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22 février 2025

 Fuck America

Edgar Hilsenrath

*****


Un bouquin assez déjanté qui ne parle pas de la Shoah tout en ne parlant que de cela.

Je m’explique.

Ce roman est d’inspiration nettement autobiographique. Il s’attache à la période durant laquelle Bronsk… euh, Hilsenrath vécut ou plutôt survécut à New York et nous raconte comment cela se passa. 

Mais reprenons.

Le livre commence par un échange de lettres entre le père de Bronsky et le Consul Général des Etats-Unis. Nous sommes à Berlin en 1939 et le premier demande très poliment au second de lui accorder des visas d’immigration. 

"Très cher Monsieur le Consul Général 

Depuis hier, ils brûlent nos synagogues Les nazis ont détruit mon magasin, pillé mon bureau, chassé mes enfants de l’école, mis le feu à mon appartement, violé ma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune et clôturé mon compte bancaire. (…) Seriez-vous en mesure, très cher Monsieur le Consul Général, de me procurer sous trois jours des visas d’immigration pour les Etats-Unis?"

A quoi le  Très cher Consul Général répond non moins poliment :

"Renvoyez-moi les formulaires de demande et veuillez attendre treize ans" car eh oui, hélas, il y a une forte demande et donc des délais à respecter.

Le ton est donné: nous allons parler avec légèreté de choses lourdes. Vous savez bien, cette fameuse politesse du désespoir… eh bien elle joue ici à fond et le résultat m’a semblé très convaincant.

Après cet échange de lettres, nous quittons le vieux continent et faisons un saut de quelques années dans le futur car Jakob Bronsky a survécu. Il est à New York, dans une misère noire. Il vit dans un meublé du quartier juif et n’est pas du tout désespéré car il a décidé qu’il ne se souvenait de rien. Seulement, il est incapable de produire correctement le moindre travail salarié et a donc du mal à survivre entre petits larcins, et boulots de dépannage de quelques jours ou heures dont la seule constante est qu’on ne le rembauchera pas. Il fréquente une cafétéria juive misérable et crasseuse où il retrouve quelques connaissances de tous âges, aussi pauvres que lui ou presque et assez tolérants à son égard. Ils savent. Ses deux préoccupations majeures sont sa nourriture et sa sexualité, les deux étant très difficiles à assurer un minimum. Vient bientôt s’ajouter une troisième préoccupation qui égalera bientôt les deux autres: écrire. Jakob sent qu’il est un écrivain ("non publié", comme il a l’honnêteté de toujours préciser) et c’est pourquoi, ainsi que pour apprivoiser et remettre en ordre ce passé dont il se souviendra peut-être à cette occasion, il va écrire sur sa vie. Ses compagnons de cafétéria lui proposent aussitôt un titre: "Le branleur" (allez savoir ce qui leur fait dire ça…) En tout cas, le premier chapitre n’est pas encore écrit que le titre fait l’unanimité, et même auprès de Bronsky qui l’accepte volontiers. A partir de maintenant, il subviendra à ses modestes besoins dans le but de se rendre capable d’écrire un chapitre de plus. L’évidence vitale est devenue l’écriture de ce livre, le premier. Il l’écrit à New York, en allemand -ce qui ne simplifie rien pour une éventuelle publication- tout en poursuivant son existence chaotique. Et c’est cela qui nous est raconté par un Jakob Bronsky dont la perpétuelle gentillesse n’a d’égale que sa perpétuelle distance aux choses et dont on ne sait pas trop si ses mensonges sont volontaires ou non.

Un livre que j’ai lu d’une traite et qui pour moi, parle de la vie et de la création littéraire, deux des sujets les plus passionnants qui soient. 


"- Et la guerre a rattrapé la famille Bronsky. Y compris Jakob Bronsky. Et quand la guerre a été finie il y a eu, tout d’un coup, deux Jakob Bronsky"

"- Comment ça, il y a eu deux Jakob Bronsky? "

"- Il y en a eu deux", je dis " Le premier Jakob Bronsky, mort avec les six millions, et l’autre Jakob Bronsky, celui qui a survécu aux six millions."

(p. 250)


Wodka l'a lu aussi.


978-2370551177


22 août 2024


Retour à Reims

de Didier Eribon

****+


Quatrième de couverture :

"Après la mort de son père, Didier Eribon retourne à Reims, sa ville natale, et retrouve son milieu d'origine, avec lequel il avait plus ou moins rompu trente ans auparavant. Il décide alors de se plonger dans son passé et de retracer l'histoire de sa famille. Évoquant le monde ouvrier de son enfance, restituant son ascension sociale, il mêle à chaque étape de ce récit intime et bouleversant les éléments d'une réflexion sur les classes, le système scolaire, la fabrication des identités, la sexualité, la politique, le vote, la démocratie...Réinscrivant ainsi les trajectoires individuelles dans les déterminismes collectifs, Didier Eribon s'interroge sur la multiplicité des formes de la domination et donc de la résistance. Un grand livre de sociologie et de théorie critique."

