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19 mars 2025

Prisonnier du rêve écarlate

d' Andreï Makine

****


Ce nouveau roman d'Andrei Makine va nous raconter la vie de Lucien Baert, prolétaire français idéaliste acquis aux idées communistes, au long de plusieurs décennies, et, à travers lui, l'évolution de l'URSS et de la France.

A l'époque (1939) où Lucien jeune mécano entreprend ce voyage guidé en URSS avec d'autres camarades communistes après avoir appris un peu de russe, Gide y était déjà allé et en avait dit ce qu’il en pensait « Si je me suis trompé d'abord, le mieux est de reconnaître au plus tôt mon erreur; car je suis responsable, ici, de ceux que cette erreur entraîne. Il n'y a pas, en ce cas, amour-propre qui tienne; et du reste j'en ai fort peu. Il y a des choses plus importantes à mes yeux que moi-même; plus importantes que l'U.R.S.S.: c'est l'humanité, c'est son destin, c'est sa culture. »

Mais ceux qui ne voulait pas y croire n’y croyait pas. Plus tard circuleraient des rumeurs de touristes "coincés" derrière le rideau de fer (mot de Churchill en 46) lors de ce genre de voyage. Il y aura même des romans et des films sur le sujet et on parlera des guides, aussi. Mais en 1939, Lucien et ses camarades refusaient d'y croire. Ce n'était à leurs yeux que propagande capitaliste, et c'est confiants qu’ils partent pour ce voyage dont lui ne reviendra pourtant que plusieurs décennies plus tard, à moitié détruit. Nous verrons avec lui ce qu'était vraiment l'URSS puis la Russie et comment elle a évolué depuis 1939 jusqu'à actuellement. Lucien va goûter à tout, la prison, les camps, l'armée, le Front en tant que chair à canon même pas armée pour se lancer à l'assaut des lignes ennemies (il fallait prendre des armes aux cadavres), puis la Russie profonde, la Mafia omnipotente et omniprésente. Quand il parviendra à rentrer en France, ce sera pour jouer le rôle de témoin professionnel sur les plateaux et dans tous les médias, découvrant un autre monde, moins dangereux mais où le paraître a ôté toute importance à l'être. Et ici non plus, toute vérité n'est pas accueillie. L'époque rejette les nuances, seules les positions tranchées et sans concessions sont reconnues valides. (C’est de l’époque actuelle dont nous parlons).

C'est un roman intéressant, surtout d’un point de vue historique, mais du point de vue humain aussi. Cependant, on est loin du "Testament français" ou de "L'archipel d'une autre vie" en ce qui concerne le style. On n’a hélas qu’une suite de phrases courtes, simplistes, une énumération de faits, un style de compte-rendu à se mettre sous les yeux pendant la majeure partie du livre. Cette page en est un exemple mais jusque là, elles sont toutes du même tonneau :


C’est frustrant.

Et puis soudain, alors que je ne l'espérais plus, dans le dernier tiers, le roman s'envole enfin! Makine retrouve l'inspiration et nous, lecteurs, retrouvons l'écrivain que nous aimons.

C'est un peu tard, bien sûr, mais c'est beau quand même. Ça rattrape presque le bouquin et on le quitte sur une bonne impression qui fera des commentaires de lecture bienveillants.

‎ 978-2246840152

14 mars 2025

Le banquet des Empouses

de Olga Tokarczuk

*****

Sous-titre : "Roman d’épouvante naturopathique"

Enfin de la Littérature! Vous le savez, je n'ai rien contre les lectures distractives, que ce soit pour se lancer dans des aventures échevelées ou pour sourire à des fables humoristiques, et il y a aussi une quantité de romans que je qualifierais d'"honnêtes" et dont on se satisfait aisément mais on a cependant besoin, au moins de temps en temps, de retrouver la Littérature, avec un L majuscule. C'est ce qui nous arrive quand on met le nez dans un roman d' Olga Tokarczuk et ça fait un bien fou.

Nous sommes en 1912. Atteint de tuberculose, le jeune Mieczyslaw Wojnicz a dû interrompre ses études de Polytechnicien juste avant leur fin pour partir en sanatorium. Pendant ses soins, il logera dans une "Pension pour messieurs" tenue par Monsieur Opitz. Vous avez bien compris qu'on n'y voit aucune femme, il y avait bien une Mme Opitz mais elle sort rapidement de l'histoire (suicide? Son mari l'a-t-il "aidée"? On ne sait trop mais on ne s'en soucie pas beaucoup non plus, ou peut-être... mais on ne peut pas encore le savoir.) Mieczyslaw trouvera là une sélection de Messieurs, malades comme lui, mais plus âgés, tous tenant à défendre leur position sociale et tous un peu fauchés (les malades plus aisés sont logés au sanatorium lui-même). Derrière ce vernis assez inauthentique, le lecteur décèle les crispations mesquines, la cupidité, la forfanterie, parfois déchirées par un craquage inattendu pour révéler une chair plus tendre, mais à peine. On se réunit et on bavarde, soutenu par une petite liqueur locale à base de champignons hallucinogènes. Tous ces messieurs réunis là dissimulent leur dilemme personnel de besoin-peur des femmes sous une gigantesque misogynie. Il ne se termine aucune discussion sans qu'on ait trouvé l'occasion de répéter à quel point "le cerveau des femmes fonctionne d'une manière complètement différente du nôtre, il aurait même une autre structure.(...) Là où l'homme s'y entend en chiffres et plus généralement en structures, chez la femme se trouve la maternité." Et le lecteur ébahi découvrira en fin d'ouvrage que loin d'être dans la fiction, "TOUS les propos misogynes sont des paraphrases de textes des auteurs suivants: " suit une jolie liste de messieurs pourtant fort honorablement connus. Eh oui, c'est comme ça.

Mieczyslaw a été élevé par son père et son oncle, assez à l'écart du monde. Sa mère étant morte à sa naissance, la seule présence féminine proche n'a été de toute sa vie qu'une domestique, bienveillante mais sévèrement gardée à distance par le père puis renvoyée dès que l'enfant a été jugé assez grand pour se passer de "soins féminins". C’est peu dire que Mieczyslaw ignore tout des femmes. Il est maintenant frêle, un peu timide, et manifeste une phobie d’être observé à son insu. Il va s'intégrer dans le groupe en tant qu'"étudiant", le seul autre hôte de son âge étant un peintre malheureusement très malade.

