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23 mars 2024

Le cas Malaussène -2- Terminus Malaussène

de Daniel Pennac

****+

J'en avais entendu des échos assez variés mais plutôt réservés dans l'ensemble, c'est pourquoi je ne m'étais pas précipitée pour le lire. Et puis, j'avais lu le premier tome de ce Cas Malaussène qui s’interrompt de manière tellement abrupte! Il fallait bien que je finisse par savoir comment tout cela se terminait. Fan des premières heures, j'avais passé trop d'excellentissimes heures de lecture avec cette tribu chaleureuse pour ne pas continuer à lire tant que Pennac continuerait à raconter.

J'ai pourtant eu du mal pendant toute la première moitié. Pas que ce soit inintéressant, il y a beaucoup de choses bien intrigantes qui se mettent en place, beaucoup de personnages surprenants et intéressants qui se précisent et captent l’intérêt mais je ne sais pas... une question de rythme plutôt. J'avais sans arrêt l'impression qu'on nous racontait une deuxième fois quelque chose qu'on venait de nous dire. Des sortes de récapitulations à répétition d'autant plus longuettes qu'elles étaient inutiles. C'était contrariant. On se sentait ralenti. D'autant plus contrariant que ce tome ultime n'avait pas besoin d’être aussi gros. Normalement, c’est plutôt une petite cuisine d’auteur qui tire à la ligne, ça. Peut-être en fait, Pennac renaclait-il à approcher de la fin... Bref, tout de même, il y avait tellement de choses qui titillaient ma curiosité, et des choses originales aussi, pas du « déjà vu », que je n'ai jamais envisagé d'abandonner et à peu près au milieu, ça y est, le récit s'est envolé et on a enfin filé jusqu'au bout sans rabâchage. Il y avait un point très important concernant Pépère que j'avais deviné très tôt et je voulais absolument voir si je me fourrais le doigt dans l’œil ou si j'avais raison. Ca motive. Ce n'était d'ailleurs pas la seule hypothèse que j'avais à vérifier car, comme dans tout bon roman à suspens, j'avais envisagé des réponses aux divers problèmes (assez nombreux ici) et je voulais voir comment les choses allaient tourner. Tout cela fait qu'une fois lancée et le rythme retrouvé, les 450 pages se dévorent très bien. Je ne regrette pas d'avoir tenu à finir cette saga familiale unique. Il aurait été dommage de ne pas aller jusqu'au bout. Bravo Daniel Pennac !

Et bonne nouvelle pour ceux qui ont patienté : Terminus Malaussène sortira en poche début juin

978-2072743863

13 mars 2024

Treize minutes

de Nicolas Rey


Court roman (120 pages) péché dans une boite à livres parce qu'il me fallait un nombre pour mon Petit Bac et qu'il ne me restait pas beaucoup de temps. Me tenant scrupuleusement à l'écart de la moindre info sur le showbiz littéraire, j'ignorais tout de l'auteur (même son nom).

Publié en 1998, ces Treize minutes sont le premier roman de Nicolas Rey et témoignent bien d'un temps désormais totalement révolu. C'était l'époque où l'on pouvait dire, écrire, et parfois faire n'importe quoi sans conséquences. Il a peut-être été bon que cette période ait lieu, mais il nous est aujourd'hui difficile de même la comprendre. Les temps changent. Fini le règne sans vergogne des prédateurs. La page est tournée au point qu'on a même du mal à croire ce que l'on lit lorsqu'on tourne les pages de ce roman. Mais c'était ainsi, une fiction toxique qu'on lisait sans la croire mais qui, si elle ne dépeignait pas des faits réels, témoignait quand même d'une ambiance sacrément pourrie jusqu'à la moelle. Ces temps sont révolus.

Le "héros" et narrateur s'appelle Simon, vit d'on ne sait quoi, sans doute aux crochets de son meilleur ami lui-même épave mais fils à papa, et combine le fait d'être totalement obsédé sexuel à celui d'être tout aussi totalement accro à tout alcool et stupéfiant. Il s'imagine constamment être éperdument amoureux d'une femme ou d'une autre, ce qui lui permet de belles envolées lyriques, et en attendant d'être payé de retour, harcèle et plus, toute femme passant à sa portée. Son meilleur ami a la même attitude. C'est glauque, cynique, hyper cru (pour adultes avertis), malsain, ça va jusqu'au viol et au meurtre que le narrateur considère plutôt comme des preuves d'amour ou d'amitié. Pour lui, les femmes ne sont que marchandises consommables, seuls les hommes sont des personnages. C'est totalement socialement incorrect et même tout à fait psychotique. C'est l'histoire d'une dérive totale, avec une épave principale qui continuerait à se voir comme "du Simon grand style : ironie, cynisme, élégance" alors que si une chose est sûre, c'est qu'en le voyant, on ne pense pas "élégance". Le problème, c'est que littérairement, ça m'a semblé très bien fait. Dommage que l'auteur ait quelque peu suivi les traces de son héros et qu'au lieu d'accoucher ensuite d'une œuvre littéraire, il se soit retrouvé à même pas 50 ans avec "un corps de septuagénaire, cabossé par des années d'excès" (Marianne, 16 mars 2018) , chroniqueur chez Hanouna et plagiaire…

Comme je suis malgré tout une scrupuleuse, je me demande aussi "Est-ce que je ne manque pas de recul ?", "Est-ce que je ne prends pas ça trop au pied de la lettre ?" Quand on lit Histoire d’O ou Les infortunes de la vertu, on ne se pose pas tant de questions. Oui, mais le problème, là, c’est le manque de recul justement, mais de l’auteur cette fois, on se demande si c’est du lard ou du cochon... Il y croit?

Bref, je ne sais pas. Je tourne la dernière page sans regret. Je ne le relirai pas. Je ne vais même pas le remettre dans une boîte à livres.

9782290351451



17 février 2024

Misericordia

de Lidia Jorge

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Prix Médicis étranger 2023


Elle s'appelle Maria Alberta Nunes Amado, dite Alberti. Elle est très âgée et vit dans un Ehpad de luxe (baptisé comme si on n'y faisait qu'un séjour, "l’hôtel Paradis" - de bon augure) depuis qu'elle a perdu son autonomie. Elle ne peut plus marcher ni rien tenir de ses doigts si ce n'est un petit bout de crayon qui lui permet parfois d'écrire quelques mots qui font office de poèmes. Pour le reste, elle le confie à un petit magnétophone. Elle parle de ses journées, des évènements qui agitent l'établissement, de ses propres préoccupations, de ses souvenirs mais pas trop, elle est plutôt dans le présent, de ceux qui l'entourent, résidents comme elle ou employés, pour la plupart très bienveillants. Elle cultive la joie comme un rempart à la mort. « Oh ! Joie, conduis-moi à travers la rue tortueuse- La mort dort à la porte. Je la chasse avec ton bâton. »

