31 décembre 2021

Sidérations 

de Richard Powers

****+

"L’œil mental connaît deux sidérations : l'arrachement à la lumière, l'entrée dans la lumière."

Ce récit est rédigé à la première personne par Théo Byrne, astro-biologiste qui doit faire face à la rude tâche d'élever seul son fils de 9 ans, autiste. En effet, son épouse scientifique elle aussi, travaillant à un poste dirigeant dans une ONG de protection de la faune sauvage, est morte deux ans plus tôt dans un accident de voiture. Le métier, et la passion de Théo, c'est d'imaginer les différentes formes de vie possibles sur les autres planètes. Tous les soirs il calme et endort son fils Robin en imaginant avec lui une de ces planètes. Ces chapitres s'intercalent dans le récit qu'il fait de leur vie quotidienne. La vie de Robin dans son école américaine (où il m'a semblé, et ce n'était pas la première fois que j'ai cette impression, que l'on laisse bien plus les enfants se malmener mutuellement qu'on ne le fait en France) n'est pas facile. Il est la risée et la tête de turc de ses coreligionnaires qui ne lui pardonnent pas sa différence. La vie de Théo à son université où il aime enseigner mais où il déçoit ses collègues en n'ayant plus assez de disponibilité pour publier des articles, faire des recherches supplémentaires etc. n'est pas une franche réussite non plus.

 Le livre commence quand Théo, pour rompre une période particulièrement tourmentée pour Robin à l'école, l'emmène camper dans une réserve naturelle. Là, ils connaîtront quelques jours de bonheur, étant tous deux des écologistes convaincus, et des protecteurs de la nature végans. En fait le thème principal des angoisses de Robin est la destruction de la faune, de la flore et de la terre elle-même par les humains. Pendant cette trêve, ils campent en particulier au bord d'un torrent où Théo et la mère de Robin ont passés des moments idylliques. Mais même dans ces conditions, la vie avec un enfant autiste sujet à des crises incontrôlables, n'est pas facile. Bientôt il faut rentrer et la reprise de l'école s'accompagne bien vite de nouvelles crises. L'équipe éducative met en demeure le père de "faire soigner" son fils. Ce qui veut dire le mettre sous Ritaline. Théo ne veut pas en entendre parler mais va bientôt y être contraint car on l'accuse de non-soin à enfant en difficulté... Il se souvient alors d'un scientifique ami de sa femme, pour lequel il avait participé à une expérience neurologique et il se demande si les recherches de cet homme ne pourraient pas aider Robin, s'il acceptait de s'occuper de lui, même dans un cadre expérimental. C'est alors que l'histoire commence réellement.

Un roman fantastique et poignant avec une énorme charge écologique, une conscience permanente de la destruction du monde telle que la ressent Robin. Un stress presque continu malgré de magnifiques épisodes d'amour père-fils. Cela se passe à une période non précisée mais le président des USA (non nommé) est présenté comme une espèce de zigoto dément particulièrement stupide, on ne peut que penser à Trump mais un Trump qui aurait réussi ce que le vrai a raté, à savoir faire annuler les élections qui le blackboulaient sous un prétexte mensonger de fraude pour se faire réélire quelques mois plus tard et avec vraies fraudes cette fois. Cette prise de pouvoir entraîne la suppression des crédits aux recherches les plus prometteuses de la science car le Président n'en voit pas l’intérêt. Les budgets s'assèchent dans tous les secteurs de la recherche non immédiatement commerciale, en particulier en astronomie où les recherches pour un gigantesque et révolutionnaires télescope, le NextGen (mais si vous faites des recherches sur le Net, en France, on l'appelle plutôt NGST) sont abandonnées. On pense au télescope James-Webb qui vient justement d'être lancé, mais dans l'Amérique du roman, dans tous les domaines, la recherche scientifique marque le pas.


PS : Et vous tous, s'il vous plaît, ne faites jamais de cairns lors de vos promenades dans la nature ou au bord de la mer.

- « C'est quoi le problème, papa ?

- « Ces trucs, c'était le pire cauchemar de ta mère. Ça détruit les habitats de tout le monde dans la rivière. Imagine des créatures d'une autre planète qui se matérialiseraient dans notre espace aérien pour démolir nos quartiers, encore et encore. »

Il darda les yeux de tous côtés, en quête des chevaines, des ménés, des truites, des salamandres, des algues, des écrevisses et des larves flottantes, des ménopomes et poissons-chats menacés d'extinction, tous sacrifiés à l'art de marquer son territoire.

- « Il faut qu'en les enlève. »

9782330153182


 

26 décembre 2021

 Les enfants d'Icare

d' Arthur C. Clarke

*****


Science fiction

 Publié en 1953.

Encore un de ces romans situés par l'auteur dans le futur et qui est devenu du passé pour nous. J'aime bien, cela nous permet de faire notre malin et de distribuer bons points et corrections avec la plus parfaite assurance. Sentiment confortable. Publié en 1954, la période ici visée débute un peu après 1975 et dure, à la louche, 2 siècles ou un peu moins.

Dans cette fin des année 1970 donc, de gigantesques vaisseaux spatiaux ont pris position au dessus des capitales du monde. Elles renferment des extraterrestres que personne n'a vus et qui règnent sur le monde en n'imposant qu'une seule loi: interdiction de la guerre et d'infliger des souffrances inutiles, y compris aux animaux. Ils n'ont pas eu besoin eux-même de violence pour s'imposer, leur supériorité tant matérielle qu'intellectuelle, étant infiniment trop écrasante pour que des humains puissent espérer quoi que ce soit d'une tentative de rébellion. A contrario, ils ont soit négligé ceux qui s'y risquaient quand même, soit ont réduit leurs efforts à néant, sans jamais se livrer à la moindre mesure de rétorsion. (Très décourageant pour des résistants). En clair, ils sont tout puissants et bienveillants.

  Les extraterrestres, que les humains ont choisi d'appeler «les Suzerains» puisqu'ils ont tout pouvoir, laissent les humains vivre à leur guise dès lors qu'ils respectent la règle énoncée ci-dessus, mais cette seule modification du comportement humain, va peu à peu transformer la terre en une sorte de paradis où finalement, l'homme est plus heureux qu'il n'a jamais su l'être quand il allait à sa guise et alors que les humains étaient sur le point de détruire leur propre planète (guerre, surexploitation, pollution...) lorsque les Suzerains sont apparus. Cette fois, on a bien l'impression d'être dans «le meilleur des mondes»...

Mais finalement, il reste quelque chose que les humains sont incapables de maîtriser, même en faisant des efforts: leur curiosité. Les Suzerains n'ont jamais été vus par quiconque, ils refusent de se montrer. Pourquoi? Que cachent-ils. L'humain est un être qui ne peut accepter cette zone d'ombre.

Je ne vous en raconte pas plus. Vous voyez déjà que le point de départ est captivant, que la trame se tient, c'est "épais", il y a du matériau pour mener des extrapolations assez riches et je peux vous dire que le lecteur n'est pas déçu. La chose qui m'a frappée dans ce roman (à part le fait que l'idée était excellente), c'est le rythme. On n'est pas dans le récit speedé que l'on trouve le plus souvent aujourd'hui. Ce n'est pas lent non plus, mais c'est "posé". Clarke prend le temps de raconter son histoire, de préciser les divers arrière-plans et d'envisager des péripéties. Il écrit dans le confortable. Il prend son temps pour que son histoire, ample et riche, soit bien traitée et exploitée. J'ai aimé cette façon de faire. On attend parfois un moment (comme pour savoir à quoi ressemblent les Suzerains), mais on est jamais déçu, comme je vous le disais, le fond est toujours à la hauteur des espérances du lecteur. J'ai apprécié la précision du monde utopique auquel Clarke donne vie. Il ne lésine pas sur les détails, mais bon, ce n'est pas gênant. Il n'hésite pas non plus à évoquer de grands problèmes comme la création artistique, la sociologie, la philo ou la psychologie. Et tout est intelligent et intéressant, tandis qu'un coin de notre cerveau continue à se demander où vont nous conduire les Suzerains...

