Affichage des articles dont le libellé est Littérature générale. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Littérature générale. Afficher tous les articles

15 septembre 2025

Voici venir les rêveurs

d’Imbolo Mbue

*****

978-2266276122


"L'Amérique, ce n'est pas cela du tout. C'est un pays plein de mensonges et de gens qui aiment entendre des mensonges."

Jende Jonga, camerounais, a débarqué en Amérique grâce à un billet d'avion que son cousin déjà sur place lui a payé et à un visa touristique de trois mois. Il a cherché du travail et n'a trouvé de l'embauche que comme chauffeur de taxi officieux. Puis, il a enfin dégotté une bonne place de chauffeur auprès d'un riche banquier de Manhattan et fait venir sa femme et son fils restés au pays. Sa femme faisait des études et avait donc un visa d'étudiante. Parallèlement, Jendé a entamé les démarches pour obtenir l'asile et un titre de séjour permanent aux USA. Jendé est un homme d’une honnêteté radicale, simple mais sympathique. Il se caractérise par ce mélange de sagesse et de naïveté dont font preuve beaucoup d’Africains. Comme lui, son épouse Neni est courageuse et très déterminée. Elle veut absolument mener à bien ses études de pharmacologie. Elle veut absolument vivre en Amérique et s’y faire une place. Un deuxième enfant arrive. Né aux Etats Unis, il sera américain. La vie de la famille est modeste mais l’intégration est en bonne voie… sauf les papiers que Jendé n’arrive pas à avoir.

Dans un second temps, tout bascule.

Imbolo Mbue peint remarquablement bien les situations tant au Cameroun qu’aux USA, tout comme elle peint remarquablement bien les cheminements mentaux des uns et des autres. Elle montre sans juger. Elle ne désigne pas de bons ou de mauvais. Elle montre, avec une étonnante simplicité et un naturel parfait. Chacun a ses raisons d’agir comme il agit, même si le lecteur, quant à lui, a perpétuellement son avis, signe qu’il «marche à fond», s’implique et vit vraiment cette histoire. Jendé et Neni vont-ils pouvoir rester aux States ? Est-ce souhaitable ? Les USA sont-ils un grand état riche ou un colosse cruel aux pieds d’argile ?

Publié en 2016, c'était le premier roman Imbolo Mbue et il a remporté le PEN/Faulkner Award. Elle en a depuis publié un autre: "Puissions-nous vivre longtemps" Si j'en ai l'occasion, je le lirai. Même si Imbolo Mbue a quitté le Cameroun pour faire ses études et vit maintenant à New York, je dirais sans hésiter qu’elle est une auteure africaine et que son œuvre est à mettre au crédit de la production de ce continent.

Un très beau roman.

528p

06 septembre 2025

Jésus-Christ Président

de Luke Rhinehart

****

9782373050653

Jésus discute avec son Père. Il est mécontent. Il en a même carrément assez. Il ne voit pas ce que les humains ne comprennent pas dans son message alors même qu’ils le répètent par cœur, avec plus ou moins d’ajouts regrettables d’ailleurs, depuis plus de 2000 ans. Il est venu sur terre et leur a tout bien expliqué et depuis, il espère et attend que ses préceptes soient appliqués (au moins par les joueurs de son équipe) mais il doit bien constater qu’il n’en est rien et que ça n’en prend même pas le chemin. Aussi demande-t-il à son Père de le laisser faire un deuxième essai. Cette fois, il ne va pas se réincarner (la crucifixion, non merci, déjà donné). Il veut s’emparer de l’âme de l’homme le plus puissant pour le faire agir vraiment selon ses préceptes et sauver le monde. Dieu le prévient tout de suite que ça ne va pas marcher.

« Il ne va rien se passer. Il va se faire flinguer, probablement, comme Martin Luther King. Ou se faire foutre à l’hosto psychiatrique. En quelques mois pas plus, tout sera fini. »

A force d’insister, Jésus obtient tout de même le droit de se lancer dans cette seconde tentative, mais à la loyale. Il n’aura pas droit aux miracles. Et c’est parti !

2006, George Bush junior, réélu Président des USA depuis deux ans, s’occupe dans le bureau ovale. Soudain, il se sent investi et découvre stupéfait que Jésus est vraiment en lui. Il en est très mal à l’aise, même si ce dernier ne fait rien d’autre que d’être là. Sur ce, arrivent Don Rumsfeld, M. Dick Cheney, ses vice-président et secrétaire à la défense, pour une réunion de travail sur la guerre qu’ils mènent en Irak et notre George horrifié s’entend leur annoncer

« Vous allez déclarer un cessez-le-feu immédiat et unilatéral, et annoncer que le gouvernement des Etats Unis a décidé de reconnaître la souveraineté de l’Irak et de ramener toutes ses troupes à la maison. »

Bush ne peut contrôler ni son corps ni ses paroles. Il n’est plus qu’une marionnette dirigée par Jésus et nous allons voir maintenant qui de ce dernier ou de son Père va gagner son pari.

J’ai lu cette politique-fiction parce que 1° je lis tout de Luke Rhinehart 2° j’avais envie de me distraire et ce point de départ me semblait riche en promesses. Moi aussi j’avais bien envie de savoir ce qui se passerait si Jésus Christ disposait des pouvoirs des USA et tentait de mettre réellement en œuvre ses idées dans notre monde moderne. Alors bilan ? Cela a été bien intéressant, et drôle aussi. Car Rhinehart a choisi une voie humoristique et sarcastique. Il met tout à plat et dézingue tout le système américain, tant extérieur -fin de tout combat et retrait-, qu’intérieur.

« Quand Jésus annonça au secrétaire du Commerce et à son chef de cabinet qu'ils devaient commencer à préparer la nationalisation de toutes les entreprises pharmaceutiques, pour que les médicaments puissent être vendus à prix coûtant, George rigola beaucoup en observant leur réaction : comme si le ciel leur était tombé sur la tête.

- Les médicaments servent à sauver des vies, se justifia Jésus. Personne ne devrait en tirer profit, sinon les malades. »

Bush, consterné et opposé au début, se laisse peu à peu séduire par l’entreprise et cesse de lutter (ce qui ne change d’ailleurs rien). Les autres, les membres de son gouvernement et aussi tous les Américains, ignorent absolument la présence de Jésus. Pour eux, il n’y a que le président et sa nouvelle politique. Les réactions sont variées mais généralement violentes. Cependant, le président est le président : on obéit. Il n’y a pas d’alternative, ou alors…

C’était à une époque bénie où on n’imaginait même pas qu’un Trump puisse s’emparer du pouvoir, mais les coulisses de l’impérialisme étaient déjà bien gratinées. On visite un peu tout ça et on va même marcher un peu sur l’eau avec George, en Irak.