Je souligne ces derniers mots pour ceux qui sont plutôt à la recherche d’anecdotes.

Dans cet ouvrage, Didier Eribon se choisit lui-même comme objet d'étude en tant qu'élément social car il est parfaitement conscient qu’ "En réalité, je croyais choisir et j'étais choisi ou plutôt capté par ce qui m'attendait"

En revenant sur ses souvenirs d'enfance, il explique en quoi, homosexuel issu d'un milieu ouvrier homophobe, il a dû pour devenir le professeur d’université qu''il est maintenant, lutter contre tous (famille, milieu social, système scolaire (eh oui), système social dans son ensemble) pour faire des études, mais également pour accéder à une vie sexuelle qui lui convienne. Les deux éléments étant pourtant officiellement un droit indiscutable de chacun en France, il nous montre comment il est en réalité très difficile de les obtenir; et quand il dit "très difficile", il faut comprendre "presque impossible". Et pire même, que si par extraordinaire on parvient à obtenir les diplômes convoités, rien n'est fait pour autant car "un tel diplôme ne revêt pas la même valeur et n'offre pas les mêmes possibilités selon le capital social dont on dispose et selon le volume d'information nécessaire aux stratégies de reconversion du titre en débouché professionnel. dans ces situations, l'aide de la famille, les relations, les réseaux de connaissances etc., tout concourt à donner au diplôme sa véritable valeur sur le marché du travail." Comment se peut-il qu'il en soit ainsi alors que tout le discours officiel et conscient clame le contraire? C'est ce qu'il étudie et met en lumière.

Il ne considère pas ses souvenirs comme des anecdotes personnelles, bien qu'ils le soient aussi, mais comme des indices amenant à découvrir et mettre en lumière des mécanismes sociétaux. Et leur puissance ! C'est en cela que son livre n'est pas un énième épanchement sur le thème "ma vie est si intéressante, écoutez tous!" mais un vrai moment d'étude et d'amélioration de notre compréhension de notre vécu. Je dis "notre" parce qu'il est évident que la société est une et que nous y vivons tous et que ce qui s'y passe ne touche pas seulement certains de ses éléments et pas d'autres. C'est un tout et ce que nous observons avec ce livre ne concerne évidemment pas que les enfants issus de milieux pauvres ou les homosexuels. Il est important pour chacun d'avoir une vue claire de ce qui est autour de lui et de ce qui s'y passe. Didier Eribon développera d'ailleurs ses thèses dans un ouvrage suivant: "La société comme verdict" .

Quant à ce retour à Reims, comme c'est facile à deviner pour peu qu'on y songe un moment, il fut difficile à écrire. Didier Eribon l'avait entamé peu après la mort de son père mais "abandonné quelques semaines plus tard tant il m'avait paru impossible de poursuivre ce travail" . Un peu de temps ayant passé et fait son œuvre, il s'est un jour senti prêt à le reprendre. Non seulement prêt mais cela était devenu une nécessité. Il avait pris un recul suffisant. "Je savais qu'un tel projet _ écrire sur le retour _ ne peut se mener à bien qu'à travers la médiation, je devrais dire le filtre des références culturelles: littéraires, théoriques, politiques."

A lire.

Wodka l'a lu

9782081396005



17 juillet 2024

Le Couteau 

Réflexions suite à une tentative d'assassinat

de Salman Rushdie 

*****


Il y a presque 40 ans, des illuminés à la recherche de boucs émissaires et ayant mal lu un roman, ont décidé de condamner un écrivain à mort. On est restés sans voix. Ça avait l'air d'une histoire de fou, ou d'une blague. Mais ce n'en était pas une et ces gens qui croient qu'ils peuvent massacrer tous ceux qui disent un mot qui leur déplaît avaient bel et bien l'intention de passer à l'action. La vie de l'écrivain en a été changée, mais notre vie à nous tous, également. On était passés dans une ère où l'obscurantisme le plus opaque et le plus criminel pouvait sévir jusque dans les pays occidentaux. Et tout ce que certains (même des écrivains, Rushdie nous rappelle leurs noms) ont trouvé à dire, c'est que l'on n'aurait pas dû les contrarier! et qu'il fallait respecter leur sensibilité (!). Apparemment plus que la vie des athées. Heureusement, d'autres ont tenté de rappeler que nous étions au 21ème siècle, et leurs noms sont aussi cités*. J'ai décidé de lire et commenter ici un des romans de chacun d’eux, même si j'ai en même temps constaté que c'étaient des gens que j'avais déjà lus et aimés, et plus aucun livre de ceux du premier groupe.

Je rappelle cela pour le contexte historique car le 12 août 2022, un fanatique est finalement parvenu à poignarder Salman Rushdie, 75 ans, qui a frôlé la mort et qui après des mois de soins, gardera des séquelles de la lâche agression. Je considère que ce livre fait partie des soins. Pour dépasser ce traumatisme, il a fallu à l'écrivain, le déposer en ces pages et c'est ce qu'il a fait. Et fort bien fait.