Un excellent travail de Science fiction donc, que je vous conseille très vivement.  

Et encore une fois le titre français me plonge dans un abîme de perplexité, le titre original "Childhood's end" étant moins étonnant (pour ne pas dire incongru).


PS: Ce qui est amusant, rétrospectivement, c'est que tous les auteurs de SF de cette époque étaient persuadés qu'à la nôtre (d'époque) l'homme serait allé sur la lune, Mars, Vénus au moins, et peut-être encore d'autres planètes. Aucun n'avait envisagé que nous nous serions détournés de l'exploration spatiale. Amusant, non?


978-2811209452 

21 décembre 2021

 La plus secrète mémoire des hommes

de Mohamed Mbougar Sarr

****+


 PRIX GONCOURT 2021

Citation:"Ça parle de quoi? (Cette question incarne le Mal en littérature)"

Ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'auteur, et ça m'arrange bien de le citer (même si je ne suis pas absolument convaincue de la justesse de la déclaration) car il est un peu compliqué de dire en quelques phrases de quoi parle ce roman. Ce qui ne va pas m’empêcher d'essayer.

 C'est l'histoire d'un jeune écrivain sénégalais (Diegane Faye) qui est fasciné par un autre auteur sénégalais de deux générations son aîné (T.C. Elimane), qui a écrit un roman unanimement célébré en France avant d'être tout aussi unanimement condamné et méprisé pour plagiat. Elimane n'a jamais répondu aux accusations et a purement et simplement disparu à la suite du scandale. Il n'a jamais publié d'autre livre. Pourtant, le premier était exceptionnel:

"A la fin de sa lecture, la sidération dura une longue minute silencieuse, puis les débats s'ouvrirent dans le fracas. On débattit avec rage et outrance. On fut de mauvaise foi, on jura."

Diégane finit par rencontrer une femme qui l'a connu mais a surtout connu une autre femme (la poétesse haïtienne) qui fut très proche d'Elimane. Mais même ainsi, la piste, déjà froide, n'est pas facile à remonter et il faudra bien du temps et des recherches pour savoir ce qu'est devenu le "Rimbaud nègre". Cette quête l'amènera à beaucoup réfléchir (et nous avec) sur ce qu'est la littérature et ce qu'est être écrivain.

« Est-ce que les choses ont changé aujourd'hui? Est-ce qu'on parle de littérature, de valeur esthétique ou est-ce qu'on parle des gens, de leur bronzage, de leur voix, de leur âge, de leurs cheveux, de leur chien, des poils de leur chatte, de la décoration de leur maison, de la couleur de leur veste? est-ce qu'on parle de l'écriture ou de l'identité, du style ou des écrans médiatiques qui dispensent d'en avoir un, de la création littéraire ou du sensationnalisme de la personnalité? »

 Mais ça, c'est l'histoire vue de Paris. Vue du Sénégal, l'histoire est bien différente. C'est celle d'une famille détruite par le départ de certains de ses éléments majeurs, fascinés par la France ou/et la littérature, la culture française qu'on leur a donnée à admirer, au détriment de leur propre culture. Là encore, cela se passe sur plusieurs générations. Le père d'Elimane, puis Elimane lui-même n'ont pas envisagé de développer leurs capacités dans leurs foyers, dans leur pays. Il leur est toujours apparu comme une évidence qu'ils devaient rejoindre la France. Avaient-ils raison ? Tant le tirailleur sénégalais fondu dans la boue des Ardennes que l'auteur jouant les "Rimbaud nègre" dans la presse parisienne, avaient-ils raison de croire que leurs vies devaient se jouer là ? Sans regarder en arrière, Elimane comme son père, a préféré l'idée qu'ils se faisait de la littérature à l'amour de sa famille. Son oncle, resté auprès de sa mère et voix du Sénégal traditionnel, condamne ce choix :

"Je l'aurais refait. Si c'était à refaire, j'aurais encore une fois caché à Mossane le livre et la lettre de son fils. Savoir qu'il était vivant, qu'il avait écrit un livre pendant tout ce temps sans lui adresser un mot, savoir tout cela, dans l'état où elle se trouvait, l'aurait achevée."

Et Diégane, qu'en pense-t-il ? Et Mbougar Sarr ?

Tout autant qu’il est une réflexion sur la littérature et le rôle de l'écrivain, ce roman analyse les relations des intellectuels de l'Afrique francophone avec la France. Il explore aussi l'empreinte que le passé laisse sur le présent. Et réciproquement.

"On croit, avec la force de l'évidence, que c'est le passé qui revient habiter et hanter le présent. Il faudrait considérer que la proposition inverse soit aussi vraie sinon davantage, et que ce soit nous qui hantions sans jamais leur laisser de repos ceux qui nous ont précédés. Nous sommes les vrais fantômes de notre histoire, les fantômes de nos fantômes."

Mais le temps passe. Nous en savons chaque jour un peu plus sur la vie et le monde tels qu'ils vont. Nous comprenons mieux ce qui se passe et, quand tout va bien, notre nombrilisme s'atténue un peu :

« Le temps est assassin? Oui. Il crève en nous l'illusion que nos blessures sont uniques. Elles ne le sont pas. Aucune blessure n'est unique. Tout devient affreusement commun dans le temps. Voilà l'impasse; mais c'est dans cette impasse que la littérature a une chance de naître. »

La fin de ce roman, qui nous dévoilera tous les mystères, ne décevra pas le lecteur et pour ma part, je l'ai beaucoup appréciée.

Alors, en conclusion, pour moi, cette année, le Goncourt ne nous a pas trompés et nous a livré une vraie œuvre littéraire de première qualité. Ne doutons pas que son succès sera loin de celui de la trop commune "Anomalie", Goncourt de l'année dernière. On ne joue pas dans la même cour et si tous les lecteurs de M. M. Sarr peuvent lire "l'Anomalie", le contraire n'est pas vrai. "La plus secrète mémoire des hommes" n'est pas un roman facile et les lecteurs superficiels s'y perdront, j'en suis certaine. Les lecteurs exigeants par contre, s'y régaleront. Un excellent Goncourt !

Encore une petite citation pour la route:

"- Ça finira mal... j'ai beaucoup entendu cette phrase récemment.

- C'est parce que la plupart des choses finissent mal. Et la plupart des gens le savent.

- Ils ne savent rien. C'est un désabusement sans profondeur, le pessimisme facile qui se déguise en lucidité, le cynisme démissionnaire qui se cache sous la sagesse du fatalisme, la peur de la vie grimée en philosophie de l'inquiétude."


 PS : L'auteur indique que le titre est tiré des "Détectives sauvages" de Roberto Bolaño, auteur qui a eu une grande influence sur lui.

9782848768861

16 décembre 2021

 Nuit 

d'Edgar Hilsenrath 

 *****


L'asile de nuit * 

 Edgar Hilsenrath est né à Leipzig en 1926. En 1938, il fuit en Roumanie pour échapper aux persécutions nazies. En 1941, il est déporté en Ukraine. À la Libération, il émigre  en Palestine, en France,  puis aux États-Unis où il restera 25 ans. Installé à Berlin depuis 1975, il est mort en 2018, à 92 ans.