Vous venez ?

Jesus Invades George: An Alternative History (2013)

28 août 2025

L'art de perdre

d’Alice Zeniter

*****

978-2290155158

J'aurais dû lire depuis longtemps ce gros roman d’Alice Zeniter, mais je ne me décidais pas. J’avais pourtant beaucoup aimé son «Juste avant l'oubli », mais là, je craignais une énième saga familiale sur fond de "narration du moi" avec interprétations psychologiques, allez savoir pourquoi. Puis, je l'ai trouvé en audiolivre et j'ai voulu tenter le coup en me disant que je n'étais pas obligée d'aller jusqu'au bout si cela ne me m'intéressait pas. Mais jusqu'au bout je suis allée, et ce, sans difficulté. Tout d'abord, parce qu'à mon grand soulagement, je n'ai trouvé aucune trace de nombrilisme dans ce récit. C'est une saga familiale, oui, sur trois générations mais quelles générations! Celles qui ont scellé l'Histoire entre la France et l'Algérie et nous savons où nous en sommes aujourd’hui.

Le récit nous est fait par Naïma, personnage le plus proche de l’auteure et commence avec le grand-père de la narratrice. Naïma, Française, bien intégrée et travaillant dans une galerie d’art, est gênée par le non-dit familial concernant leurs liens avec l’Algérie et comme son physique lui vaut d’être constamment ramenée à cette question, du moins le pense-t-elle, elle s’interroge de plus en plus sur ce passé dont ses parents et grands-parents n’aiment pas parler. Concernant le grand-père, je dirais que c’est plutôt parce qu’il a le sentiment de ne pas avoir maîtrisé quoi que ce soit, ni même compris et même le sentiment qu’il n’a pas été récompensé de ses choix. Lui, bien établi, ancien combattant pour la France, amoureux de l’ordre et croyant en la toute puissance de l’armée, a choisi la France contre les rebelles en la victoire desquels il ne croyait pas.

"C'est ça, une guerre d'indépendance. Pour répondre à la violence d'une poignée de combattants de la liberté qui se sont généralement formés eux-mêmes dans une cave, une grotte, ou un bout de foret, une armée de métier étincelante de canons en tous genres s'en va écraser des civils qui partaient en promenade."

Ce faisant, il a tout perdu, sa maison, ses terres, sa place de notable pour ne sauver que sa vie, et de justesse. Combien de milliers de Harkis sont restés sur le quai quand le dernier bateau est parti emportant une foule qui avait même dû renoncer à ses bagages. Arrivé en France, « sa Patrie », qui avait déjà bien du mal à intégrer ses Pieds Noirs, il s’est retrouvé dans des camps de rétention. Alors non, il ne sait plus trop comment tout ça s’est passé.

Son fils, grandira dans ces camps puis dans une cité de l’Orne, apprendra l’humilité, pour ne pas dire l’humiliation

"Pourquoi est-ce que tu t'humilies? La politesse se rend, l'amitié se partage. On ne fait pas des sourires et des courbettes à ceux qui ne nous disent même pas bonjour."

il aura des métiers humbles et difficiles, mal payés affrontera le racisme et fera tout pour s’intégrer. Il ne sera bien sûr jamais désireux de se souvenir ni de transmettre les coutumes du pays qu’il a quitté si jeune, dont il ne lui reste que peu de choses et où il sait qu’il ne remettra jamais les pieds. Tout son être est tourné vers la France et l’intégration, même s’il ne progresse pas vite. Il sait maintenant qu’on ne se vante pas d’être harki, mais il sait aussi qu’en face, les purs de la rebellions ont été eux aussi bien vite éliminés par les postulants dictateurs. Il préfère dire qu’il a tout oublié, et c’est de plus en plus vrai.

Mais avec le début des attentats à Paris, le regard des autres renvoient Naïma à la question de son identité. Elle est française, c’est sûr, mais est-elle aussi algérienne ? A-t-elle envie ou non, d’aller voir la terre de ses ancêtres ? Elle n’en est pas sûre mais une obligation professionnelle l’y envoie et elle en profitera pour retourner jusqu’à la maison familiale, voir ce qui reste de ce passé occulté. Et en fait, c’est autre chose qu’elle va découvrir.

Dès son premier pas sur ce sol, elle va être confrontée à ce qu’implique là-bas, sa condition de femme. Elle, femme libre, se heurte aux dictacts sexistes du lieu. Elle s’y plie de son mieux, ne fume pas dans la rue, ne porte pas de short, se couvre la tête, marche tête baissée… comme on fait quand on est en visite et qu’on veut être polie. Mais accepter ça comme mode de vie ? Accepter définitivement que n’importe quel gugusse puisse l’agresser dans la rue parce que sa tenue ne lui plaît pas ? Sûrement pas. L’évidence s’impose d’emblée. Elle ne veut pas de cette vie-là. Sa grand-mère n’avait jamais été consultée sur les choix de son grand-père, même si toute sa vie en avait été totalement bouleversée et la famille dispersée. Sa mère coincée entre fascination pour la modernité française et nostalgie du pays perdu n’avait jamais suffisamment quitté l’appartement et la cité pour parler convenablement le français et se faire une vie française. Naïma, elle, a fait des études, a organisé sa vie professionnelle et sentimentale. Gère son indépendance, sa vie privée et sa liberté. Elle ne va pas y renoncer. Au contraire, la quête identitaire qu’elle vient de mener lui a permis de mettre les choses au clair pour poursuivre son chemin avec plus de sûreté.

Pour porter cette histoire importante, il faut enfin parler de l’écriture d’Alice Zeniter, qui est belle, fluide et maîtrisée. La structure en trois parties est simple mais colle parfaitement au propos, et sur le plan historique, on apprend ou révise comment tout cela s’est passé. C’est important et intéressant aussi, parce que loin d’être une histoire personnelle, c’est celle de trois générations de familles qui sont maintenant françaises pour la plupart.

