Affichage des articles dont le libellé est Daoud Kamel. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Daoud Kamel. Afficher tous les articles

02 janvier 2025

Houris

de Kamel Daoud

****


Comme vous le voyez, j'ai donné quatre étoiles à ce livre et non cinq, signe que je n'ai pas été totalement comblée par ce roman, je suis cependant très heureuse qu'il ait été écrit puis publié et également qu'il ait obtenu le Prix Goncourt qui lui a valu une diffusion énorme car c'est un bon livre, d'un excellent niveau littéraire, et cela dit ce qu'un pouvoir essaie de faire disparaître. Partout, toujours, quand un pouvoir tente d'effacer, de nier, d’empêcher de dire, quelque chose qui est arrivé, quelle que soit la raison donnée, il faut s'y opposer et prendre le contre-pied. Il faut parler, raconter, témoigner. Le pouvoir algérien a interdit d'évoquer ses dix ans de guerre civile et ses 200 000 victimes au prétexte que seul ce silence pouvait permettre la coexistence pacifique des deux factions un moment ennemies, et que ce n'était que sur ce no man's land de silence que pouvait se bâtir la suite de l'histoire, une suite pacifique, Mais ce n'est pas exactement ce qui s'est passé. Ce silence a en réalité permis aux responsables de cette période de se maintenir en place. Ils ont dû mettre fin aux exactions les plus sanglantes et se faire discrets, mais pas se retirer, pas tout perdre. Les victimes, elles, ont bien tout perdu. Elles ont perdu tout ce qu'elles ont subi pendant la guerre civile mais aussi depuis, le droit a être reconnues, respectées et aidées en tant que victimes. Au contraire, elles étaient le témoignage vivant et gênant d'une chose qu'on voulait oublier. On ne pouvait pas le leur dire mais on souhaitait les voir se cacher, disparaître, plus encore que les criminels. Elles témoignaient de l'injustice profonde dont tous étaient coupables et qu'elles avaient subi. On commence à douter (plus ou moins sincèrement) de leur réalité. On organise leur oubli. La mémoire est chose fragile. « Un souvenir est toujours écrit sur de l’eau, du sable, des matières qui changent et fuient. »

Ainsi en est-il de Aube qui, égorgée à cinq ans lors du massacre de son village (plus de mille victimes) et ayant miraculeusement survécu, arbore maintenant la cicatrice de son "sourire monstrueux" et oblige ceux qui la voient à se souvenir. Tous la craignent pour cela et sont mal à l'aise en sa présence. Cette tentative de meurtre l'a cependant laissée muette. Elle vit d'un petit salon de coiffure qu'elle possède a Oran et dans lequel se retrouvent les femmes du quartier de plus en plus interdites d'espace public. Malheureusement la mosquée est toute proche et le nouvel imam a la haine des femmes chevillée au corps. Ses prêches sont de plus en plus haineux. Un matin, Aube retrouve son salon de coiffure saccagé dans l'indifférence de la police.

Parallèlement, Aube, célibataire, est enceinte et ne désire pas garder le bébé à venir. Elle est persuadée que ce sera une fille et comment une fille pourrait-elle être heureuse dans l'Algérie qui est en train de se bâtir, de plus en plus répressive. Elle s'est procuré trois comprimés qui lui permettront d'avorter, en attendant, perturbée, elle fait le point de sa vie en se racontant en pensée à cette fille qu'elle porte. C'est ainsi que le lecteur en apprendra plus tant sur ce qui s'est passé pendant la guerre civile que sur ce qui se passe depuis. Ainsi, et également grâce aux rencontres qu'elle fera et aux récits que lui feront ces témoins.

Kamel Daoud use d'une langue très littéraire et belle.

"Les neuf ou dix ou dix-neuf soldats qui se trouvaient sur ce barrage avient été tués une heure après mon passage le matin. Je n'ai pas bougé, sauf une pierre dans ma poitrine qui me broya les côtes. Tout autour, le vent convoitait leur souffle et le grand Sahara nous tournait le dos. On a toujours l'impression qu'une personne vous observe de très loin dans ces lieux où rien ne pousse à part les songes ou les levers de soleil."