Ces messieurs de la pension pratiquent en groupe la petite randonnée de montagne et culturelle, et sont très portés sur la bonne chère et Mieczyslaw se goinfre volontiers avec eux de plats locaux même si la découverte après-coup de leur composition exacte peut le faire vomir (et nous avec). Ce sentiment d'appétit et de dégoût, attirance et répulsion, est central dans ce livre. Par ailleurs, les choses ont souvent un double sens qui apparaît peu à peu et qu’on comprend plus tard (Emérencie, par exemple). Nous sommes dans une fiction très profonde et complexe.

Parallèlement, un mystère rode. Mieczyslaw ne tarde pas à découvrir que les morts suspectes se multiplient dans ce village depuis fort longtemps et qu'on ne peut pas toujours en accuser la tuberculose. Il tente d’en savoir plus, fouille un peu, observe... et nous aussi nous l'observons, car il est tout de même un peu étrange ce Mieczyslaw.

Qui nous fait ce récit? Eh bien, ce sont les empouses qui, invisibles, sont pourtant présentes partout et observent tout, bien que personne ne soupçonne leur présence. Et qui sont les empouses? Ce sont les spectres de la déesse Hécate.

Un grand roman ! Bien sûr, maintenant je n'ai plus qu'à lire "La montagne magique" de Thomas Mann devant laquelle j'ai toujours reculé, à tort, sans doute.

978-2882508669

22 février 2025

 Fuck America

Edgar Hilsenrath

*****


Un bouquin assez déjanté qui ne parle pas de la Shoah tout en ne parlant que de cela.

Je m’explique.

Ce roman est d’inspiration nettement autobiographique. Il s’attache à la période durant laquelle Bronsk… euh, Hilsenrath vécut ou plutôt survécut à New York et nous raconte comment cela se passa. 

Mais reprenons.

Le livre commence par un échange de lettres entre le père de Bronsky et le Consul Général des Etats-Unis. Nous sommes à Berlin en 1939 et le premier demande très poliment au second de lui accorder des visas d’immigration. 

"Très cher Monsieur le Consul Général 

Depuis hier, ils brûlent nos synagogues Les nazis ont détruit mon magasin, pillé mon bureau, chassé mes enfants de l’école, mis le feu à mon appartement, violé ma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune et clôturé mon compte bancaire. (…) Seriez-vous en mesure, très cher Monsieur le Consul Général, de me procurer sous trois jours des visas d’immigration pour les Etats-Unis?"

A quoi le  Très cher Consul Général répond non moins poliment :

"Renvoyez-moi les formulaires de demande et veuillez attendre treize ans" car eh oui, hélas, il y a une forte demande et donc des délais à respecter.

Le ton est donné: nous allons parler avec légèreté de choses lourdes. Vous savez bien, cette fameuse politesse du désespoir… eh bien elle joue ici à fond et le résultat m’a semblé très convaincant.

Après cet échange de lettres, nous quittons le vieux continent et faisons un saut de quelques années dans le futur car Jakob Bronsky a survécu. Il est à New York, dans une misère noire. Il vit dans un meublé du quartier juif et n’est pas du tout désespéré car il a décidé qu’il ne se souvenait de rien. Seulement, il est incapable de produire correctement le moindre travail salarié et a donc du mal à survivre entre petits larcins, et boulots de dépannage de quelques jours ou heures dont la seule constante est qu’on ne le rembauchera pas. Il fréquente une cafétéria juive misérable et crasseuse où il retrouve quelques connaissances de tous âges, aussi pauvres que lui ou presque et assez tolérants à son égard. Ils savent. Ses deux préoccupations majeures sont sa nourriture et sa sexualité, les deux étant très difficiles à assurer un minimum. Vient bientôt s’ajouter une troisième préoccupation qui égalera bientôt les deux autres: écrire. Jakob sent qu’il est un écrivain ("non publié", comme il a l’honnêteté de toujours préciser) et c’est pourquoi, ainsi que pour apprivoiser et remettre en ordre ce passé dont il se souviendra peut-être à cette occasion, il va écrire sur sa vie. Ses compagnons de cafétéria lui proposent aussitôt un titre: "Le branleur" (allez savoir ce qui leur fait dire ça…) En tout cas, le premier chapitre n’est pas encore écrit que le titre fait l’unanimité, et même auprès de Bronsky qui l’accepte volontiers. A partir de maintenant, il subviendra à ses modestes besoins dans le but de se rendre capable d’écrire un chapitre de plus. L’évidence vitale est devenue l’écriture de ce livre, le premier. Il l’écrit à New York, en allemand -ce qui ne simplifie rien pour une éventuelle publication- tout en poursuivant son existence chaotique. Et c’est cela qui nous est raconté par un Jakob Bronsky dont la perpétuelle gentillesse n’a d’égale que sa perpétuelle distance aux choses et dont on ne sait pas trop si ses mensonges sont volontaires ou non.

Un livre que j’ai lu d’une traite et qui pour moi, parle de la vie et de la création littéraire, deux des sujets les plus passionnants qui soient. 


"- Et la guerre a rattrapé la famille Bronsky. Y compris Jakob Bronsky. Et quand la guerre a été finie il y a eu, tout d’un coup, deux Jakob Bronsky"

"- Comment ça, il y a eu deux Jakob Bronsky? "

"- Il y en a eu deux", je dis " Le premier Jakob Bronsky, mort avec les six millions, et l’autre Jakob Bronsky, celui qui a survécu aux six millions."

(p. 250)


Wodka l'a lu aussi.


978-2370551177


12 février 2025

Maus L'intégrale

de Art Spiegelman

*****


Une lecture INDISPENSABLE. La décision des écoles du comté de McMinn, à l'est du Tennessee, en 2022 de retirer Maus du programme m’a envoyée d’urgence chez mon libraire, et je ne suis pas seule, les ventes ont explosé à ce moment-là. Messieurs les censeurs, merci. Bien sûr, je connaissais ce titre depuis des années, je l'avais déjà vu, j'en avais déjà abondamment entendu parler, je l'avais même eu plusieurs fois en main, feuilleté, lu quelques pages, mais jamais, je l'avoue, je ne m'étais assise dans un fauteuil pour le lire du premier au dernier mot, du premier au dernier dessin. Quelle erreur! Je m'en veux. Ça ne suffit pas de connaître l'existence de ce livre, ni de savoir déjà bien des choses sur la Shoah, il faut lire ce livre. On ne peut pas s'en dispenser car il nous apporte quelque chose d'unique. Faites l'expérience, vous saurez ensuite pourquoi je vous dis ça avec une telle insistance.