608p


19 août 2025

Conque

de Perrine Tripier

*****



978-2073056894


Je le fais rarement, mais cette fois, je vais vous fournir la quatrième de couverture, on gagnera du temps :

« Quelque part dans un pays battu par le vent du large, Martabée, historienne de renom, est mandatée par l’Empereur sur un chantier archéologique qui vient de mettre au jour les vestiges des Morgondes, guerriers-marins millénaires, dont seuls les bardes avaient gardé la trace. Martabée est chargée de les étudier afin de redorer le roman national.

Pour entremêler sa gloire à celle du pays, Martabée excave des héros et des mythes, avec émerveillement.

Mais quelque chose murmure sous le sable froid. Un appel sourd, dissonant, qu’elle devra choisir de suivre ou d’ignorer.

Lorsque la lucidité prendra le pas sur l’ivresse et sur la vanité, qui choisira de voir, et qui s’aveuglera encore ?

Fable politique et poétique, ce deuxième roman de Perrine Tripier allie le mystère à la contemplation.

Dans cette Conque s’enroulent des énigmes, portées par un souffle épique. »

Roman extrêmement ambitieux, fin et cérébral, qui n’a peut-être pas trouvé son public. « Conque » est une réflexion sur ce qu’est l’Histoire, sur le besoin que les sociétés ont d’avoir une Histoire et des historiens et sur les liens de ces derniers avec le pouvoir. Tout le monde connaît le lieu commun qui consiste à rappeler que l’histoire est toujours le récit du vainqueur, mais cela ne considère que les relations entre deux nations, deux sociétés différentes. Qu’en est-il à l’intérieur d’une même société ? Comme les individus, les sociétés ont besoin d’un récit qui les structure et les justifie. Ce récit leur est fourni au départ par leur environnement et leur histoire, puis ils le corrigent, l’organisent et l’améliorent dans le but de se renforcer. C’est de cela que Perrine Tripier a voulu parler, et c’était très ambitieux.

Pour simplifier et ne garder que ce qui servait vraiment son sujet, elle a épuré. Elle a sorti son récit du temps et de la géographie. On ne sait pas où cela se passe. En fait on comprend vite que c’est dans un lieu imaginaire et dans un temps imaginaire aussi, qui mêle l’image primaire d’un empereur tout puissant qui trône torse nu sous des fourrures, et celle moderne des armes à feu, des journalistes, des musées etc. Cette nation s’est construite sur le glorieux passé d’ancêtres appelés Morgondes, braves, beaux et brillants qui ont investi le pays et bâti leur monde. Malheureusement, de ces ancêtres, il ne reste que des contes et légendes. Aucune vraie trace historique. Pour une raison qu’on ignore, il y a eu une coupure et le monde actuel n’a plus de ses fondateurs que ces chansons et ces contes. Jusqu’à ce qu’on découvre enfin ce site archéologique inviolé. Martabée, femme solitaire et historienne reconnue, est chargée de diriger les fouilles et bénéficie de tout le soutien de l’empereur. Dès le départ, elle sent bien que ce soutien luxueux est aussi une main-mise sur les travaux mais elle ne peut l’éviter et puis, c’est toujours comme ça et ce n’est pas si grave. Mais que se passerait-il si on découvrait quelque chose qui jetterait à bas la légende des glorieux ancêtres ? Quelles seraient les conséquences ? L’empereur mécontent, certes, mais peut-être pas seulement. Toute la nation actuelle n’en serait-elle pas bouleversée, menacée même ? Et dans ce cas, quelle serait la réaction du peuple ? Du pouvoir ? Allons plus loin, quelle devrait-être selon vous la réaction du pouvoir ? Et des historiens ? Si découvrir le passé peut détruire le présent, que doivent-ils faire ? Et à propos, quel était leur rôle depuis la création de leur science ?

C’est à tout cela que Perrine Tripier vous fera réfléchir. Quand je vous disais que c’était ambitieux. Tout le monde ne suivra pas. Pourtant, les romans qui vont là où on n’est pas encore allé mille fois sont les seuls qui vaillent la peine d’être écrits.

10 août 2025

1984

Roman graphique

de George Orwell (Auteur), Fido Nesti (Illustrations)

*****


9782246825760


« atmosphère envoûtante et le dessin aux teintes fantastiques de l’illustrateur brésilien Fido Nesti »  nous annonce l’éditeur qui n’hésite pas à ajouter « Il s'agit d’un des événements éditoriaux les plus importants de l’année à travers le monde. » On est modeste ou on ne l’est pas, mais ça a failli me faire passer à coté de cet album.

Je lis « 1984 » depuis mon adolescence, autant dire que ça date un peu. J’ai dû le lire intégralement trois ou quatre fois et y repenser des millions de fois. A chaque fois que je le lis, j’admire à nouveau la clairvoyance d’Orwell. Il avait déjà tout vu. On s’aperçoit aujourd’hui que notre monde a légèrement dévié de la trajectoire qu’il prédisait, ayant jugé plus facile et efficace de réduire les gens au confort du cocooning qu’à la misère maximale. Mais le résultat est le même et surtout, les moyens d’y arriver et de s’y maintenir. Bref, j’ai eu envie de relire encore une fois ce chef d’œuvre, et en même temps, de voir comment un dessinateur avait pu se tirer de cette gageure.

Au début, j’ai eu de mal à accepter le dessin. Les teintes de rouge et grisaille brune, sont tristes mais correspondent au récit. Par contre, je trouve que c’est souvent beaucoup trop sombre, au point d’être parfois peu lisible. C’est un défaut que je constate de plus en plus souvent. Je sais que ma vue baisse, mais je crois aussi que le dessin numérique a facilement ce défaut.


Le deuxième défaut constaté, c’est qu’à chaque fois que du texte anglais se trouvait dans le dessin, il n’avait pas été traduit, et cela concernait parfois des choses importantes qu’il fallait que le lecteur saisisse.


Et puis, voilà, rassurez-vous, mes reproches s’arrêtent là car, une fois le livre terminé, je me suis aperçue que je m’étais habituée au graphisme et aux couleurs qui ne me séduisaient guère au départ et que j’admettais qu’ils avaient complètement fait le job. C’était quand même un sacré défi que de se lancer dans cette retranscription graphique du roman d’Orwell. Il fallait oser et ne pas se ridiculiser totalement dans l’aventure. Je dois reconnaître que Fido Nesti a parfaitement réussi. Il a reproduit fidèlement la progression et la thèse de l’œuvre. Il n’a pas simplifié. Il a marqué toutes les étapes, et les points de l’analyse orwellienne. Il a rapporté ses arguments et démonstrations sans les appauvrir, et ça, dans une BD, ce n’était pas facile. Donc, bravo à lui aussi.

