup me direz-vous. En effet, mais cette construction est habile et sert bien son but. "La construction du roman s'éloigne notablement des cadres habituels de la narration romanesque et peut dérouter, mais ainsi est le chemin de la vérité, bien fait pour nous perdre."
  
   Après donc, un court prologue pour nous mettre en condition, la première partie, "la réalité de la métamorphose", nous conte ce qu'il advint de Ute Von Ebert, richissime héritière et femme d'affaire, habitant Erlingen, charmant village de Bavière. Enfin, en temps normal. Mais justement, rien n'est normal au moment où nous la découvrons. Un ennemi étrange, mal identifié (l'a-t-on même vu?) envahit tout le pays, peut-être même l'Europe. Le monde ? On ne sait. Les informations manquent presque totalement. Il gagne du terrain par encerclement, étouffement, pourrait-on même dire. On imagine tout, on ne sait rien, il est partout une fois passé les limites du village et l'on ignore quelles sont ses intentions exactes. Pourtant, tout le monde pense avoir compris qu'il n'aura de cesse d'avoir étendu son contrôle à la totalité du territoire. Le pouvoir officiel est d'autant plus totalement désarmé face à ce nouveau mode d'agression, qu'il est miné par la corruption et le seul culte de l’intérêt personnel. Par sa fortune et son caractère, Ute Von Ebert, malgré son âge avancé, est aux première loges et, en partie, aux commandes de ce qui se joue. Le lecteur surpris de découvrir ce monde étrange, apprend tout cela par les lettres qu'Ute écrit à sa fille Hannah, vivant à Londres, bien qu'elle ne puisse les lui envoyer, tout contact avec l'extérieur étant rompu.
  
   La seconde partie, "la métamorphose de la réalité", nous fait découvrir une histoire bien différente. Léa, qui vit à Londres, vient d'apprendre l'agression très grave dont sa mère a été victime dans le métro parisien et qui met sa vie en danger. Elisabeth Potier est maintenant dans le coma. Elle est une prof d'allemand qui agrémente sa retraite en étant préceptrice d'une petite Allemande que sa famille richissime ne sait pas éduquer. Elle vit dans une cité où elle a vu les islamistes imposer leur loi et leurs règles et où les libertés ne sont plus du tout respectées, toute désobéissance aux dictats extrémistes exposant à de graves dangers. Face à cette situation, ni la police, ni l'état français ne font rien, se limitant au contraire à minimiser tout ce qui s'y passe. Pris entre des voyous qui imposent et interdisent ce que bon leur semble et une police qui nie le problème, les citoyens n'ont que le choix entre la soumission (bonjour, M. H.) et la fuite. Elisabeth n'était pas encore partie...
  
   Nous découvrirons peu à peu les liens entre les deux histoires et aurons à y réfléchir.
  
   Il me semble plus juste de dire que ce roman est "complexe", plutôt que "difficile". Car qu'y aurait-il de difficile ? Vous lisez les deux parties comme on vous les raconte, chose que vous n'aurez aucun mal à faire. Et tout le monde est en mesure de comprendre les deux histoires. La complexité, c'est d'être capable de saisir toutes les implications, les réflexions qui en découlent. Là, chacun fera selon ses moyens et de toute façon, tout le monde progressera par cette lecture que je vous conseille vivement.
  
   "Il ne s'agit pas de combattre un ennemi mais de démonter une fantasmagorie dont nous ne voyons que la partie émergée, que l'on découvre si profondément enfouie dans son inconscient que l'on voudrait plutôt l'aider à s'en guérir qu'à la combattre. Il saute vite aux yeux que l'outil de démontage ne peut être qu’une autre fantasmagorie aussi puissante. Qui va l'inventer, qui saura la manipuler ? Des penseur des l’extrême peut-être, des contre-prophètes si le moule qui les fabrique existe."



978-2072798399

06 décembre 2020

Un monde flamboyant 

de Siri Hustvedti

*****


"L'art vit uniquement dans sa perception."
   (une évidence sans cesse oubliée.)
  
   Je lis régulièrement le magazine LIRE, et, à chaque fois que l'occasion s'en présente je me demande pourquoi c'est cette pauvre Christine Ferniot qui est astreinte à critiquer les livres de Siri Hustvedt alors, que visiblement, elle ne les apprécie guère. Elle ne leur adresse d'ailleurs pas de reproche spécial, est même globalement plutôt élogieuse, mais immanquablement, le couperet tombe : 2 étoiles sur 4. Juste la moyenne, pas un poil de plus.
  
   Juste la moyenne?? Juste moyen, ce monde flamboyant!! C'est une plaisanterie. On en voudrait plus souvent des moyennes comme celle-là! Mais passons et parlons plutôt de ce qu'est vraiment ce livre en espérant que le prochain roman de Siri Hustvedt connaîtra la grâce d'un œil nouveau dans ce magazine... Ça serait bien d'y avoir un autre avis professionnel. Question d'équité. Je dis ça, je dis rien, je ne voudrais pas m'immiscer...
  
