Affichage des articles dont le libellé est Banks Russell. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Banks Russell. Afficher tous les articles

12 avril 2023

 Oh Canada

de Russel Banks

*****


"Oh, Malcolm, crois-moi, ils voudront me regarder mourir."

En phase terminale d'un cancer, Leonard Fife, célèbre documentariste, tourne avec un de ses anciens élèves, Malcom, une ultime interview filmée, à exploiter après sa mort très proche. Il a cependant des exigences précises: cela sera tourné en plan rapproché, dans le noir total en dehors de lui, et sa femme, Emma, devra être présente en permanence mais hors de sa vue, car, dit-il, c'est pour elle qu'il veut parler. Malcom et son équipe ont soigneusement préparé leurs questions mais bien inutilement car ils vont vite constater que Léonard ne tient compte d'aucune. Il est là pour raconter toute la vérité sur sa vie en un long monologue. Il estime avoir toujours triché et menti à tous et veut absolument se livrer à Emma dans son entière vérité avant de mourir. Pourquoi, dans ce cas, faire venir une équipe vidéo? C'est qu'il sait que s'il est seul avec elle, il ne pourra s'empêcher de recommencer à mentir, jouer son rôle, et enjoliver la vérité comme il l'a toujours fait.

"Non, son récit, il le raconte à Emma, sa femme, parce qu'il veut être connu d'elle, de celle qui lui a dit bien des fois qu'elle l'aimait pour ce qu'il est, peu importe ce qu'il est. Et, chose peut-être cruciale, il se raconte l'histoire à lui-même pour la même raison - parce qu'avant de mourir il veut se connaître lui-même, peu importe ce qu'il est."


Auteur de documentaires chocs et célèbres sur de forts moments de la société américaine et canadienne où il a vécu, le récit de Leonard Fife parle au lecteur comme à ses auditeurs fictifs quand il évoque par exemple Joan Baez et Bob Dylan qu'il a fréquentés ou les déserteurs qui fuyaient au Canada pourr échapper à la guerre du Viet Nam et dont il a fait partie... ou pas.

"Néanmoins, il a décidé de dire la vérité de telle manière qu'Emma pourra enfin savoir qui elle aime et qu'il pourra savoir qui il est. Une fois cette décision prise, son esprit s'est immédiatement rempli à ras bord de souvenirs depuis longtemps oubliés, depuis longtemps niés, depuis longtemps déguisés. (...) Il n'a eu qu'un souci en tête, celui de se rappeler son histoire et de la raconter de la manière la plus véridique et la plus simple possible, comme si ce n'était pas son histoire mais celle de quelqu'un d'autre, d'un étranger, comme si la caméra et le micro étaient entre ses mains, sous son contrôle"


Mais peu à peu, à cause de l'âge, de la maladie et des médicaments, ou simplement parce que "rien n'est jamais acquis à l'homme : ni sa force, ni sa faiblesse ni son cœur"*, son récit semble moins clair et moins assuré. Emma elle-même tente de le discréditer en faisant état de confusions, mais est-ce parce qu'il est inexact ou est-ce pour protéger sa réputation qu'il est en train de détruire? Ment-elle, à son tour? Leonard lui-même doute de certains souvenirs et constate les incertitudes de la mémoire même quand on est fermement décidé à ne plus rien dire que la vérité, sans souci des éventuels dommages collatéraux. Mais la vérité, qu'est-ce? Surtout passé au tamis de la mémoires ancienne et des successifs auto-récits sciemment maquillés ou non: pas maquillés, pas volontairement maquillés.

"Ses véritables motivations? Au mieux, il ne connaît que le côté observable de ses actes. Pour ce qui est des motivations, il n'en sait pas plus que s'il était un parfait inconnu. Il n'a pratiquement aucun mal à trouver des raisons à ce qu'il fait - c'est à dire que si on lui demande, il a des réponses. Mais sont-elles crédibles? Pour lui sur le moment, pour lui dix ans plus tard, pour lui un demi-siècle plus tard."


Nous sommes une histoire que nous nous racontons. Qu'en reste-t-il à l'approche de la fin? Est-il possible que nous assistions à la dilution de ce récit cohérent dans le flou, l'incertain et les variantes envisageables?


Ce roman est une réflexion sur le souvenir et nos auto-récits (nous en avons tous. Nous nous sommes tous mis au centre d'un récit dont nous sommes le personnage principal. Nous avons organisé nos souvenirs en conséquence.) Jusqu’à quand sont-ils cohérents? Le sont-ils même jamais? Nous soutiennent-ils jusqu’au bout ? Où nous lâchent-ils, surtout quand on a toujours trop menti ? Qu'est-ce que la réalité? C’est à elle justement que Léonard cherche à s'accrocher en tentant d'affermir sa maîtrise de son auto-récit.

"Il ne reste plus rien de sa vie, désormais, hormis ce qui se trouve dans son cerveau. les fluides qui passent dans ses intestins et sa vessie et les cellules cancéreuses qui dévorent ses os et sa chair, se gavent de ses organes et les condamnent un par un. (...) Ce qui reste de sa vie à présent, qui il est, n'est rien d'autre que ce qui se trouve dans son cerveau. Et cela n'est que celui qu'il était, rien de plus. L'avenir n'existe plus et le présent n'a jamais existé. Et personne ne sait qui il était. Personne ne peut le savoir à moins qu'il le lui dise à elle : à Emma."