« Je compris qu’il fallait que j’écrive ce livre que vous etes en train de lire avant de pouvoir passer à autre chose. Ecrire serait pour moi une façon de m’approprier cette histoire, de la prendre en charge, de la faire mienne, refusant d’être une simple victime. J’allais répondre à la violence par l’art. »

Nous n'avons donc pas là un roman, ni même une des ces horribles "autofiction", mais bel et bien un témoignage et un bilan de ce qui s'est passé. Cela prend 268 pages, c'est précis, humain, émouvant et intelligent. C'est profond et juste, comme l'est Rushdie, pour ce qui est de la réflexion et de l'analyse. C'est détaillé pour ce qui est des évènement et des soins.

C'est également, et de façon inattendue, une très belle histoire d'amour. Car Salman a sur le tard enfin rencontré la femme de sa vie! et cette terrible épreuve a projeté leur relation à un autre niveau, lui faisant atteindre ce qui normalement met des années, voire des décennies, à se construire. Ces écrivains, tout de même, semblent tous finir par trouver leur alter-ego!

De toute façon, que vous le lisiez ou non, il faut acheter ce livre et l’avoir dans votre bibliothèque, pour montrer qu’on ne se laissera pas museler. Et rappelons-le :

« Selon moi, la croyance privée de quelqu’un ne regarde personne d’autre que l’individu concerné. Je n’ai aucun problème avec la religion dès lors qu’elle occupe la sphère privée et ne cherche pas à imposer ses valeurs aux autres. Mais lorsque la religion devient politique, quand elle devient une arme, c’est l’affaire de tous en raison de son pouvoir de nuisance. (…) Quand les croyants estiment que leurs croyances doivent être imposées à ceux qui ne les partagent pas, ou quand ils pensent qu’il faut empêcher les non-croyants d’exprimer avec vigueur ou avec humour leur incroyance, il y a un problème. (…) Dans la vie privée, croyez ce que vous voulez. Mais dans le monde tumultueux de la politique et de la vie publique, aucune idée ne saurait être protégée et soustraite à la critique. »


* Paul Auster, Colum Mccann, Hanif Kureichi, Martin AmisOrhan Pamuk, Ian McEwan et j’en oublie peut-être. Dites-le moi.

978-2073033987



04 mai 2024

À pied d’œuvre 

de Franck Courtès

***+


Quatrième de couverture:

""Entre mon métier d'écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l'obscurité : il fait noir mais ce n'est pas encore la nuit." Voici l'histoire vraie d'un photographe à succès qui abandonne tout pour se consacrer à l'écriture, et découvre la pauvreté. Récit radical où se mêlent lucidité et autodérision, À pied d'œuvre est le livre d'un homme prêt à payer sa liberté au prix fort."

Petit livre sympathique, ni un roman, ni un essai, ni un reportage, un de ces ouvrages où l'auteur se raconte, comme il s'en fait tellement en France en ce moment. "Parlez-moi de moi, y a que ça qui m'intéresse" comme disait Guy Béart. Les choses n'ont pas changé et je sais qu'il est inutile de lui en parler, cela a déjà été fait, mais cela glisse sur le plumage du bel oiseau sans qu'il y prête la moindre attention:

"- Tu n'as qu'à inventer des personnages. Tu n'as pas d'imagination? Qu'est-ce que vous aimez parler de vous, vous autres, les Français...

- On raconte des choses sur l'humain en général, à travers son propre...

- Vous racontez votre nombril, point!"

Donc, dans ces limites-là, et comme ce n'est pas très long, ce n'est pas désagréable à lire. Franck Courtes a été photographe à succès, photographe des stars pendant vingt ans, il ne va pas se priver de le rappeler, et puis d'un coup, s'est dégoûté de la photo, n'a plus eu envie et bientôt même plus voulu en faire, alors qu'il était dans le même temps de plus en plus habité par un puissant besoin d'écrire. Ses ouvrages ne sont pas trop mal reçus par les maisons d'édition où l'on pense bien que sa précédente carrière lui a créé quelques contacts, mais de là à en vivre, il y a un monde. Franck se met donc à écrire à temps plein et dans la satisfaction. Le voilà maintenant divorcé et séparé de ses enfants partis avec leur mère aux USA, il se sent libre de mener la vie qu'il désire. Toutes ses économies finissent par disparaître et le voilà réduit aux préoccupations les plus élémentaires de la survie : alimentation, logement, habillement, chauffage. Après quelques essais divers, il se spécialise dans les petits boulots de bricolage en passant par une de ces plateformes de travail au noir qui ont dynamité le droit du travail... et c'est sur ces multiples micro-chantiers qu'il nous entraîne à sa suite.