Les journées défilent, sur une année, et témoignent d'une vie minuscule mais précieuse, comme toutes les vies innocentes, sa fille Lidia Jorge, écrivaine, leur donnera une forme littéraire pour créer ce chef d’œuvre où il est sans intérêt de chercher à démêler la réalité de la fiction car tout est vrai au sens humain et littéraire du terme. Alberti voit bien des choses et les interprète à son aune. Elle accorde importance à ce qui fait sa vie, alors comment pourrait-on dire que ce sont des peccadilles? Elle comprend beaucoup de choses humaines mais ne peut en atteindre d'autres (en particulier en ce qui concerne sa fille). En général, elle parle le langage de l'empathie et de l'indulgence. Pour d’autres autour d’elle, l’approche de la mort rime avec bigoterie délirante. Maria Alberta a toute sa tête, mais bien sûr, comme nous d'ailleurs, juge d'après son propre monde, ce qu'elle vit et ses connaissances. Elle est sans force, totalement dépendante, et pourtant soudain capable de revendiquer, de se défendre et même de défendre d'autres, victimes d'injustices et d'attaquer frontalement les "Méchants".

Les jours passent, nous la suivons et voyons les situations évoluer. Nous nous attachons à elle et aux autres occupants de l’établissement. La vie coule doucement, même si assez souvent, survient la mort, qu'elle appelle Nuit, sans doute par peur même de la nommer et qui la guette, en particulier au cœur de certaines nuits d'insomnie, ou qui frappe autour d'elle. Des personnages plus ou moins importants de son entourage disparaissent régulièrement. L'ambulance les emporte, souvent de façon imprévue, pour un voyage toujours sans retour. Ou alors, ils s'effondrent soudain le nez dans leur assiette ou au milieu du salon... rappelant à tous leur sort proche. « Ici, à l’hôtel Paradis, rares sont les jours où quelqu’un ne meurt pas. L’un meurt, un autre entre, on est toujours soixante-dix. » Mais Alberta n'entend pas se laisser faire et est persuadée qu'elle saura lutter contre cet ennemi-là aussi.

Et puis soudain surgit le Covid*. Il envahit le pays, encercle la résidence, puis y pénètre, infestant employés comme résidents, les premiers reviennent généralement, sauf lorsqu'ils fuient vers leurs familles, les seconds, non. Mais Dona Alberta sait qu'elle sera épargnée et elle ne s'inquiète pas trop.

Un livre qui parle de la mort et donc de la vie, de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas, des gens bien et des autres (mais non, Alberti, M. Tó n'entrait pas dans la première catégorie).

Extrait :

« - Le cycle de la nature va jusqu’au bout et reprend au début. Il ne s’arrête jamais. Mais les êtres humains, quand l’hiver arrive, n’ont plus aucun autre printemps. Ou si ?

- Si, bien sûr, a-t-elle dit. Parce que nous, comme on ne peut pas répéter le cycle naturel des saisons, nous inventons une manière de surmonter cette limitation.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Parce que nous remplissons les quatre saisons de notre vie avec les cercles des vies des autres. Chacune de nos vies peut contenir mille, deux mille de vie en ajoutant le récit de la vie des autres qu’on croise sans arrêt. »


* Oui, je sais que l’Académie dit La Covid, mais moi, non, car elle est censée décider du genre des mots nouveaux sauf lorsque l'usage courant leur en a déjà largement donné un, et j'estime que c'était le cas. (D'autant que la raison de son choix ne m'a pas convaincue). D’ailleurs d’autres dictionnaires disent comme moi.

979-1022612920


#Misericordia #LidiaJorge  #LapetiteLISTE   #sibyllinele

cture   #bookstagramfrance #littérature  #findevie

12 février 2024

Le cas Malaussène  -1- Ils m’ont menti

Daniel Pennac

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Sans doute la famille Malaussène manquait-elle à Daniel Pennac qui a voulu la retrouver et retourner se chauffer à sa fantaisie optimiste... et ma foi, moi aussi. J'avais passé de si bons moments avec ces gens-là ! Alors, allons-y, revenons étudier ce "Cas Malaussène".

17 ans ont passé depuis le dernier et Pennac a vieilli, nous avons vieilli nous aussi, et nous ne sommes donc pas plus surpris que cela de retrouver les membres de la famille vieillis également. Moi, en tout cas, cela m'a paru bien naturel. Les enfants ont tous quitté le nid, on en est aux petits-enfants. On en est tous là, nous, ses lecteurs des débuts. Malaussène pourrait songer à la retraite s'il le voulait, mais il travaille encore pour la Reine Zabo. Il se demande parfois pourquoi, et ne se répond pas trop. Son emploi consiste à protéger les Vévés de la vaillante maison d'édition. Les Vévés, ce sont les tenants de la Vérité Vraie, ces gens qui assènent leur vision du monde à tous avec la certitude qu'elle est la seule ayant un peu de validité. Cette affirmation les amène bien sûr à se heurter, parfois de façon dangereuse, avec ceux qui ne sont pas de cet avis, et Benjamin est chargé de veiller à ce que personne ne dégomme les poulains de la Reine Zabo. Il dispose pour ce faire de larges crédits et de l'autorisation d'utiliser tous le panel de ses relations et connaissances (réputées originales). Nous retrouverons ainsi beaucoup des rôles secondaires des tomes précédents, et c'est bien agréable. Et ne vous inquiétez pas si vous les avez oubliés (c'était mon cas), un répertoire final, très efficace et très complet, vous permet de sauter sans peine cet obstacle.

Cette fois, Malaussène doit veiller sur la survie d'un auteur vedette dont le premier livre a valu la fortune à la maison d'édition, mais, dans la mesure où ce fameux livre était une charge assassine contre toute sa famille, il lavait valu à l’auteur une tentative de meurtre de la part de ladite famille. Eh oui, utiliser la vie des autres comme matériau à ses ouvrages n'est pas sans risque. Maintenant, le Vévé (surnommé Alceste, trouvez pourquoi) est maintenu en plein maquis par Malaussène et ses amis, coupé de tout et surveillé par les gros bras locaux, pendant qu'il rédige le second volume, qui sera encore pire, il l'a promis.

Pendant ce temps, les jeunes Malaussène s'occupent, avec plus ou moins de réussite, mais avec originalité toujours. On peut leur faire confiance. Du bon Pennac, donc

Mais, mais, mais, car il y a un mais. Qu'est-ce que c'est que cette parution tronquée !?!?!?

Nous avons là un tome 1 de moins de 400 pages écrites gros, qui a juste le temps de nous mettre tout le monde en place et dans une situation... disons instable. Et quand nous sommes bien lancés, fin du tome 1 ! Il faudra vous procurer le tome 2, parce qu’on ne peut pas rester comme ça, voyons ! Et oui, là, avec la suite, bien intitulée "Terminus Malaussène", ce sera vraiment fini.


