13 mai 2025

La librairie des chats noirs

de Piergiorgio Pulixi

9782351783580

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L’ayant pas mal vu d'un œil distrait passer sur les blogs des lectrices, puis apparaître soudain en plein milieu de la table des nouveautés à la bibli, j'ai testé ce roman du nouvel auteur italien à la mode : Piergiorgio Pulixi.

Vous voulez écrire un polar à succès (et même éventuellement une série?) en mettant toutes les chances de votre coté, qu'est ce que vous faites?

Vous vous souvenez que la majorité des lecteurs sont des lectrices et qu’elles aiment les livres, les bibliothèques, les librairies, les clubs de lecture et les chats et sont généralement d'une grande indulgence envers les types un peu abîmés qui essaient de se reconstruire et cachent un cœur d'or derrière une apparence bourrue (pas moi, faut bien des exceptions). Il est bon qu'il ait quelques amis un peu originaux mais avec un excellent fond. Il n'est ni mauvais ni rare qu'il soit également très officieusement bien vu des services de police, c'est plus simple pour avoir de bons renseignements et échapper à toutes les tracasseries que vous font normalement les flics quand vous venez piétiner dans une enquête de police. Évidemment, la vraisemblance n'y gagne pas, mais on ne peut pas tout avoir. Vous placez le tout dans une belle région et saupoudrez d’un peu de tristesse amoureuse, et le tour est joué. Bref, Pulixi n'a pas été avare de ses efforts et il nous a mis TOUT ça dans ce roman. Résultat, nous avons un petit polar très agréable à lire, qui ne va certes pas révolutionner la littérature noire mais qui donnera à son lecteur ce qu'il vient en général chercher.

Après un départ qui capte bien l'attention et nous décide à voir plus loin, nous découvrons notre héros, un ex-prof de math défenseur d'enfant battu qui a dû se recycler et est devenu libraire. Un libraire qui coule doucement vers la faillite et se demande pourquoi les clients qu'il insulte ou engueule volontiers ont tellement tendance à ne pas revenir. Heureusement, la boutique est maintenue à flots par une vendeuse extrêmement aimable, elle, et qui fait tout le boulot bien qu'on la devine payée au lance-pierre. Dans la librairie se sont installés à demeure et sans le consulter deux chats noirs plutôt énigmatiques (pour l'ambiance féline). Dans le sous-sol de la librairie le club de lecture s'est réduit à quatre participants et s'est transformé en "club des enquêteurs du mardi". C'est à eux que la police, totalement démunie après l'entrée en matière très violente du roman, va demander un coup de main. (Oui, je vous avais prévenus pour la vraisemblance). Pour être honnête, le lecteur n’a aucune chance de découvrir le coupable avant la fin, le seul indice étant laissé trop flou pour être probant, mais il va essayer.

C’est facile à lire, plaisant, la psychologie des personnages est à la limite de la caricature mais c’est de la lecture récréative. L’IA va bientôt nous pondre des milliers de ces romans-là si ce n’est déjà fait, et vous l’aurez oublié en moins d’un mois, but who cares ?

Ceci étant, je ne pense pas en lire d’autre, mais ça va beaucoup plaire.

09 mai 2025


L'anniversaire de Kim Jong-il

Scenario d'Aurélien Ducoudray

Dessins de Mélanie Allag

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9782756051543

Epoque actuelle, Corée du Nord de Kim Jong-il. Le récit est fait du point de vue de Jun Sang, petit garçon de 8 ans qui a la particularité d'être né le même jour que le bien-aimé dictateur, et c'est une chance car dans son pays, il est interdit de fêter les anniversaire, sauf celui du chef suprême. Mais lui, petit Chef des Jeunesses Patriotiques de son quartier, a ainsi un peu l'impression d'être honoré. "Il vit comme on lui apprend à l'école : le grand leader veille sur lui, lui désigne ce qu'il doit faire et ceux qu'il doit haïr de toutes ses forces" et ça, de la haine, il y en a. de la haine, de la surveillance, de la délation, de la maltraitance et de l'abus de pouvoir qui n'en est même plus tant tout pouvoir est pratiquement illimité dans sa sphère.


