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06 décembre 2020

Un monde flamboyant 

de Siri Hustvedti

*****


"L'art vit uniquement dans sa perception."
   (une évidence sans cesse oubliée.)
  
   Je lis régulièrement le magazine LIRE, et, à chaque fois que l'occasion s'en présente je me demande pourquoi c'est cette pauvre Christine Ferniot qui est astreinte à critiquer les livres de Siri Hustvedt alors, que visiblement, elle ne les apprécie guère. Elle ne leur adresse d'ailleurs pas de reproche spécial, est même globalement plutôt élogieuse, mais immanquablement, le couperet tombe : 2 étoiles sur 4. Juste la moyenne, pas un poil de plus.
  
   Juste la moyenne?? Juste moyen, ce monde flamboyant!! C'est une plaisanterie. On en voudrait plus souvent des moyennes comme celle-là! Mais passons et parlons plutôt de ce qu'est vraiment ce livre en espérant que le prochain roman de Siri Hustvedt connaîtra la grâce d'un œil nouveau dans ce magazine... Ça serait bien d'y avoir un autre avis professionnel. Question d'équité. Je dis ça, je dis rien, je ne voudrais pas m'immiscer...
  
   "Un monde flamboyant" raconte l'histoire de l'artiste new-yorkaise Harriett Burden, veuve Lord, dite Harry, une femme au tempérament volcanique et une artiste qui estime que son talent n'a jamais été reconnu à sa juste valeur parce qu'elle est une femme et même une femme grosse et laide de surcroit. Elle soutient que l’œil que les critiques d'art posent sur ses œuvres est oblitéré par ces caractéristiques et qu'ils ne prennent a priori jamais une femme pour un artiste majeur*. Ils ne l'envisagent même pas. Souvent inconsciemment d'ailleurs, ils ne considèrent avec sérieux que les œuvres d'artistes mâles, de préférence dans la trentaine.
   "Il y a beaucoup d’inconscient dans le préjugé. Ce qui affleure à la surface, c'est une aversion non identifiée, que l'on justifie alors de quelque façon rationnelle."
   Harry soutient qu'on ne considère jamais l’œuvre d'art hors de son contexte et ce contexte inclut son créateur. Siri Hustvedt experte en Art, mène là une vraie et passionnante réflexion sur la perception de l'art (et même, en élargissant, de toute production).
   "Sans l'aura de la grandeur, sans l'imprimatur de la grande culture, de la mode ou de la célébrité, que restait-il? Qu'était-ce que le goût? Y avait-il jamais eu une œuvre d'art qui ne fut chargée des attentes et des préjugés du spectateur, du lecteur ou de l'auditeur, si éduqué et raffiné qu'il fut?"
   et plus loin :
   "J'ai commencé à me demander si je pourrais montrer des œuvres signées Anonyme. Ce pourrait être impossible. Il n'est pas de vision bien ordonnée sans contexte, apparemment. L'art n'est pas autorisé à apparaître spontanément, sans auteur.(...) (Il) a vu que peu importe ce que je dis ; mon intelligence est décriée. Balivernes et fadaises. Si je devais revendiquer "Les chambres de suffocation"**, les gens en place se détourneraient immédiatement.
   L’œuvre paraitrait différente.
   Aurait-elle, tout à coup, l'air d'une œuvre de vieille?"
  
   Le problème, c'est l'intelligence et la culture exceptionnelles de Harry. Personne ne peut lui pardonner cela. Comme s'y ajoute un physique sans séduction, personne ne fait même semblant de le lui pardonner.
  
   Pour prouver sa thèse et terrasser les critiques d'art qui la boudent en un coup de théâtre final, Harry décide de montrer ses œuvres sous un prête-nom et même, car si la chose n'arrivait qu'une fois, elle serait trop facilement attribuée au hasard, de le faire trois fois, avec trois prête-noms différents, mais tous mâles, et assez jeunes. Les trois fois, l’exposition d'Harry remporte un vrai succès qu'elle n'avait jamais connu auparavant... mais elle ne maîtrise pas tout, et comment ces hommes de paille peuvent-ils vivre cela? Chacun à sa façon... mais les choses ne se passent pas comme elle avait prévu.
   Par ailleurs, son examen de la perception de la femme créateur l'amène progressivement à prendre conscience de l'universelle dépréciation que subissent les femmes dans tous les autres domaines également.
  
   Siri Hustvedt nous fait vivre toute cette histoire par l'intermédiaire d'un journaliste qui après la mort de la sulfureuse Harry, entreprend une enquête sur ce qui s'est vraiment passé entre Harriett Burden et les trois artistes qui viennent de remporter ces succès. Pour ce faire, il rencontre tous ceux qui l'ont approchée à cette période, son compagnon, ses enfants, ses amis, ses ennemis, ceux qui la soutiennent et ceux qui la prennent pour une folle, et compile interviews, correspondances, témoignages divers et extraits des nombreux carnets de l'artiste. Cette façon de faire anime la narration, multiplie les angles de vue et rend facile à lire ce gros ouvrage érudit sur l'art et sur la condition féminine.
  
   Si ces deux sujets vous intéressent, même si vous ne devez lire qu'un seul ouvrage sir ce thème, faites que ce soit celui-là. Siri Hustvedt nous offre un livre brillant, poignant (j'ai même versé une larme sur la fin), captivant (mon personnage préféré : Phinéas), juste, qui ouvre des voies et qui nourrit la réflexion. Encore un livre qui rend intelligent.
  
   Tout sauf moyen. Vraiment.
  
   Et ne ratez pas les clins d’œil malicieux de l'auteur qui joue à glisser son nom ici ou là... dans divers costumes.
  
   Extraits :
  
   "Je ne suis pas ce parangon de vertu, Pénélope, attendant Ulysse et refusant les prétendants.
   Je suis Ulysse.
   Mais je m'en suis aperçue trop tard.
   (…) Je vous hais tous les deux pour n'avoir pas vu cette vérité, pour n'avoir pas reconnu que je suis le héros aux milles tours.
   (…)
   Et n'étaient-ils pas tous pleins de condescendance envers toi, Harry? Ne te considéraient-ils pas comme une inférieure, toi qui étais capable de penser mieux, de travailler mieux, de faire mieux que n'importe lequel d'entre eux?
   Oui. C'est ce qu'ils faisaient."
  
  
   "Elle savait que le monde de l'art est avant tout un cloaque de poseurs vaniteux qui achètent des noms pour blanchir leur argent. "Je veux être comprise", me disait-elle d'un ton plaintif. C'était un jeu cérébral que le sien, un conte de fées philosophique. Oh, Harry ne manquait pas d'explications, de justifications, d'arguments. Mais, je vous le demande, dans quel monde allait se produire cette compréhension? Dans le royaume enchanté de Harry, où les citoyens se la coulaient douce en lisant des bouquins de philosophie et de science et en discutant de la perception? Le monde est grossier, ma vieille, lui répétais-je. Regarde ce qui est arrivé à la poésie!" 190
  
  
   * Siri Hustvedt, qui n'est ni grosse, ni laide, mais indéniablement une femme, souffrirait-elle du même syndrome?
 ** Une des œuvres dont elle a caché qu'elle était l'auteur et qui rencontre le succès.


978-2330064495