978-2072935442

#lecasmalausseneilsmontmenti #lecasmalaussene1  #lecasmalaussene  #DanielPennac  #LapetiteLISTE   #sibyllinelecture   #bookstagramfrance #littérature #romanpolicier  #polar   #romanspoliciers

02 février 2024


A Dieu vat 

de Jean-Michel Guenassia

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"A Dieu vat" est une expression courante de ces années-là qui voulait dire "Alea jacta est", "Le sort en est jeté", "Allons-y, le reste ne dépend plus de nous" (le "t" étant un maintien de l'expression en son état original ), et les occasions de l'employer ne vont pas manquer dans ce roman captivant.

Le récit que Jean-Michel Guenassia nous fait débute en 1924 quand Irène, jeune serveuse de guinguette tombe amoureuse d'un "Valentino" de pacotille, et nous emmène jusqu'à la fin des années soixante, avec un focus sur l’Algérie qui cesse d'être française et les essais nucléaires ultimes qui ont été commis sur son sol. Personnellement, je ne suis pas fan des regrets, des excuses, des longues "dettes de l'Histoire" qui à mon sens n’arrangent rien, mais je ne le suis pas davantage des omertas, et cette mise à plat de notre accession au rang de puissance nucléaire, m'a beaucoup intéressée.

Les circonstances font que quatre enfants sont élevés ensemble. Ce sont les enfants de deux amies de la haute société: Daniel, fils de Madeleine Jansen et Thomas et Marie, jumeaux, enfants de Jeanne. A eux s'ajoute Arlène, fille d'Irène, modeste couturière mais aussi amie des deux précédentes. Arlène et Daniel ont la particularité d'être nés le même jour. Les quatre enfants grandissent en restant proches et bientôt, à la surprise générale, Arlène révèle avoir des dispositions exceptionnelles en mathématiques. C'est ce qui incitera les familles aisées à la soutenir dans des études que sa mère ne voit pas d'un bon œil. Elle s'acharnera jusqu'à surmonter toutes les injustices sexistes possibles, jusqu'à devenir l'une des première femmes ingénieur atomique de France.

Les quatre enfants, sont des personnages auxquels l'auteur a vraiment bien su donner vie et épaisseur. Les quatre nous captivent. Je pense que pour quasiment tout le monde, Arlène restera la personnage le plus attachant et le plus marquant du fait de sa vie beaucoup plus difficile et de ses mérites réellement exceptionnels. On rage du sexisme qui la bride, et on doit s'avouer qu'il a encore de beaux restes, hélas.

"Après huit ans de présence, je suis la seule de l'équipe du Fort de Châtillon à n'avoir obtenu aucun avancement quand tous mes camarades sont devenus directeurs de départements ou chefs de service. Moi, je suis restée ingénieur, voyant une foule de nouveaux venus me passer devant à chaque promotion, et quand j'ai exprimé ma déception, on m'a fait comprendre que j'étais une râleuse, jamais contente."

Une peinture très vivante de toute une époque, un roman qui nous emporte et qui comble son lecteur, sont les raisons pour lesquelles je le recommande vivement malgré des explications techniques peut-être trop détaillées et trop longues dans le dernier tiers (sans doute, Jean-Michel Guenassia ne voulait-il pas se laisser accuser d'approximation ou de méconnaissance du sujet). Mais globalement, le rythme est préservé et le récit se maintient.

978-2226483935


23 janvier 2024

Panorama 

de Lilia Hassaine

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Dystopie d'un futur à la date non précisée.

Lilia Hassaine imagine d'appliquer purement et simplement dans les faits le fameux dilemme de la sécurité et de la liberté individuelle (qui est d'ailleurs un pléonasme, alors disons, de la liberté). La société, police, voisins, proches, collègues etc. peuvent vous protéger et assurer votre sécurité, mais encore faut-il pour cela qu'ils sachent que vous êtes agressé. L'agresseur de son côté, le plus souvent, n'agira pas à la vue de tous mais choisira au contraire un lieu clos ou retiré. Jusqu'à votre propre maison comme en témoignent les féminicides et la pédocriminalité. Aussi la société a-t-elle décidé de rendre absolument tous les lieux, jusqu'à même votre chambre à coucher visibles de tous en permanence. Elle a choisi de faire vivre ses citoyens dans des aquariums où rien ne peut se passer à l'abri des regards. Ceux qui refusent cette ingérence, vont vivre à l'extérieur de la cité, dans des zones non surveillées où les murs sont autorisés et où la vie privée est respectée, mais attention, la police ne surveille carrément plus ces zones, estimant que les citoyens qui veulent être protégés n'ont qu’à aller vivre dans la zone ouverte. Non seulement les citoyens des zones non protégées ont une vie plus dangereuse, mais ils sont également socialement déconsidérés car la plupart ne s'y trouvent pas par choix, mais parce qu'il n'ont pas les moyens de se payer les maisons de verre..

Les années passent ainsi, pour eux la criminalité à disparu, mais un beau jour, c'est toute une famille qui a purement et simplement disparu, et ce, dans le quartier le plus huppé et donc le plus surveillé ! Il est impossible qu'ils soient bonnement partis, on les aurait vu s'en aller, impossible qu'ils aient été enlevés, on aurait également forcement vu leurs agresseurs et pourtant, un beau matin, ils ne sont plus là et personne n'a la moindre explication à fournir.

Hélène, commissaire, vivant elle-même dans la zone surveillée et rencontrant de gros problèmes de couple avec un conjoint peinant à s’adapter à une vie si exposée, est chargée de l'enquête. Assistée de son adjoint Nico, elle va chercher partout, interroger tout le monde, envisager toutes les hypothèses (mais lesquelles face à un évènement tout simplement impossible?) pour tenter de comprendre ce qui sest passé et retrouver les trois disparus. Nous la suivrons dans cette étrange enquête, en apprenant à chaque page un peu plus cette société qui a choisi la sécurité, mais à quel prix? Une société du "tout visible" est-elle même possible ? L’homme peut-il se départir de sa part d’ombre ?

Et nous, quel choix sommes-nous en train de faire?

Un livre assez captivant parce que bien sûr, on essaie de deviner avant Hélène ce qui s'est passé. Je n'ai pas réussi mais je m'en veux. Si j'avais pris le temps d'un examen plus logique de la situation, j'aurais deviné. Bref, j'ai passé un très bon moment et j'ai trouvé l'hypothèse de départ (intimité – sécurité) très intéressante à voir développer. Je conseille vivement.

Ingannmic et Keisha l'ont lu aussi.

978-2073035059



08 janvier 2024

Veiller sur elle 

de Jean-Baptiste Andrea

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Prix Goncourt 2023

Un titre qui m’a réconciliée avec ce bon vieux Prix Goncourt, quoi qu’il soit par ailleurs.