 Donc, c'est vivant et facile à lire, plein d'anecdotes qui se renouvellent constamment, on saute d'un "chantier" à l'autre. On croise les "collègues" , les "employeurs". C'est un monde qu'on connaît tous au moins un peu. On le voit autour de nous. Il accroche une tringle à rideaux chez les vieux d'à côté, change un robinet chez le voisin, ou même chez nous... On rentre chez les gens sur ses talons, et ça,  ça intéresse toujours, n'est-ce pas ? Toutes ces rencontres, ces portraits exprès, ces situations... C'est vivant, ça se lit très bien. Il commence par éprouver une satisfaction liée à la réussite dans ces tâches simples "L'homme à tout faire que je suis devenu jouit d'un sentiment d'utilité que je n'ai jamais éprouvé dans ma carrière de photographe", mais doit aussi affronter les blessures et l'usure dues à un dépassement trop fréquent de ses capacités physiques. Au delà de son exploitation par ses employeurs, il aurait été intéressant de voir quelle est exactement la part de surpression qu'il se mettait lui-même.

Faut pas croire, c'est un travail de stratégie, l’employeur (qu'il soit aisé ou pas du tout) essaie de payer le moins cher possible, c'est la règle du jeu. L'employé, essaie de gagner le plus possible. Il jouera sur le besoin plus ou moins pressant que l’employeur a de son intervention, mais il devra se méfier de la concurrence! Ce sont des enchères au plus bas prix. Demander trop, c'est être éliminé de fait. Il y a un enjeu, un gain, une concurrence, des adversaires, une tactique à élaborer.

La désintégration moderne du travail de l'employé de base est décrite, mais pas vraiment sérieusement étudiée. C'est sa figure actuelle, mais elle a toujours existé (il me semble que ce n'est pas dit). Quant à  "raconter des choses sur l'humain en général", c'est vrai, mais ça ne dépasse pas le stade d'un petit reportage. Il y a des remarques qui sont justes mais l'auteur en tire parfois des conclusions non étayées et qui m'ont semblé incertaines. Par exemple, il remarque que l'on n’utilise que les prénoms (à mon avis, par souci d’anonymat car on flirte tout de même en permanence avec l'illégalité), mais lui en conclut immédiatement mais avec conviction que c'est pour déshumaniser l'employé. "L'emploi exclusif des prénoms pousse à l'indifférence, à l'exclusion du facteur humain, alors qu'il suggère le contraire". Ah bon? Je ne pense pas que l'emploi du patronyme aurait rendu le contact plus humain. Autrefois au contraire, on appelait les gens par leur nom seul pour bien les tenir à l’écart. Donc, il ne me semble pas que cette remarque soit fondée. Il aurait été intéressant (mais plus rébarbatif) d'explorer cette frontière avec la légalité. Pourquoi l'état laisse-t-il faire? Parce qu'il n'y a pas possibilité de structure légale qui se chargerait de ce travail à un prix abordable ? Le modèle légal imposé ne serait donc pas adapté à la réalité du  terrain ? Admettre cela, c'est mettre le doigt dans un engrenage qui pourrait déstabiliser beaucoup de choses.

Il déclare également comme une évidence: "Les aliments les moins transformés, les plus goûteux, les plus sains, mes préférés, sont les plus chers. Ceux destinés aux pauvres sont enrichi d’additifs chimiques, de sucre, de sel, d'arômes, de colorants, d'une ribambelle de cochonneries"

mais c'est faux. Là encore, il y a une réflexion à avoir et un choix judicieux à faire. 

Il ne faut pas tenir des choses pour évidentes sans les avoir examinées de près. Nul n'est à l'abri d'une idée fausse. On nous bourre tellement le crâne...

On a quand même au final l'impression qu'il aurait pu trouver des moyens moins pénibles de s'assurer un revenu minimum et de préserver sa liberté. Là encore, peut-être pas assez réfléchi. Il a peut-être endommagé sérieusement son capital santé, pas sûre que ça ait été un choix très judicieux...  Les grands mots sur la liberté, c'est beau, mais face à une incapacité définitive ou à une arthrose chronique, bof, bof...

Et au final dans tout ça, on parle drôlement peu de littérature et/ou de création littéraire. Etrange quand on pense qu'il a tout sacrifié pour ça: la  Littérature. Okay, elle est où? Il dit qu'il écrit tous les matins et en tire toujours autant de plaisir. Point. On ne saura rien de plus. Aucune réflexion sur la création littéraire, ses problèmes, ses victoires, on ne saura pas même ce qu'il écrit. Etait-ce l'ouvrage que bous sommes en train de lire? Dans ce cas, n'est-ce pas une sorte de serpent qui se mord la queue?...