Jun San et tous les gamins sont complètement embrigadés et vouent un amour sans bornes à leur "cher dirigeant" qu'ils imaginent comme une bienveillante figure paternelle infaillible. Le conditionnement est total. Entre l'école et les rudes travaux obligatoires dans les champs, il y a les "jeux" mettant tous en scène des luttes glorieuses de soldats coréens contre le reste du monde, tous de cruels tyrans réduisant leurs peuples à la misère. Les gamins se rêvent en héros donnant leur vie pour sauver la Corée du Nord et son "leader bien aimé" et, tout comme les adultes sont perpétuellement en chasse du moindre signe de "déviation" pour le dénoncer. La réalité, qu'ils ne voient pas bien qu'ils soient en plein dedans, c'est que la corruption règne en maîtresse et que c'est eux qui vivent dans la misère et mènent une existence extrêmement difficile. Mais peu à peu, de restriction en collecte pour le pays, on passe de la misère à fla amine et cela devient vraiment intenable. A la mort de son père, Kim Jong-il succède à Kim-il Sung et les choses ne font qu'empirer.


La famille de Jun Sang, qui a des origines sud coréenne finit par envisager de passer la frontière, mais le voyage est très dangereux. Trahi et dépouillés par les passeurs, l'aventure se terminera dans un camp. La suite, je vous laisse la découvrir.


Cette bande dessinée dresse un portait très évocateur de la vie dans une dictature et la façon dont la réalité y est niée et où chacun est à la fois bourreau et victime dans un grand élan d'aveuglement général. Je pense que c'est une constante de toutes les dictatures, et c'est très bien montré ici, de l'intérieur. Le récit court sur 8 ans et c'est un jeune homme de 16 ans que nous quitterons en tournant la dernière page. Les dessins, en couleur, puis en noir et blanc pour les périodes les plus sombres, sont à la hauteur de l'entreprise exigeante qu'était ce récit. Adolescents et adultes seront intéressés. Il y a à voir et à apprendre.  



04 mai 2025

L'autodidacte, le boxeur et la reine du printemps

de Hernan Rivera Letelier

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979-1022613071


Je découvre cet auteur chilien avec ce court roman d’inspiration fortement autobiographique. Une histoire somme toute banale, comme la vie, si ce n’est qu’elle aboutira à la naissance d’un écrivain.

Le récit est fait par l’autodidacte du titre qui vient d’arriver dans le village minier au bord du désert et de la pampa. Il a 20 ans, il sait tout juste lire et a découvert dans le même temps que "Depuis que j’avais appris à déchiffrer les premières lettres, j’éprouvais le besoin quasi physiologique de lire, lire tout ce qui était à portée de main. Lire. Lire comme un drogué. Puis, en commençant à écrire, ce besoin s’intensifia jusqu’à prendre l’habitude d’un nécessiteux qui ramasse et lit, assis par terre, le moindre bout de papier imprimé emporté par le vent."

Il n’a même jamais eu de livre jusqu’à sa très récente découverte de la bibliothèque. Pour vivre, il se fait embaucher dans la mine de salpêtre. C’est un travail très pénible et mal payé, mais il n’y a pas de choix. Pendant le transport, les maigres pauses et ses jours de congé, il lit. Il dort dans les baraquements des ouvriers, il mange dans une cantina. C’est là qu’il va rencontrer "la Reine du printemps" et en tomber fou amoureux, ce qui pour lui se traduit par une avalanche de poèmes et même finalement son chef-d’œuvre poétique. Evidemment il y aura une tierce personne, le boxeur du titre et tout cela finira mal ainsi que le veut la règle. Donc, comme je vous le disais, pas très original mais une très belle prose, une vie et un réalisme remarquables dus au fait que la vie de Hernan Rivera Letelier a beaucoup ressemblé à ce qu’il est en train de nous raconter. Remarquable également, un décor rare de ville minière de désert, de travail trop rude qui n’a de défouloir que dans l’alcool et les sports qui sont le seul espoir pour les plus doués de voir un jour leur vie s’améliorer au lieu de se détériorer rapidement dans cette vie trop dure qui détruit les êtres.

A la fin du livre, l’autodidacte, qui ne connaît que la poésie, découvre par hasard un roman* et son incroyable magie, le lit et le relit sans pouvoir s’en rassasier et acquiert

"… la conviction absolue que, si un livre déniché sur l’étagère la plus inaccessible d’une bibliothèque perdue dans le désert était capable de bouleverser -sauver- la vie d’un homme -un seul- rien que pour ça il valait la peine d’avoir été écrit. Et qu’il valait la peine d’écrire n’importe quel livre."

et le roman se termine sur sa décision :

"par dessus tout, je sentis dans mes tripes la certitude absolue que j’allais moi aussi écrire un roman. Mon sujet serait bien évidemment, le désert d’Acatama. (…) mon roman débuterait par la mort de la Reine Isabel".

Le premier roman de Hernan Rivera Letelier s’intitula «La Reine Isabel chantait des chansons d'amour" et évidemment, maintenant, j’ai envie de le lire. Le goût de la lecture, c’est une histoire sans fin. Et tant qu’à faire, je l’ai commandé en espagnol, histoire de voir si j’arrive à le lire. La V.O, c’est mieux pour goûter vraiment au style d’un écrivain.