Dans le monastère retiré de Pietra d'Alba près de Gènes, les moines accompagnent l'un des leurs dans ses dernières heures de vie. L'un des leurs pour l'existence qu'il a menée pendant toutes ses dernières années, mais pas un moine cependant. Il vit parmi eux depuis plusieurs décennies, depuis que leur monastère abrite une statue si remarquable qu'il a fallu la soustraire au regard du monde qu'elle troublait trop; et depuis elle est là, enfermée dans une salle du sous-sol et ne reçoit que de très rares visiteurs.

Le mourant s'appelle Michelangelo Vitaliani. dit Mimo, et pendant les longues heures de son agonie, se déroule le récit de son existence depuis son plus jeune âge, existence qui ne fut pas banale et que le lecteur dévore avec un intérêt passionné. Michelangelo était sculpteur, il est né au début du vingtième siècle et a tôt perdu un père aimant et pauvre, sculpteur qui a servi de chair à canon en 1914. Envoyé chez un oncle en Italie, Mimo a appris la sculpture à la dure mais avec un talent hors norme. Il a vécu quatre-vingt deux ans et a donc été témoin des transformations incroyables qui ont vu ce siècle passer du cheval de trait au tout connecté, mais le principal fait est que lui, l'orphelin pauvre, a rencontré Viola Orsini, la riche fille d'une grande famille, aussi extraordinaire que lui, et qu'ils se sont reconnus et mutuellement adoptés et toute leur vie (et celle de quelques autres) en a été changée. Une précision, Michelangelo adulte mesure un mètre quarante.

Un roman magnifique que je ne déflorerai pas davantage puisque de toute façon, vous allez le lire et vous en régaler également.

C'était ma première lecture de J-B Andrea mais maintenant, d'autres sont déjà prévues car j'apprécie plus que tout les écrivains au très beau style et à l'imaginaire puissant. Je n'ai que faire des "fines" analyses égocentrées, mais si je trouve un auteur qui me livre des mondes, qui me transporte dans le temps et dans l'espace, qui me fait rencontrer des personnages vrais, alors je ne le quitte plus avant d'avoir tout lu.

978-2378803759

03 janvier 2024

Saules aveugles, femme endormie 

de Haruki Murakami

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Un recueil de nouvelles, chose assez rare chez moi. Il aura fallu que ce soit un auteur qui m'attire vraiment, mais pour Murakami, je suis prête à surmonter ma réticence envers les récits courts. Vingt-trois nouvelles, quand même, c'est dire que certaines sont assez brèves mais le recueil compte quand même 510 pages... Certaines de ces nouvelles avaient déjà été publiées auparavant, mais pas toutes, d'autres ont été rédigées pour l'occasion. L'auteur dit parfois que la rédaction de nouvelles est comme une récréation pour lui au milieu de l'écriture de romans. J'ai eu à la lecture l’impression qu'elles avaient été écrites par un Murakami trentenaire ou à la limite quadragénaire, ce qui se confirme, même si certaines ont été rédigées plus tard. Elles le furent entre 1980 et 2005 selon Wikipédia (soit de 31 à 56 ans).  Dont acte. Elles ont été choisies par l'auteur lui-même pour composer ce recueil.

Les sujets sont très divers mais on trouve très souvent des histoires de jeunes couples en formation ou en voie de délitement. On retrouve les personnages de Murakami, propres, lisses et en même temps insondables. Plusieurs ressassent des histoires par lesquelles on sent que l'auteur est lui-même fasciné. Il les saisit, les anime, les fait tourner devant ses yeux pour en examiner les différentes facettes et les pousser un peu plus loin qu'elles ne sont allées, ou pourraient aller...  La nostalgie n'est pas exclue non plus car on se plonge plusieurs fois dans des souvenirs d'adolescence, les études, les amis, les filles,  les soucis de virginité, peu ou pas de famille ou juste à l'arrière plan, dans le décor (sauf pour la nouvelle éponyme, justement). Une vision poétique du monde qui frôle souvent le fantasme, où l'imaginaire flirte avec le réel, où le non-dit est à créer par le lecteur.

Si vous ne connaissez pas encore l’œuvre de cet auteur, premièrement, il faut rapidement faire quelque chose, deuxièmement, ce recueil peut être une base de départ. Il ne me semble pas exagéré de dire que selon que vous l'aimerez ou non, vous aimerez l'ensemble. Il y a "l'ambiance Murakami".

C'est un bon recueil. N'hésitez pas s'il passe à portée de votre main.

978-2264044747



19 décembre 2023

Meursault, contre-enquête
de Kamel Daoud
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Goncourt du Premier Roman

Ce roman est un exercice de style, un rébus, un sudoku. Il est plein d’astuces et de clins d’œil à L’étranger de Camus, qui permettront à tous des petites jubilations, des sentiments de connivence bien plaisante, à chaque fois qu’ils en reconnaîtront un. Au "Aujourd'hui, maman est morte.", incipit du chef d’œuvre, répond un insolent "Aujourd'hui, M'ma est encore vivante.") qui cueille directement le lecteur et le met tout de suite dans l'ambiance. Pour ma part, j'ai tout de suite été séduite. De même, la dernière phrase est celle de L’Etranger, sans modification, cette fois. Entre les deux pourtant, ce n'est pas la même histoire. Je trouve qu'on pourrait voir celle-ci comme si elle avait été dessinée à partir d'un calque posé sur celle de Camus, mais mal posé, qui aurait gondolé par endroit, bougé à d'autres, avec même des passages au carbone, comme quand le 14h, soleil étourdissant de Camus, devient le 2h du matin, sous la lune de Daoub. Entre l'incipit et la "haine sauvage des spectateurs", Haroun, le narrateur, avait 7 ans quand le frère Moussa a été tué par l'Etranger. D'ailleurs, c'est lui qui nous apprend qu'il s'appelait Moussa, car rien, dans le livre de Camus, ne donne la moindre indication de l’identité personnelle de "L'Arabe" , l'idée étant justement de ne pas le personnifier. Mais la mère, dont le mari avait un beau jour disparu sans laisser de traces, des années auparavant, avait tout de suite compris que c'était son fils. Pourtant, elle n'avait jamais pu retrouver son corps et ce qui restait de la famille avait dû faire son deuil sur une tombe vide. Le deuil d'ailleurs, n'avait jamais été fait. La mère, ayant découpé dans un journal, deux brefs paragraphes évoquant le meurtre d'un "Arabe" par un Français, avait décrété qu'il s'agissait de Moussa et avait pieusement conservé cette relique qu'elle ne savait même pas lire. Ce fut son fils plus tard, qui la lui déchiffra, puis, comme elle la lui faisait relire en exigeant chaque fois qu'il en déchiffre plus long, ses études ayant progressé, il s'est mis à broder une histoire de plus en plus complète, leur mythe familial. Mais Haroun, depuis ses sept ans, n'avait plus eu de vie à lui. Soumis à sa mère sans image paternelle, il avait été entièrement consacré au culte du grand frère assassiné. On ne lui avait jamais ouvert les portes de sa propre vie et il se retrouvait, célibataire définitif, ayant peu connu les femmes, rassis dans un travail médiocre, une vie médiocre, même son propre  crime, il l'avait commis téléguidé par sa mère, tuant "un Français" presque aussi dépersonnalisé que l'Arabe de Camus. Pour lui, du moins, parce que pour sa mère, pas tout à fait, et ce n'est que   bien plus tard, bien  trop tard, qu'il a réalisé la folie de sa mère et l'étouffement permanent qu'elle a exercé sur lui depuis son enfance.