Et surtout, n’oubliez pas :

«Depuis le début du XXème siècle, l’égalité était techniquement possible. Avec le développement de la production, s’il était encore nécessaire d’employer les hommes à des tâches différenciées, il ne l’était plus de les faire vivre à des niveaux sociaux ou économiques distincts. »

Et pourtant...


05 août 2025

Le Magicien

de Colm Tóibín

*****


978-2246828259

Bien que romancée, ce qui permet d'assister à des scènes, de lire des dialogues et d'avoir entre les mains un récit extrêmement vivant et captivant, c'est bien une biographie que nous avons là, et une excellente. Elle retrace en détail et avec beaucoup de finesse psychologique, la vie du Prix Nobel de littérature que fut Thomas Mann. Elle est reconnue pour être exacte à part peut-être quelques erreurs de date (j’en ai relevé une) mais ne tirant pas à conséquence. C’est en tout cas une excellente façon de faire connaissance avec ce maître de la littérature allemande. Pour tout vous dire, une fois ce livre lu, je me suis enfin décidée à lire « La montagne magique » sur laquelle je lorgnais depuis des années sans me décider. Et j’ai eu raison car maintenant, le retrouver tous les jours est un vrai plaisir et non pas la lecture difficile que je craignais. Bref, aujourd’hui, je parle du Magicien. D’abord, pour information, pas seulement inspiré par le titre de son chef-d'œuvre, le titre vient du surnom attribué à Thomas Mann car, non content d’être un magicien des mots et des phrases, c’était aussi un père de famille qui aimait amuser ses enfants de ses tours de prestidigitation. Ils furent les premiers à l’appeler ainsi.

Nous allons donc suivre Thomas Mann de son enfance privilégiée de fils de notable (père sénateur) à sa mort, riche mais expatrié en Suisse, après une vie bien remplie qui connut deux guerres mondiales auxquelles ils fut même mêlé. Le T. Mann qui démarra la guerre de 14, non enrôlé mais acquis aux idées de son empereur, était bien différent de celui qui mourut à 80 ans, en 1955 en refusant de retourner vivre dans une Allemagne où il ne voyait plus que des complices d’un crime contre l’humanité.

Il obtint le Prix Nobel de littérature en 1929 ; il avait alors 54 ans et il ne bouda pas son plaisir, jouissant pleinement de son succès et de sa richesse. On doit avouer qu’il était plutôt snob et n’avait aucune pensée pour les démunis. Il ne voyait ni la misère autour de lui, ni les mouvements de contestation qui s’amplifiaient. Fin explorateur de l’individu, les faits de société lui échappaient eux, totalement. Cela lui sera reproché. Mais à cette époque, il donnait de nombreuses conférences partout, qui plaisaient beaucoup et il était enchanté de la vie qu’il menait. C’était une période durant laquelle il ne vit même pas monter le nazisme, lui dont l’épouse était d’origine juive. Mais quand il le vit enfin, il opta immédiatement pour un refus complet. Position dont il ne varia jamais et qui entraînera sa fuite en Suisse puis aux USA avec sa famille. A ce moment-là, les États Unis n’avaient pas encore déclaré la guerre à l’Allemagne et il était même loin d’être sûr qu’ils le feraient. L’opinion publique y était plutôt hostile, ainsi qu’à l’accueil des réfugiés. C’est dire. Mais finalement, cela se fit et Thomas Mann (envisagé par les Américains comme pouvant devenir numéro 1 après l’écrasement du nazisme) pensait que « L’Allemagne devait impérativement être vaincue et forcée à reconnaître ses crimes. Ceux qui avaient occupé le moindre poste de responsabilité allaient devoir etre jugés. Le pays lui-même était déjà en ruine »

A ce moment-là T. Mann ne s’y sentait plus chez lui. Il ne voulut jamais s’y réinstaller. Il ne pouvait oublier que tous ceux qu’il y voyait avaient bon gré, mal gré participé à tout cela et il ne pouvait plus s’y sentir à l’aise. Les USA le fatiguaient aussi, le vent ayant tourné avec la mort de Roosevelt, et c’est en Suisse que le Magicien a finalement choisi de finir ses jours avec ce qui restait de sa famille.

Je m’aperçois avec surprise que j’ai résumé sa vie à très grand traits sans évoquer du tout son homosexualité refoulée. Pourtant, impossible de comprendre son œuvre sans avoir cela à l’esprit. Toibin en parle très bien.

Conclusion : La courte biographie que je viens de vous tracer ne vous dispense pas de lire « Le Magicien » de Colm Tóibín car ce n’en est que le large canevas vidé de sa chair. Ce livre vous offre bien plus, une ambiance, des scènes, des dialogues qui vous permettent de vivre une période hautement historique en compagnie de tous ces personnages pendant les quelques jours que durera votre lecture, et d’en garder un souvenir satisfait. 600 pages qui se lisent avec facilité et sans ennui. Une totale réussite selon moi.


   
608p

31 juillet 2025

L'incroyable équipée de Phosphore Noloc et de ses compagnons

Pierre Gripari

*****

978-2710304036

Réputé « pour ados » Il a tout ce qu’il faut pour satisfaire les iconoclastes de tout âge.

Titre intégral : L'incroyable équipée de Phosphore Noloc et de ses compagnons: Racontée par un témoin oculaire, avec quelques détails nouveaux sur les gouvernements des Îles de Budu et de Pédonisse.

Publié en 1964, après «Pierrot la Lune », « L'incroyable équipée de Phosphore Noloc » est le second roman de Pierre Gripari et le premier non autobiographique. Gripari avait alors 39 ans, avait également déjà écrit une pièce de théâtre (Lieutenant Tenant) et mettait tout en œuvre pour réussir une carrière littéraire. C'était avant ses romans pour enfants, bien que celui-ci pourrait tout à fait être lu par des adolescents, c'était un livre d'aventure pour l'ado qui est en nous. Et quelle aventure !

Contée par un jeune homme de 16 ans, il nous dit comment, parce qu'il était devenu l'ami d'un camarade très riche, il s'était fait offrir cette croisière dont il se régalait fort, jusqu'à ce qu'une mutinerie déroute le navire de sa destination initiale. Elle avait été fomentée par le Professeur Phosphore Noloc jusqu'alors passager, et qui avait soudoyé l'équipage. Ce vaillant scientifique avait été rejeté par toute la corporation depuis qu'il avait soutenu que l'AMERIQUE N'EXISTAIT PAS.