* "Adan Buenosayres" de Leopoldo Marechal.



30 avril 2025

Moi, Fadi, le frère volé - T1 (1986-1994)

de Riad Sattouf

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978-2959133725


Les 6 tomes de L'Arabe du futur se terminaient par les retrouvailles entre Riad et son frère Fadi et le dernier laissait voir une légère incompréhension entre eux. Chose bien naturelle puisque élevés séparés dans des cultures différentes et, pour Fadi, dans des mensonges quant aux autres membres de sa famille. C'est sans doute pour dissiper cette incompréhension et réduire la distance entre eux que Riad a amené Fadi à se raconter et a traduit ce récit en bande dessinée. Du moins, c’est ce que j’imagine. Quoi qu’il en soit, on comprend dans ces conditions qu'il serait peu judicieux de lire cette BD sans avoir auparavant lu les 6 tomes de "L'Arabe du futur".

Ce pauvre Fadi brusquement arraché à sa mère et à tout ce qui faisait son monde, pas du tout comme le montre une couverture que je ne comprends pas, mais au prix d'un vrai enlèvement par tromperie alors qu'il n'avait que 4 ans, a vraiment vécu dans son enfance un traumatisme affreux qui émeut le lecteur.


On le suit dans le village paternel et on retrouve ce qui fut le monde de la petite enfance de Riad, comme nous l’avait montré « L’arabe du futur ». Le père, sans devenir ce qu'il espérait, a cependant amélioré sa situation sociale là-bas. Il a pris la prévalence sur son frère parce qu'il a gagné de l'argent. On ne sait pas comment. Sa fameuse villa, en construction depuis toujours, n'est toujours pas sortie de terre, mais il persiste à y croire. Il est mieux considéré, mais tout de même pas incontesté et, dans sa famille, tout le monde semble penser qu'il a eu tort de ramener Fadi. Le pauvre gamin, qui au début, pense que cette séparation ne sera que temporaire, ne cesse de réclamer sa mère alors que son père au contraire lui répète qu'elle ne veut pas le rejoindre. 

Fadi va à son tour connaître l'école syrienne, mais là aussi au moins, à défaut d'enseignement de qualité, le père se montre plus capable de protéger son fils. Les années passent, Fadi oublie un peu et le père se remarie avec une femme qu'il rend aussi malheureuse que la première.

Comme indiqué, nous n'avons là que le tome 1, il nous faudra un second volume pour suivre Fadi jusqu'à son retour en France. Comme L’arabe du futur, c'est une histoire très intéressante. Peut-être un peu moins chargée d'émotion directe - ce qui est peut-être dû au fait que Riad Sattouf n'a pas vécu lui-même cette histoire - mais tellement émouvante! Et puis, on voulait tous savoir ce qui était arrivé à ce petit frère dont la disparition avait détruit la vie de sa mère.

L’auteur explique dans les interviews : "J’ai d’abord voulu avoir des réponses aux questions que je me posais : qu’a fait mon frère pendant toutes ces années ?" et comme on partage sa curiosité, on le suit volontiers dans cette voie.




25 avril 2025

Les messieurs de Delft

de Charles Exbrayat

**+

978-2702418185


Dans les années 60 à 80, Charles Exbrayat était une célébrité dans le monde du polar. Il a publié une bonne centaines de romans policiers ou d’espionnage, qui plaisaient beaucoup en particulier grâce à leur ton plus ou moins humoristique. Plusieurs sont devenus des films. Certains sont excellents, d’autres un peu moins. Il écrivait au kilomètre. A une époque, j’en ai lu des quantités, puis Exbrayat est passé de mode, remplacé par des concurrents plus modernes, et voilà que l’autre jour, je tombe sur un de ses romans dans une boite à livres ! Il sentait un peu le moisi, ce que je fuis normalement, mais je l’ai pris quand même car j’avais envie de voir comment ce bon vieil Exbrayat avait vieilli. Et me voilà partie à Delft.