 Dans "Fuck America", Edgar Hilsenrath nous présentait son double littéraire Jakob Bronsky, à New-York, en train d'écrire un livre alors élégamment intitulé « Le branleur » et qui devait en fait être celui-ci, enfin traduit sous le titre "Nuit", car ce "Nacht" fut son premier livre.  Hilsenrath mit 12 ans à l'écrire. Il est la conséquence de ce qu'il a vécu dans le ghetto de Mogilev-Podolsk en Roumanie qui deviendra Prokov dans ce roman, et comme il nous l'avait dit: "il y a eu deux Jakob Bronsky. Le premier Jakob Bronsky, mort avec les six millions, et l’autre Jakob Bronsky, celui qui a survécu aux six millions." Ici, on comprend pourquoi.

 Bronsky est devenu Ranek. Enfin, schématiquement parlant, bien sûr.

Nous sommes en 1941, les Allemands ont envahi une partie de la Roumanie qui a elle-même expulsé les Juifs dans cette zone coincée contre le fleuve. Ici, ni barbelés, ni miradors (bien que sur le pont les soldats tirent sur ceux qui essaient de passer), c'est inutile, si un Juif sort du ghetto, n'importe qui peut le tuer à tout moment et ne s'en privera pas ; il ne trouvera nulle part d'asile. 

Prokov, qui leur a été attribué comme ghetto a été lourdement bombardé et rares sont les bâtiments encore debout. Insuffisants en tout cas pour abriter les arrivages constants de nouveaux expulsés. Aussi tout abri est-il pris d'assaut et occupé par une foule qui s'y entasse et en défend l'entrée car la nuit, soldats ukrainiens, roumains et milice juive (!) ratissent les rues, ramassent les sans-abris qui de leur côté tentent désespérément de se cacher, et les déportent sans ménagement vers les camps de travail et la mort.

 D'autre part bien sûr, tout manque dans ce ghetto peuplé de gens à qui l'on a tout arraché pour les parquer dans une ville presque rasée. Les gens tombent comme des mouches. Les morts que plus personne n'a la force de ramasser, traînent dans la rue, écrasés par les quelques charrettes passant encore sur la chaussée, piétinés par les survivants sur les trottoirs. La cause la plus fréquente du décès est la mort de faim mais il y a aussi le typhus, et autres maladies ainsi que les rixes et assassinats car la loi de la jungle reprend le dessus, bien qu'étonnamment pas totalement ; et l'on se retrouve dans un étrange mélange de respect des règles anciennes et de force brutale. Tout est possible.

« Il n'y a pas d'explication.

- Tu as raison. Plus rien ne s'explique. »

Nous suivons Ranek, homme jeune qui tente âprement de survivre dans le ghetto. Rapidement, comme tous, il est devenu capable de tout, et non seulement capable, mais il est souvent passé à l'acte. On le craint car il est encore fort et on sait sa détermination à survivre. Pourtant, au départ, Ranek aurait pu rentrer dans la milice juive et se mettre ainsi à l'abri de tout et ça, il l'a refusé. 

Il faut surtout savoir que nous avons ici une œuvre littéraire (et de première grandeur) et pas un documentaire. Hilsenrath a transposé les choses. Il a volontairement donné dans une sorte d'hyperréalisme qui a tué le réalisme. On lit les pires horreurs comme on les lit dans "La route" de Cormac McCarthy. Elles sont à la fois poignantes et irréelles. C'est une "traduction" des choses. Ça nous les fait voir avec une totale réalité et en même temps on sait que ça ne s'est pas vraiment passé comme cela. Ces évènements sont sans doute arrivés, mais pas "comme cela". J'ai été frappée par le fait que cela colle parfaitement avec les illustrations de couvertures de Henning Wagenbreth: tout y est mais cela ne ressemble pas vraiment à l'objet réel, que cependant l'on reconnaît parfaitement au premier coup d’œil. Le récit d' Hilsenrath, c'est exactement pareil. Et la littérature, avec un grand L, c'est cela justement : transposer, phagocyter, assimiler la réalité.

Edgar Hilsenrath a fait avec "Nuit" un travail admirable mais qui ne collait pas avec la vision consensuelle de l'holocauste, on ne le lui a pas pardonné. Il a eu beaucoup de mal à se faire éditer et la parution a suscité de tels remous que son éditeur allemand a renoncé à le rééditer alors que la première édition (1964) avait été épuisée (et boycottée) en six mois. Une édition suivra aux Etats-Unis en 66, favorablement accueillie puis suivie d'autres romans d'Hilsenrath. Mais il a fallu attendre jusqu'à 2012 pour que "Nuit" soit traduit en français!! 

Ce livre est GRAND. N'ayez pas peur. Lisez-le.


* C'était le premier titre choisi par Hilsenrath pour ce livre.

978-2370550279 


11 décembre 2021

 Le musée du silence  

de Yoko Ogawa

*****

Que préserve un musée?


Le narrateur, un homme jeune et solitaire, a une passion pour les musées. Cette passion est aussi son métier: il aide à leur installation. Il arrive ici en un lieu retiré, en réponse à une petite annonce passée par une vieille femme acariâtre qui veut ouvrir un musée tout à fait particulier. Depuis son enfance, elle vole à chaque décès dans son village, un objet représentatif du défunt. Ces objets s'accumulent fort nombreux dans une remise poussiéreuse mais elle se souvient de tous les détails de chaque objet et de chaque défunt. Elle veut que ce bric-à-brac soit organisé en un musée bien agencé et ouvert aux visites.

Comme en général avec Yoko Ogawa, on ne peut situer exactement ni le lieu ni l'époque, sans doute parce que l'auteur vise des constantes humaines non dépendantes d'un contexte historique ou géographique. Les personnages principaux sont donc le jeune muséographe dont la préoccupation essentielle, obsessionnelle pourrait-on même dire, est de parvenir à ordonner "les fragments constitutifs de ce monde.". Le musée lui semble le meilleur moyen de "ranger" et de donner sens à tous ces éléments que l'existence fait pleuvoir sur nous, à tous ces évènements que l'existence fait pleuvoir sur lui. Vient ensuite l'étrange très vieille dame ni bonne ni méchante selon sa fille, mais tout de même très agressive et ne connaissant que les insultes voire les coups de canne pour alimenter ses relations au monde. Son maigre entourage lui est néanmoins très attaché et le muséographe le deviendra aussi. Il y a tout d'abord "la jeune fille", très jeune, presque une enfant, adoptée on ne sait pourquoi ni comment par la vieille dame; et un couple jardinier-cuisinière, très polyvalents tous les deux. Ils vivent tous dans le manoir à l'écart de la ville et ne fréquentent personne. Sauf peut-être parfois les étranges moines du silence qui partagent la montagne avec les non moins étranges "bisons des roches blanches".

 Le muséographe se passionne au rangement et à l'archivage des pièces hétéroclites de l'étrange musée. Le soin méticuleux du travail d'archivage des objets dont Yoko Ogawa donne une description extrêmement précise est le rituel de prise de possession des choses et, à travers elles, des évènements. Ce travail l'apaise. Sa vie personnelle se limite à l'envoi de lettres à son frère aîné adoré. Quand la vieille dame n'est plus en état de le faire, il accepte de prendre la relève et d'aller à sa place dérober des objets chez les morts. Entreprise non sans risque et à propos de risques, le monde extérieur est violent. Une fête populaire peut dégénérer, il peut y avoir des bombes dans les endroits publics et voilà que frappe un tueur en série... la police est sur les dents mais au manoir, la vie continue, entièrement orientée vers la création du musée.

Un grand roman porté par une écriture superbe et dont je ne veux pas déflorer davantage les éléments tous très originaux. Une réflexion approfondie sur les tentatives de donner sens aux vies humaines, même si au monastère, on pense qu'il n'y a vraiment rien à dire.


