30 août 2023

Crépuscule  

de Philippe Claudel

*****

Certains parlent de ce livre en commençant par chercher à le situer dans le temps et dans l'espace. Europe de l'Est disent les uns et fin du 19ème, peut-être... mais quelle idée saugrenue de se donner tout ce mal puisque ce conte sombre ne parle que de la nature humaine qui, par définition, est de tout temps et de tout lieu.

Donc, n'importe où, mais à la frontière d'un empire vieillissant, une petite ville sombre, rude et froide à plusieurs heures de cheval de la grande ville la plus proche, T., pour ne pas la nommer, voit son unique policier, le priapique Capitaine Nourio et son monolithique adjoint, sur le pied de guerre. On vient de les appeler pour venir constater l'assassinat du curé dont le crâne a été fracassé à coups de pierre. Nul ne connaissait d'ennemi au curé on ne peut plus orthodoxe, rigide même, et aucune querelle ne l'ayant opposé à personne, personne n'a la moindre idée de ce qui a pu se passer. La petite ville est par ailleurs plutôt policée et bien tenue, il ne traîne pas de voyou dangereux à qui imputer le crime. Le curé dogmatique et froid n'était pas adoré au point que son décès crée un grand deuil, mais enfin, les gens préfèrent ne pas vivre dans une ville où un assassin circule en liberté et la population réclame un coupable, une exécution etc. histoire que les choses rentrent dans l'ordre et que la vie reprenne son cours. Nourio, homme intelligent mais vil à tous points de vue, est bien embêté car son enquête n'a aucun point de départ et il ne voit pas du tout ce qu'il pourrait faire. Il s'inquiète de ce que sa hiérarchie, d'abord les notables de la petite ville, puis ceux de la grande ville, puis l'empire, vont penser de lui. Un fiasco lui vaudrait sûrement une mutation dans un coin encore plus perdu, alors que si ils étaient satisfaits au contraire...

Aussi louche-t-il en permanence dans leur direction à l’affût d’un signe.

L'empire est catholique et le pays de l'autre côté de la frontière est musulman. Le deux pays sont en paix, mais une paix méfiante. Quelques musulmans vivent depuis toujours dans la petite ville. Ils se considèrent comme bien intégrés mais dès que la petite ville s'inquiète un peu, ils doivent déchanter. Un peuple mécontent à besoin d'un bouc émissaire et le bouc émissaire, c'est toujours le "Différent". Le seul médecin est musulman et il en a assez vu de la nature humaine pour comprendre tout de suite le danger et ne pas voir d'autre solution que la fuite avec toute sa famille. (On pense aux Juifs qui ont pu fuir assez vite à l'arrivée du nazisme). Personne ne le croit.

Nourio de son côté se fait expliquer qu'il y a vérité et vérité... Qu'est-ce que la vérité, d'abord? Une vue de l'esprit, une interprétation des faits. Le plus souvent, chacun à la sienne. Si tout le monde pense la même chose, n'est-ce pas la vérité? Une vérité qui arrange tout le monde n'est-elle pas forcément, la vérité vraie? La seule valable et digne d’être défendue ? Bien plus que celle qui met tout le monde dans l'embarras. Pourquoi chercherait-on une vérité perturbante? Une vérité "efficiente" est bien préférable surtout si elle aide à maintenir l'ordre et l'unité. Je pense que l'auteur ne s'interroge pas sur ce qu'est la vérité dans l'absolu, d’un point de vue philosophique, peut-on trouver une vérité totalement objective ? etc. mais plutôt sur ce qu'est la vérité dans la société. On dit que l'Histoire est un récit écrit par les vainqueurs, la vérité serait de même le récit du pouvoir.

"Je suis arrivé à la conclusion qu'est vrai ce qui est demandé et accepté par la plus grand nombre"

La réflexion sur la vérité est donc l’un des deux piliers de ce récit, l’autre est la nature humaine, son incroyable bassesse, son effroyable cruauté. Comme il en a l’habitude, P. Claudel en a une vision pessimiste et la montre sans fard ni commentaire, et nous voyons. Nous ne nous y reconnaissons pas, nous, personnellement, et pourtant, nous savons qu’il a raison, alors ? Alors c’est que c’est là, limité aux choses moindres ou plus discrètes tant que les conditions sont défavorables, mais la barbarie est prête à ressurgir si l’occasion lui en est donnée. Soyons vigilants.