Dans cette ville très bourgeoise, le très riche et puissant directeur d’usine Karel Klundert a coutume de régaler régulièrement quelques amis, notables comme lui pour les faire bénéficier des talents de sa très excellente cuisinière. Ces repas sont de notoriété publique et nul ne doute à Delft que les sommets des plaisirs de la table y soient atteints. Mais ce soir-là ne sera pas comme les autres puisque Klundert y reçoit un coup de fil d’une inconnue qui se prétend sa maîtresse et le somme de tenir les engagements qu’il a pris envers elle. Klundert n’a rien d’un coureur et pensant avoir affaire soit à une mauvaise blague, soit à une tentative d’escroquerie, il répond sur le ton de la grosse plaisanterie quand elle menace d’aller se noyer. Le dîner avec ses amis se termine dans les éclats de rire. Seulement voilà, le lendemain, le corps d’une jeune femme est repêché dans le canal. Seulement voilà, voilà, il s’avère qu’il ne s’agit pas d’un suicide mais d’un meurtre. Notre Karel qui, pour bien faire est sorti seul marcher en ville après le départ de ses amis, est dans de beaux draps, d’autant qu’il s’estime lui même coupable en raison de sa réaction négligente lors de l’appel. Mais que se passe-t-il donc dans cette bonne ville de Delft ?

Alors pour avoir vieilli, certes oui, ça a vieilli, et sérieusement. Des patrons comme Klundert ne feraient pas long feu aujourd’hui, du moins en Europe, mais également toutes les relations sociales, le machisme radical, etc. Le mystère n’est pas très surprenant et l’enquête pas passionnante non plus, si on peut appeler ça une enquête. Bref, un médiocre Exbrayat. Je suis mal tombée et il va vite retourner dans une boîte à livres, mais je ne regrette pas ma visite à Delft, ni ce petit voyage dans le passé qui rappelle tout de même que certaines choses ont évolué. Je retenterai Exbrayat, mais avec un titre plus connu. Peut-être « Une ravissante idiote » qui a donné un film bof bof avec Bardot et Perkins, mais un meilleur roman, ou un opus de la série Imogène car j’en ai gardé un lointain mais plaisant souvenir. Oui, un Imogène, tiens !




21 avril 2025

Le bleu est une couleur chaude

de Jul Maroh

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978-2723498760


"Le Bleu est une couleur chaude" a obtenu divers prix et inspiré le film "La Vie d'Adèle", Palme d'Or à Cannes en 2013. Je n'ai pas vu le film et ne pourrai donc pas faire de comparaison et ce n'est que maintenant que je lis la bande dessinée.

Clémentine, lycéenne, sage fille unique de 15 ans vit une existence sans histoire quand un jour, tout simplement dans la rue, elle a un coup de foudre. Ce genre d'évènement ne lui parait pas vraiment possible, aussi décide-t-elle de ne pas en tenir compte... d'autant que l'objet de son coup de foudre a plusieurs années de plus, les cheveux bleus... et que c'est une femme. Or, Clémentine ne s'est jamais interrogée sur ses préférences sexuelles. Ça lui paraissait évident: les filles avec les garçons, et inversement. D'ailleurs elle a des flirts garçons. C'est vrai qu'elle n'a jamais vraiment envie d'aller jusqu'au bout avec eux, mais ça ne veut rien dire, c'est juste une question de personne, non ? Elle n'est pas attirée par les filles non plus. Du moins, elle ne s'est jamais posé la question avant, mais elle n'en a toujours pas l'impression. Elle a d'autres choses en tête, le bac blanc en l’occurrence, et le temps passe. Son expérience augmente un peu dans son milieu lycéen et son penchant lesbien se confirme. Un soir, le hasard la remet en présence de la femme bleue et elle ne peut que constater que son attirance est toujours aussi puissante et là, elle a l'occasion de lui parler, elle s'appelle Emma et semble aussi la trouver sympathique.

Le dessin est harmonieux, peu coloré, majoritairement sépia et bleu, est très explicite dans certaines scènes.

C’est un roman de formation pourrait-on dire. Dans cette BD, nous allons suivre l’éveil à la sexualité d’une adolescente, avec la particularité que c’est une homosexualité et que Clémentine va découvrir dans le même temps ce qu’est l’homophobie, au lycée, pour commencer, et jusque chez elle puisque ses parents ne veulent même pas en entendre parler. C’est bien fait, bien vu, sans exagération, et c’est avant tout une histoire d’amour, une passion sans concessions… La psychologie paraît assez juste et précise. C’est intéressant, que l’on soit concerné ou non, surtout si on aime les histoires d’amour, qui comme on le sait, en général...




16 avril 2025

Un mois à Sienne

de Hisham Matar

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978-2072850028

Ce court ouvrage (140 pages) relate un séjour que l’auteur a fait à Sienne en 2015. Il explique que, passionné d’art et plus particulièrement de peinture, il a nourri depuis ses 19 ans une véritable fascination pour l’École siennoise et que ce séjour était donc la réalisation d’un rêve ancien. Ce livre va être une sorte de compte-rendu de son séjour là-bas. Nous allons avec lui visiter les musées, stationner des heures devant les mêmes tableaux comme il a coutume de le faire, et le voir les ressentir et les comprendre. Nous allons avec lui visiter la ville à sa façon déterminée de poursuivre ses marches tout droit jusqu’à la limite de la cité, puis de faire demi-tour. Nous allons y faire des rencontres, peu nombreuses, mais chaleureuses et éclairantes.