Son récit progresse en un mouvement en spirale, comme celui qu'on fait pour nettoyer une vitre. De ce fait, il ne progresse pas vite et semble au contraire, insister sur chaque passage plutôt que filer plus loin. C'est ce qui, volontairement je pense, enlève de la fluidité au récit. L'idée n'est pas qu'il file avec aisance du début à la fin de l'histoire qui nous est racontée. L'idée est au contraire d'insister sur tout, que rien ne "passe tout seul" et même, que rien ne passe du tout. Kamel Daoud veut que les choses soient gravées dans le roc, qu'elles soient là, qu'elles soient dites, et qu'elles s'imposent à tous. La suite, oui, un après pacifique, oui, mais pas sur un déni. Il ne peut en fait se construire durablement que sur une vérité reconnue et publique. Or, "Le colonel voulait arracher mon talent, le déraciner ou l'écraser avec sa chaussure ou lui mettre un voile ou une arme dans la bouche, et même lui interdire d'avoir une bouche, d’ailleurs!"

Ce roman est une belle œuvre, mais elle n'est pas très facile à lire. Elle exige un effort de son lecteur. J'ai trouvé aussi que les motivations d’Aube dans la deuxième moitié étaient un peu incompréhensibles, mais que sais-je de la psychologie d'une rescapée d'assassinat? J'ai trouvé également le passage à cette seconde moitié trop abrupt pour moi. Il n'y a pas de transition et, désorientée, j'ai perdu du temps à resituer les personnages.

978-2072999994

04 novembre 2024

 Le Prix Goncourt va

à Kamel Daoud

pour "Houris"


Un excellent billet sur Wodka

19 décembre 2023

Meursault, contre-enquête
de Kamel Daoud
*****

Goncourt du Premier Roman

Ce roman est un exercice de style, un rébus, un sudoku. Il est plein d’astuces et de clins d’œil à L’étranger de Camus, qui permettront à tous des petites jubilations, des sentiments de connivence bien plaisante, à chaque fois qu’ils en reconnaîtront un. Au "Aujourd'hui, maman est morte.", incipit du chef d’œuvre, répond un insolent "Aujourd'hui, M'ma est encore vivante.") qui cueille directement le lecteur et le met tout de suite dans l'ambiance. Pour ma part, j'ai tout de suite été séduite. De même, la dernière phrase est celle de L’Etranger, sans modification, cette fois. Entre les deux pourtant, ce n'est pas la même histoire. Je trouve qu'on pourrait voir celle-ci comme si elle avait été dessinée à partir d'un calque posé sur celle de Camus, mais mal posé, qui aurait gondolé par endroit, bougé à d'autres, avec même des passages au carbone, comme quand le 14h, soleil étourdissant de Camus, devient le 2h du matin, sous la lune de Daoub. Entre l'incipit et la "haine sauvage des spectateurs", Haroun, le narrateur, avait 7 ans quand le frère Moussa a été tué par l'Etranger. D'ailleurs, c'est lui qui nous apprend qu'il s'appelait Moussa, car rien, dans le livre de Camus, ne donne la moindre indication de l’identité personnelle de "L'Arabe" , l'idée étant justement de ne pas le personnifier. Mais la mère, dont le mari avait un beau jour disparu sans laisser de traces, des années auparavant, avait tout de suite compris que c'était son fils. Pourtant, elle n'avait jamais pu retrouver son corps et ce qui restait de la famille avait dû faire son deuil sur une tombe vide. Le deuil d'ailleurs, n'avait jamais été fait. La mère, ayant découpé dans un journal, deux brefs paragraphes évoquant le meurtre d'un "Arabe" par un Français, avait décrété qu'il s'agissait de Moussa et avait pieusement conservé cette relique qu'elle ne savait même pas lire. Ce fut son fils plus tard, qui la lui déchiffra, puis, comme elle la lui faisait relire en exigeant chaque fois qu'il en déchiffre plus long, ses études ayant progressé, il s'est mis à broder une histoire de plus en plus complète, leur mythe familial. Mais Haroun, depuis ses sept ans, n'avait plus eu de vie à lui. Soumis à sa mère sans image paternelle, il avait été entièrement consacré au culte du grand frère assassiné. On ne lui avait jamais ouvert les portes de sa propre vie et il se retrouvait, célibataire définitif, ayant peu connu les femmes, rassis dans un travail médiocre, une vie médiocre, même son propre  crime, il l'avait commis téléguidé par sa mère, tuant "un Français" presque aussi dépersonnalisé que l'Arabe de Camus. Pour lui, du moins, parce que pour sa mère, pas tout à fait, et ce n'est que   bien plus tard, bien  trop tard, qu'il a réalisé la folie de sa mère et l'étouffement permanent qu'elle a exercé sur lui depuis son enfance.