PS : Et si vous vous demandez comment les hommes politiques sont choisis: "Et c'était en raison précisément de son intelligence médiocre qu'il avait été choisi par les autres, trop prudents pour élire à la tête de leur communauté un homme téméraire qui aurait eu des idées de changement et le désir de les mettre en œuvre, et trop orgueilleux pour choisir un esprit plus brillant que le leur. L'immobilité est gage de paix et la bêtise, bien souvent son alliée. Les sociétés, petites ou grandes, savent donner les rênes de leur administration aux crétins somptueux. Tout cela est vieux comme le monde et ne connaît pas de frontière."



9782234094772
Je lis, je blogue l'a lu aussi

25 août 2023

La peau de l'ours

Joy Sorman

****+


Les catégories du vivant

Joy Sorman est une écrivaine française à l’œuvre bien intéressante. Dans ses romans, elle soulève généralement des problématiques originales et les explore pour notre plus grand intérêt. Et puis, deuxième point, mais pas point secondaire, elle use pour ce faire, d'une écriture tout à fait remarquable par son harmonie et son efficacité. En raison de tout ceci, ses romans se sont souvent trouvés parmi les favoris pour des prix (ainsi celui-ci était-il dans la sélection du Goncourt 2014) et en ont obtenu un certain nombre. 

« La peau de l'ours » affecte au départ, la forme d'un conte. On aurait envie de le lire à haute voix. Il dit la relation de tolérance méfiante qui, depuis les temps les plus anciens, règle le voisinage de l'homme et de l'ours. Il dit l'attirance secrète qui existe entre l'ours et la femme. (Ou du moins la suppose, parce que moi... je ne vois pas trop). Il dit ce qui arriva à la plus belle fille de ce village-là et dont naquit un monstre mi ours-mi homme. Les hommes ayant récupéré ce petit, ne purent accepter cette ambivalence et le cataloguèrent de façon définitive comme ours. Ainsi en fut-il et le lecteur lira à présent l'histoire d'un ours, guère différent des autres, tant par son aspect que par son parcours... si ce n'est que cette histoire nous est racontée par l'ours lui-même, ce qui suppose une intelligence et une lucidité qui ne saurait être purement ursine.

Notre ami l'ours présentant, comme cela n'étonne guère, des prédispositions au dressage et même des dons originaux (sans que sa part de sauvagerie ait totalement disparu) fera une carrière d’ours de cirque, foire, zoos et tous spectacles envisageables, digne d'intéresser le lecteur. Joy Sorman s'appuie sur ce récit pour s'interroger sur la frontière (ici transgressée) entre l'homme et l'animal et également sur notre relation à l'animal. Elle nous apporte beaucoup de questions cruciales et des situations permettant une expérimentation de différentes réponses possibles. C'est très intéressant. Par exemple, notre héros est-il un ours, un humain, un monstre ? Lui-même se voit semblable aux « monstres » de la parade de type « Freaks », mais il se trompe, et ce, quelle que soit l'entente entre eux, car, aussi difformes soient-ils, ils n'ont en eux aucune part d'animalité, tandis que lui, aussi animal soit-il, il n'a en lui aucune difformité. Cet exemple pour vous montrer comment une hypothèse est confrontée à une péripétie du récit, de même pour les différents types de relations.

Dans un précédent ouvrage, « Comme une bête », Joy Sorman s'intéressait déjà à l’animal devenu viande et nourriture de l’homme.

Ce questionnement très intéressant à mon sens, est de plus porté par une écriture véritablement poignante. Certaines scènes vous marqueront, c'est certain. Le récit est court, il n'y a place pour aucun pathos, chaque mot est choisi avec soin et son pouvoir est entier. 

A lire. Vraiment. Que ce soit un thème qui vous intéresse déjà ou que cela ne soit pas encore le cas.