C'est quand même énorme. Au début, j'ai cru à une métaphore, mais non, c'est au sens premier qu'il vous faudra le prendre une fois que le professeur vous aura expliqué comment, depuis Christophe Colomb qui ne pouvait se permettre de rentrer bredouille, jusqu'à aujourd'hui, tous les gouvernements du monde, les uns après les autres, ont toujours trouvé avantage à accréditer cette mystification de l'existence de l'Amérique. Et d'ailleurs, si le bateau se déroute aujourd’hui, c'est bien pour foncer droit plein ouest, jusqu'à ne pas la trouver (puisqu'elle n'existe pas on vous dit) et alors, trouver quoi à la place ? Mais le bout du monde, bien sûr, car pas plus qu'il n'y a d'Amérique, la terre n'est ronde. C'est bien plate, qu'elle est, et au bout, elle s'arrête, et Phosphore Noloc veut aller voir ce qu'il y a ensuite et sur quoi elle est posée (quoiqu'il ait déjà sa petite idée sur la question, mais là je ne veux pas vous en dire plus, cela ferait trop d'un coup pour vos esprits non préparés).

Alors dit comme ça, oui, ça fait lecture pour ado, ou bien lecture comique, et c'est bien un peu tout cela, et les passages drôles sont nombreux, mais c'est davantage aussi, eu égard aux concepts explorés : la religion d'abord (l'athéisme débridé de Gripari se lâche), l’ethnologie, la sociologie. Il y a au passage des découvertes de sociétés bien différentes des nôtres à l'occasion des escales (car le bout du monde, c'est loin) et là, on est chez Voltaire ou Guilliver. Il y a des études de caractères, car quoi de mieux que l'espace clos d'un bateau en crise en pleine mer où tout est devenu possible, où l'argent ou la position sociale n'ont plus aucune valeur ? Des scènes d'anthologie dignes des meilleures histoires de pirates et puis et puis, Pierre Gripari n'est pas le genre d'écrivain qui laisse au lecteur le soin de conclure. Avec lui, on a toujours la réponse à la question qui nous aura fait courir pendant tout le livre : et l'Amérique alors, elle existe ? Et sinon, qu'y a-t-il plein ouest ?

De Gripari, on peut admirer la verve et la richesse de l'imagination totalement débridée et là encore, on n'est pas déçu et on dévore 280 pages vraiment vraiment très originales qui vont nous trimbaler de surprise en surprise et réussir à nous faire vibrer avec cette histoire si extraordinairement invraisemblable (au moins au premier abord). Mais les histoires invraisemblables et passionnantes, n'est-ce pas à nous faire vivre cela que servent surtout les romans ? Certains en doutent, mais pour moi, c'est clair, si, c'est à cela ; et rien n'est plus clair qu'une situation imaginaire caricaturale pour bien voir les choses  (réelles, celles-là) :

« Quoi qu'on en dise, le fatalisme est au fond la philosophie naturelle de l'homme. Il a quelque chose de satisfaisant non seulement pour l'esprit, ce qui est évident, mais aussi pour le corps. Il détend les muscles et apaise l'âme. Il rafraîchit et il repose. Du seul fait que nous n'avions pas la moindre idée du but de notre voyage, nous nous trouvions dans les meilleures conditions possibles pour en jouir.»




26 juillet 2025

 Les fantômes de l'hôtel Jérôme

de John Irving

****

978-2021528626


Je pensais qu'il n'y aurait peut-être pas d'autres romans de John Irving, qui commence tout de même à prendre de l'âge. Allait-il comme Roth se mettre à la retraite? Et puis les Fantômes ont débarqué de l’Hôtel Jérôme!  Et le voici avec un nouveau titre et d’environ 1000 pages! Pas le meilleur, je vous l'accorde, peut-être même le moins bon,  mais du Irving quand même. La saga d'une famille sur 70 ans où l’on retrouvera tous ses thèmes habituels, mais comme poussés plus loin. Parfois on pourrait même dire, jusqu’à la caricature. Et s’y ajoute une étrange touche surnaturelle (les fantômes du titre) qu’on appréciera ou pas. Il y a une bonne part d'autobiographie dans ce roman, même s'il ne faut peut-être pas la chercher dans les événements. Elle est dans le décor et les personnages. Il dit en interview qu’il l’a écrit pendant la pandémie et que ce gros roman a été très facile à écrire parce qu’il n’a eu aucun travail de recherche ou de documentation à faire, il a utilisé ce qu’il connaissait. Mais en même temps, il a inventé. Ce n’est en aucun cas de l’autofiction, qu’il méprise, d’ailleurs

« Dans les années 70, l’autofiction ne faisait pas l’objet d’un culte ; les Mémoires n’avaient pas remplacé l’imagination. »

Cher John !

Prenons l’exemple de Moby Dick. Lui, l’a lu à 17 ans et subjugué, cela a définitivement ancré sa détermination à devenir écrivain. Ici, le narrateur est élevé avec depuis son plus jeune age car c’est le récit qu’on lui lit quotidiennement et sur lequel son imaginaire se fonde et prend racine. Dans les deux cas, importance fondamentale de Moby Dick dans sa vie intellectuelle, mais dans les deux cas, des circonstances totalement différentes. Tout le livre est comme ça.

Ceci dit, si ça n’avait pas été un roman d’Irving, jamais je ne l’aurais lu de bout en bout. Je le trouve déséquilibré, avec beaucoup de scènes répétitives (surtout les scabreuses, pour bien faire). Il y a bien sûr des scènes comme lui seul sait les écrire et qui resteront longtemps dans ma mémoire, mais il y a aussi des passages que j’ai trouvés... regrettables. Il y a des parti pris que j’ai trouvés ridicules, comme ce personnage qui décide de ne plus dire un mot et qui s’exprime toute sa vie par le mime. J’ai trouvé ça grotesque et ridicule  et je l’ai rapidement pris en grippe (dans la vraie vie, je lui aurais tourné le dos dès les premiers gestes de ses pantomimes) et malheureusement pour moi, Irving l’adore au contraire et elle va devenir centrale et nous ne la quitterons plus. Il a bien fallu que je la supporte. Je me suis aussi quasi immédiatement lassée des grotesques expériences sexuelles du narrateur, inefficaces, catastrophiques et publiques… C’est apparemment l’humour d’Irving mais hélas pas le mien. J’ai réalisé à quel point il est américain, même si c’est américano-canadien qu’on doit dire.