Citations :

Musée

"Quand j'étais jeune, j'ai visité les musées du monde entier. De toutes sortes, allant du national, énorme, dont trois jours de visite ne viennent pas à bout, au cabanon bricolé par un vieillard obstiné à seule fin de rassembler des outils agricoles. Ce ne sont que des débarras. Ils ne révèlent aucune trace de la passion qui mène à faire une offrande aux déesses de la sagesse. Ce que je vise, c'est un musée qui transcende l'existence humaine. "


Eté

"L'été se termine brusquement. Sans laisser de regret, d'un seul coup. Quand on se retourne et que l'on s'en rend compte, c'est trop tard. Plus personne ne peut se rappeler même sa silhouette vue de dos."

978-2742754915

07 décembre 2021

 Aberzen   

de Marc N'Guessan

****+


Je me plains si souvent du manque d'imagination et d'originalité des scenarii des quelques  BD que je lis que j'accroche tout de suite les 4½ étoiles sur celle-ci, malgré ses quelques défauts dont je parlerai plus loin.

Ce qu'il faut savoir avant même d'entamer cette lecture, c'est qu'il ne s'agit pas d'une série qui se prolongerait sur 4 albums, mais bien d'une seule histoire dont le récit a nécessité 4 albums. La différence, vous l'aurez compris, c'est qu'on ne peut pas lire ces albums dans le désordre ni même juger "Aberzen" avant d'avoir tourné la dernière page du dernier opus. C'est tout particulièrement vrai ici car les 3 premiers albums nous font découvrir une histoire extraordinaire avec les yeux étonnés des personnages qui tentent de comprendre un peu ce qui se passe dans ce monde plus qu'étrange où ils ont été projetés. Nous faisons leurs erreurs, nous tentons comme eux de nous repérer dans cette avalanche d'évènements étonnants (très). Alors que le quatrième album met à jour l'explication qui nous permettra de remettre en ordre et comprendre tout ce qui s'est passé avant.

La meilleure solution étant de trouver l'édition groupée des 4 albums en un seul (notre couverture et il y a une autre édition avec une couverture un peu différente) Mais là encore, méfiez-vous! (notre vie de bdphiles est aussi aventureuse que celles de nos héros) il y a semble-t-il une étonnante édition regroupant les 3 premiers albums seulement (une sorte de couteau sans lame, quoi). Il sera sans doute prudent de vérifier que vous avez les 4 titres:

    1) Commencer par mourir

    2) Plusieurs noms pour le bleu

    3) Au-delà des mers sèches

    4) Un temps par dessus l'autre

Ce qu'il faut savoir ensuite, c'est que cette bande dessinée ne se prête pas à une lecture distraite, Si vous avez l'habitude de lire vos BD d'un œil et très vite, il vous faudra changer vos manières ou pleurer que celle-ci est incompréhensible. 

C'est d'ailleurs là le léger défaut de l'ouvrage: les personnages étant des êtres bizarres proches d'animaux ou de machines (plusieurs ressemblant beaucoup à des ours bruns humanoïdes). Il est difficile de les distinguer les uns des autres. (car reconnaître une tête d'ours d'une autre...) L'auteur a fait ce qu'il pouvait mais cela demande tout de même une attention soutenue du lecteur. Pensez à noter les pièces de vêtements et autres repères qui pourront vous éviter un malentendu. Car si vous ajoutez les erreurs de lecture à une histoire déjà bien complexe, vous irez dans le mur. C'est le risque ici.

De même, il vous faudra lire l'intégralité des bulles, faute de quoi là encore, vous rateriez l'histoire et perdriez rapidement le fil.

Voilà le seul défaut de cette BD: la lisibilité. C'est vrai que Marc N'Guessan aurait pu (et dû) différencier davantage ses personnages (ours, gorbin etc.) Il n'en reste pas moins que nous avons là une très intéressante et très belle (d'un point de vue esthétique) bande dessinée, qui nous console des Nièmes histoires de vampires ou de "nouvelles-existences-dans-un-monde-détruit" qui semblent être les seules qui viennent  inspirer la plupart des auteurs actuels. Ici l'imagination est vraiment très riche, aussi bien pour l'histoire elle-même que pour les décors, les personnages et la foule des créatures, petites et grosses, inventées avec beaucoup d'originalité tant pour les rôles principaux que pour la figuration d'arrière-plan. 

Pour toutes ces raisons, je vous la recommande sans réserve. Elle mérite même l'achat si vous ne la trouvez pas en bibli, mettez-là sur votre liste de cadeaux de bédéphile, et n'oubliez pas: les quatre, sinon rien!

978-2845651524

03 décembre 2021

 

Le Club des policiers yiddish 

  de Michael Chabon

***+


 Tout d'abord, il faut préciser que ce roman policier est une uchronie (ce qui lui a valu le Prix Hugo qui couronne des ouvrages de science fiction). Cependant, il y a gros à parier que les amateurs de science-fiction n'y trouveront pas leur compte car l'imagination uchronique se limite à situer l'action dans un monde tel qu'il aurait pu être si le le projet Ickes pour l'Alaska (1939) avait été mené à terme. Il consistait à attribuer aux Juifs fuyant l'Europe une terre d'asile provisoire dans un bout de l'Alaska. Le monde en question n'est guère différent de ce que furent les grosses villes américaines pleines de gangsters, sauf qu'ici, les gangster sont tous juifs pratiquants voire orthodoxes, comme la majorité de la population, partageant le territoire avec des Indiens autochtones peu nombreux. La cohabitation des deux peuples n'a pas toujours été tendre, mais on est arrivé à une espèce de statu quo. Ces gens sont les descendants directs des rescapés des camps.

"Le père de Landsman, de retour de fraîche date d'une tournée des camps de la mort et de déportation européens, venait d'arriver seul à Sitka à bord du Williwaw. Il avait vingt cinq ans, il était chauve et presque édenté. Il mesurait un mètre quatre-vingt-deux pour soixante trois kilos, Il dégageait une drôle d'odeur, tenait des propos bizarres et avait survécu à toute sa famille."

De plus, on arrive au terme du mandat que les Juifs avaient sur ce territoire : il va leur falloir partir ! Tout le monde est très tendu. L'ambiance est bien rendue.

"Noceurs et touristes ont cédé le pas à une population de personnages interlopes et d'immigrés russes, une poignée de Juifs ultra-orthodoxes et une bande de semi-professionnels bohèmes, amoureux de l'ambiance de fête gâchée traînant dans le voisinage, telle une guirlande de Noël accrochée à la branche d'un arbre dénudé."

 On a donc plutôt affaire à un roman policier. L'inspecteur Landsman, divorce malheureux et alcoolique (que c'est original !) vit dans un hôtel particulièrement minable où un junkie vient d'être abattu. Ce n'est pas une affaire bien passionnante, mais comme cela a eu lieu pratiquement "chez lui", il se sent vexé et décide d'essayer d'élucider l'affaire qui, d'allure quelconque au départ, se révèle de plus en plus grosse et compliquée au fil des recherches...

 Alors, c'est un gros livre (presque 500 pages), qui, je l'ai dit ne plaira sans doute pas aux amateurs de science-fiction, et, je le précise maintenant, sans doute pas davantage aux amateurs de romans policiers car il est vraiment peu lisible. Le gros problème est un problème de clarté. D'abord, il y a le vocabulaire. Énormément de termes yiddish, au point qu'un glossaire a été ajouté en fin d'ouvrage. Cela part d'une bonne intention, mais cela ne suffit pas. Déjà, beaucoup de termes n'y sont pas et puis, s’interrompre toutes les dix lignes pour aller chercher à la fin de l'ouvrage ce qu'on peut bien être en train d'essayer de vous raconter, franchement, ça n'aide pas à maintenir le fil de l'histoire. Fil de l'histoire qui est déjà, bien compliqué, tordu et emmêlé, le lecteur a du mal à s'y retrouver. Les passages abrupts d'un moment ou d'un lieu à un autre n'arrangent rien non plus. Il y a aussi des personnages que j'ai mal identifiés, ou confondus... Bef, je me suis plusieurs fois retrouvée à me demander ce que je pouvais bien être en train de lire... Pourtant, je ne sais pas trop pourquoi, pur entêtement ou peut-être quand même une belle écriture par moments ou un personnage sympa comme son adjoint Berko, géant mi-juif, mi-indien, qui sera d'ailleurs pas mal oublié et évacué n'importe comment à la fin du roman. Fin qui ne sera d'ailleurs pas plus claire que ne l'ont été toutes les pages précédentes. 