978-2073024916

24 avril 2024

Rwama, Mon enfance en Algérie (1975-1992)

de Salim Zerrouki

***+


Après Riad Sattouf et son enfance au Moyen-Orient lu il y a peu, me voici avec Salim Zerrouki et son enfance en Afrique du Nord, et plus précisément car lui ne se déplacera pas, en Algérie. Mais j'avais tort de comparer les deux albums car ils n'ont en fait pas grand chose en commun (à part que je les ai lus l’un après l’autre). Salim Zeerouki s’est davantage orienté vers le contexte historique et a choisi de faire de l'immeuble dans lequel il a passé son enfance le personnage principal de l'album plutôt que du petit garçon qu’il a été. Rwama, c’est le nom de ce beau bâtiment. Boumédiène avait fait construire une Cité pour les Jeux méditerranéens qui se sont déroulés à Alger en 1975. Dans cette cité-vitrine, on avait mis le summum du confort moderne algérien de l'époque, l'immeuble baptisé Rwama accueillait les familles du personnel de l'Institut National du Sport. C'est là que débarqua Selim âgé de 6 mois.

(pour lire les phylactères, cliquer sur l'image)


Il y a grandi dans un confort très enviable mais au bout de quelques années, le pouvoir algérien étant en déliquescence, l'entretien de l’immeuble se réduisit jusqu'à disparaître tandis que s'implantait tout près une cité d'appartements pour familles plus que nombreuses et nécessiteuses qui envièrent tout de suite le luxe (relatif) qui s'étalait sous leurs yeux. De l'envie à la haine, de la haine à l'attaque, les choses vont vite...

S. Zerrouki a également choisi d'axer principalement son récit sur l'aspect historique. Ce qu'il nous raconte ici, c'est surtout l'Histoire de l'Algérie depuis le début des années 70 jusqu’à la fin du 20ème siècle. Il apparaît rapidement que c'est un portrait à charge. Il montre comment la dictature a entraîné la corruption puis, un peu plus tard, la montée des Islamistes intégristes du FIS. Il parle de la ruine, de la perte progressive, d'abord des biens matériels avec les pénuries de plus en plus graves, de la sécurité avec les émeutes puis de la liberté individuelle avec la montée de l'intégrisme qui imprègne de plus en plus profondément la population.


Ce tome 1 s'achève quand Selim va entrer au lycée. Il a grandi en nourrissant un sentiment d'injustice de plus en plus puissant, au sein d'une famille qui est progressivement devenue intégriste... L'adulte qu'il est devenu raconte en soulignant gâchis et absurdités, et porte un regard sévère (et peut-être justifié) sur son pays, l'Algérie. Un album à conseiller à ceux qui s'intéressent à l'Histoire moderne de ce pays et à son évolution.

Il y aura une suite.


978-2205204551 

02 avril 2024

La vie sans fards

de Maryse Condé

****+


En hommage à Maryse Condé , morte aujourd’hui 2 avril 2024 à 90 ans.

Autobio

Dans cet ouvrage, Maryse Condé a entrepris de raconter sa vie depuis la fin de son adolescence jusqu'à ses débuts en littérature, plusieurs décennies plus tard. Car Maryse Condé n'est pas de ces auteurs qui vous expliquent que depuis leur plus tendre enfance, ils ont su qu'ils étaient écrivains. Elle, tout au contraire, vous dira plutôt qu'elle n'y a pas songé avant la quarantaine, et encore, par souci de gagner sa vie, bien que cela ne soit peut-être pas tout à fait exact.

"La principale raison qui explique que j'ai tant tardé à écrire, c'est que j'étais si occupée à vivre douloureusement que je n'avais de loisir pour rien d'autre ."

Toujours est-il qu'elle nous explique comment, française de Guadeloupe, fille de "grands nègres" (classe la plus aisée des noirs guadeloupéens), elle était venue finir ses études, en commençant par le lycée Fénelon à Paris. Héla pour elle, comme pour beaucoup de cette préhistoire de la contraception, celles-ci devait se terminer très vite et avant tout diplôme, pour cause de grossesse indésirée et abandon par le père. Commencèrent alors de nombreuses années d'une vie très difficile, au point que le gite et le couvert étaient loin d'être toujours assurés, un retour en Afrique, un mariage bancal avec Condé, le Guinéen, dont elle gardera toujours le nom mais pas toujours la compagnie, des difficultés, des hommes, des difficultés, des enfants, des difficultés, des déménagements plus précaires les uns que les autres d'un pays d'Afrique à l'autre, des difficultés... une vie rude et qui lui a assurément laissé le matériel pour des dizaines de romans.

Maryse Condé ne se raconte pas dans ses romans, mais ils sont truffés de scènes vécues et ré-adaptées au récit en cours. Son œuvre est nourrie de sa vie tumultueuse. Et son origine "Grand nègre" lui donne accès à des endroits parfois dangereux, mais toujours placés dans les sphères où les choses se jouent, ce qui rend ses récits d'autant plus intéressants ; et elle ne se gène pas pour donner les noms. On n'aura pas ici à s'épuiser à chercher qui peut se cacher derrière tel ou tel pseudo.

Ici, elle se raconte, et "Sans fard", assurément. Elle y tient. Elle ne se fait pas de cadeau et assume tout comme ça vient, comme c'est venu, en son temps, avec les preuves de son courage et de ses faiblesses, ou errements et les conséquences de tout cela. Quatre enfants et une vie internationale.