Tout d'abord, il ne faut jamais perdre de vue que c'est une histoire vraie. Art Spiegelman a recueilli le récit de la Shoah auprès de son père qui l'a vécue en Pologne puis dans différents camps d'extermination. A ce moment-là, ils vivent tous deux aux USA, la mère d'Art est morte et ses relations avec son père au caractère difficile sont tout sauf aisées. Le lecteur ne peut s’empêcher de penser que ce sont peut-être justement ces défauts, opportunisme, obstination forcenée, égoïsme, qui ont permis au père de survivre là où des millions d'autres sont morts.

 Le récit, documenté par l'auteur comme un reportage, a été publié par épisodes dans un magazine pendant dix ans avant qu'ils soient réunis en un livre. Sous ses apparence de bande dessinée facile avec ses petites souris, c’est un vrai document qui m’a plus d’une fois fait penser à Hilsenrath .

Il a obtenu en 1992 un prix Pulitzer "spécial"", car ce prix n’est normalement pas attribué à une BD. C’est dire s’il a impressionné .

Pourquoi des souris ? Peut-être parce que les nazis soutenaient que les Juifs n’étaient pas humains, mais pas uniquement. Les Allemands sont des chats (je ne pense pas qu’Art Spiegelman déteste les chats, mais ils sont l’ennemi évident des souris) et les Polonais des cochons. Le père parle en faisant des fautes, ce qui rappelle en permanence qu’il est un exilé. Il part d’une situation aisée, jeune, quand son mariage le fait entrer dans la très riche famille de son épouse, lui qui est moins riche. La situation devient ensuite de plus en plus difficile jusqu’à l’abomination des camps d’extermination.

Le récit sans déclaration théorique se situe à hauteur de souris et de quotidien, de survie, où on a tellement de mal à s’en tirer qu’on n’est plus à considérer les choses dans leur ensemble. Mais le lecteur lui, a le recul et la vue d’ensemble. De même, il sait comment le Reich va finir.

Les Spiegelman racontent ce dont tant d’autres ne pourront jamais témoigner. Le récit est épouvantable et on sait en refermant ce livre qu’il n’y a pas d’innocents.

 Après la Libération, les Juifs n’ont généralement pas pu récupérer leurs biens en Pologne. Ceux qui réclamaient trop, on les a fait taire.

Beaucoup ont confirmé leur déni en tentant de nuire à sa publication dans leurs pays respectifs. Wikipédia précise "La traduction vers l'arabe, envisagée depuis longtemps, ne s'est pas encore concrétisée" . Les Russes quant à eux, égaux à eux-mêmes, l’ont édité mais la vente est interdite.

C’est un livre d’une tristesse infinie, mais on ne peut pas faire l’économie de sa lecture.

978-2081278028

07 février 2025

 Cabane

d'Abel Quentin

***+


Chronique d'une mort annoncée

D’Abel Quentin, j’avais bien aimé "Sœur" et plus encore "Le Voyant d’Étampes", c’est pourquoi, quand à la rentrée de septembre 2024 j’ai vu apparaître un nouveau titre de lui, je me suis tout de suite juré de le lire. Ce qui fut fait quelques mois plus tard. C’est peu dire que j’ai été déçue. Le sujet m’intéressait, pourtant. J’aurais tendance à dire que c’est un livre raté. Ça arrive aux meilleurs et cela ne m’empêchera pas d’aller mettre mon nez dans son prochain roman. J’aimerais beaucoup mentir un peu et dire que oui, c’est intéressant… etc. Tout le monde serait d’accord avec moi, un petit ronron de bon aloi, et ce serait plus simple. Mais non, ça ne va pas être possible, je suis ici pour dire ce que je pense.

L’histoire d’abord, elle est inspirée, de façon à la fois très proche et très libre de l’histoire vraie du "Rapport Meadows" publié en 1972. Je vous recommande à ce sujet le dossier "Ils étaient quatre mousquetaires" de Télérama. On retrouve beaucoup de faits réels dans le roman mais par contre, la psychologie des personnages est inventée par A. Quentin. Il a d’ailleurs également changé leurs noms pour que cela soit clair même pour ceux qui n’auraient pas lu l’avertissement de début de livre.

L’équipe de scientifiques qui a établi ce Rapport 21 est composée de quatre chercheurs de nationalités et spécialités différentes, dont un couple. L’auteur a choisi de présenter le couple américain puis successivement les deux autres personnages, un Français et un Norvégien, puis de regrouper ceux qui restent cinquante ans après pour une sorte de conclusion (parce que les plus malins l’auront compris, la véritable conclusion, c’est le monde qui la fera). Aucun des personnages n’est vraiment sympathique même si certains lecteurs se sentiront sans doute plus près de l’un ou de l’autre (moi, d’aucun). De plus, ils sont caricaturaux dans leur genre. La partie centrée sur le couple occupe en gros le premier tiers du livre et a été pour moi d’un ennui a peu près total. C’est terriblement plan-plan et convenu. Au point que c’est devenu pavlovien chez moi, dès qu’on reparlait du couple, l’ennui me saisissait. Ensuite, entre en scène un journaliste qui entreprend de rédiger un article sur ce que sont devenus les quatre du Rapport 21. Il se pique au jeu, et poursuit ses investigations bien plus loin que ne le nécessitait l’article.

L’idée directrice du roman pourrait être d’explorer les différentes réactions possibles quand on annonce la fin du monde et qu’on doit bien constater que votre annonce ne changera rien au déroulement des choses. Le couple se retire à la campagne pour tenir un élevage porcin (loin d’être l’option la plus écologique dans mon esprit, mais bon… je ne suis pas là pour tout discuter). Le Français décide que foutu pour foutu, il va en profiter au maximum et passer sa vie dans le luxe. Le Norvégien perd la boule et devient mi ermite - mi gourou. Le roman ne devient jamais passionnant, même si cela s’améliore au fil du livre et si les dernières dizaines de pages se tournent plus vite.