Alors reprenons, toute l'affaire. Comment l'Arabe tué dans un roman, pourrait-il être le frère dans la vraie vie, de notre narrateur ? Le fait qu'il n'y ait pas de corps, cristallise le paradoxe. Si nous étions dans le monde réel, Moussa n'aurait pu être tué par un personnage de fiction, si nous étions dans la fiction, la Mère aurait récupéré le corps. Ici, Moussa est mort, mais il n'y a pas de corps.

Haroun présente dès le début, sa mère, comme mythomane effrénée, mais n'en tire pas de suspicion. C'est vrai qu'il n'est qu'un enfant et d'ailleurs, ni l'un ni l'autre ne connaît le livre de Camus. Il ne le connaîtra qu'à l' âge adulte, avant, ils n'ont que quelques lignes de journal, ensuite, tentant de faire coller réalité et fiction il suppose à un moment que "A sa sortie de prison, l'assassin écrit un livre qui devient célèbre où il raconte comment il a tenu tête à son Dieu, à un prêtre et à l'absurde" (63)
Il poursuit en amont la confusion entre réalité et fiction, mêlant Camus et Meursault, comme il avait mêlé Moussa et l'Arabe en aval. Et il reproduira d'ailleurs cette scène finale, tenant lui aussi tête aux mêmes. Car plus les ans passent, plus il réalise qu'en fait, c'est de Meursault qu'il est devenu le double. D'ailleurs, comme lui, il sera jugé, moins pour ce qu'il a fait que pour ce qu'il est. On retrouve l'idée du calque que j’évoquais tout à l'heure. L'Etranger est "Un miroir tendu à mon âme"

Ou alors, on est strictement dans la réalité, et Moussa, qui fréquentait une jeune femme libérée d'Alger qu'il savait parfaitement que sa mère n'accepterait jamais, a un jour décidé de faire comme son père et de disparaître sans plus d'explications.

Ou alors, on est tout autant dans la vraie vie (toujours celle du second roman du moins) et un vieil alcoolique cultivé dont le dernier plaisir est la conversation avec les étrangers (car les intégristes le révulsent) apprenant que cet étudiant recherche l'Arabe tué par Meursault, se délecte à lui broder au fil des soirs de bistrot, ce conte qui lui permettra de faire durer ces soirées en  agréable compagnie. Ce qui expliquerait le décalage entre le Haroun médiocre et sans autonomie du récit, et le Haroun indépendant et cultivé qui raconte.  Cet Haroun-là est un homme libre. Mais là, ce n'est plus Meursault, c'est Shéhérazade... 

Ou alors, on est chez nous, un livre à la main, et un jeune écrivain algérien nourri de littérature française, a voulu rendre à Camus un hommage érudit et ludique... et y a d'autant plus parfaitement réussi qu'il était armé d'une fort belle plume.
"Il était presque 2h du matin et seuls les aboiements de chiens au loin, traçaient la frontière entre la terre et le ciel éteint."



Amour

"L'amour est comme une bête céleste qui me fait peur. Je le vois dévorer les gens deux par deux, les fasciner par l’appât de l'éternité, les enfermer dans une sorte de cocon puis les aspirer vers le ciel pour en rejeter la carcasse vers le sol comme une épluchure."


Mer

"La mer, c'est comme un mur avec des bordures molles."


978-2073007278 

14 décembre 2023

Humus

de Gaspard Koenig

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Prix Interallié 2023

Nous avons tous entendu parler d’eux, on les appelle les "bifurqueurs", ce sont des étudiants de grandes écoles, en particulier Agro, qui, au moment où ils reçoivent leurs diplômes, déclarent publiquement qu'ils refusent de travailler pour les entreprises qui nuisent à l'écologie. Que deviennent-ils ensuite? Trouvent-ils d'autres voies? Rentrent-ils dans le rang? Je ne le sais pas. Il faudra que j’aille me renseigner un peu. Les deux héros de ce roman ne sont exactement des Bifurqueurs, mais ils ont les mêmes préoccupations. Sur les bancs de leur école, ils se sont liés d'une profonde amitié et se sont d'autre part tous deux pris de passion pour cet animal étrange que l'on appelle ver de terre, lombric, Lumbricidae etc.  Une fois les études terminées, les deux amis se séparent et chacun va suivre sa voie: Arthur, origine aisée, parleur habile mais plus sombre de caractère, va reprendre une vieille ferme familiale à l'abandon mais qui a été ravagée par les pesticides et autres ...-cides. Il va entreprendre de redonner vie à cette terre stérilisée par la chimie en laissant pousser les plantes et en réintroduisant des vers de terre. Il va tenir un blog de son expérience dans l'idée d'abord de passer une thèse, et ensuite de faire école en diffusant les informations sur le sujet. Kevin, de son côté, taiseux mais solaire, d'origine très modeste, poussé par une ambitieuse camarade, va se retrouver à lancer une start-up de vermicompostage qu'il espère vouée au succès, vu que tout le monde ne parle plus que de compostage...

Nous allons suivre ces deux expériences comme si nous y étions. C'est parfaitement raconté et si on passe deux ou trois détails peu vraisemblables*, une ou deux affirmations formelles dont je doute**, l'histoire tient vraiment bien la route. C'est même un peu plan-plan vers le centre (ce ventre mou des romans un peu longs) mais la fin va bien vous réveiller. J'ai adoré. Je me demandais justement "Que se passerait-il si...?" Eh bien G. Koenig le teste grandeur fiction et ça vaut vraiment le coup d’œil. Quand on pousse les théories à leurs limites, on n'est pas déçu.

Je recommande vivement cette lecture qui expérimente sur une problématique vraiment centrale de notre époque racontant donc une histoire qui nous concerne tous au plus haut point. Que vont donner les tentatives de nos deux amis? Où  vont mener ces deux voies si différentes?  Qu'est-ce qui marchera? Qu'est-ce qui échouera? Pourquoi? Quelle conclusion en tirer? Il va falloir vous imaginer sur le terrain dans les deux cas. Qu'est-ce que vous auriez fait? Ca, c'est le talent de Koenig, il nous met vraiment en situation et le lecteur un peu imaginatif peut s'impliquer à fond et y croire au moins le temps de quelques centaines de pages. J'ai marché à fond. Bravo.



* En Province, TOUT le monde sait qu'on n'a pas le droit de planter un arbre à moins de 2m du voisin. Quelqu'un le lui aurait forcément dit si tant est qu'il ne l'ait pas appris dans son école.