978-2070468195



20 août 2023

La lenteur

de Milan Kundera

****


Je me suis dit "Bien la peine d'avoir l'opportunité de rencontrer un fantôme vieux de deux siècles si c'est pour n'être capable d'avoir avec lui qu'un dialogue de sourds! »

Dans ce roman, Milan Kundera, se met en scène, mué en entomologiste, se rendant avec son épouse à un colloque de confrères où il est accueilli comme le valeureux résistant échappé aux dictatures de l'Est. Le colloque a lieu dans un château dont il connaît l'histoire et où Vivant Denon* a situé l'action d'un de ses romans contant une aventure gentiment libertine. Kundera y fera vivre autour de lui ses personnages à lui, libertins aussi. Le libertinage a bien changé en deux cents ans mais il ne s'est pas autant simplifié qu'on le dit. L’âpreté des mesquines luttes d'influences gonflées par les médias ne s'est pas adoucie non plus, bien au contraire.  Et quand l'amant moderne s'esquive au matin à travers bois, c'est pour tomber sur celui de Denon et pour qu'ils ne se comprennent pas.

 L'entomologiste quant à lui se trouve inconfortablement mêlé à toutes ces histoires et d'autre part, ne se tire pas au mieux de sa prise de parole au colloque, ainsi s'esquivera-t-il pareillement au matin, laissant là tout ces petits mondes si vivants encore l'instant d'avant. Cent cinquante petites pages et puis s'en va, laissant le lecteur avec de quoi s'occuper l'esprit pour un moment...

Encore une fois, une histoire compliquée mais pas trop, et plaisante à lire, offrant de multiples pistes de réflexion. La plus importante étant bien évidemment l'éloge de la lenteur éponyme que l'auteur lie à la mémoire. "Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l'oubli." et plus loin, il insistera : "Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli".

Alors n'oubliez pas : "Quand les choses se passent trop vite personne ne peut être sûr de rien, de rien du tout, même pas de soi-même".

D’autant que finalement, "Dans une illumination subite, tout son passé lui apparaît non pas comme une aventure sublime, riche en événements dramatiques et uniques, mais comme la minuscule partie d'un fatras d'événements confus qui ont traversé la planète à une vitesse empêchant de distinguer leurs traits (...)."


PS : La lenteur est le premier roman que Kundera a écrit en français, langue qu'il maîtrise parfaitement.

* 1747-1825 ,  graveur, écrivain, diplomate et administrateur français.


978-2072892905


 Et voici la nouvelle lecture commune à mettre en ligne le 15 septembre.

Tous les renseignements là => Clic !

Qui joue? : (SVP Dites dans les commentaires si vous jouez)

15 août 2023

 Aux fruits de la passion  

de Daniel Pennac

****

Le monde, tel qu'il n'est pas

Sixième aventure de Benjamin et de son originale famille  

Cette fois, c'est Thérèse, la « Sainte », illuminée, cartomancienne, voyante etc. de la famille, qui tient la vedette. Car cette vierge éternelle se découvre amoureuse -et grandement- d'un homme auquel tout devrait l'opposer (Ah ! L 'amouououourrr !) Alors, évidemment, Benjamin n'est pas chaud – glacial, même- il ne l'aime pas beaucoup, lui, ce prétendant. Mais que lui reprocher ? Il semble planer loin au-dessus de toute critique. Comment, tout cela finira-t-il ? Par un bébé bien sûr. Ce n'est pas pour rien que la famille Malaussène est en train de virer à la tribu.

Alors on retrouve la verve et les formules plaisantes de Daniel Pennac. On retrouve tous ces personnages aussi sympathiques qu'ils sont peu vraisemblables. On retrouve toute la famille, égale à elle-même, rassemblée pour faire face aux coups durs comme aux liesses. Le charme du quartier (il n'y a pas que Le Petit qui a des lunettes roses) l'auteur et le lecteur aussi, quand il le regarde. On retrouve le cocon douillet d'un monde où l'on sait que l'on serait accepté... on rit des situations cocasses, des phrases bien trouvées, des images incisives. On ne tremble pas. Benjamin est en prison ? Bah, il sortira. Benjamin râle, bah ! Il râle tout le temps, ne nous inquiétons pas, il rira bientôt. Bref, c'est toujours plaisant et parfois, cette récréation est juste ce dont nous avons besoin. Mais n’empêche que la saga s'essouffle, que la montagne accouche d'une souris (ou d'un petit fruit)  Tout le charme est là, mais plus l'effet de surprise. Une impression de routine, au contraire. et l'on sent bien qu'approche le moment où il va falloir arrêter.