J’ai trouvé sur le net des avis contrastés. Certains ont aimé, d’autres non mais surtout des avis mitigés. Certains ne l’ont pas lu entièrement mais ont tout de même dit que c’était bien parce que Quentin est un bon auteur. Le Masque et la Plume en a parlé. Mon avis rejoint celui d’Arnaud Viviant, comme souvent, sans que ce soit une nécessité. Mais bon, c'est peut-être parce que je ne m'attendais pas à cet ennui...


NB : Répète 2 ou 3 fois "avoir les foies" dans le sens d'être en colère; ce qui n'est pas sa signification. Personne ne parle plus argot dans les comités de lecture? 😏

979-1032925430

28 janvier 2025

A moi seul bien des personnages

John Irving

*****


Le narrateur, William (dit Bill) Dean, est un vieil homme qui reprend ses souvenirs depuis son enfance, si bien que j'aurais aussi bien pu dire que le narrateur était un jeune homme. Celui qui dit "Je" commence par nous parler de l'adolescent qu'il fut et auquel le hasard fit découvrir en même temps la littérature et la sexualité. Bill, qui n'a jusqu'à présent guère été un lecteur, constate avec perplexité et gène, qu'il est amoureux du beau-père que sa mère vient de lui donner. Bill n'a jamais connu son père et sa mère, qui est souffleuse dans un petit théâtre, vient de se marier avec Richard, professeur de littérature, acteur, puis metteur en scène de théâtre amateur. C'est ce Richard qui amènera Bill à la bibliothèque municipale car il estime que tout adolescent doit avoir sa carte de bibliothèque. Il lui y présentera Melle Frost, la bibliothécaire (aux USA, les bibliothécaires semblent avoir un rôle beaucoup plus dirigiste qu'ici vis à vis des jeunes) qui saura lui faire lire les romans qui le transformeront en lecteur passionné. Et Bill tombe aussitôt amoureux de Melle Frost aussi, ce qui lui paraît d'ailleurs moins saugrenu que de son beau-père, mais reste la différence d'âge.

Nous suivons Bill qui grandit, qui poursuit sa scolarité dans un internat de garçons, et dont le gros problème est que, plus ses pulsions sexuelles se manifestent, moins elles lui semblent aller dans le sens qu'elles devraient avoir. Bill se met à se tracasser beaucoup pour ses "erreurs d'aiguillage amoureux" qui l'étonnent, l’embarrassent et ne lui offrent qu'un avenir d'autant plus bouché que le sujet est tabou, autant chez lui qu'au collège.

Et pourtant! Pourtant, sa famille n'est pas particulièrement stricte et le théâtre shakespearien auquel ils vouent leurs loisirs, multiplie les ambivalences sexuelles (belles pages sur les pièces de Shakespeare, très vivantes et captivantes à l'occasion des répétitions). Pourtant encore, son grand-père (patron d'une scierie, travail viril s'il en est, ne joue que des rôles de femmes, toujours déguisé). Alors que Miss Frost (belles pages à nouveau sur ses lectures conseillées par elle) continue à le fasciner et notre Bill, qui ne se sent pas plus homo qu'hétéro, grandit en se considérant "de sexe indécis" et en se tracassant pour "son orientation sexuelle déroutante".

Nous le verrons ainsi grandir, devenir un homme, puis un homme âgé, sous les deux focales de sa sexualité particulière et de la littérature qu'il ne quittera plus car il va devenir écrivain. A travers les lectures du jeune Bill et les pièces du répertoire des troupes de théâtre, ce roman atteint une vraie dimension littéraire.

Comme le dit l'auteur, c'est un livre sur la tolérance sexuelle. Ne se contentant pas de dynamiter, les classes homme-femme, en particulier avec les transsexuels (on dit "transgenre" maintenant), il va poursuivre de même l'intolérance des homosexuels qui méprisent les bisexuels etc. montrant par là que même ceux qui souffrent de l'ostracisme sont capables très facilement de le reproduire.

Après nous avoir fait entrer dans ce milieu particulier et y avoir pris place, Bill nous fera traverser les années Sida à New York dans toute leur horreur mais sans jamais aucun larmoiement. C'est remarquablement documenté et rendu. Le drame n'est plus individuel, il prend une dimension sociale universelle. Face aux milliers de morts, le non-dit explose.

Si vous avez des problèmes avec les catégorisations sexuelles, vous allez vous sentir très mal à l'aise en lisant ce roman, mais en échange, peut-être serez-vous débarrassé de vos barrières mentales une fois la dernière page tournée (on peut rêver). Si vous êtes plus tolérant que cela, vous allez le devenir encore plus.

C'est un des tout bons romans de John Irving, un hétéro (je crois) qui arrive à nous y faire croire complètement et nous montre, en creux, où est le moyen-âge.

978-2757841433

18 janvier 2025

Mes amis 

de Hisham Matar

*****


J’ignorais tout de l’auteur et de ce livre, cette lecture est un pur hasard de main qui traîne sur la table des nouveautés à la bibliothèque, et le hasard a été généreux, c’est vraiment un excellent livre.

Quatrième de couverture :

"Lorsque le jeune Khaled découvre à Benghazi, attablé avec ses parents autour du poste de radio, la puissance d'une nouvelle lue par un grand journaliste libyen expatrié à Londres, il est loin d'imaginer qu'un jour il vivra lui-même dans cet eldorado, et qu'il deviendra l'ami de l'auteur de ce texte, le brillant Hossam. Une trentaine d'années plus tard, le même Khaled se balade dans les rues londoniennes et retrace sa vie d'exil, de son arrivée imprévue à Londres, encore étudiant animé d'idéaux politiques, à ses longues amitiés si essentielles avec Hossam et Mustafa, un autre expatrié libyen. Alors que ses deux amis font le choix de retourner sur leur terre pour combattre la dictature de Kadhafi, Khaled, plus tiraillé, prend racine dans une existence loin des siens. Son amour de la littérature et la force de ses amitiés l'empêcheront-ils de ressentir le poids du regret ? Bouleversante déambulation dans les souvenirs et dans un Londres magnifié, Mes amis explore avec une grande délicatesse le conflit intérieur lié à chaque exil. Tout en dévoilant de manière unique l'histoire déchirante de la Libye et de sa révolution récente, Hisham Matar nous émerveille par la force de son écriture, aussi subtile qu'intense."