L’intérêt du livre tient à la culture et à l’intelligence de l’auteur puisqu’il consigne par écrit ses connaissances sur l’histoire, l’architecture et l’art de la ville, comme sur les tableaux qu’il observe longuement l’un après l’autre. Il évoque également savamment la période historique, les effets civilisationnels de la Grande Peste, par exemple.

« Après 1348, l’art changea parce que l’humanité avait changé. Une des premières vies que la peste emporta en arrivant à Sienne fut celle de Lorenzetti. Nombre de ses contemporains succombèrent aussi. Avec eux disparurent leur expertise et leur capacité à former la génération suivante. Les jeunes artistes étaient désormais pour la plupart privés de maîtres et de soutiens financiers : l’économie ayant été dévastée, il n’y avait plus de mécènes. La ferveur religieuse inspirée par tant de souffrances avait renforcé l’emprise de l’Église. »

S’y mêle des réflexions plus personnelles, par exemple sur son père disparu sans que l’on sache exactement dans quelles circonstances, à la suite de son enlèvement au Caire par la police secrète égyptienne et de sa remise au régime de Kadhafi. Hisham Matar sait qu’il a été enfermé dans la terrifiante prison d’Abou Salim, mais ses informations s’arrêtent là et, à l’époque où il fait ce voyage à Sienne, il est temps pour lui d’admettre qu’il n’en saura très probablement jamais plus sur ce qui est arrivé à son père. Pour cela, c’est aussi un voyage de réflexion et de deuil. J’ai aimé également le lire évoquer sa façon de penser le monde, par exemple, l’importance qu’il accorde à l’influence des bâtiments et même des objets sur les humains. C’est un de mes credo et je suis contente de ne pas être seule.

« Or, je fais confiance à la présence physique des choses – bien plus qu’aux abstractions intellectuelles.Je crois qu’un objet peut exercer une influence, indépendamment du fait que les gens qui occupent la pièce où il se trouve interagissent ou non avec lui, et lui accordent ou non la moindre attention. »

Fasciné qu’il est depuis tant d’années par cette École siennoise, il ne faut pas s’étonner de l’étendue de ses connaissances à son sujet. Il nous décrit en détail les tableaux qu’il est allé voir et nous en donne son interprétation, décrypte par exemple, les significations possibles des allégories qu’il observe. Le gros problème en l’occurrence, c’est que l’ouvrage ne nous offre que des reproductions vraiment médiocres, aussi à mon avis, on ne peut en tirer aucun bénéfice si on ne fait pas cette lecture avec un ordinateur ou une tablette qui nous permette d’observer en même temps de bonnes photos des œuvres. C’est ce que j’ai fait et autrement, vraiment, je ne vois pas ce que j’aurais pu tirer de celles du livre.

Plutôt destinée à ceux qui s’intéressent soit à Sienne, soit à l’art, soit à Hisham Matar, cette lecture est intéressante, instructive, sans jamais être ennuyeuse.


12 avril 2025

VilleVermine Le garçon aux bestioles

de Julien Lambert

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Ceux qui suivent savent comment j’avais été brutalement stoppée à mi-parcours lors de ma lecture précédente de "L’homme aux babioles", heureusement, l’alerte aura été de courte durée et une rapide visite à la bibliothèque m’a mise en possession de la fin de cette première aventure. Je dis première car cela a été pour moi l’occasion de découvrir que Jacques Peuplier avait encore mené une autre enquête difficile, mais je vous en parlerai une autre fois, aujourd’hui je termine la première enquête avec ce "garçon aux bestioles".