"Je n'étais pas seulement orpheline ; j'étais apatride, une SDF sans terre d'origine."

Une vie pour confirmer, que le racisme n'est pas le pire ennemi, il y a encore au-dessus de cette plaie, le sexisme qui fait que l'homme noir (comme le blanc) opprime sans vergogne la femme noire. Elle en connaîtra maints exemple, hélas. Et s'il faut faire un bilan, aucun des hommes de sa vie ne lui aura vraiment réussi (du moins dans la période ici décrite), pas plus ceux qu'elle a choisis que ceux qui se sont imposés à elle.

Et puis un jour, se sera un emploi dans un journal, de petits articles d'abord, puis plus longs, se faire un nom et une voix, et un jour, écrire un peu plus, à la maison, et alors...

"On aurait cru qu'un coup de lance m'avait été donné au flanc et que s'en échappait un flot bouillonnant, charroyant pêle-mêle souvenirs, rêves, impressions, sensation oubliées."

Pour qu'un jour, encore quelques décennies plus tard, en 2018, le Prix Nobel Alternatif, pas le vrai, mais celui qui ne vécut que brièvement mais dit quand même quelque chose de l'importance d'un écrivain, lui soit attribué.

Maintenant, dans ses interviews, Maryse Condé porte un œil un peu différent sur cette période et son appréciation peut avoir changé. Mais tout est juste. Ce livre était sa vie comme elle la voyait alors, et ses interviews, comme elle la voit maintenant. Une belle vie de femme. Si rude, pleine d'accrocs, de combats sanglants, de défaites abyssales et de triomphes éclatants.

978-2266238373



03 mars 2024

Vie et mort de Vernon Sullivan

de Dimitri Kantcheloff

****


Quatrième de couverture :

"Un soir d'été de 1946, Boris Vian parie avec son éditeur qu'il peut écrire un "bestseller américain" qui trompera les critiques. Ce sera J'irai cracher sur vos tombes, qui paraît sous le nom de Vernon Sullivan dans une "traduction" de Boris Vian. Le livre fait scandale. Dans les caves de St-Germain, on s'interroge et Vian jubile. Hélas, en parallèle, la carrière d'écrivain de Boris ne décolle pas. L'Écume des jours est un échec alors que le public redemande du sulfureux, du Sullivan. Vian ne cache ni son amertume, ni sa fatigue."

Je me suis laissé tenter par cette biographie partielle de Boris Vian et je ne le regrette pas. On dit "biographie romancée" comme c'est la mode en ce moment pour pouvoir rendre le récit moins austère sans se faire pinailler pour tel ou tel détail incertain, tel ou tel dialogue qui n'aurait peut-être pas eu lieu ou pas exactement dans ces termes, mais je n'ai pas remarqué de points trop suspects. Certes, ce livre ne m'a pas non plus appris grand chose, car Vian m'intéressant beaucoup, je connaissais l'histoire depuis fort longtemps, mais j'ai apprécié qu'on me la remette en mémoire et aussi, qu'on me rappelle les noms des protagonistes qui eux, avaient été oubliés. Ahh, cher Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton, cher Cartel d'Action Sociale et Morale, chers Grosjean , Paulhan, Arland, Parker... si justement par moi oubliés.

Je vous conseille ce court (161 pages) ouvrage qui relate tout en détail, vous permettra de briller en société*, et qui nous rappelle que Vian, c'est SURTOUT "L'écume des jours", "L'automne à Pékin", "Vercoquin" mais également ces polars de Vernon dont le succès l'agaçait tant par moment, mais qui sont remarquables aussi, surtout dans le contexte.

Vian, c'était du vif argent, créant perpétuellement, toujours au-delà des limites du conformisme et des siennes propres. Il brûlait la chandelle par les deux bouts et savait bien où cela le mènerait. Cette biographie qui va de l'après guerre à sa mort m'a encore une fois donné envie de le relire. C'est une bonne chose. Il faut lire et relire Vian. On y gagne toujours quelque chose.


*


 


978-2363391940



#VieetmortdeVernonSullivan #DimitriKantcheloff  #  BorisVian  #Biographie   #LapetiteLISTE   #sibyllinelecture   #bookstagramfrance  #lecture  #littérature 


19 novembre 2023

Mourir avant que d'apparaître

de Rémi David

****+


Quatrième de couverture:

"Lorsque Jean Genet rencontre Abdallah, qui sera un jour la figure centrale de son magnifique texte Le Funambule, le jeune homme a dix-huit ans à peine et vit à Paris. Genet, à quarante-quatre ans, est déjà un écrivain consacré. Il est aussitôt ébloui par le charme de cet acrobate, qui a travaillé plusieurs années au cirque Pinder. Il entreprend le projet fou de le hisser jusqu'à la gloire : son agilité, son expérience du cirque devraient lui permettre de devenir un artiste hors pair"

Nous avons là un "docu-roman" que pour ma part, j'ai trouvé passionnant car, si Rémi David a bien dû inventer un peu, imaginer, supposer, deviner... il s'est surtout appuyé sur une documentation extrêmement sérieuse et précise pour rédiger cet ouvrage.