Alors reprenons, toute l'affaire. Comment l'Arabe tué dans un roman, pourrait-il être le frère dans la vraie vie, de notre narrateur ? Le fait qu'il n'y ait pas de corps, cristallise le paradoxe. Si nous étions dans le monde réel, Moussa n'aurait pu être tué par un personnage de fiction, si nous étions dans la fiction, la Mère aurait récupéré le corps. Ici, Moussa est mort, mais il n'y a pas de corps.

Haroun présente dès le début, sa mère, comme mythomane effrénée, mais n'en tire pas de suspicion. C'est vrai qu'il n'est qu'un enfant et d'ailleurs, ni l'un ni l'autre ne connaît le livre de Camus. Il ne le connaîtra qu'à l' âge adulte, avant, ils n'ont que quelques lignes de journal, ensuite, tentant de faire coller réalité et fiction il suppose à un moment que "A sa sortie de prison, l'assassin écrit un livre qui devient célèbre où il raconte comment il a tenu tête à son Dieu, à un prêtre et à l'absurde" (63)
Il poursuit en amont la confusion entre réalité et fiction, mêlant Camus et Meursault, comme il avait mêlé Moussa et l'Arabe en aval. Et il reproduira d'ailleurs cette scène finale, tenant lui aussi tête aux mêmes. Car plus les ans passent, plus il réalise qu'en fait, c'est de Meursault qu'il est devenu le double. D'ailleurs, comme lui, il sera jugé, moins pour ce qu'il a fait que pour ce qu'il est. On retrouve l'idée du calque que j’évoquais tout à l'heure. L'Etranger est "Un miroir tendu à mon âme"

Ou alors, on est strictement dans la réalité, et Moussa, qui fréquentait une jeune femme libérée d'Alger qu'il savait parfaitement que sa mère n'accepterait jamais, a un jour décidé de faire comme son père et de disparaître sans plus d'explications.

Ou alors, on est tout autant dans la vraie vie (toujours celle du second roman du moins) et un vieil alcoolique cultivé dont le dernier plaisir est la conversation avec les étrangers (car les intégristes le révulsent) apprenant que cet étudiant recherche l'Arabe tué par Meursault, se délecte à lui broder au fil des soirs de bistrot, ce conte qui lui permettra de faire durer ces soirées en  agréable compagnie. Ce qui expliquerait le décalage entre le Haroun médiocre et sans autonomie du récit, et le Haroun indépendant et cultivé qui raconte.  Cet Haroun-là est un homme libre. Mais là, ce n'est plus Meursault, c'est Shéhérazade... 

Ou alors, on est chez nous, un livre à la main, et un jeune écrivain algérien nourri de littérature française, a voulu rendre à Camus un hommage érudit et ludique... et y a d'autant plus parfaitement réussi qu'il était armé d'une fort belle plume.
"Il était presque 2h du matin et seuls les aboiements de chiens au loin, traçaient la frontière entre la terre et le ciel éteint."



Amour

"L'amour est comme une bête céleste qui me fait peur. Je le vois dévorer les gens deux par deux, les fasciner par l’appât de l'éternité, les enfermer dans une sorte de cocon puis les aspirer vers le ciel pour en rejeter la carcasse vers le sol comme une épluchure."


Mer

"La mer, c'est comme un mur avec des bordures molles."


978-2073007278