Le garçon aux bestioles est bien le gamin sauvage rencontré dans le premier tome, celui qui est accompagné d’un gros matou pas commode et d’une sorte de grosse libellule, une "bestiole", quoi. Jacques se lance à sa recherche parce que s’il s’est tiré de justesse des griffes du savant fou, il pense que ce dernier lui a pris son don de parler avec les objets car la terrible vérité est là, il ne le peut plus. Or, sans ce don, Jacques n’est plus rien, il perd sa seule compagnie (car il fréquente peu les humains) et son métier de "retrouveur" d’objets. Il veut donc mettre rapidement la main sur le savant et lui faire rendre ce qu’il lui a pris. Jacques ne sait pas où se cache le savant, mais il se souvient que le gamin, lui, le sait. Il part à sa recherche. Ça n’est pas gagné non plus. Et je ne vous ai pas encore parlé de la super bestiole de 15 mètres…



Voici le thème de ce deuxième volume, plein de suspens, de dangers et même assez dramatique, pour le coup. Je dirais même que le tome un avait beau être excellent, celui-ci est encore meilleur. En effet, les personnages sont de plus en plus intéressants et attachants avec toute leur humaine faiblesse, loin de faiblir, l’action se durcit, les personnages s’épaississent, la réflexion est plus profonde également. Vraiment, une réussite, cette première enquête ! Je vous la conseille vivement. Et j’ai hâte de vous parler de la prochaine aventure de Jacques Peuplier.

Quant à l’intégrale (Tomes 1 et 2 ensemble) comme elle est parue en 2024, si c’est pour l’avoir en 16 X 20cm, pour moi, c’est non. J’aime le dessin et je déteste les mini-BD, on n’en profite pas.

978-2377312030




07 avril 2025

Cadres noirs

de Pierre Lemaitre

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Ce que j'admire toujours chez Pierre Lemaitre, c'est sa maîtrise et son savoir faire. Une fois encore, je n'ai pas été déçue, et pourtant, Lemaitre débutait presque avec ce roman, mais il connaissait déjà son métier et il le faisait fort bien. Voyons de quoi il est question

Quatrième de couverture:

"Alain Delambre est un cadre de cinquante-sept ans complètement usé par quatre années de chômage. Ancien DRH, il accepte des petits jobs qui le démoralisent. Au sentiment d’échec s'ajoute bientôt l'humiliation de se faire botter les fesses pour cinq cents euros par mois... Aussi quand un employeur, divine surprise, accepte enfin d'étudier sa candidature, Alain Delambre est prêt à tout, à emprunter de l'argent, à se disqualifier aux yeux de sa femme et de ses filles, et même à participer à l'ultime épreuve de recrutement : un jeu de rôle sous la forme d'une prise d'otages. Il s'engage corps et âme dans cette lutte pour retrouver sa dignité. S'il se rendait compte que les dés sont pipés, sa fureur serait sans limite. Et le jeu de rôle pourrait alors tourner au jeu de massacre… "

Vous avez saisi la problématique et le potentiel? Eh bien je peux vous dire que P. Lemaitre va en tirer le maximum. Il ne nous épargnera aucun rebondissement inattendu, aucune surprise, aucune angoisse, aucun succès enivrant, aucune défaite cuisante. Les règles du management qui sont les bases de la formation de Delambre, vont être implacablement mises à l'épreuve du réel, car c'est vers elles que se tournera notre héros à chaque fois qu'il sera en danger de perdre pied.

On part d'un chômeur désespéré que l'on voit accomplir les derniers mètres de descente au 36ème dessous en entraînant toute sa famille et qui réalise que son ultime espoir n'était en fait qu'un mirage, pire, une cruelle et impitoyable manipulation des nantis sur sa misère. A partir de là, comme on dit "le cave se rebiffe" et ça va faire TRES mal, à tout le monde.

Évidemment, on est là pour l'aventure, le suspens, le danger et les surprises. Il serait stupide de lire ça comme un documentaire sur le chômage ou même sur la banditisme (en col blanc ou survet'), la vie carcérale etc. N'allez pas bloquer sur les
invraisemblances, elles sont nombreuses et, je pense, assumées. Quand vous lisez James Bond, vous ne protestez pas que ce n'est pas possible. Laissez-vous mener en bateau. Prenez votre plaisir là où il est. Ca commence un peu lentement pour la mise en place et le lancement (trop longs à mon avis) intéressants mais manquant de rythme, mais je peux vous rassurer, ça va bien bien durcir et accélérer par la suite. Vous ne serez pas déçus. Et au moins, on ne peut pas accuser Lemaitre de manichéisme, car son héros qui manipule et utilise tout le monde, même ses alliés, n'est pas vraiment sympathique non plus. Notre chômeur acculé est vraiment prêt à tout, et il le montre. Et il se trouve qu'il a des dons et de la ressource.

Ca ne sera peut-être pas votre Lemaitre préféré, mais si vous passez le cap du démarrage façon diesel, vous en aurez pour votre lecture.