« Ecriture aussi subtile qu'intense » dit la quatrième de couv’, on sait à quel point ces publicités de fin de livres sont complaisantes, mais pour une fois, je peux reprendre ces termes à mon compte mot pour mot. Cela faisait un moment que je n’avais pas lu un texte de cette qualité littéraire. Ça fait du bien. Je ne reviens pas sur l’histoire, la couverture citée vous en dit assez, c’est un livre qui traite de la situation précise en Libye de la prise de pouvoir par Kadhafi aux années qui ont suivi le Printemps arabe, soit quatre décennies‎. A ce titre, j’ai appris des choses, et j’aime apprendre. Le narrateur nous y dépeint la vie quotidienne à travers ses souvenirs et les liens discrets qu’il ne cesse jamais d’entretenir avec sa famille restée sur place…  Il traite également de l’exil, de ce qu’éprouvent ceux qui sont loin de chez eux, intégrés ou non, désireux ou non de revenir à leur terre natale. Cette psychologie d’exilés est représentée par trois hommes de caractères et de parcours différents, Khaled le narrateur -très proche de l’auteur psychologiquement, je pense-, Hossam l’écrivain et Mustafa que Khaled a rencontré quand il a commencé ses études en Grande Bretagne et dont il restera proche jusqu’à la fin du récit. Par ce bais, il parle également avec justesse et finesse des liens de l’amitié durable, de l’amour et des relations intrafamiliales : « Aucun homme ne devrait chercher à voir sa famille de manière objective, a-t-elle continué. Pas seulement à cause de l’impossibilité même de la tâche, mais parce qu’une telle ambition suffit à rompre le pacte entre proches. L’idée, jeune imbécile, c’est justement d’aimer d’un amour insondable où la haine et l’affection, la confusion et la clarté, sont tressées si finement qu’elles forment une corde incassable, capable de soulever une nation. »

Le hasard, encore lui ! A voulu que je lise ce roman à une période où à l’arrière plan, les infos nous tenaient informés des méandres du procès de N Sarkozy. On revoyait Kadhafi tout sourires et poignées de mains, planter ses tentes à Paris. Au même moment, je lisais ce que c’était alors de vivre en Libye sous un régime d’enlèvements arbitraires, de tortures sadiques et d’assassinats innombrables. Alors oui, je sais, la realpolitik, les milliards et le pétrole… mais la justice, la liberté et le respect des Droits de l’homme. Alors on lit, on écoute les écrivains au lieu de les mettre en prison.

« Ma foi en la littérature aussi est revenue. Les livres, les grands romans en particulier, ne m’avaient jamais paru aussi utiles au métier qui consistait à vivre. Les derniers doutes que je pouvais avoir à ce sujet s’étaient envolés. »

Ce roman a été présélectionné pour le prix Booker 2024 et le National Book Award for Fiction, et a remporté le prix Orwell 2024 pour la fiction politique.

978-2073033932

10 janvier 2025

L'allègement des vernis 

de Paul Saint Bris

***+

Quatrième de couverture:

"Aurélien est directeur du département des Peintures du Louvre. Cet intellectuel nostalgique voit dans le musée un refuge où se protéger du bruit du monde. Mais la nouvelle présidente, Daphné – une femme énergique d'un pragmatisme désinhibé –, et d'implacables arguments marketing lui imposent une mission aussi périlleuse que redoutée : la restauration de La Joconde"

Excellente histoire, vraiment. Se déroulant dans un environnement très intéressant (les coulisses du Louvre) et mettant en scène (et même en danger) sa star numéro un, la Joconde. Et quand on quitte le Louvre, c'est pour se gorger des beaux paysages de Toscane !

Excellente histoire, disais-je, avec du suspens ; pas haletant, mais du moins qui ne retombe pas sans arrêt nécessitant des chocs de réanimation. Avec de plus, un petit vernis culturel qui vous donne l'impression d'apprendre des choses tout en vous passant un bon moment. Pour être sincère, il y a même des passages qui font penser à une resucée de guide ou de manuel, mais ça ne dure jamais plus de deux trois pages.

Le personnage principal est sympathique. On s'attendrit parce que sa femme, à laquelle il tient, est en train de s'éloigner. Il reconnaît qu’il est un peu casanier peut-être, quoique passant son temps à voyager ou à honorer des invitations. Assez lisse, le Aurélien. On (l'auteur?) ne lui trouve pas de défaut, et franchement, moi non plus.

Ajoutez à cela quelques belles histoires d'amour comme on n'en voit que dans les romans (alors justement, c'était le moment), des personnages qui disparaissent discrètement quand on n'a plus besoin d'eux. Des grandes passions, mais entre gens bien élevés.

Bref, ce roman sera très plaisant à lire pour beaucoup. Il a même reçu un prix. On sait ce que ça vaut, mais bon, quand même. Comme vous vous doutez, tout ne va pas être facile dans ce grand projet "Joconde" , et tout ne se passera pas non plus exactement comme prévu. De quoi maintenir l’intérêt du lecteur. Je connais des gens à qui je le conseillerai ou même l'offrirai, et je sais d'avance qu'ils seront contents de leur lecture.

Bon, maintenant, vous regardez les étoiles et vous tiquez un peu: pourquoi 3 1/2, alors? Eh bien pour moi, c'est le style. J'ai trouvé que c'était un peu léger d'un pont de vue littéraire. Entendons nous, c'est correctement écrit, mais le style, ou la littérature, c'est autre chose, quelques mots recherchés saupoudrés ici ou là ne suffisent pas.

D'abord, c'est bavard. On est loin de l’écriture "à l'os". Beaucoup de choses sont dites en cinq phrases au lieu d'une. Et puis, il y a des sautes de style, comme on a des sautes d'humeurs. J’ai évoqué les pages-documentaires, mais il y a de plus en plus en progressant dans l'ouvrage, des variations de styles affirmés qui ont toutes la particularité de ne pas convenir à la situation évoquée. Par exemple, la trivialité incongrue d'une femme magnifique dans un décor somptueux : "Elle alluma une cigarette qu'elle fit crépiter longuement. Elle était contente d'avoir quitté Paris, elle s'y était fait globalement chier." J'avoue que j'ai eu un mouvement de recul, d'abord parce que j'aurais mis "globalement" avant fait, et ensuite parce que d'un coup, la femme me semblait beaucoup moins magnifique. A un autre moment, l'auteur se lance dans une scène torride et se dit que se serait tout à fait le moment de faire des phrases et le résultat est aussi érotique qu'un dictionnaire de rimes. "Ils roulèrent encore; il la coucha dans un halo de lumière sélène, son visage maintenant baigné d'une clarté bleutée. Ils ralentirent. Il arracha pour l'éternité les images macro du grain de sa peau perlée de sueur, d'une mèche brune plaquée sur la tempe, d'un hélix percé d'argent. Il captura le profile ourlé de ses lèvres entrouvertes et l'aile frémissante d'une narine. Elle " Il... elle... etc. Je m'ennuie.