Et c'est ce que Pennac a fait. Du moins, pendant 17 ans. Mais tout dans ce livre donne l'impression qu'en l'écrivant, il ne le savait pas encore. C'est drôle. En tout cas maintenant, deux volumes plus loin, la série est bien terminée. 


1. Au bonheur des ogres, Gallimard, coll. « Série noire » no 2004, 1985

2. La Fée Carabine, Gallimard, coll. « Série noire » no 2085, 1987

3. La Petite Marchande de prose, Gallimard, 1990

4. Monsieur Malaussène, Gallimard, 1995

5. Des chrétiens et des maures, Gallimard, 1996

6. Aux fruits de la passion, Gallimard, 1999

7. Le Cas Malaussène 1 : Ils m'ont menti, Gallimard, 2017

8. Le Cas Malaussène 2 : Terminus Malaussène, Gallimard, 2023

978-2070415335 

10 août 2023

Tsunami

de Marc Dugain

*****

Légère projection dans le futur et donc uchronie mais de seulement quelques années, ce serait tromper son monde que de classer ce roman dans la SF. On a au contraire une forte impression d'actualité. Le président de la République française tient un journal! Il confie au papier ses pensées et projets sans fard. Bon, là, on est dans la SF, du moins j'espère mais après avoir vu des ministres assez stupides pour diffuser des sex-tapes d'eux-mêmes, c'est vrai qu'on ne peut plus être sûre. Bref, c'est ce journal que nous avons le privilège de lire et nous voilà dans la tête du président et dans les coulisses du pouvoir.

Le président en question tient d'Emmanuel Macron par certains côtés (allures, attitudes, façons de faire) mais il emprunte aussi à plusieurs de ses prédécesseurs, de même pour les péripéties, et puis il y en a aussi une part totalement inventée mais avec beaucoup de vraisemblance. Donc, le nouveau président a été élu un peu par surprise en manœuvrant très habilement et en s'assurant (secrètement) le soutien actif des GAFAM. 

"C'est moins grave que d'être comme mes prédécesseurs sous la coupe des lobbies pétroliers, de l'agro-alimentaire, de la chimie phytosanitaire dont l'avidité et l'irresponsabilité ont conduit à la destruction d'une grande partie de la vie, tout ce monde-là jouant la petite musique de la démocratie. Or, en pratique, on parle de l'asservissement du plus grand nombre à un modèle suicidaire de consommation et de gaspillage pour le seul bien de leurs actionnaires." 

Magouilles, certes, mais il n'en reste pas moins un homme de conviction et s'il tient à être élu, c'est pour faire prendre à la France un tournant radical et difficile à faire accepter qui tient en deux parties: d'abord imposer une taxe CO² réelle et individuelle, puis, dans un second temps, remplacer le sénat par un fonctionnement par scrutin quasi permanent, "la liquidation de la Chambre des bourgeois balzaciens, je parle du Sénat, pour lui substituer une Chambre virtuelle permettant à tous de voter sur des sujets d'importance. (...) Je crée ainsi le cadre d'un référendum virtuel permanent." 

Or, ces deux bouleversements sont très difficiles à mettre en œuvre car si presque tout le monde est bien d'accord sur le fait qu'il faut changer notre mode de consommation d'énergie, les réactions sont toutes autres quand on vous annonce que ça commence tout de suite et que vous serez taxé à chaque fois que vous en consommerez. Surtout que cette coercition tolère une exception injuste: les GAFAM (eh oui, tout se paie). D’autant aussi que le contrôle de la consommation énergétique de chacun suppose une surveillance permanente et les défenseurs de la liberté individuelle la refusent. Quant au Sénat, vous devinez sans peine comme il accueille tout projet de loi visant à le faire disparaître...