En résumé, un énorme pavé que j’estime réservé aux fans et connaisseurs de l’auteur. Je déconseillerais tout à fait à quiconque de tenter de le découvrir en commençant par «Les fantômes». Inversement, si vous êtes fan et connaisseur d’Irving, eh bien je vous dirais que vous ne pouvez pas vous en dispenser. C’est quand même bien un vrai roman du Maître. Il est bien fidèle à son style et à son esprit. Il nous en apprend énormément sur lui, par ce qu’il dit et ce qu’on devine ou comprend… Je ne regrette pas le temps que j’y ai passé même si j’ai pas mal ronchonné ce faisant.

Et n’oubliez pas :

« Elle répétait (…) que la liberté religieuse n’était pas à sens unique. Nous avions le droit de pratiquer la religion de notre choix, mais nous étions aussi en droit d’empêcher toute religion de s’imposer à nous. »


992p
     

03 juillet 2025

Le numéro un

de Mikhail Chevelev

****

978-2072968600


Comme dans son premier roman "Une suite d’événements", Mikhail Chevelev a choisi ici de nous montrer la Russie post 1991 à l'aide d'un thriller. En fait, l'histoire commence un peu avant, en 1984. C’était le règne des pénuries de denrées et d'argent et des innombrables petites magouilles pour tenter de se procurer quand même ce qui faisait défaut. Tout le monde traficote. Il n'y a pas moyen de s'en sortir autrement, n’empêche que notre personnage principal, Vladimir Lovitch, 25 ans, se fait prendre. S'ensuit un petit passage au commissariat et une malencontreuse rencontre avec le KGB dont il est impossible de savoir ce qu'ils veulent vraiment mais qui le laisse repartir libre sans trop de difficultés, après la simple signature d'un papier affirmant sa bonne volonté pour tout ce qui serait d'informer le KGB de choses suspectes qu'il pourrait découvrir par hasard. Quand vous êtes retenu dans un commissariat et que le KGB vous demande si en cas de découverte suspecte vous seriez du genre à la lui dissimuler ou à la lui signaler, vous n'hésitez pas longtemps sur la réponse à fournir, d'autant qu'on parle dans l’absolu, sans sujet précis de réalisation de cette hypothèse. Et ça ne va d’ailleurs pas plus loin. Vladimir signe ses déclarations et repart libre comme l'air. Il n'y aura pas de poursuites et les années passant, il n'y pensera plus, d'autant que le tournant des années 90 est pris et que la libéralisation et le grand désordre économique s'installent. Vladimir gagne sa vie comme traducteur, mais maigrement et s'il y a enfin des marchandises dans les magasins, elles sont chères et il ne gagne pas assez pour se les fournir. Il est maintenant marié et heureux en ménage, mais fauché.

Un jour, il rencontre Ilya, un de ses anciens copains d'études et découvre que contrairement à lui, ce dernier qui s'est lancé dans les affaires, roule sur l'or. Les affaires, en Russie, ça veut dire mafia qui n'est pas sans lien avec l'ex-KGB... mais il n'y a pas d'autre façon de faire du commerce, et Ilya l'embauche aussitôt avec un très gros salaire et la vie de Vladimir devient soudain parfaite.

Sauf que, comme dit le proverbe, pour dîner avec le diable, il faut une longue cuillère et Vladimir va finir par s'apercevoir que la sienne ne l'est pas assez.

Un thriller intéressant et un terrain et des ressorts nouveaux (pour moi du moins). Ca donne vraiment à la fois une impression de réalisme très banal et de dépassements perpétuels des limites communément admises. En Russie, les choses suivent une loi qui leur est bien particulière. C'est sûr que quand l'état est le gangster numéro un... ça change la donne.

Donc une bonne histoire, un bon décor et de bons personnages. Des revirements surprenants et une parfaite logique interne. Sur la fin, la vraisemblance bat un peu de l'aile, mais retombe finalement plus ou moins sur ses pattes. Par contre je n'ai pas été éblouie par le maîtrise du récit et la construction du roman (on est dans la Blanche de Gallimard, quand même, si ça veut encore dire quelque chose). Le récit non chronologique avec les dates en tête des courts chapitres, ça évite un récit trop linéaire mais on a vite fait de ne pas lire la tête de chapitre et de se perdre un peu. Et puis, quand par exemple l'un des personnages raconte à l'autre des choses que le lecteur sait déjà, ça donne une impression gênante de répétition. Et pour en revenir aux personnages, ils sont parfois étranges. je pense à David qui manifeste si peu d’émotions et qui fait soudain preuve de capacités très surprenantes pour quelqu’un comme lui… ça étonne.

Mais à défaut de monument littéraire, comme thriller ou roman noir, ça va. On accroche et on n'en fait qu'une bouchée (moins de 200 pages).

28 juin 2025

Martin Eden

de Jack London

*****

978-2070793983

Le roman « Martin Eden » de Jack London, nous raconte l’histoire de ce jeune homme parti du bas de l’échelle sociale, puisqu’il était simple marin dans différents équipages. Fort, habile, grande gueule, charismatique, il est réputé dans son microcosme et c’est par goût de la bagarre, qu’il se trouve un beau soir à sauver la mise d’un jeune bourgeois qui s’était aventuré en des lieux un peu trop rudes pour lui. Pour le remercier, celui-ci l’invite à dîner chez lui (c’est un peu surprenant, mais bon…) et c’est ainsi que Martin découvre un monde dont il ne soupçonnait même pas l’existence et rencontre une jeune fille dont il tombera immédiatement éperdument amoureux : la sœur de celui qu’il a sauvé. Celle-ci n’est pas totalement indifférente à son charme barbare. Inculte, non éduqué et non policé comme il est, il va décider de se former entièrement et de les égaler tous, voire, les surpasser. Il va s’avérer que Martin est d’une intelligence, d’une volonté et d’une capacité de travail nettement au-dessus de la moyenne. Il va reprendre ses études à zéro, les mener au niveau supérieur dans les disciplines humanistes et sentir immédiatement qu’il a l’âme d’un écrivain. La demoiselle quant à elle, ne va jamais envisager de changer quoi que ce soit de son côté mais se met à l’aimer de plus en plus, sans jamais cependant croire en ses talents d’écrivain et en lui demandant jusqu’au bout de trouver un emploi bourgeois tandis que lui, toujours libre dans sa tête ne peut se concevoir domestiqué et découvre plutôt le darwinisme social de Spencer et la politique.