"Je pensais que je travaillais pour tout le monde. Tu sais, le service public, le respect de la loi. Mais, non, en réalité je travaillais pour Cashdollar."

 En conclusion, je me demande bien comment ce roman abscons a pu avoir des prix. Encore un grand mystère de l'entre-soi éditorial, je suppose. Clairement, ça ne valait pas le temps que j'y ai passé. J'ai cependant décidé d'essayer de lire un autre roman de Michael Chabon parce qu'il y a tout de même "quelque chose", mais cette fois, j'ai décidé d'avance de ne pas insister s'il recommence dans le même style hermétique puisque je sais maintenant que "le moment où ça s'arrange et où le livre s'éclaire" n'arrive jamais. Je vous tiens au courant.

 


978-2264050441

29 novembre 2021

Demain la veille 

de J.M Laclavetine

****+


Chroniques trans-temporelles

Ce qui caractérise souvent les romans de J.M Laclavetine, c’est la richesse imaginative de l’auteur et l’originalité de l’idée qui leur a donné naissance. Les amateurs ne seront encore pas déçus cette fois-ci. Puisqu’il s’agit d’une aventure qui suit le point de vue d’un très évolué homme préhistorique. J’ai évidemment tout de suite pensé à l'excellent "Pourquoi j’ai mangé mon père" de Roy Lewis et je craignais un peu soit que J.M Laclavetine se soit laissé inspirer, soit qu’il supporte mal la comparaison. Mais c’était mal le connaître et il est passé loin au-dessus de ces deux écueils. On cesse dès les premières lignes de penser à "Pourquoi j’ai mangé mon père" et on n’y reviendra plus tant les deux optiques sont différentes bien que nous ayons là aussi un livre drôle (mais pas que) se passant chez nos ancêtres à sourcils proéminents (mais pas que non plus).

Nous suivons, Noah, vieil homme de Neandertal, le plus vieux de sa tribu mais le plus dégourdi aussi puisqu’il est encore seul à maîtriser le feu. C’est lui encore qui aura l’idée de dessiner et peindre sur les murs de sa grotte mais, premier d’une longue série d’artistes en avance sur leur époque, son art sera peu prisé de ses congénères. En particulier, sa vénus à peau dépourvue de poils et sortant de l’onde dans une coquille sera considère comme une obscénité atroce et manquera lui valoir le lynchage (oui je sais, William Lynch était loin d’avoir vu le jour mais la chose existait déjà, même si elle attendait encore qu’on lui trouve un joli nom).

Noah suit sa tribu tout en restant un peu à l’écart, il préfère ne pas trop se mêler à ses congénères tout de même trop… primaires à son goût. A défaut de le massacrer, ils en auraient bien fait leur chef mais c’est un poste qui ne tentait guère Noah, trop de charges, trop d’ennemis. Il faut aimer cela. Anarchiste avant l’heure, Noah ne désire pas plus être maître que d’en avoir un. Il "pistonne" donc un mâle plus adapté à la charge

"Le chef, pour se donner un genre, portait autour du cou un renard argenté qu’il n’avait pas pris la peine de vider, et qui répandait dans un large périmètre l’odeur inimitable du pouvoir."

et se tient légèrement en dehors du groupe. Il s’est tout de même lié d’amitié avec un jeune couple. La femme est sur le point de donner naissance à leur premier enfant mais c’est l’hiver et les conditions sont plus que difficiles…

Une des autres caractéristiques de Noah est de faire des rêves très puissants et très étranges qui lui montrent un monde incroyablement différent du sien et peuplé d’hommes et de femmes bien différents aussi de ceux qu’il côtoie. Eux, ils ont bel et bien une peau dénuée de poils, ils ne souffrent ni de famine ni du froid glacial de l’hiver. Leur vie est belle et douce. Noah retrouve à chaque rêve Hélène et Noé. Hélène veut absolument un enfant, Noé non.

A la suite d’un hoquet spatio-temporel que je vous laisse découvrir ils en auront un quand même, qui s’appellera Adam, "rejeton trans-temporel" dont le physique… disons néandertalien, étonnera beaucoup ses contemporains et dont l’histoire jettera bien des ponts entre les deux époques.

Ce qui fait le grand charme de ce roman, c’est l’écriture extrêmement aisée et le ton d’un humour à froid très efficace dans les pires circonstances.

"Les plus faibles mouraient. On les mangeait sans plaisir, car la lente agonie dans ces lieux malsains donnait à ce qu'il leur restait de chair un goût de salpêtre et de vase. Leurs os friables ne pouvaient pas même servir à confectionner des outils. On conservait parfois leur crane par respect machinal de la tradition. Les plus aimés étaient décorés; les autres, percés de petits trous, servaient d'écumoires, ou de balances pour la pêche aux écrevisses."

souligné de clins d’œil anachroniques drôlissimes comme "la musique émolliente de John-Michaël Amphore, le célèbre marchand de sons"

Ce qui fait son grand intérêt, c’est le regard détaché et lucide posé sur l'éternel humain, celui qui traverse les âges. On y trouve bien ce qui, de tout temps, en bien comme en mal, a fait l'Homme car Laclavetine a su le dénicher avec beaucoup de justesse.

Un vrai plaisir de lecture. Ce roman est mon préféré des 6 de lui que j'ai lus, talonné de près par "Première ligne".


978-2070402052

25 novembre 2021

Juste avant l'oubli  

d'Alice Zeniter

****+

Paru pour la rentrée littéraire 2015, le thème de ce roman m'intéressait bien. Il y avait un couple à un tournant crucial de son histoire (pourra-t-il continuer sa route, ou pas), une réunion d’universitaires spécialistes d'un écrivain solitaire à la forte personnalité, venus autopsier

« un cadavre littéraire offert en pâture à leurs études, à leurs esprits analytiques, à leurs méthodes de dissection. »

une île déserte, ou presque,

« C'est une île cuirassée, protégée par une armure d'impossibilité-d'y-vivre. »

 où s'était retiré le dit-écrivain et uniquement peuplée d'un gardien étrange et inquiétant, la mort mystérieuse de l'écrivain des années auparavant, corps non retrouvé, et le flot des conjectures qui avaient suivi et suivaient encore... C'était simple : Je devais absolument lire cela.

Et je ne regrette pas de l'avoir fait. Si ce n'est pas un coup de cœur absolu, cela à tout de même été un excellent moment de lecture. L'histoire ne suit pas tout à fait les voies que l'on pouvait supposer (elle reste plus réaliste que le genre « Dix petits nègres ») sans pour autant décevoir. Réaliste. C'est cela. J'étais prête à embarquer pour des licences romanesques bien plus aventureuses (et qui n'auraient sans doute mené nulle part, tout a déjà été fait dans ce sens-là) mais Alice Zeniter, dans l'original, certes, est néanmoins restée dans le réalisme le plus vraisemblable. Et tout compte fait, elle a sans doute eu raison.