978-2253157212



03 avril 2025

Le dessin

de Marc-Antoine Mathieu

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978-2840557852

Marc-Antoine Mathieu a choisi pour cet album de nous livrer de grandes images (2 par page) en noir et blanc, même pas de gris. Nous n'aurons qu'une touche de couleur à la fin. (N'allez pas voir! Vous vous gâcheriez la surprise). Ce n'est pas ce que je préfère, mais je me suis livrée au jeu et bien m'en a pris car j'ai adoré cette bande dessinée si poétique. Je l'ai lue deux fois de suite, et j'ai bien fait, des finesses m'avaient échappé et je suis prête à parier que si je la relisais une troisième fois, j'en trouverais encore d'autres, cette BD est aussi profonde que la gravure le tableau dont elle parle.

Emile est un homme assez solitaire, si bien que quand son ami Edouard meurt, il se retrouve vraiment seul, et aussi, désorienté. Tous deux artistes, ils avaient l'habitude de se lancer dans des discussions sur le sens de l'art ou des "controverses insensées sur les qualités comparées du mystère et de l'énigme". Edouard qui avait prévu ce désarroi de son ami lui a fait un étrange legs: dans un entrepôt qui contient une quantité extravagante d’œuvres d'art, Emile devra en choisir une mais "oublie l'esthétique" lui précise-t-il et "ne prends que celle qui te plaira". A sa place, j'aurais été perdue, tout m'aurais plu, mais, vous l'aurez deviné, Emile prend celle que son ami lui avait destinée. Il s'agit d'une simple gravure faite par Edouard, et qui représente son appartement. De ce choix découlera tout le reste de la vie l'Emile.

Une histoire complexe, poétique, recherchée et intelligente, presque imperceptiblement fantastique, et où tout fait sens. Chaque détail dans les mots comme dans les images. C'est ainsi que ce récit en trois chapitres passe de "dessin" à "destin", puis "dessein" et que nous nous enfonçons dans cette mystérieuse gravure qui ne semble pas avoir de fond. Nous devrons également réfléchir à ce qu’est la réflexion.

Mais au fond, tout cela, est-ce un mystère ou une énigme? ...


29 mars 2025

Oscar Wilde et le nid de vipères

de Gyles Brandreth

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Mais ce pauvre Oscar a-t-il bien mérité cela???

Je résiste à tout, sauf à la tentation, disait Wilde (le vrai), fidèle à son exemple, je n’ai pas résisté à l’appel du quatrième volume de la série que Gyles Brandreth a lancée et dans laquelle il imagine Oscar Wilde en détective.

A chaque fois je me demande: "Mais ce pauvre Oscar a-t-il bien mérité cela??" et je ne peux pas honnêtement l'affirmer, mais chaque fois aussi, je finis par céder au charme de l'énigme et de l’enquête que je m'efforce de résoudre et mener à bien. Car je crois que c'est cela qui sauve ces romans policiers à l'audace (utiliser un écrivain réel) peut-être exagérée. Ce sont des "whodunit" à l'ancienne dans lesquels le lecteur peut vraiment essayer de trouver la solution. Ici, pas de deus ex machina ou d'information de dernière minute qui change toute la donne, mais un raisonnement logique que l'on peut tenter de mener à son terme. C'est amusant.

Bien que Gyles Brandreth soit un spécialiste de Wilde et qu'il puisse en parler en toute connaissance de cause, ce Wilde qu'il nous met en scène n'est évidemment pas le vrai Wilde, c'est un personnage mythique c'est à dire né d'un mythe autour de la personnalité de l'écrivain irlandais. On imagine que sa vivacité d'esprit puisse servir à résoudre des énigmes particulièrement complexes, on imagine que l'élégance et l'anticonformisme de son mode de vie puisse s’accommoder de fréquentations étranges, voire dangereuses et côtoyer des crimes... Et, pour enrichir le tout, Brandreth recycle avec savoir-faire les aphorismes et sentences wildiens pour notre plus grande jubilation.

Oscar n'est d'ailleurs pas le seul personnage réel utilisé dans cette série puisque nous y retrouvons entre autres Conan Doyle (qui allie une rigueur -voire raideur- morale et une naïveté qui le portera bientôt à croire aux fées) et Bram Stoker. Le narrateur de toutes ces aventures lui-même, Robert Sherard est un vrai écrivain, réellement ami d'Oscar Wilde et même son premier biographe. En fait, Brandreth, sans chercher plus loin, nous a mis Oscar dans le rôle de Sherlock Holmes et Shérard dans celui de Watson. Le pauvre Sherard n'est d'ailleurs pas épargné, on le dit "falot", terne etc. mais après tout, la neutralité de ton ne fait-elle pas le bon témoin?