**  Que même à Paris dans les milieux évolués, le fait d'avoir une sexualité variable et à spectre large ne soit pas admis, assertion longuement assenée par l'auteur, je ne sais pas où il a vu jouer ça, je n'y crois pas une minute.



Citation que j'ai particulièrement aimée:

(Les étudiants des grandes écoles) "acquéraient une forme d'incompétence générale qui leur permettrait ensuite d'occuper n'importe quel poste avec assurance".  Formule magnifique qui saisit bien ce que le citoyen lambda constate chaque jour avec incrédulité et consternation ; et là, tout est dit.

9791032927823

09 décembre 2023

Trust 

de Hernan Diaz

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Je n'avais encore jamais lu de roman de Hernan Diaz bien que "Au loin" patiente depuis déjà un bon moment dans ma PAL, mais le Pulitzer qui vient de lui être attribué m'a décidée et c'est maintenant chose faite.

"Trust" est vraiment un roman remarquable, par sa construction tout d'abord, complexe et très intelligente, par ses thèmes plus nombreux qu’on ne le croit au début et par sa belle écriture. C'est un livre très féministe aussi, alors qu'il n'est pas du tout donné comme tel. Et il m'est par ailleurs très difficile de parler maintenant de ce roman car il est important de ne surtout pas en dire trop pour ne rien déflorer, tant la construction est habile.

"Trust" est composé de quatre récits. Le premier et le plus long, raconte la vie de Benjamin Rask, l'homme le plus riche de New York, depuis sa jeunesse dorée, jusqu'à son veuvage et son retrait de la société qu'il n'avait jamais beaucoup fréquentée. Il est peu sociable, mime une vie sociale plutôt qu'il n'en a une vraie  et demeure longtemps célibataire. Un jour cependant, il rencontrera une femme dont il s'éprendra totalement. Son épouse, à l'esprit artistique, mènera une vie de mécène éclairée.

Benjamin est un solitaire que nous voyons bâtir sa fortune colossale sur ses intuitions géniales, son sens de la Bourse, ses calculs et son expérience. Si on lui envie sa réussite, il n'en est pas moins admiré de tous pour son savoir-faire. On l'accuse par ailleurs d'avoir causé par ses manœuvres en bourse le crash de 1929, entraînant la ruine de milliers d'investisseurs et épargnants alors que lui-même en tirait au contraire profit. 

Ce premier récit se termine à la page 130 sur les 400 du roman. Il sera suivi de trois autres dont je ne peux pas vraiment parler pour ne pas gâcher le plaisir de votre lecture. Je peux cependant vous dire que ce premier récit porte en lui, de façon remarquable, tout ce qu'on verra se développer ou se transformer par la suite. C'est d'une habileté diabolique.

Ce roman parle de l'argent, de ce qu'est et de ce que peut l'argent : une fiction et presque tout. Il montre comment il fonctionne (chose que vous comprendrez plus ou moins bien selon votre connaissance des mécanismes boursiers - nulle pour moi), comment il se gagne et comment il se perd. Il montre son rôle social aussi. Il parle de l'amour, du rôle attribué aux femmes dans la société et de ce qu'elles peuvent ou non attendre des hommes. Il vous montrera les pauvres se résignant ou se saoulant de discours de révolte 

"Je les ai regardés tous les deux, qui fixaient sombrement le fond de leurs verres, et j'ai frissonné de gêne. Leur grandiloquence. Leur sérieux de petits garçons. S'ils avaient su comment les décisions étaient réellement prises, s'ils avaient entendu combien la vraie voix de l'autorité était feutrée, s'ils avaient pu voir la distance impossible qui les séparait de n'importe quelle forme de pouvoir véritable."

et les riches se leurrant du mythe de leur utilité

"Et une fois de plus il prouva, comme ses ancêtres avant lui, que le profit personnel et le bien commun, loin d'être incompatibles, pouvaient devenir les deux facettes d'une même pièce à condition d'être entre de bonnes mains."

et au bout du compte,

"En un cycle infernal, les travailleurs conservaient leurs métiers déshumanisants afin à la fois de produire des biens superflus et de les acheter."

C’est là que nous en sommes.

Lisez-le (et dites-moi, je pratique le partage de liens). 

Keisha l'a lu 

978-2823617887


19 novembre 2023

Mourir avant que d'apparaître

de Rémi David

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Quatrième de couverture:

"Lorsque Jean Genet rencontre Abdallah, qui sera un jour la figure centrale de son magnifique texte Le Funambule, le jeune homme a dix-huit ans à peine et vit à Paris. Genet, à quarante-quatre ans, est déjà un écrivain consacré. Il est aussitôt ébloui par le charme de cet acrobate, qui a travaillé plusieurs années au cirque Pinder. Il entreprend le projet fou de le hisser jusqu'à la gloire : son agilité, son expérience du cirque devraient lui permettre de devenir un artiste hors pair"

Nous avons là un "docu-roman" que pour ma part, j'ai trouvé passionnant car, si Rémi David a bien dû inventer un peu, imaginer, supposer, deviner... il s'est surtout appuyé sur une documentation extrêmement sérieuse et précise pour rédiger cet ouvrage.

« Si le texte met en scène des personnages ayant réellement existé, s’appuie sur des témoignages, s’inspire d’une histoire vraie, il offre de cette histoire une réécriture qui ne s’interdit ni de combler par la fiction les silences des biographies en inventant certaines scènes manquantes, ni de prendre des libertés avec les faits en faisant par exemple prononcer par Genet des paroles qu’il a en réalité écrites. C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude. »

Dans la France des années cinquante, avec en arrière-plan envahissant la guerre d'Algérie, par le plus grand des hasards, Jean Genet rencontre Abdallah ; et Genet crée et tombe amoureux du jeune homme et de ce qu'il peut en faire. Les grands créateurs créent tout le temps et ne s'intéressent vraiment qu'à la création. Impossible pour Genet d'aimer Abdallah sans créer quelque chose avec lui. Impossible de l'aimer encore quand plus rien ne se crée. La relation est dangereuse pour Abdallah, mais formidablement enrichissante aussi. « Si vous pensez que l'aventure est dangereuse, essayez la routine, elle est mortelle. » disait Paulo Coelho. Je trouve que les remarques que je lis ici ou là sur la toxicité de Genet n'ont pas de sens. Il prend beaucoup et donne énormément. Imaginez la vie de l’analphabète Abdallah s'il n'avait pas rencontré Genet et dites-moi s'il a quelque chose à regretter. Une relation toxique est une relation qui vampirise, qui prend sans donner, qui enlève mais n'apporte rien. On en est bien loin. C'est d'autre chose qu'il s'agit ici et ce livre est d’une justesse remarquable et se garde bien de juger, surtout avec des critères de comportement moyen. Il n'y a rien à juger, juste à voir et essayer de comprendre. Et on sent la parfaite objectivité et excellente compréhension de la part de l'auteur.

Cette période avec Abdallah  inspirera à Genet un très beau texte "Le funambule" que Rémi David utilise avec art dans ce roman.