Nous commençons par faire la connaissance de l'élément mâle du couple : Franck, infirmier, très sympathique, et que nous ne quitterons plus jusqu'à la dernière page. Puis ce sera sa compagne, qui prépare une thèse sur Galwin Donnel (l'écrivain). Franck est très complexé par son prénom (personnellement, je me serais plutôt attendue à ce que ce soit Galwin) mais nous comprenons vite que c'est plus exactement son infériorité intello-sociale qui peut poser problème. Le confinement sur une minuscule île peu hospitalière de ce gardien taciturne, de la jeune thésarde inquiète, de notre infirmier incertain et de cette fournée de spécialistes d'un auteur de polar, dans l'ambiance de sa mort mystérieuse sur les lieux-mêmes risquait fort d'aboutir à un drame, et cela ne manquera pas.

J'ai bien aimé qu'Alice Zeniter se pique au jeu de donner toutes les marques de la réalité à son écrivain célèbre. Elle indique sa bibliographie en détail, nous livre des citations avec titre et numéro de la page, elle nous livre des extraits de la page Wikipédia qui lui est consacrée... J'ai trouvé cela amusant. 

Galwin Donnel avait créé un détective récurrent, qui prenait le contrepied de tout ce que l'on peut espérer chez ce genre de personnage. Il avait tellement de défauts qu'il devait être drôlement difficile pour les lecteurs de s'attacher à lui. Mais ils l'ont néanmoins fait et les aventures se sont multipliées. J'ai aimé tous les petits clins d’œil qui font par exemple que Donnel étant fasciné par Conan Doyle avait appelé son héros Adrian Dickson Carr. J'ai adoré cette idée du dernier roman resté orphelin à l'avant dernier chapitre, qui fait que le lecteur a toute l'intrigue, mais pas le nom du coupable ! 

« Car les polars habituels entretenaient le lecteur dans l'illusion qu'il existait partout dans le monde des génies prêts à résoudre n'importe quelle affaire, alors même que les systèmes policiers et judiciaires affrontaient en réalité des monceaux de dossiers classés sans résolution aucune. »

Beaucoup de petits détails de la narration m'ont absolument enchantée (comme, par exemple, le tracé de la route, pages 57-58 de mon édition pour ceux qui liront). Et tout cela se termine comme cela devait se terminer, si l'on y réfléchit bien, et il y a même à mon sens, un crime littéraire...

Si vous êtes comme moi, vous passerez un très bon moment avec ce livre.

978-2290126486 


21 novembre 2021

Le troisième Reich 

de  Roberto Bolano

****+

Fin d'été sur la Costa Brava

Udo Berger, Allemand de 25 ans, s'est accordé une semaine de vacances en Espagne et cette semaine sera également la première durant laquelle il vivra vraiment avec sa compagne du moment, la très belle Ingeborg dont il est fort épris et cela semble réciproque, bien que franchir le pas de la vie commune les effraie tous les deux. Il a choisi de retourner pour cette semaine de vacances, en un lieu qu'il connaît : la pension où, enfant, il venait chaque année avec ses parents et son frère. Elle était tenue par Frau Else, dont le mari est « très malade » et dont il était tombé amoureux enfant. Elle lui plaît toujours beaucoup d'ailleurs, mais elle, se souvient à peine de lui.

Udo a un petit emploi sans grand intérêt qui assure sa subsistance, mais sa grande passion, ce sont les jeux de plateau-jeux de rôle, qui eurent une grande vogue dans les années 70-80 et dont Roberto Bolano était lui même grand amateur. Je suppose que si on écrivait ce roman aujourd'hui, on utiliserait les jeux en ligne. Chez Udo, ce goût a pris la puissance d'une véritable addiction, comme en connaissent tous les dépendants et il ne peut envisager de s'en couper une semaine, même pour une semaine cruciale pour son couple. Il y consacre même encore de nombreuses heures chaque jour, ce qui n'est sans doute pas ce que sa compagne espérait. D'autant qu'Udo est LE champion et, spécialiste reconnu, il rédige des articles pour des revues de plusieurs pays. Le jeu auquel il s'adonne à ce moment s'appelle "Le troisième Reich"* et, utilisant des personnages et pays réels, il rejoue interminablement la deuxième guerre mondiale. Udo joue pour les forces du troisième Reich bien que ses idées ne soient pas nazies « même plutôt le contraire ».

Très vite, Inge et lui rencontrent un couple de touristes allemands, Hanna et Charly, avec lesquels ils sympathisent, bien qu'ils se révèlent rapidement envahissants et agités. Parallèlement, ils font tous connaissance avec quelques « locaux », et peut-être pas les plus recommandables. Il y a Le loup et l'Agneau, deux employés on ne sait où qui songent davantage à s'amuser avec et profiter des, touristes qu'à travailler (spécimens communs dans les stations touristiques) et Le Brûlé, le loueur de pédalos, défiguré on ne sait comment car il n'est pas du pays et qu'on ne sait pas trop non plus d'où il vient. On parle d'Amérique latine... Lui-même ne fournit pas de renseignements. Bientôt, l'alcool aidant, les situations deviennent plus scabreuses ou inquiétantes et Charly, grand nageur mais également grand buveur, finit par disparaître. Que lui est-il arrivé ?

Les femmes rentrent en Allemagne, Udo reste, officiellement pour attendre qu'on retrouve Charly, en fait parce qu'il espère arriver à ses fins avec Frau Else et tout autant parce qu'il a entamé une partie avec le Brûlé qui, bien que découvrant le jeu et les finesses stratégiques, se révèle être un adversaire bien plus coriace que prévu. Et d'ailleurs, qui est-il, ce Brûlé, et quel est exactement l'enjeu de cette partie ? Udo s'agite, s'inquiète, ses rêves deviennent cauchemars, mais leur interprétation reste difficile.

J'en ai peut-être dit beaucoup sur l'histoire, mais sans révéler les fins et parce que l’intérêt majeur du livre n'est pas dans les péripéties de l'installation, mais dans le jeu lui-même, autant en ce qu'il fait revivre de la deuxième guerre mondiale qu'en ce qu'il révèle sur l'addiction et qui devrait fortement parler aux lecteurs d'aujourd'hui, surtout ceux qui ont mis le doigt dans cet engrenage-là. C'est un livre passionnant, très original et superbement écrit. Il mérite de récupérer les lecteurs que son titre, peu éclairant sur son contenu réel, lui a peut-être fait manquer.


* Jeu existant réellement

978-2267020861

17 novembre 2021

 Les Tribulations d'Arthur Mineur

d'Andrew Sean Greer

****


Prix Pulitzer Fiction 2018

J'ai lu ce livre pour une raison qui vous amusera peut-être (mais qui m'a amusée, moi) qui est l'écho avec un titre que je venais de lire : "Heurs et malheurs du sous-majordome Minor" de Patrick deWitt. Ce n'est qu'après que j'ai découvert que ces Tribulations avaient obtenu un Pulitzer, ce qui est certes un argument de plus pour le lire.

Evacuons tout de suite la question, il n'y a strictement aucune ressemblance entre les deux romans. A aucun niveau. Sauf si l'on considère qu'ils m'ont plu tous les deux.

 D'Andrew Sean Greer, j'avais déjà lu et bien aimé « L'Histoire d'un mariage ». C'est peut-être aussi votre cas car ce roman avait connu un certain succès en France à sa sortie. Si c'est le cas, vous aimerez sans doute celui-ci aussi. Voici l'histoire :

Arthur Mineur, Arthur Less en anglais, est sur le point d'avoir cinquante ans et cela le perturbe fortement. C'est un homosexuel, écrivain, très bel homme dans le genre éternel adolescent, et il vient de laisser partir Freddy, son jeune amant, par refus de s'engager. Mais ce jeune amant, il l'aimait. N'a-t-il pas commis là l'erreur de sa vie ? Voilà que peu après, le mariage de Freddy avec un autre homme est annoncé. Pour ne pas avoir à assumer socialement d'être ou ne pas être au mariage, Arthur décide de se trouver à l'autre bout du monde lorsque la cérémonie aura lieu.