« Si le texte met en scène des personnages ayant réellement existé, s’appuie sur des témoignages, s’inspire d’une histoire vraie, il offre de cette histoire une réécriture qui ne s’interdit ni de combler par la fiction les silences des biographies en inventant certaines scènes manquantes, ni de prendre des libertés avec les faits en faisant par exemple prononcer par Genet des paroles qu’il a en réalité écrites. C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude. »

Dans la France des années cinquante, avec en arrière-plan envahissant la guerre d'Algérie, par le plus grand des hasards, Jean Genet rencontre Abdallah ; et Genet crée et tombe amoureux du jeune homme et de ce qu'il peut en faire. Les grands créateurs créent tout le temps et ne s'intéressent vraiment qu'à la création. Impossible pour Genet d'aimer Abdallah sans créer quelque chose avec lui. Impossible de l'aimer encore quand plus rien ne se crée. La relation est dangereuse pour Abdallah, mais formidablement enrichissante aussi. « Si vous pensez que l'aventure est dangereuse, essayez la routine, elle est mortelle. » disait Paulo Coelho. Je trouve que les remarques que je lis ici ou là sur la toxicité de Genet n'ont pas de sens. Il prend beaucoup et donne énormément. Imaginez la vie de l’analphabète Abdallah s'il n'avait pas rencontré Genet et dites-moi s'il a quelque chose à regretter. Une relation toxique est une relation qui vampirise, qui prend sans donner, qui enlève mais n'apporte rien. On en est bien loin. C'est d'autre chose qu'il s'agit ici et ce livre est d’une justesse remarquable et se garde bien de juger, surtout avec des critères de comportement moyen. Il n'y a rien à juger, juste à voir et essayer de comprendre. Et on sent la parfaite objectivité et excellente compréhension de la part de l'auteur.

Cette période avec Abdallah  inspirera à Genet un très beau texte "Le funambule" que Rémi David utilise avec art dans ce roman.

J'ai vraiment beaucoup aimé ce livre et je le recommande chaudement à ceux que la littérature, la prise de risque  et la création intéressent.

Extrait : 

"Quand un objet, un événement, un art ou une personne l'intéressait, Genet s'y engouffrait alors à corps perdu. Il écrivit des textes d'une très grande justesse sur la peinture, sur Rembrandt, sur la sculpture, sur Giacometti, sans rien connaître à la peinture, pas plus qu'à la sculpture avant de s'y jeter de tout son être. Il avait une curiosité qui se nourrissait du hasard et s'exprimait dans la rencontre. Tout pouvait se faire, pour lui, objet de curiosité.

Ce fut le cas du fil.

Genet, pour entraîner Abdallah, l'avait fait dévaler une montagne en skiant, puis pagayer en canoé avant de lui faire nager le crawl dans une piscine. Il devait éprouver des sensations de glisse pour comprendre réellement que l'air était solide et qu'il était possible de prendre appui sur lui. L'enseignement de Genet se faisait dans l'action. C'était un homme d'action; il bougeait tout le temps d'une ville à une autre, d'un hotel à un autre, d'un projet à un autre, d'un pays à un autre, il gigotait sans cesse. C'était donc par l'action qu'il formerait celui qu'il aimait à marcher sur le fil."

978-2072967108

20 septembre 2023

Peste & Choléra 

de Patrick Deville

****

Poursuivant ce qu'il nomme ses "romans sans fiction" (notion hélas, juste un peu au-delà de ce que je peux comprendre) Patrick Deville nous narre ici la vie extraordinaire d'Alexandre Yersin, grand voyageur, explorateur mais surtout découvreur du bacille de la peste (Yersinia pestis) et à qui l'on doit la préparation du premier sérum anti-pesteux, ainsi que l'étude de la toxine diphtérique. Il a fait partie de "La bande à Pasteur" dont il fut disciple. C'est pour l'auteur l'occasion de nous faire découvrir la vie aventureuse et passionnante de cet homme ainsi que tout un pan de l'histoire de l'Europe et même au-delà puisque Yersin a passé sa vie à voyager, principalement en Asie, en gros de la fin de la Commune aux années 1950.

La vie de Yersin a été passionnante et sa biographie l'est naturellement tout autant. Il est à Berlin avec Koch, à Paris avec Pasteur, Céline, Calmette Doumer et tant d'autres devenus également célèbres dans leurs branches. C'était un monde sans femmes. Yersin lui-même était misogyne (rumeurs de pédophilie, mais Delville n'en parle pas). C'était la belle époque où !'on pouvait priver les filles d'études, les cantonner et encourager dès leur plus jeune âge à la superficialité, la joliesse, les niaiseries, la dépendance en tout, où dans chaque champ du savoir, tout un aréopage de messieurs en poste était prêt à appuyer sur la moindre tête féminine qui dépassait un peu; ensuite, on les traitait de guenons parce qu'elles gloussaient en bandes sans jamais rien dire de profond (comme c'est étonnant!). Yersin n'était pas grand dans tous les domaines et son esprit pas toujours en avance sur son temps, mais il le fut dans plusieurs et c'est déjà bien intéressant à suivre qu'il combatte les maladies fléaux de l'humanité ou qu'il se lance dans l'élevage ou l'agriculture, qu'il invente l’ancêtre du coca-cola ou qu'il crée un énorme phalanstère.