C’était le 10ème roman de Jack London. Il l’a écrit en 1909 alors qu’il avait 33 ans. (Il est mort à 40ans). On ne peut pas dire que ce roman soit autobiographique. Jack London n’est pas Martin Eden. On ne peut pas davantage nier qu’il y ait mis beaucoup de lui-même et qu’il se soit souvent vu sous ses traits. Il lui a attribué, des qualités et des défauts qu’il pensait être les siens, en les exagérant même. Il a par ailleurs nourri tout le roman d’aventures et d’anecdotes glanées directement ou indirectement, au cours de sa propre jeunesses. Eden est un London jeune, épuré.

J’ai longtemps repoussé la lecture de ce pavé. Je dois reconnaître que j’avais peur de m’ennuyer au moins un peu. Je craignais qu’il ait vieilli, que les passages un peu longs soient nombreux. J’ai eu la surprise de ne pas en trouver un seul ! Ce roman n’a pas pris une ride. On suit avec intérêt la croissance et les mutations de l’aventurier des mers écrivain. On y découvre une peinture sociale variée et très réaliste et juste. Il est rare que les vrais pauvres aient la parole. Surtout à cette époque. London la leur donne. Il peint leur condition et leurs façons de vivre, et pas un mot ne sonne faux. Il peint aussi la bourgeoise et grande bourgeoisie, de façon moins intime, certes, mais avec une objectivité clairvoyante qui marque ; et il se dépeint lui, qui ne fait bientôt plus partie du premier monde et ne sera jamais vraiment du second...

Quant à l’interprétation du roman, je me suis aperçue qu’elle pouvait beaucoup varier selon les lecteurs. Certains y voient surtout une histoire d’amour, d’autres une histoire politique et sociale, d’autre encore l’aventure personnelle d’un individu hors normes. Selon leur vision, ils expliqueront différemment la fin et le moment où il s’est perdu. Pour ma part, je considère que c’est lorsqu’il a arrêté d’écrire. Il n’aurait jamais dû. Et je n’en dis pas plus pour ne rien déflorer et laisser tout le plaisir à ceux que j’aurais convaincus de lire ce roman, ce que je ne saurais trop vous conseiller si ce n’est pas encore fait.

592 pages




14 juin 2025

 Le Barman du Ritz

de Philippe Collin

****

978-2226479938

Roman historique dont on parle beaucoup en ce moment, ce «Barman du Ritz» va nous placer supposément dans l’esprit du célèbre barman et dans les coulisses de l’établissement iconique du luxe et de l’esprit parisien. Le récit commence avec l’arrivée des Allemands au bar et se termine avec celle des Américains. Quatre ans se sont écoulés, quatre ans durant lesquels il a bien fallu… s’adapter. La France envahie honteusement s’était repliée sous la ligne de démarcation, Pétain entouré de sa clique qui n’allait faire que croître et donner de plus en plus de gages aux nazis sans trop se faire prier. Mais le Ritz est à Paris, je ne vous l’apprendrai pas et lui, avait bel et bien les nazis à sa table et à son zinc. Il fallait faire bonne figure, et sans avoir l’air de se forcer. Et, comme tous les comportementalistes vous le diront, à force de mimer un sentiment, on l’éprouve. Telle était la France occupée. Une partie de la population essayant de vivre avec le minimum de changements et qui dirait à la Libération ne jamais avoir collaboré ; et une autre partie qui elle, de par sa profession, était bien obligée de cohabiter de manière rapprochée et donc de se soumettre davantage.

« Au fond, le pays ne demandait que ça : la paix et basta cosi. »

Et puis les lois antisémites, qui se mettent en place et là encore, deux clans chez les Français, ceux qui approuvent et ceux qui choisissent le déni. Souvenez-vous de vos arrières-grands-parents vous racontant qu’ils ne savaient pas.

Les années passaient, chacun avait une famille à nourrir, des proches à protéger, un commerce, une carrière à mener… il fallait bien faire avec. Il ne faut jamais oublier que la grosse différence entre eux et nous, c’est nous savons que cela a duré quatre ans. Eux l’ignoraient. Tel que c’était parti, les Allemands pouvaient très bien être là pour toujours. Ça change la façon d’estimer les choses et de choisir un comportement. Les irréductibles ont organisé la résistance, mais on n’en parle pas dans ce roman. Les autres se sont adaptés.

« Quant à tous les autres, guidés par l’opportunisme et surtout par la peur de perdre leurs privilèges, ils se sont adaptés aux exigences des temps nouveaux. »

Le Ritz au premier rang, c’est le moins qu’on puisse dire, mais Guitry, Arletty, Chanel, Cocteau, Mistinguett aussi, fidèles clients de l’établissement. Bref, de l’adaptation à la collaboration il n’y a qu’un pas sur une surface bien glissante… Si bien qu’à la fin,

« Au fond, personne n’aura envie de savoir ce qui s’est passé dans ce bar pendant quatre ans. Telle est la vocation d’un palace : un palais de contes de fées où le rêve ne doit jamais s’interrompre. »

Mais je le rassure, il y a bien d’autres endroits où on n’a pas eu envie de savoir, globalement, tous ceux où les personnages concernés étaient nécessaires à la poursuite des activités et au retour à la normale. On s’en est tenu aux cas les plus criants. Le pragmatisme gagne toujours.

Voilà ce que nous raconte ce roman historique : quatre années d’occupation nazie dans le Tout Paris. Il mêle une majorité de personnages réels et de faits historiques à quelques personnages fictifs apportant une touche émotionnelle. La focalisation sur le barman permet une vision toute personnelle et même une histoire d’amour. Il y a un peu de suspens, une résistance, plutôt suggérée que vraiment prouvée, il faut bien le dire. Du trafic de faux papiers qui sauve quelques Juifs, mais si bien rémunéré qu’on se demande si on est dans la résistance ou dans le business. Le barman sauve un jeune juif, mais celui-là, c’est un personnage fictif. Hemingway s’en va, Hemingway revient, et l’histoire est finie. Je n’ai pas spécialement aimé notre héros, j’ai méprisé (même si elle a pris cher) sa Blanche bien aimée qui confond addiction incontrôlée et résistance. J’ai compati pour certains mais globalement, ils sont tellement tous dans la normalité moyenne qu’on ne s’attache pas vraiment et j’ai trouvé que le récit manquait un peu de rythme et de punch au moins dans sa première moitié. Cependant, je l’ai lu avec intérêt et sans avoir à me forcer.