Arthur Mineur est un écrivain qui a eu du succès mais dont l'éditeur rechigne à publier le second roman, moins bon. Les affaires ne vont donc pas fort pour lui mais il reçoit tout de même toutes sortes d'invitations à des colloques, séminaires, conférences, prix littéraires et même, cours. Il ne répond jamais, mais cette fois, sur un coup de tête, il décide de les accepter toutes ! Et le voilà parti et nous avec lui, pour un tour du monde de plusieurs mois qui ne le verra revenir épuisé qu'après les difficiles passages de son cinquantième anniversaire et du mariage de Freddy.

 L'histoire en elle-même d'un mâle blanc de cinquante ans (même homosexuel) ayant du mal à régler ses problèmes sentimentaux et le passage du temps (comme l'auteur le souligne lui même) me laisserait assez tiède si elle n'était rattrapée par une belle écriture. Elle est également très bien racontée.

« Le feu, fait d'écorces de cocotier, trouve à brûler un morceau particulièrement délicieux, et s'enflamme avec ravissement, en éclairant leurs deux visages. Ils ne sont pas jeunes, pas du tout ; il ne reste rien des garçons qu'ils étaient. »

Les (més)aventures qui se succèdent de pays en pays ainsi que tous les souvenirs qui affluent à ces occasions, savent conserver notre attention. Je n'ai donc pas eu de mal à aller au bout de ce livre. Néanmoins, cela ne m'a pas donné envie d'en lire tout de suite d'autres de cet auteur. Il y a un petit entre-soi bobo homo qui me laisse plutôt indifférente, même si ce cher Arthur Mineur au cœur d'artichaut sait bien capter notre sympathie.

 Et si vous aussi, vous avez de plus en plus de mal à fêter vos anniversaires, souvenez-vous :

« Après tout, c'est presque un miracle qu'ils soient là. Non pas parce qu'ils ont survécu aux beuveries, au haschich, aux migraines. Pas du tout. C'est que, dans la vie, ils ont survécu à tout : aux humiliations, aux déceptions, aux peines de cœur, aux occasions manquées, aux mauvais pères, aux sales boulots, aux relations sexuelles pourries et aux drogues tout aussi pourries, tous ces pièges, toutes ces erreurs, tous ces coups durs, pour parvenir enfin à la cinquantaine (...) »

 Moi, je suis même encore plus loin. Réjouissons-nous !


9782330118075

12 novembre 2021

 Les frères Sisters 

de Patrick deWitt

*****


J'aime vraiment beaucoup les romans de Patrick deWitt (que j'ai hélas, maintenant tous lus. Vivement qu'il en publie un autre!) et celui-ci est mon préféré. Un chef-d’œuvre à mon sens. A l'instar de Céline Minard, tous ses romans sont très différents les uns des autres. Ici, nous avons un western, mais de qualité supérieure.

Les frères Sisters, Eli et Charlie, que nous allons suivre tout au long de ces 350 pages, sont des tueurs professionnels qui travaillent pour le Comodore (que l'on ne verra que fort peu). C'est Eli, le cadet, petit gros sentimental mais également très colérique et extrêmement dangereux, qui nous fera le récit des évènements. Charlie, l’aîné, moins sentimental mais un peu trop porté sur la boisson, a commencé très tôt sa carrière de tueur, ayant abattu son père trop violent quand il était enfant. Malgré leurs éventuels désaccords, chacun peut avoir en l'autre une confiance aveugle -et en personne d'autre. Bref, nous allons les suivre dans une nouvelle mission pour le Comodore, qui consiste à retrouver, faire parler et tuer un certain Hermann Warm, prospecteur et inventeur ; et ils sont en route pour ce faire.

Il faut bien avoir en tête que nous sommes dans une époque et une région sans loi. Nul shérif ne viendra jamais déranger les affaires de qui que ce soit et la loi du plus fort fait office de seul tribunal. Du moins dans ce récit. Le temps que les frères Sisters retrouvent Warm, ils auront croisé bien des routes et bon sang, quelle hécatombe ! Ils n'en sont pas toujours responsables (même si c'est souvent le cas), mais qu'est-ce que l'on meurt vite et facilement dans ce Far-west ! Jeunes ou vieux, hommes ou chevaux, demain n'est jamais certain. La vie ne vaut pas grand chose et vous vous régalerez de leurs dangereuses tribulations.

«- C'est la folie ici, non ? Dis-je à l'homme.

- La folie, oui. Et je crains que cette folie n'ait altéré mon être. En tout cas, elle en a sans aucun doute dénaturé plus d'un. Il hocha la tête, comme s'il se répondait à lui-même. « Oui, elle m'a corrompu.

- Comment ça, corrompu ?

- Comment pourrais-je ne pas l'être ? S'interrogea-t-il

- Ne pourriez-vous pas rentrer chez vous pour recommencer à zéro ?

(…)

- Je pourrais partir d'ici, rentrer chez moi, mais je ne serais plus celui que j'étais avant, expliqua-t-il. Je ne reconnaîtrais personne, et personne ne me reconnaîtrait. »


J'ai absolument adoré ce roman. Il ne faut surtout pas croire que l'écriture ou la finesse psychologique aient été négligées au profit de l'action, car ce n'est pas du tout le cas. D'autant que vous constaterez que tous, de nos tueurs au dernier des vagabonds, s'expriment dans un langage châtié, voire recherché. C'est un des charmes surprenant du livre. Tout est parfait. Si ce n'est pas encore fait, lisez « Les frères Sisters », vous ne le regretterez pas.

Pour conclure, une épitaphe, ce n'est pas si souvent que les frères Sisters se donnent la peine d'ensevelir: 

« Il est mort en homme libre, ce dont peu d'hommes peuvent se prévaloir. La plupart restent prisonniers de leur propre peur rt de leur stupidité, et ne savent pas regarder en face ce qui ne va pas dans leur vie. Ils poursuivent leur existence, insatisfaits, sans jamais chercher à comprendre pourquoi, ni comment ils pourraient améliorer leur quotidien, et meurent le cœur sec et anémié. Et leurs souvenirs ne valent pas un sou, vous verrez ce que je veux dire. La plupart des gens sont des imbéciles, en vérité, mais Morris n'était pas de ceux-là. Il aurait dû vivre plus longtemps. Il avait encore à donner. Et, si Dieu existe, c'est un fils de pute. »

978-2330113308



08 novembre 2021

 Klara et le Soleil 

de Kazuo Ishiguro

****+


Extrait de la quatrième de couverture :

"Klara est une AA, une Amie Artificielle, un robot de pointe ultra performant créé spécialement pour tenir compagnie aux enfants et aux adolescents. Klara est dotée d'un extraordinaire talent d'observation, et derrière la vitrine du magasin où elle se trouve, elle profite des rayons bienfaisants du Soleil et étudie le comportement des passants, ceux qui s'attardent pour jeter un coup d’œil depuis la rue ou qui poursuivent leur chemin sans s'arrêter. Elle nourrit l'espoir qu'un jour quelqu'un entre et vienne la choisir."

 Moi qui lis tous les romans d'Ishiguro, je ne me sentais pas très attirée par celui-ci car je pensais qu'il allait porter sur ce qui fait (ou ne fait pas) mentalement la différence entre un humain et un robot et je craignais que les réponses qui seraient proposées n'aillent pas dans le sens que je vois, moi. Je ne sais pas pourquoi je craignais cela. Une lubie, sans doute. Quoi qu'il en soit, ce problème n'est pas évoqué dans ce roman.