C’est une réflexion profonde, mais également un roman captivant à cause de ce que Léonard a vécu. Dans un sens, c'est aussi une histoire d'amour. Il veut absolument offrir à cette femme qu'il aime son être vrai, l'ultime don de soi.

Ou peut-être pas. Peut-être ne veut-il que faire d'elle le réceptacle de son ultime auto-récit et se donner ainsi un peu plus de longévité.


Un roman profond et vrai qui nous parle non seulement de notre fin, mais de toute notre existence en nous amenant à réexaminer nos souvenirs et relativiser notre mémoire. Un grand livre.


* Aragon

9782330168025



12 mars 2021

 Affliction 

de Russell Banks

****+


Tu seras un homme mon fils

   C'est Rolfe Whitehouse qui écrit ce livre. Rolfe est professeur d'université. Il ne boit pas une goutte d'alcool, n'est pas marié et a bâti sa vie seul, en ville. Il veut nous raconter l'histoire de son frère, Wade, parce que Wade et lui étaient à la fois extrêmement semblables et extrêmement différents, un peu comme une photographie et son négatif, et que cette situation le trouble, l'a toujours troublé. 

       Wade est son aîné, il est alcoolique, divorcé et envisage maintenant de se remarier. Il habite un bled perdu à la lisière des forêts. Il est shérif de son village. Il est aussi ouvrier, employé à forer des puits ou à déblayer la neige dans cette région du New Hampshire au climat si rude. Rolfe a eu la force, enfant, de s'évader de ce milieu, mais il n'en est pas sorti intact. Sa vie le prouve tous les jours. Wade est torturé par des rages de dents quasi permanentes, Rolfe, par des migraines et des insomnies. 

       Wade a la quarantaine. Sa vie est un échec qui va croissant. Une fois déstabilisé, il va voir ses vieux démons grossir, forcir et l'emporter, faisant tout basculer. Rolfe tient ces mêmes démons à distance parce qu'il a été moins exposé et qu'il est plus vigilant, mais c'est tout de même un combat lucide et permanent. C'est cela l'âme de leurs ressemblances et de leurs divergences. 

       Ce livre a été écrit par un homme et il parle des hommes, dans ce qu'il y a de plus naturel et profond ou de plus faussé et dévoyé dans leur spécificité masculine. C'est la saison de la chasse, et chacun, ici, veut abattre «son» cerf (symbole viril s'il en est), le plus gros possible, l'exhiber sur son 4X4 quand il le ramènera ou qu'il se garera sur le parking du bar des chasseurs pour raconter son exploit, jouir de l'envie et de la considération des autres et s'imbiber de cet alcool qui lui aussi ici, symbolise la virilité. 

       «Affliction», c'est surtout, avant tout, par-dessus tout, une histoire d'homme. Je veux dire qu'il parle de ce qui fait qu'un petit garçon pourra ou non devenir un homme au sens plein du terme, un mâle équilibré, capable de jouer son rôle dans un couple et dans la création et le fonctionnement d'une famille. Eux, les Whitehouse, ne l'ont pas pu et ce roman, avec une incroyable finesse, nous explique pourquoi, démonte les mécanismes des causes et des effets de ce drame qui se renouvelle dans l'anonymat du foyer, comme jusqu'à Wade, ou dans le scandale de la une des journaux, avec lui. «Tous ces hommes en colère, solitaires et bêtes, c'est-à-dire Wade, papa, le père de ce dernier et son grand-père, avaient un jour été des garçons aux yeux intelligents et à la bouche d'une innocence brillante, des êtres sans peur, désireux de plaire et d'être aimés. Qu'est-ce qui les avait si vite transformés en ces brutes aigries qu'ils étaient devenus ? Avaient-ils tous été battus par leur père ; les choses pouvaient-elles être aussi simples que ça ?» 

       Ce livre parle des enfants battus, de ce drame absolu que c'est de ne plus pouvoir se défaire de l'idée que l'on sait pourtant fausse que ces coups sont une marque d'amour, puisqu'ils sont le seul signe que vous fait celui que vous adorez et qui parfois, de cette façon, s'intéresse à vous. Seul le vrai amour, peut vous permettre d'en parler, mais c'est inutile, les autres ne comprennent pas. : «Elle n'arrivait pas à se représenter la chose, elle ne pouvait pas visualiser une scène dans laquelle Wade, qui lui paraissait si grand et si masculin, aussi imprenable qu'une muraille de pierre, pouvait se laisser frapper et blesser par son père qui était en fait plus petit et, à côté de lui, paraissait vieux et fragile.» 

       Pas toujours en dehors de l'action, Rolfe a tout suivi, il raconte tout. Il a même effectué des recherches pour que son récit soit aussi exact que possible. Il pensait qu'il devait le faire, il y a consacré ses loisirs. Il ne juge pas. Il présente. Rolfe souffre du syndrome du survivant. 

978-2742722808