J'ai vraiment beaucoup aimé ce livre et je le recommande chaudement à ceux que la littérature, la prise de risque  et la création intéressent.

Extrait : 

"Quand un objet, un événement, un art ou une personne l'intéressait, Genet s'y engouffrait alors à corps perdu. Il écrivit des textes d'une très grande justesse sur la peinture, sur Rembrandt, sur la sculpture, sur Giacometti, sans rien connaître à la peinture, pas plus qu'à la sculpture avant de s'y jeter de tout son être. Il avait une curiosité qui se nourrissait du hasard et s'exprimait dans la rencontre. Tout pouvait se faire, pour lui, objet de curiosité.

Ce fut le cas du fil.

Genet, pour entraîner Abdallah, l'avait fait dévaler une montagne en skiant, puis pagayer en canoé avant de lui faire nager le crawl dans une piscine. Il devait éprouver des sensations de glisse pour comprendre réellement que l'air était solide et qu'il était possible de prendre appui sur lui. L'enseignement de Genet se faisait dans l'action. C'était un homme d'action; il bougeait tout le temps d'une ville à une autre, d'un hotel à un autre, d'un projet à un autre, d'un pays à un autre, il gigotait sans cesse. C'était donc par l'action qu'il formerait celui qu'il aimait à marcher sur le fil."

978-2072967108

09 novembre 2023



L'ange noir 

d'Antonio Tabucchi

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C'est un petit volume que j'ai cueilli dans une boite à livres. Ils me tendait ses pages, pas trop nombreuses (160) et moi, j'avais besoin d'un nom de couleur pour le Petit Bac de Enna, il n'en a pas fallu davantage pour que nous fassions connaissance. Je n'avais même pas remarqué qu'il s'agissait de nouvelles et non d'un roman, et ce n'est pas plus mal car, n'aimant guère les nouvelles, je l'aurais peut-être laissé là.

"Ce sont des récits qui m'ont accompagné durant une certaine période de ma vie" A titre de souvenirs? De fantasme? de créations? On ne sait et l'auteur ne nous en dira pas plus puisqu'il choisit, à l’heure de les publier, de les quitter sans les accompagner : « Qu’ils s’en aillent ainsi, comme ils sont venus. Que rien ne les justifie, que rien ne les protège, et moins que tout une note en bas de page tissée de paroles de circonstances. » (Moi, personnellement, je n’aurais pas été contre).

Quand j’ai commencé ma lecture, je pensais encore entamer un roman et je me réjouissais car la belle écriture imagée et poétique me promettait des heures satisfaites. Le récit en lui même, est étrange (mais séduisant) mêlant strict réalisme et passages surréalistes : le narrateur, écrivain, se nourrit de bribes de phrases saisies au vol lors de promenades dans Naples, les souvenirs s’y mêlent « Tu (lui-même) étais une autre personne, comme c’est drôle, mais la mémoire est restée dans la personne que tu es aujourd’hui. » Puis survient un orage, et tout devient moins clair. et le peu que l’on en comprend de certain tient dans son titre.

Le deuxième récit raconte une étrange et stressante scène survenue alors qu’une bande de jeunes gens, poètes, repart après avoir passé la soirée chez Tardeus, le plus prestigieux d’entre eux, plus âgé également. Un aperçu du Portugal de Salazar, je suppose. Le surréalisme survient sous la forme d’un mérou.

Le troisième est le récit d’une femme qui trahit tout le monde et sans doute elle-même.

Le quatrième est l’interrogatoire stressant et kafkaïen d’un suspect, meurtrier ou simple magouilleur?

Le cinquième nous parle d’un vieil ex poète à succès, impotent et oublié de tous, qui vit reclus avec sa gouvernante (réelle?) en imaginant des dialogues avec des personnages de son passé. Il reçoit une poétesse jeune et belle à laquelle il ment, mais qui est la dupe?

On termine sur un sixième récit de jour de l’an ou encore une fois rêves et rêveries se mêlent en souvenirs d’enfance plus ou moins incertains (qui se rapprochent peut-être de celle de l’auteur) . Ici, le jeune garçon fils d’un criminel de guerre fasciste apprécie son oncle (peintre homo) et admire le capitaine Nemo.

C'est ce dernier récit qui a ma préférence, mais je les ai tous appréciés. Ils sont beaux, étranges et fascinants. Poétiques aussi, portés par une très belle écriture. Je pensais remettre bientôt ce recueil dans une boite à livres mais en fait non, je vais le garder et le feuilleter parfois, je finirai peut-être par comprendre ce qu’il y a dans les allusions, les esquives et les non-dits, mais j’en doute.


Liste des titres:

1. Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi

2. Nuit, mer ou distance

3. Bateau sur l’eau

4. Un papillon qui bat des ailes à New-York peut-il provoquer un typhon à Pékin

5. La truite qui se faufile entre les pierres me rappelle ta vie

6. Premier de l’an

978-2264018250



30 octobre 2023

Jean-Christophe T2 : Le matin 

de Romain Rolland

****+


Nous avions quitté Jean-Christophe à 7 ans, nous le retrouvons à 11 ans. Il gagne un peu d'argent pour la famille en étant second violon. Son talent se confirme et est reconnu. Tout comme sont reconnus sa probité et son mérite. Mais Jean-Christophe est fier et ombrageux et ne permet pas qu'on le prenne en pitié. Il sera bientôt Premier violon. Il donnera également des cours, suivant les pas de son père. Son père qui, justement suit la pente sur laquelle il avait commencé à dégringoler, boit de plus en plus, ruine sa famille, puis, quand il l'aura ruinée, sera lui aussi à la charge de Jean-Christophe et de sa mère, sans rien perdre pour autant de ses exigences.

Le grand-père va bientôt mourir, il était le seul obstacle encore un peu résistant contre les mauvais penchants de Melchior.

On pourrait sous-titrer ce tome "La découverte de l'amitié et de l'amour". Jean-Christophe peu régalé d'affection et de gentillesse, rencontre par hasard un garçon, bien plus aisé que lui, mais seul également, et voilà qu'ils s'attachent éperdument l'un à l'autre, chacun apportant à son compagnon l'écoute et la bienveillance qu'il ne trouve pas ailleurs. Ce n'est pas "parce que c'était toi, parce que c'était moi", on sent que c'est "parce que tu étais là", mais qu'importe. Les cœurs se gonflent de la joie de ce sentiment si neuf et si réjouissant : ils aiment et sont aimés. R. Rolland analyse en détail et avec une parfaite justesse, les développements de cette relation et montre à quel point l'amitié est semblable à l'amour. Elle en partage les symptômes, les élans, les plaisirs et bientôt les affres...