La dernière partie est agrémentée de quelques scènes-montagnes accouchant d'une souris (les toits du Louvre, le plongeon de Gaetano…).

Conclusion: roman agréable qui comblera davantage ceux qui aiment les belles histoires que ceux qui aiment la belle littérature.

 ‎ 978-2848769882

06 janvier 2025

La Dame de Berlin 

Les Aventures de Boro, reporter photographe, Tome 1

de Dan Franck & Jean Vautrin

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J'ignorais tout de cette série et voici comment je l'ai découverte : Adepte régulière des boîtes à livres, j'ai eu la surprise d'y trouver un beau jour 4 tomes de cette série aux couvertures d’Enki Bilal.. Les séries abandonnées sont rares. Le pactole! Un peu humide, certes, mais rien qui empêche vraiment de les lire. Une fois rentrée et me renseignant sur internet pour savoir dans quel ordre les aborder, je découvris qu'il y avait en fait 9 tomes et qu’il me manquait le premier -à savoir, celui-ci dont je vais vous parler aujourd'hui- mais un rapide passage à la bibl a rectifié cette erreur, et me voilà partie dans les aventures de Boro, reporter-photographe. La boîte à livres m’avait offert les tomes 2 à 5 inclus. Arrivée là, si j’ai envie de continuer, il me faudra me débrouiller.

Nous sommes en 1930. Blèmia Borowicz, dit "Boro" est à Paris, jeune, désargenté et handicapé d'une jambe, il rêve de gloire, il veut égaler Robert Capa, mais pour l'instant il n'est rien, bien heureux quand il dégote une rubrique des chiens écrasés. Quand on a la grossièreté de l'interroger sur sa jambe perdue, il sort à chaque fois une histoire différente. Seule sa famille peut savoir ce qui est vraiment arrivé. 

A propos de famille, Boro est fou amoureux de sa cousine Maryika qui persiste à ne voir en lui qu'un cousin et un ami, qu'elle aime beaucoup certes, mais "pas comme ça". Pendant qu'il s'évertue à se forger un destin à Paris, elle est en train de devenir une star du cinéma à Berlin où elle vit. Mais à Berlin, une boue brune monte sournoisement mais irrésistiblement, pour laquelle tous ceux qui ne collaborent pas activement sont des ennemis à détruire, et le monde du cinéma est en première ligne, Maryika en tête. Directement menacée à mesure que les nazis gagnent en pouvoir à Berlin, Boro viendra l'aider et tenter de la sauver de la seule façon possible: la fuite à travers l'Europe jusqu'à Paris, et même là, l'ennemi peut être menaçant...

Feuilleton à l'ancienne, très romanesque, beaucoup d'envolées, de folies et de déraison, mêlées à un pragmatisme abrupt de survie. Des chapitres assez courts dotés de titres comme on n’en fait plus : "L’homme aux gants de pécari", "Le prix du péché", "Victoire de Mme Merlu", et même l’audacieux "Pétomane révélé". Des personnages au-delà du vraisemblable mais restant dans les normes du roman, de l'action (beaucoup), des courses folles (un goût exagéré des belles voitures), des actions d'éclat, des personnages célèbres en arrière plan, des personnages archétypés au second plan, mais efficaces (artistes, nazis, chauffeur de maître, spartakiste etc.) On accepte les excès de la fiction et on se laisse emporter par l'aventure. Bref, on passe un très bon moment sans une seconde d’ennui. Les 700 pages passent très rapidement dans le rétroviseur et je me sens tout à fait prête à continuer avec les autres tomes (qui ont eu le temps de sécher) Mais ce sera à mon rythme, un de temps en temps et je gage que certains se retrouveront dans mon score des Pavés de l'Eté 2025.


Les Aventures de Boro, reporter photographe

    • La Dame de Berlin (1987)

    • Le Temps des Cerises (1990)

    • Les Noces de Guernica (1994)

    • Mademoiselle Chat (1996)

    • Boro s’en va-t-en guerre (2000)

    • Cher Boro (2005)

    • La Fête à Boro (2007)

    • La Dame de Jérusalem (2009)

    • Boro, Est-Ouest (2022)

978-225394012

02 janvier 2025

Houris

de Kamel Daoud

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Comme vous le voyez, j'ai donné quatre étoiles à ce livre et non cinq, signe que je n'ai pas été totalement comblée par ce roman, je suis cependant très heureuse qu'il ait été écrit puis publié et également qu'il ait obtenu le Prix Goncourt qui lui a valu une diffusion énorme car c'est un bon livre, d'un excellent niveau littéraire, et cela dit ce qu'un pouvoir essaie de faire disparaître. Partout, toujours, quand un pouvoir tente d'effacer, de nier, d’empêcher de dire, quelque chose qui est arrivé, quelle que soit la raison donnée, il faut s'y opposer et prendre le contre-pied. Il faut parler, raconter, témoigner. Le pouvoir algérien a interdit d'évoquer ses dix ans de guerre civile et ses 200 000 victimes au prétexte que seul ce silence pouvait permettre la coexistence pacifique des deux factions un moment ennemies, et que ce n'était que sur ce no man's land de silence que pouvait se bâtir la suite de l'histoire, une suite pacifique, Mais ce n'est pas exactement ce qui s'est passé. Ce silence a en réalité permis aux responsables de cette période de se maintenir en place. Ils ont dû mettre fin aux exactions les plus sanglantes et se faire discrets, mais pas se retirer, pas tout perdre. Les victimes, elles, ont bien tout perdu. Elles ont perdu tout ce qu'elles ont subi pendant la guerre civile mais aussi depuis, le droit a être reconnues, respectées et aidées en tant que victimes. Au contraire, elles étaient le témoignage vivant et gênant d'une chose qu'on voulait oublier. On ne pouvait pas le leur dire mais on souhaitait les voir se cacher, disparaître, plus encore que les criminels. Elles témoignaient de l'injustice profonde dont tous étaient coupables et qu'elles avaient subi. On commence à douter (plus ou moins sincèrement) de leur réalité. On organise leur oubli. La mémoire est chose fragile. « Un souvenir est toujours écrit sur de l’eau, du sable, des matières qui changent et fuient. »

Ainsi en est-il de Aube qui, égorgée à cinq ans lors du massacre de son village (plus de mille victimes) et ayant miraculeusement survécu, arbore maintenant la cicatrice de son "sourire monstrueux" et oblige ceux qui la voient à se souvenir. Tous la craignent pour cela et sont mal à l'aise en sa présence. Cette tentative de meurtre l'a cependant laissée muette. Elle vit d'un petit salon de coiffure qu'elle possède a Oran et dans lequel se retrouvent les femmes du quartier de plus en plus interdites d'espace public. Malheureusement la mosquée est toute proche et le nouvel imam a la haine des femmes chevillée au corps. Ses prêches sont de plus en plus haineux. Un matin, Aube retrouve son salon de coiffure saccagé dans l'indifférence de la police.