Pour cette quatrième aventure, Wilde a vieilli. C'est assez pathétique, surtout au début du roman, ensuite l'action le ragaillardit un peu. D'autre part Brandreth est moins précautionneux sur la nature de sa vie sexuelle et il cesse de ne voir des jeunes gens que pour leur donner des cours. Ecoutons l'un d'eux:

"Je suis venu m'asseoir à côté de lui sur le lit, et j'ai tourné la tête de façon qu'il puisse mieux admirer mon profil.

-Qui êtes-vous Rex? Qu'êtes-vous? Me raconterez-vous l'histoire de votre vie?

Comme il (Wilde) posait sa main sur ma cuisse, je me tournais vers lui et lui souris. Mes lèvres, en s'entrouvrant, lui révélèrent combien mes dents sont blanches et mes canines acérées. Il a éclaté de rire et, jetant sa cigarette, il s'est penché pour m'embrasser."

En dehors de ce coming out auquel nous devons peut-être tout le rose -quelque peu excessif lui aussi- de la couverture, il est cette fois-ci question de vampires (d'où les canines acérées bien que plus loin Stoker parle des prémolaires mais on se demande ce qu'elles viennent faire là-dedans, passons, fin de la parenthèse), Charcot est nettement mis en cause et les frontières entre hypnotisme et charlatanisme se brouillent.

Un épisode donc bien intéressant de ces improbables aventures d'Oscar Wilde, peut-être le meilleur jusqu'à présent, je n'ai pas boudé mon amusement mais en revanche, j'ai tout oublié presque immédiatement. Mémoire sélective.


1. Oscar Wilde and the Candlelight Murders (2007) Oscar Wilde et le meurtre aux chandelles

 2. Oscar Wilde and the Ring of Death (2008) Oscar Wilde et le jeu de la mort

3. Oscar Wilde and the Dead Man's Smile (2009)  Oscar Wilde et le cadavre souriant

4. Oscar Wilde and the Nest of Vipers (2010) Oscar Wilde et le nid de vipères

 5. Oscar Wilde and the Vatican Murders (2011) Oscar Wilde et les Crimes du Vatican 

6. Oscar Wilde and the Murders at Reading Gaol (2012)  Oscar Wilde et le Mystère de Reading

978-2264051240

24 mars 2025

La distinction

Librement inspiré du livre de Pierre Bourdieu

de Tiphaine Rivière

*****


Vous le savez tous, "La distinction" de Pierre Bourdieu est un ouvrage majeur et passionnant… mais c’est aussi un gros livre à la lecture difficile. Pour cette raison, beaucoup ne l’ont pas lu à part quelques devoirs scolaires rapides dans les meilleurs des cas. Cet album arrive à point et va beaucoup nous aider.

Alors, une étude de presque 700 pages transposée en 280 pages de gros dessins, vous vous doutez que vous allez lire une vulgarisation simplifiée, n’empêche que vous aurez les grandes lignes et que j’ai trouvé que l’esprit n’avait pas été trahi. Je conseille non seulement de lire cet ouvrage qui devrait se trouver dans toutes les bibliothèques publiques, mais aussi de l’offrir à vos jeunes, qu’ils fassent des études ou non. Ils comprendront mieux le monde dans lequel ils vivent, car ce qui fait l’objet de cette étude de 1979 perdure encore cinquante ans plus tard et si le monde a bien changé, ce dont on parle ici, est toujours là. Preuve que Bourdieu avait bien mis à jour un élément fondamental de notre mode de vie.

Tiphaine Rivière prend le parti de transposer l’action à notre époque. Notre héros est un jeune professeur de lycée qui, face à la difficulté qu’il y a aujourd’hui à faire classe en Terminale, entreprend de faire lire à ses élèves "La distinction" de Pierre Bourdieu. Ce texte est une révélation pour ces jeunes gens qui, peu enclins au départ à accorder leur attention, ne vont pas tarder à se sentir directement concernés par ce dont Bourdieu (et leur professeur) leur parle. Ils vont immédiatement faire rapprochements et comparaisons entre leurs vies, leurs familles, leurs mondes et les théories qu’ils découvrent. Ils prennent conscience de choses qu’ils ont toujours vécues et acceptées sans jamais les comprendre ni les remettre en cause alors qu’ils sont si fiers de leur libre arbitre. A partir de là, ils s’observent eux-mêmes et questionnent leurs motivations réelles. Ils observent et interrogent leurs familles. Leurs visions du monde changent.

Le graphisme noir et blanc, simplifié, vivant, m’a bien convenu. Le montage est passionnant. La mise en scène claire. C’est complètement accessible. C’est convaincant. Beaucoup vont découvrir des choses. Tout le monde va tout comprendre… et certains, une fois cet album terminé, poursuivront les recherches. Je conseille à 100 %.

978-2413081333