Et les garçons grandissent et les corps s'éveillent et bientôt la pureté se voile... Dans toute cette partie, comme dans la suivante, Romain Rolland brille par sa peinture des sentiments, des élans du cœur, des émois, qu'il peint avec finesse et minutie sans perdre l'émotion. Il peint sans intervenir, se contentant de décrire et laissant le lecteur tirer ses conclusions et mener ses réflexions, du moins, c'est ce que nous voyons. Mais la partie immergée de l'iceberg, c'est qu'il est seul maitre de ce qu'il montre ou non.

Survient alors la découverte de l'amour. Madame von Keirich et sa fille, sensiblement de l'âge de Jean-Christophe, emménagent dans la belle propriété voisine. Elles découvrent un jour le garçon les observant avec curiosité, font connaissance et, parce que Mme von Keirich a entendu parler de sa vie difficile et de ses mérites, elle l'embauche pour donner des cours de musique à sa fille. Mais, elle va plus loin, l'introduit chez elle, l'encourage, le protège, l'éduque même, lui qui n'est qu'un rustre inculte et ne sait se tenir nulle part. Cette rencontre est une grande chance pour Jean-Christophe, mais R. Rolland montre bien ce qu'il y a d'indifférence dans cette bienveillance facile. Mais le garçon est bien sûr, trop jeune pour le comprendre et se croit comme adopté ; à cela ne tardera pas à s'ajouter un flirt imprévu avec Minna, la fille... et tout cela forcément, finira mal sous la plume incisive et si humaine de l'auteur inspiré.

Je pourrais sous-titrer ce tome "L'éducation sentimentale"... et sociale ! Car Jean-Christophe a appris là une rude leçon et il ne l'oubliera pas.

A la fin de ce tome déjà si riche en émotions fortes, Melchior meurt, comme meurent les ivrognes. Sa famille le pleure.


Jean-Christophe :

1 L'Aube

2 Le Matin

3 L'Adolescent

4 La Révolte

5 La Foire sur la place

6 Antoinette

7 Dans la maison

8 Les Amies

9 Le Buisson ardent

10 La Nouvelle Journée

Je poursuis ma "lecture" en audiolivre.


25 octobre 2023

A prendre ou à laisser 

de Lionel Shriver

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Quatrième de couverture:

« Pendant dix ans, Kay a assisté son père atteint de la maladie d'Alzheimer. À la mort de ce dernier, le soulagement l'emporte sur la tristesse et une question surgit : comment gérer sa propre fin de vie ?

Une discussion avec son mari Cyril, quelques verres de vin et les voici qui en viennent à nouer un pacte. Certes, ils n'ont que cinquante ans, sont en bonne santé et comptent bien profiter encore de leurs proches, mais pas question de faire peser sur ceux-ci et sur la société leur inéluctable déliquescence. C'est décidé, le jour de leurs quatre-vingts ans, Kay et Cyril partiront ensemble.

Le temps passe et voici qu'arrive la date fatidique. »


Ma seconde tentative avec Lionel Shriver, la première ("Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes") m'avait intéressée mais laissée avec beaucoup de réticences. Force est de constater que celle-ci me fait exactement le même effet. Pourtant, cette fois, le sujet (la fin de vie) m'intéressait énormément, alors que les performances sportives d'un corps vieillissant me semblaient d'un intérêt moyen. La fin de vie! Sujet captivant à mes yeux. Alors voyons où les réflexions de L. Schriver l'ont menée.

Trente ans après le pacte, le couple est toujours uni et, même s'ils évitent d'en parler, la décision n'est ni oubliée, ni annulée. Arrive la date fatidique (ce qui à mon avis a pris un peu trop de temps, dans ce roman qui démarre façon diesel) et l'auteure choisit d'imaginer treize suites possibles en y faisant réapparaître quelques points communs pour le fun. Que peut-il se passer après cet anniversaire?

Comme je l'ai dit, j'ai trouvé un peu long le chemin pour y parvenir, mais ce fut pire ensuite puisque L. Shriver commence par les hypothèses les plus évidentes et je m'ennuie un peu. Les pages se tournent lentement... mais dans les dernières hypothèses, après une version réellement cauchemardesque (sans doute pour casser le ronron des histoires sans surprise), ça commence à devenir intéressant et cela le sera de plus en plus jusqu'au final. Et voilà pourquoi après avoir ronchonné pendant une bonne partie de ma lecture et m'être maintes fois arrêtée pour compter les pages, j'ai fini sur une impression positive et l'ensemble m'a amenée à réfléchir sur le problème.

Quand on a cinquante ans et qu'on vient d'assister longuement et en détail à la déchéance complète et trop lente d'un proche, décider qu'à 80 ans, on deviendra trop vieux et qu'il sera temps d’arrêter, semble une évidence. Mais en est-ce une? L'argument vous parait imparable. Mais déjà aujourd'hui, vous ne courrez plus comme quand vous aviez vingt ans. Bientôt, vous ne pourrez plus du tout courir. Mais marcher, oui, et encore assez bien. Est-il temps de se tuer quand on ne court plus ou cela fait-il partie des pertes acceptables? Alors, est-ce quand vous ne marcherez plus que très difficilement, et lentement, voire plus du tout? La valeur d'une vie tient-elle donc à ses jambes? Mais si vous avez encore toute votre tête, que vous trouvez la vie plutôt douce dans votre fauteuil entre une compote et un roman... faudra-t-il y mettre un terme? Il ne faut plus songer aux voyages, vous sortez peu de votre maison où vous vous sentez bien. Est-ce le signe qu'il faut mourir?

 Non, dites-vous, pas tant que j'ai toute ma tête, mais de ce côté-là, n'avez vous pas aussi commencé à perdre? Supportez-vous toujours bien l'agitation, le bruit? A seize ans, vous étiez sûr que c'était la vie. L’esprit aussi vieillit, c'est normal.  Est-ce que vous n'oubliez pas plus facilement les choses récentes que les anciennes? Et si vous oubliez des choses, êtes-vous sûr de savoir parfaitement quand ce ne sera pas simplement de la distraction ou des détails sans importance? Quel est le signe de baisse intellectuelle qui décidera du moment de mourir? Est-ce si évident?

Alors vous répondez: non. Le signe, c'est la douleur. Ne pas vivre ma fin de vie dans la douleur. Certes, mais ne souffrez-vous pas déjà? Rhumatisme, arthrose, digestion, chutes, fractures, petites tumeurs, interventions chirurgicales et leurs convalescences de plus en plus longues? Et puis, ne pas tout récupérer, et décider que ça va quand même... Et c'est vrai que ça va. Il y a encore de bons moments et ça vaut le coup de les vivre. Alors la douleur ne serait pas le critère non plus? Alors quoi? La douleur intolérable? Mais alors là, vous serez à l' hôpital et vous ne maîtriserez plus rien, ne déciderez plus de rien (surtout en France) et vous ne pourrez plus choisir.

Conclusion? me direz-vous? Ma réponse : "C'est pas simple".

Et puis, ne vous tracassez pas trop pour ça. La mort prend beaucoup de gens par surprise. On ne décide pas de tout.

978-2714495846