Parallèlement, Aube, célibataire, est enceinte et ne désire pas garder le bébé à venir. Elle est persuadée que ce sera une fille et comment une fille pourrait-elle être heureuse dans l'Algérie qui est en train de se bâtir, de plus en plus répressive. Elle s'est procuré trois comprimés qui lui permettront d'avorter, en attendant, perturbée, elle fait le point de sa vie en se racontant en pensée à cette fille qu'elle porte. C'est ainsi que le lecteur en apprendra plus tant sur ce qui s'est passé pendant la guerre civile que sur ce qui se passe depuis. Ainsi, et également grâce aux rencontres qu'elle fera et aux récits que lui feront ces témoins.

Kamel Daoud use d'une langue très littéraire et belle.

"Les neuf ou dix ou dix-neuf soldats qui se trouvaient sur ce barrage avient été tués une heure après mon passage le matin. Je n'ai pas bougé, sauf une pierre dans ma poitrine qui me broya les côtes. Tout autour, le vent convoitait leur souffle et le grand Sahara nous tournait le dos. On a toujours l'impression qu'une personne vous observe de très loin dans ces lieux où rien ne pousse à part les songes ou les levers de soleil."

Son récit progresse en un mouvement en spirale, comme celui qu'on fait pour nettoyer une vitre. De ce fait, il ne progresse pas vite et semble au contraire, insister sur chaque passage plutôt que filer plus loin. C'est ce qui, volontairement je pense, enlève de la fluidité au récit. L'idée n'est pas qu'il file avec aisance du début à la fin de l'histoire qui nous est racontée. L'idée est au contraire d'insister sur tout, que rien ne "passe tout seul" et même, que rien ne passe du tout. Kamel Daoud veut que les choses soient gravées dans le roc, qu'elles soient là, qu'elles soient dites, et qu'elles s'imposent à tous. La suite, oui, un après pacifique, oui, mais pas sur un déni. Il ne peut en fait se construire durablement que sur une vérité reconnue et publique. Or, "Le colonel voulait arracher mon talent, le déraciner ou l'écraser avec sa chaussure ou lui mettre un voile ou une arme dans la bouche, et même lui interdire d'avoir une bouche, d’ailleurs!"

Ce roman est une belle œuvre, mais elle n'est pas très facile à lire. Elle exige un effort de son lecteur. J'ai trouvé aussi que les motivations d’Aube dans la deuxième moitié étaient un peu incompréhensibles, mais que sais-je de la psychologie d'une rescapée d'assassinat? J'ai trouvé également le passage à cette seconde moitié trop abrupt pour moi. Il n'y a pas de transition et, désorientée, j'ai perdu du temps à resituer les personnages.

978-2072999994

28 décembre 2024

Une trajectoire exemplaire

de Nagui Zinet

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En août dernier, pour la rentrée littéraire, parmi les livres (pas très nombreux, on ne peut pas tout lire) qui avaient retenu mon attention, il y avait celui de Nagui Zinet. Il s'est imposé comme une évidence car c’était celui qui attisait le plus ma curiosité. Pas long, en plus, c'était sûr que j'allais le lire, et voilà, c'est fait.

"Une trajectoire exemplaire" est un premier roman et j'ignorais tout de l'auteur. Je ne connaissais même pas encore son compte Instagram. Pour commencer, j'ai été vraiment séduite par son écriture. C'était vif, incisif original.

Le premier chapitre, deuxième personne du pluriel, vous recadre en vous rappelant ce qu'est la vie -du moins dans la vision que le narrateur en a- et vous découvrez ainsi également le narrateur. Le deuxième chapitre, troisième personne du singulier, vous raconte l'emploi du temps habituel de ce narrateur qui du coup, devient personnage du récit. Il s'appelle Guyader. La dernière femme de sa vie l'a quitté il y a six mois, le laissant dans la plus complète vacance. Il ne quitte plus son lit que lorsqu'il y est absolument obligé. Il est juge d'instruction et il est chargé du dossier de N. , accusé du meurtre de sa compagne. N. tenait un blog qui était son journal, autant dire que la tâche des enquêteurs est simplifiée. "Un tissu de mensonges, de délires où parfois la vérité a réussi à s'accrocher." Guyader le relit.

Chapitre trois, deuxième personne du singulier. N. , devenu le narrateur, se parle à lui même et commente ce qu'il vit et fait. Ce sera le cas presque jusqu'au bout. Nous découvrons un looser sans profession qui sombre dans l'alcoolisme et erre en jetant sur autrui comme c'est souvent le cas, des regards méprisants. C'est un alcoolique aux références littéraires, qui se voit lui-même écrivain. C'est un mythomane également, qui agrémente ses stations aux différents comptoirs, de ses affabulations. Il parle facilement aux gens. Il a une liaison mais là encore il bousille ses chances par égoïsme et paresse. J'ai regretté que l'auteur ait entretenu une ressemblance forte entre ce personnage et lui (initiale, goûts littéraires et cinématographiques, aspect) La ressemblance est si accentuée qu'on est obligé de se demander à quel moment ils ne partagent plus les mêmes opinions. C'est gênant car N. n'est vraiment pas sympathique et mieux on le connaît, moins on l'aime. Et puis, il faudrait qu'il se méfie de l'humour de comptoir, à la longue, ça déteint et ça salit... N. devient sexiste, lourdingue et perd complètement le sens des valeurs. Adios, N!