Ajoutez à cela une vie personnelle qui n'est pas exactement un long fleuve tranquille, des Chinois qui armés d’une autre vision du monde, visent la suprématie "Le modèle chinois, c'est l'avènement d'un homo economicus satisfait par le développement économique et qui échange le mirage de la liberté d'expression, cette valeur illusoire, contre la prospérité assurée par le Parti. Dans notre modèle ultralibéral, ce n'est pas vous (le président) qui commandez, ce n'est pas le peuple non plus, ce sont les grandes multinationales qui méprisent l’État. D'ailleurs, je ne suis pas dupe, ce qui vous a permis d'accéder au pouvoir, c'est l'aide des géants du numérique, qui ne croient pas à l’État. Sans le deal que vous avez trouvé avec eux, les populistes l'auraient emporté."

un Poutine égal à lui-même qui tient à contrôler ce qui se passe en France, une Europe... européenne qui doit se réformer très vite ou reconnaître sa défaite et un entourage d' hommes et femmes politiques chez qui on peut s'attendre à tout, mais ça, c'est encore le monde où le président se sent le plus à l'aise. Il gère sans problème ce type de relations.

Vous obtenez au final un roman que j'ai dévoré avec intérêt, amusement, inquiétude et surtout un fort sentiment de vraisemblance. Mon avis : A lire absolument pour savoir, réfléchir, envisager, en discuter entre amis etc. Bref, à lire si on est Français. Le monde change. Selon le "Président", le futur se fera sur trois points: le réchauffement climatique, la révolution digitale et la division du monde en deux: démocraties et états totalitaires ; et "Cet autre monde prendra le contrôle de la planète d'ici 2050". Renseignez-vous !

"J'ai la faiblesse de croire à l'humanisme. Or la tyrannie a de plus beaux jours devant elle. Plus que je ne le pensais. Elle pourrait devenir un jour l'ordre du monde si on continue à gâcher nos valeurs par un consumérisme frénétique." 


Citations en vrac : 

"L'essence de la révolution numérique est d'échanger la liberté contre la sécurité. On met des caméras dans les rues, on écoute ton téléphone, on rend intelligents les appareils domestiques, l'idée est bien d'étendre une toile d'araignée sur les individus en leur promettant la quiétude absolue."

"la culture des dirigeants d'entreprise, particulièrement les grandes, est de privilégier systématiquement les actionnaires. Les rémunérations mirobolantes, c'est toujours pour eux, c'est ça la vérité. Quant à la masse des salariés, elle est mal représentée par des syndicats qui sont pour beaucoup de véritables dinosaures englués. Il en résulte un clivage insurmontable entre capital et travail. Une convergence des violences sur fond de guerre sociale est en marche."

"Si on s'élève un peu plus, on comprend que pour une partie non négligeable de son activité, la médecine soigne des maladies que la société crée elle-même par le stress, la pollution, la nourriture pathogène, situation contre laquelle les gouvernements craignent de lutter, de peur de contrarier les lobbies agroalimentaires."

"La liberté d'expression est sur toutes les lèvres mais la réalité est loin d'être aussi simple. Certains industriels ont investi  dans la presse pour la capacité de nuisance qu'elle représente. Et ils ne se privent pas de l'utiliser, en contrepartie de faveurs ou de facilités de toutes sortes dans la poursuite de leurs entreprises. Ce qui fait de la liberté d'expression une notion toute relative. En dehors du service public et de quelques journaux ou sites indépendants, la quasi-totalité des medias est sous contrôle, c’est ça, la vérité." 

978-2226478108

05 août 2023

Narcisse et Goldmund

Hermann Hesse

****


Goldmund le hippie

Nous sommes au Moyen-Age, en Allemagne. Narcisse est un jeune moine particulièrement doué et intelligent, devenu très tôt professeur et que tout le monde sait appelé à une brillante carrière. On pense qu'il deviendra abbé. Pour l'heure, il se prend de sympathie pour Goldmund, un élève amené par son père afin que les moines se chargent de son éducation dans l'idée qu'il deviendra ensuite moine à son tour car sa famille (à savoir son père) ne semble pas envisager de le récupérer un jour. L'amitié entre Narcisse et Goldmund devient très vive -vraiment très- si bien que quelques mises au point ne semblent pas superflues à l'auteur pour préciser qu'il n'y a pas de "vice". On n'a pas de raison de douter de sa parole mais ce premier tiers m'a tout de même semblé bien mièvre et bien long malgré une intéressante forme de séance psy inventée par Narcisse, pleine de promesses mais un peu brutale pour le patient. Ce roman manifeste d'ailleurs de plusieurs façons l'intérêt de Hesse pour les théories de Sigmund et on y trouve un usage freudien du souvenir comme thérapie.