Vous l'avez compris, on est à une époque où les AA sont courants et couramment utilisés. Ils servent en particulier d'ami personnels aux enfants. Ils les accompagnent partout, les aident, les protègent veillent sur eux et surtout, les empêchent d'éprouver la solitude. Avec cette histoire, on est dans une sorte de réalisme fantastique, entre la science-fiction et la poésie. Klara, le robot, a développé un mode de pensée qui lui est propre. Comme ses systèmes sont particulièrement sensibles, ce mode de pensée est un peu plus élaboré et compliqué que celui des autres AA, mais sans que cela fasse d'elle un être vraiment exceptionnel. Et comme toute sa vigueur vient de l'énergie solaire, elle a tendance à voir dans le soleil un dieu qui régirait le monde. Nous voyons ainsi comment une intelligence artificielle développe ses raisonnements à partir des données dont elle dispose. Comme tout le récit passe par ses yeux, c'est sur la base de ce système de croyances que nous allons évoluer, jauger les situations et réagir en conséquence.

C'est un roman de formation qui se situe dans un monde pas si éloigné du nôtre, avec ces "oblongs", ses villes et sa pollution. Ce qui est différent, c'est qu'à l’adolescence, certains jeunes sont "relevés" et d'autres non. Selon quels critères? on cherche à le deviner. J'ai cru un moment que c'était un choix des parents mais cette supposition n'est jamais vraiment confirmée, ou en tout cas, ce n'est pas la seule et il semble finalement que cela tienne à leur niveau social, leur richesse, ce qui serait proche de ce qui se passe réellement dans notre monde actuel. Toujours est-il que les adolescents "relevés" feront des études qui leur ouvriront un bel avenir et que les autres, non. Josie, la jeune-fille dont Klara devient l'AA, est relevée, mais Rick, son ami d'enfance et de cœur, ne l'est pas. Quel sera leur avenir ? Malheureusement, cette "intervention", "l'édition génétique", qui ouvre un avenir supérieur n'est pas sans risques et certains adolescents ne la supportent pas. Josie, dont la sœur est morte au même âge, est maintenant malade et ses jours sont en danger. Nous verrons Josie, Rick et leurs entourages à ce moment clé de leurs existences et les changements que cela entraînera.

C'est un beau roman, profond et sage, sans mièvrerie mais pas sans sentiments. Selon son habitude, Kazuo Ishiguro a su saisir une société, une problématique humaine et des personnages au cœur pur pour nous faire atteindre à une vérité par le biais d'une fiction poétique. A la fin du livre, pour tous, une page est tournée.


Kathel l'a lu aussi 


 978-2072909207 

05 novembre 2021

Cette chose étrange en moi 

d'Orhan Pamuk

****


Ne vous lancez pas dans ce roman si vous n'aimez pas les longues histoires. Certes, vous avez vu dès l'abord que vous aviez face à vous 832 pages dans l'édition poche. Si vous êtes allé un peu plus loin et que vous l'avez feuilleté, vous avez vu que les dialogues ne sont pas très nombreux et que l'on a surtout des pages de récit. Mais ce n'est pas seulement à cela que je fais allusion, si je vous dis qu'il vaut mieux aimer les histoires longues, c'est qu'ici le rythme est lent et que la façon de raconter, qui aime aller dans les détails, est tout à fait différente de celle de la plupart des romans actuels. Orhan Pamuk prend son temps, il nous raconte son histoire à sa façon, sans jamais oublier que le plaisir est autant dans le récit que dans les informations qu'on en tirera. Si vous n’êtes pas prêt à accepter cette façon de faire, passez votre chemin, ce livre n'est pas pour vous.

Oui, ce livre est long, mais on ne peut pas dire qu'il y ait des longueurs, c'est tout à fait autre chose. Oui, ce livre se lit lentement, mais ce n'est pas du tout parce qu'on peine à le lire, c'est parce qu'il nous impose son rythme, et qu'il serpente tout au long d'une vie et d'une ville, ce qui ne se fait pas en quelques instants. J'ai eu un moment l'impression qu'il ne finirait jamais et j'ai réalisé à ce moment-là que, quoi qu'il en soit, il était hors de question que je l'abandonne en route et même que j'en saute la moindre ligne. Alors oui, c'est une longue histoire mais je suis très heureuse de l'avoir découverte, de l'avoir méritée peut-être, en un sens. Bref, je suis heureuse de m'en être enrichie et je vous le conseille aussi. Faites un break. Acceptez de passer beaucoup de temps sur un livre, vous en sortirez meilleur.

Alors, de quoi tout cela parle-t-il ? Eh bien cela parle de Mevlut et cela parle d'Istanbul. Mevlut est le personnage principal. A chaque fois que le récit se fera par ses yeux, le paragraphe commencera par un petit dessin le représentant, portant sa boza et son yaourt qu'il vend dans les rues. (Quand j'ai commencé ma lecture, je ne savais même pas ce qu'était la boza). Comme le récit est vu par différents personnages, à chaque fois que les choses sont vues par d'autres yeux, le nom de ce personnage s'affiche en gras en tête de paragraphe. C'est ainsi que bien que nombreux soient les intervenants de cette grande histoire, le récit ne perd jamais de sa clarté. De plus, l'ouvrage se termine par un « Index des personnages » au cas où vous auriez mis vraiment longtemps à le lire et que vous ne vous souviendriez plus qui est et ce qu'à fait cet homme dont on vous reparle soudain. Personnellement, je n'en ai pas eu besoin, mais pourquoi pas ? Ainsi, on ne perd personne en route. De même une « Chronologie » récapitule tous les évènements relatés. Donc, si quelqu'un vous dit qu'il s'est perdu ou embrouillé dans ces 800 pages, vous pouvez le gratifier d'un sourire narquois, ça lui fera le plus grand bien.

Mais je n'ai toujours pas dit de quoi cela parle. Nous suivons Istanbul de 1954 à mi-1999, et Mevlut à partir de 1957 seulement parce que c'est à ce moment qu'il naquit, dans un pauvre village. Son père, comme tant d'autres, a dû partir pour la capitale pour y gagner sa vie et plus tard, il fit venir Mevlut pour l'aider ; mais il ne fit jamais venir sa femme et ses filles, contrairement à ce que firent la plupart des autres hommes arrivés en ville, à commencer par son propre frère. A leur arrivée, ces hommes ont créé les bidonvilles autour du noyau de la ville, à la fin, ces zones misérables sont devenues elles-mêmes centrales et les bicoques, puis maisons ont été remplacées par des immeubles. Comment une population passe-t-elle du village misérable à la vie en appartement de standing, même si cela prend plusieurs décennies ? Comment réussissent ou non ces hommes, puis ces femmes, venus mêler leurs vies à celle d'Istanbul ? Certains ont fait fortune, d'autres non. Certains sont dignes de confiance, d'autres -la plupart- sont prêts à toutes les fourberies pour obtenir ce qu'ils veulent. La lutte est âpre... Tant de chemins différents dans une société où les liens familiaux ont une puissance bien plus grande que dans la nôtre (pour le pire ou le meilleur). Bien sûr, le sort des femmes est triste, qu'elles s'en rendent compte ou non. L'égalité des sexes n'est pas encore en vue...

Alors, si vous en êtes capable lisez ce toman d'Orhan Pamuk. Il vous fera du bien et vous apprendrez beaucoup de choses, et pas que sur Istanbul, mais bien sur l'humain en général. Le propre des bons romans.


Extrait :

« Parce que les mots étaient des objets, et chacun de ces objets une image. Il sentait que le monde intérieur qui l'habitait et le monde qu'il arpentait la nuit en vendant de la boza formaient désormais un tout. Cette connaissance étonnante lui apparaissait parfois comme sa propre découverte ou bien comme une lueur, une lumière que dieu lui avait accordée. Les soirs où Mevlut sortait du restaurant l'esprit confus et embrouillé, quand il déambulait pour vendre de la boza, il découvrait son monde intérieur dans les ombres de la ville. »

978-2072825286