Finalement, on retrouve Guyader qui fait le point sur cette lamentable affaire. Dommage qu'il soit lui aussi un peu taillé sur le même modèle dépressif. Je n'aurais pas détesté voir des personnages mentalement plus contrastés. Par contre, j'ai beaucoup aimé l'écriture:

"Tu as vingt cinq ans, le physique d'un lycéen, le foie d'un pilier de comptoir et tu écoutes Souchon. Tous les matins tu as l'impression de commencer une partie de scrabble avec sept consonnes."

Et globalement, le livre m'a intéressée. Je lirai le prochain roman de Nagui Zinet. On verra bien. Car il a beau déclarer en interview "L'écriture ne représente pour moi qu'une occupation du temps, ni plus ni moins importante que le football ou toute autre activité", je serais bien étonnée qu’il n’y ait pas de second livre.

978-2073071798

12 décembre 2024

Le Bal 

d’Irène Némirovsky

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L'éditeur présente ce livre comme "une critique impitoyable, très virulente des nouveaux riches" mais ce n'est pas ainsi que je l'ai pris. D'ailleurs pourquoi critiquerait-on les nouveaux riches plus que les anciens? Y aurait-il un honneur particulier à avoir hérité d'une fortune familiale plutôt que de l'avoir bâtie soi-même? Y a-t-il même un honneur à être riche? Bref, vous le voyez, je n'étais pas du tout sur la même longueur d'ondes, alors reprenons.

Publié en 1929, alors qu'Irène Nemirovsky avait 26 ans, ce court roman raconte une anecdote qui a la charge explosive d'une caisse de bâtons de dynamite. Ce qui va se jouer sous nos yeux avec une totale cruauté réunit paradoxalement toutes les caractéristiques de l’anecdote et celles de la grande métaphore. Ce drame familial a valeur de peinture sociale et psychologique et lance ramifications et conséquences dans toutes les directions.

Les Kampf sont un couple très ambitieux qui, partis de pas grand chose et même de la pauvreté, ont accédé à la vraie fortune grâce au talent et à la chance du mari dans les jeux de Bourse. Ils ont maintenant pignon sur rue et se sont empressé de couper tous les ponts avec leur ancienne vie. Ils ont emménagé dans les beaux quartiers et dissimulent leur vie antérieure sous le voile commode de séjours changeants dans des résidences "dans le Sud". Il leur reste à faire leur entrée dans le "beau monde" où leur fortune ne suffit pas à se faire inviter. Aussi ont-ils l'idée de donner un grand bal luxueux, afin d'attirer l'attention sur eux et de commencer à se faire connaître. Ils prévoient 200 invités! Pas moins. Il leur faut frapper les esprits. Ils ont attendu longtemps cette fortune et ils n'entendent plus perdre de temps.

Le récit nous est fait à hauteur de leur fille qui, adolescente, ignore bien à quel point elle ressemble/ra à sa mère dont elle subit les rebuffades incessantes. La mère craint que leurs origines modestes ne transparaissent par leur fille, aussi met-elle tout en œuvre pour lui faire donner tout le vernis nécessaire et est-elle plus que très exigeante, la reprenant sans cesse.

La jeune-fille, de son côté, n'a que 14 ans et rêve plus de prince charmant que de fortune, bien que les deux soient totalement liés dans ses rêveries. L'amour y prend la plus grande place, mais dans un décor luxueux qui lui semble une évidence. Aussi, quand elle entend parler de ce bal et qu'elle passe la soirée à rédiger les enveloppes d'invitations avec ses parents en écoutant leurs projets, n'a-t-elle plus qu'une idée en tête : sy montrer. Mais sa mère la remet bien vite à sa place. Elle-même accède enfin à un évènement mondain si ardemment désiré depuis des lustres, ce n'est certes pas pour s'y montrer affublée d'une fille déjà grande qui montrera à tous son âge. La gamine ulcérée ne peut accepter cette frustration et commettra l'irréparable.

C'est énorme! C'est affreux! C'est un régal! On est horrifié et amusé en même temps/ On condamne tout le monde et on les plaint tous. L'anxiété, le désir, l'envie, l'ambition impitoyable s'expriment avec une force sans nuance. La personnalité de tous les personnages est bien montrée, même si on les voit peu, et chacun ne pense clairement qu'à lui-même et est prêt à y sacrifier tous les autres.

Irène Némirovsky sait faire naitre des émotions fortes chez ses lecteurs. Elle en joue et nous fait rire et compatir en même temps. Une réussite totale au point de vue psychologique autant qu'à celui du suspens et de la capture du lecteur. Se lit vite mais ne sera pas vite oublié !

9782246151340

25 novembre 2024

Papa part maman ment mémé meurt

de Fabienne Yvert

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Petit exercice de style en trois mouvements, très réussi. Ce tout petit livre abrite un jeu de prose poétique et une leçon de vie. Leçon non pas donnée doctement, mais que nous tirerons nous-mêmes de ce qui nous est exposé. La narratrice, la fille de la maison, que nous prenons d’abord pour une petite fille mais dont sa mère dit qu’elle se veut artiste, donc, au moins une étudiante. Il y a aussi un frère, mais juste à l’arrière-plan, flou.

Les phrases, brèves, imagées, à fort pouvoir évocateur, disent des faits -réels ou non- et n’engendrent que des émotions. (On sent que l'auteur a aimé jouer de cette dualité faits-émotions). Avalanche de mots chacun choisi avec soin, dès la couverture


(C'est moi qui ai souligné)

Phrases distribuées en très courts paragraphes que le lecteur avale sans souffler.

Paragraphes partagés en trois chapitres, Papa, Maman, Mémé qu’on n’avait pas vue jusqu’alors et qui n’apparaît que le temps de disparaître. Trois périodes de la vie à forte charge émotionnelle que la plupart traversent ou ont traversés, où les émotions s’enflent d’une telle violence qu’elles prennent le dessus, emportant prévisions et projets comme fétus de paille. On peut essayer de se protéger, mais rien n’y fait. Nous sommes avant tout des êtres sensibles. Et pas seulement dans les grands moments de la vie d’ailleurs, mais par exemple, rien qu’en lisant ce petit bouquin qui nous a remués comme il voulait.

Ça peut être joué au théâtre, et d’ailleurs, ça l’a été.

Fabienne Yvert a publié plusieurs autres livres (toujours courts, me semble-t-il), mais je ne la connaissais pas.

978-2913886070