   "Un monde flamboyant" raconte l'histoire de l'artiste new-yorkaise Harriett Burden, veuve Lord, dite Harry, une femme au tempérament volcanique et une artiste qui estime que son talent n'a jamais été reconnu à sa juste valeur parce qu'elle est une femme et même une femme grosse et laide de surcroit. Elle soutient que l’œil que les critiques d'art posent sur ses œuvres est oblitéré par ces caractéristiques et qu'ils ne prennent a priori jamais une femme pour un artiste majeur*. Ils ne l'envisagent même pas. Souvent inconsciemment d'ailleurs, ils ne considèrent avec sérieux que les œuvres d'artistes mâles, de préférence dans la trentaine.
   "Il y a beaucoup d’inconscient dans le préjugé. Ce qui affleure à la surface, c'est une aversion non identifiée, que l'on justifie alors de quelque façon rationnelle."
   Harry soutient qu'on ne considère jamais l’œuvre d'art hors de son contexte et ce contexte inclut son créateur. Siri Hustvedt experte en Art, mène là une vraie et passionnante réflexion sur la perception de l'art (et même, en élargissant, de toute production).
   "Sans l'aura de la grandeur, sans l'imprimatur de la grande culture, de la mode ou de la célébrité, que restait-il? Qu'était-ce que le goût? Y avait-il jamais eu une œuvre d'art qui ne fut chargée des attentes et des préjugés du spectateur, du lecteur ou de l'auditeur, si éduqué et raffiné qu'il fut?"
   et plus loin :
   "J'ai commencé à me demander si je pourrais montrer des œuvres signées Anonyme. Ce pourrait être impossible. Il n'est pas de vision bien ordonnée sans contexte, apparemment. L'art n'est pas autorisé à apparaître spontanément, sans auteur.(...) (Il) a vu que peu importe ce que je dis ; mon intelligence est décriée. Balivernes et fadaises. Si je devais revendiquer "Les chambres de suffocation"**, les gens en place se détourneraient immédiatement.
   L’œuvre paraitrait différente.
   Aurait-elle, tout à coup, l'air d'une œuvre de vieille?"
  
   Le problème, c'est l'intelligence et la culture exceptionnelles de Harry. Personne ne peut lui pardonner cela. Comme s'y ajoute un physique sans séduction, personne ne fait même semblant de le lui pardonner.
  
   Pour prouver sa thèse et terrasser les critiques d'art qui la boudent en un coup de théâtre final, Harry décide de montrer ses œuvres sous un prête-nom et même, car si la chose n'arrivait qu'une fois, elle serait trop facilement attribuée au hasard, de le faire trois fois, avec trois prête-noms différents, mais tous mâles, et assez jeunes. Les trois fois, l’exposition d'Harry remporte un vrai succès qu'elle n'avait jamais connu auparavant... mais elle ne maîtrise pas tout, et comment ces hommes de paille peuvent-ils vivre cela? Chacun à sa façon... mais les choses ne se passent pas comme elle avait prévu.
   Par ailleurs, son examen de la perception de la femme créateur l'amène progressivement à prendre conscience de l'universelle dépréciation que subissent les femmes dans tous les autres domaines également.
  
   Siri Hustvedt nous fait vivre toute cette histoire par l'intermédiaire d'un journaliste qui après la mort de la sulfureuse Harry, entreprend une enquête sur ce qui s'est vraiment passé entre Harriett Burden et les trois artistes qui viennent de remporter ces succès. Pour ce faire, il rencontre tous ceux qui l'ont approchée à cette période, son compagnon, ses enfants, ses amis, ses ennemis, ceux qui la soutiennent et ceux qui la prennent pour une folle, et compile interviews, correspondances, témoignages divers et extraits des nombreux carnets de l'artiste. Cette façon de faire anime la narration, multiplie les angles de vue et rend facile à lire ce gros ouvrage érudit sur l'art et sur la condition féminine.
  
   Si ces deux sujets vous intéressent, même si vous ne devez lire qu'un seul ouvrage sir ce thème, faites que ce soit celui-là. Siri Hustvedt nous offre un livre brillant, poignant (j'ai même versé une larme sur la fin), captivant (mon personnage préféré : Phinéas), juste, qui ouvre des voies et qui nourrit la réflexion. Encore un livre qui rend intelligent.
  
   Tout sauf moyen. Vraiment.
  
   Et ne ratez pas les clins d’œil malicieux de l'auteur qui joue à glisser son nom ici ou là... dans divers costumes.
  
   Extraits :
  
   "Je ne suis pas ce parangon de vertu, Pénélope, attendant Ulysse et refusant les prétendants.
   Je suis Ulysse.
   Mais je m'en suis aperçue trop tard.
   (…) Je vous hais tous les deux pour n'avoir pas vu cette vérité, pour n'avoir pas reconnu que je suis le héros aux milles tours.
   (…)
   Et n'étaient-ils pas tous pleins de condescendance envers toi, Harry? Ne te considéraient-ils pas comme une inférieure, toi qui étais capable de penser mieux, de travailler mieux, de faire mieux que n'importe lequel d'entre eux?
   Oui. C'est ce qu'ils faisaient."
  
  
   "Elle savait que le monde de l'art est avant tout un cloaque de poseurs vaniteux qui achètent des noms pour blanchir leur argent. "Je veux être comprise", me disait-elle d'un ton plaintif. C'était un jeu cérébral que le sien, un conte de fées philosophique. Oh, Harry ne manquait pas d'explications, de justifications, d'arguments. Mais, je vous le demande, dans quel monde allait se produire cette compréhension? Dans le royaume enchanté de Harry, où les citoyens se la coulaient douce en lisant des bouquins de philosophie et de science et en discutant de la perception? Le monde est grossier, ma vieille, lui répétais-je. Regarde ce qui est arrivé à la poésie!" 190
  
  
   * Siri Hustvedt, qui n'est ni grosse, ni laide, mais indéniablement une femme, souffrirait-elle du même syndrome?
 ** Une des œuvres dont elle a caché qu'elle était l'auteur et qui rencontre le succès.


978-2330064495