J'en étais donc, au terme de ce premier tiers, à me demander si j'allais vraiment poursuivre cette lecture ou passer à autre chose car je m'ennuyais, quand  Goldmund découvrit l'amour... et avec une femme, en dehors du monastère. Ce qui fut pour  lui une grande révélation et l'amena à penser que Narcisse avait raison de dire que la vie monacale n'était pas faite pour lui. A mon sens, c'est à partir de ce moment que le roman de Hermann Hesse devient grand. C'en est fini des situations oiseuses amour-amitié et de ce qui m'avait semblé un long flirt hypocrite avec homosexualité latente. Goldmund se lance dans la vraie vie et il ne fait pas semblant. Il va quitter le monastère et devenir une sorte de vagabond de l'amour, allant de place en place, vivant de menus travaux mais surtout de l'amour qu'il donne et reçoit des femmes qu'il croise. Une pratique m'a-t-il semblé idyllique de l'amour libre comblant chacun, un mode de vie libre et paisible tout à fait réjouissant. Puisse Goldmund faire de nombreux émules!

Puis, ceci posé, on monte d'un niveau: Goldmund découvre l'art, en l'occurrence la sculpture, et sa vie prend une nouvelle orientation, mais sans renoncer à sa sexualité libre. Il trouvera le maître capable de lui enseigner son art et créera lui-même des œuvres particulièrement inspirées. La vie de Goldmund, déjà épanouie dans sa sexualité, atteint à un niveau supérieur par la création artistique. L'homme qu'il sera ainsi devenu sera ensuite confronté à l'horreur absolue avec la grande épidémie de peste et toutes ses conséquences, pas seulement médicales, puis enfin à l'extrême proximité de sa propre mort, parachevant ainsi un éventail d'expériences permettant une réflexion approfondie sur la vie et apte à forger une personnalité remarquable.

Un roman tout à fait fascinant -après, je vous l'ai dit, les premières 70 pages- qui amène son lecteur à faire son propre bilan sur la façon dont il estime qu'un homme doit vivre et à bénéficier des expériences de Goldmund. Le problème pour moi a été que, malgré le respect que j'ai pour ce livre, je n'ai pas pu adhérer à la manie (on pourrait presque dire au manichéisme) de Hesse qui consacre le roman à mettre en scène, illustrer et commenter des oppositions considérées comme absolues: homme-femme, père-mère, et surtout intellectuel-sensuel. L'homme est la raison, la femme est l'intuition; le père est le patrimoine et le savoir, la mère est l'art et l'instinct; Narcisse est un intellectuel, Goldmund un sensuel. 

Hegel nous a fait découvrir la dialectique et notre époque ne croit plus guère à ces antinomies définitives et peine à se passionner pour leur démonstration. C'est en cela (avec les longues controverses scolaires) que le roman de Hermann Hesse a vieilli et que le personnage de Narcisse est beaucoup moins riche et intéressant que celui de Goldmund. En ce qui concerne la vie de ce dernier par contre, nulle trace de vieillissement, tout est passionnant, les réflexions sur la vie, l'amour, l'art sont toujours d'actualité et comme c'est quand même lui qui occupe la plus grande part du récit, le lecteur est satisfait.

« Et pourtant toute notre vie n'avait un sens que si on parvenait à mener à la fois ces deux existences, que si elle n'était pas brisée par ce dilemme: créer sans payer cette création du prix de sa vie! Vivre sans renoncer au noble destin du créateur! Était-ce donc impossible?»

Un roman qui vaut largement la peine de s'ennuyer un peu au début.

978-2253000044