La maison d’édition, qui a du savoir-faire, a publié en même temps « L’Art du cocktail: Par le barman légendaire du Ritz » de Frank Meier, que les amateurs d’alcools forts et/ou d’Histoire et/ou les alcooliques mondains s’empresseront d’acquérir, mais moi j’en suis restée au pianocktail de Vian.


09 juin 2025

Vivre, Le compte à rebours

de Boualem Sansal

***

9782073044778


J'ai lu ce livre pour reparler un peu sur mon blog de Boualem Sansal car je trouve important de ne pas laisser tomber dans l'oubli les écrivains emprisonnés pour délit d'opinion, que cette opinion soit la mienne ou non. La place des écrivains n’est pas en prison.

Au plus profond de son sommeil, Paolo, agrégé de mathématiques, sent son cerveau "hacké" par une entité qui y installe certaines connaissances, très parcellaires mais dont la principale n'est pas anodine puisqu'il s'agit de l'annonce de la fin du monde dans 780 jours et la seconde, qu'il est chargé de regrouper des personnes de son choix qui seront sauvées au moment ultime. Comment, pourquoi, qu'est-ce? et qui parle??? De tout cela il n'a pas la moindre idée et c'est donc un Paolo plus que perplexe qui reprend le lendemain sa routine quotidienne sans trop savoir quoi faire de ce rêve ou de cette Révélation. J'avoue que je n'avais aucune chance de résister à un tel point de départ. Je m'imagine immédiatement à sa place, que faire ? que penser? Que croire? 780 jours, c'est court quand même et d'abord, est-il bien utile de retourner travailler?

Plongé dans ses pensées, notre héros découvre un jour une affichette "-780" collée à la fenêtre d'un appartement parisien. Stupéfait, il se dit que cela ne peut être une coïncidence sans signification et entre en contact avec l'auteur de l'avis, découvrant ainsi qu'il n'est pas le seul à avoir reçu cette révélation. Nos deux "Appelés" sympathisent et se mettent en tête de rechercher d'éventuels confrères de par le monde…

Ça aurait pu être génial, et pourtant, dans un premier temps, j'ai vraiment détesté ce roman; mais vraiment détesté, au point de l'abandonner... pendant une bonne dizaine de jours. Puis je me suis dit que c'était Sansal quand même, que je ne pouvais pas ne pas lui donner entièrement sa chance, et je l'ai repris.

Pourquoi je l'avais détesté? Parce que notre Paolo, se prend pour un trublion plein d'esprit et veut à tout prix nous faire profiter de sa verve et que pour moi, ça tombait à chaque fois à plat. Il multiplie les remarques annexes qui, non seulement diluent le récit mais de plus sont parfois douteuses voire ridicules. Comme par exemple page 64 quand il utilise l'expression "Fouette cocher" et fait ensuite semblant de craindre les attaques des défenseurs des animaux ce qui nous vaut une note de 6 lignes! 6 ! Pour cette blague vaseuse ? Et ce n'est pas le seul exemple. 

Au moment de choisir qui il va sauver ou non, il consulte des "Sages", ce qui nous vaut une galerie de portraits ni très clairs, ni très bien vus (à mon sens) et s'oriente vers un choix des Sauvés en reproduction du monde actuel. Ce qui m'a semble aussi peu clairvoyant que peu audacieux. Mais bon, notre Paolo libère ses détestations et comme toujours, la haine l'égare. Il lance des piques un peu dans tous les sens comme si son esprit pétillait mais hélas, je ne trouvais pas cela drôle, même pas amusant, des remarques qui ne tombaient pas justes ou des enfonçages de portes ouvertes, des simplifications, bref de la pacotille. C'était bavard, verbeux, il jacassait, Paolo. J’espère qu’il ne représente pas l’auteur. Je me suis tout de même fait la réflexion que Sansal devait être depuis trop longtemps entouré d'une cour de flatteurs trop empressés à s'esclaffer de ses moindres mots. Mais qu'en sais-je? Et qu'importe d'ailleurs, ce temps est loin hélas et je remettrais bien volontiers Sansal parmi ses admirateurs mais là, le livre au si bon sujet m'ennuyait au lieu de me passionner. Et c'est ainsi que j'avais abandonné ma lecture, plutôt agacée qu'autre chose par ce gâchis.

Mais j'ai déjà vendu la mèche, je suis revenue. Pas tant par attirance que par une sorte de "sens du devoir". Pennac a beau dire, il y a des lectures qu'on n'a pas vraiment le droit d'abandonner.

Et le temps avait passé. De -780, nous étions passés à -365, j'avais fait mon deuil du chef-d’œuvre de SF espéré et j'étais prête à me contenter de bien moins, peut-être aussi que je m'étais habituée, peut-être que de son coté, l'auteur avait usé le plus gros de son stock de traits d'esprit et commençait à se calmer, je ne sais, mais au final, la fin du livre s'est mieux passée. Bon, il a quand même éludé tout le socio-politique, il est resté dans le flou quant aux critères de choix et a fait abstraction de deux ou trois continents, bref, raté au niveau SF. Mais, il y a quand même eu des moments plus intéressants où j'ai retrouvé le Boualem Sansal que j'aime..

"... l'humanité est entrée dans un temps inversé dans lequel l'intelligence, les sciences et les arts, se développent dans les mémoires vives des ordinateurs pendant que l'ignorance et la bêtise s'agitent pompeusement dans les cerveaux stériles des hommes. Entre les deux, il y a encore des passeurs, des traducteurs, des défenseurs des droits humains, et plein d'invisibles agents de service chargés des utilités, mais arrive le jour, pas si loin, où les machines devenues quantiques n'auront plus besoin des hommes, pas même pour leur brosser les câbles, déboucher les grilles de ventilation, les épouiller, les débarrasser de leurs virus, les rafraîchir. Et, comme allant de soi, une fois abrités dans leurs blockhaus aseptisés, ils ne se laisseront plus approcher…"

L’IA m’intéresse et je me demande moi aussi si ça va se passer comme ça.

Bref, sûrement pas le meilleur Sansal, mais à lire quand même en espérant qu'il recouvre très bientôt la liberté, la sécurité et son stylo. Le monde a besoin d'écrivains.