Ce qui fait l’intérêt de ce livre, c'est la vie aventureuse du personnage principal et la peinture d'une époque où l'on croyait au progrès et à une science 100% bienfaisante, même si déjà la physique nous menait à la guerre nucléaire et si la "nature humaine" faisait des millions de morts. Patrick Deville semble tout savoir de cette époque et a ainsi écrit plusieurs ouvrages dont les personnages sont ceux que l'on retrouve dans nos livres d'histoire, de science et de littérature. A lire donc pour améliorer sa culture générale, ce qui ne fait jamais de mal.


Mapero l'a lu aussi 

978-2757883174


23 février 2023

Sur les chemins noirs

de Sylvain Tesson

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Est-il besoin de rappeler les faits? Sylvain Tesson étant tombé d'un toit, a cassé en lui un certain nombre de choses auxquelles il n'avait pas été suffisamment conscient de tenir autant. Ayant failli ne plus jamais marcher, il décide au contraire de marcher beaucoup et par des chemins que seules les cartes IGN les plus précises indiquent. L'idée lui en était venue alors qu'il était encore hospitalisé : "Un des lointains premiers ministres de la Vè République (Jean-Marc Ayrault - période Anatole-France) avait commandé en son temps un rapport sur l'aménagement des campagnes françaises. Le texte avait été publié sous le mandat d'un autre ministre (Manuel Valls - période Offenbach) et sous le titre "Hyper-ruralité". Une batterie d'experts, c'est à dire de spécialistes de l'invérifiable, y jugeait qu'une trentaine de départements français appartenait à "l'hyper-ruralité". pour eux, la ruralité n'était pas une grâce mais une malédiction: le rapport déplorait l'arriération de ces territoires qui échappaient au numérique, qui n'étaient pas assez desservis par le réseau routier, pas assez urbanisés, ou qui se trouvaient privés de grands commerces et d'accès aux administrations. Ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clé du paradis sur terre - l'ensauvagement, la préservation, l'isolement - était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement. (...) Le texte était illustré de cartes. Les départements hyper-ruraux (...) occupaient une large zone noire. (...) A l’hôpital, rivé au banc de peine, contemplant ces cartes, il m'avait été facile d'imaginer l'itinéraire."

Cet extrait aura l'avantage de présenter la genèse de l'aventure et, pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore, le style d'écriture de l'auteur. Le style est important. On va au train de marcheur, c'est lent, joliment dit, les considérations diverses sur le monde tel qu'il va s'invitent volontiers, les citations et doctes références abondent. Si vous n'aimez pas, passez tout de suite votre chemin (c'est le cas de le dire). Moi, j'aime bien, de temps en temps. Et j'ai donc suivi notre valeureux marcheur. Je marchais à son pas, lisant une étape ou deux chaque jour, pas plus, ce qui renforçait l'illusion de cheminer avec lui et je dois dire que je n'ai jamais rechigné à reprendre les godillots, ce qui est signe d'intérêt, mais pas davantage à me déchausser, ce qui n'est pas signe de passion.

Mais moi,  je suis hyper pragmatique, et au fond, ce qui m'a manqué, c'est la vraisemblance. Quand on relève de multiples fractures et qu'on entreprend une marche de plusieurs centaines de kilomètres au sortir de rééducation, je ne peux pas croire que les détails techniques soient secondaires. Dormir à la belle étoile, c'est bien. Oui, mais couché sur quoi? Parce que sur un simple tapis de sol c'est ne pas être sûr de pouvoir se relever le lendemain, et sur une couche plus confortable, c'est avoir à régler le problème des charges à porter. Idem pour le ravitaillement sur plusieurs jours, se régaler des mûres des ronciers, c'est joli à raconter, mais ça ne tient guère au corps, pique-niquer, c'est mieux, mais nous ramène au problème du transport. L’intendance est le nerf de la guerre. Bien sûr que Tesson a souffert et qu'il a parfois dû lui être bien difficile de se déplier au matin; bien sûr qu'il  a eu tous ces problèmes, et bien sûr qu'il les a réglés d'une façon ou d'une autre, mais en ne les évoquant même pas, il nous maintient à distance et à mon sens, limite notre empathie, c'est la faiblesse de cet ouvrage. Il nous offre les paysages et la belle histoire courageuse qu'on pouvait espérer, mais ça manque de tripes. Il fait des phrases, se cache derrière, et ne se laisse ni approcher, ni voir. On n'a droit qu'à son personnage.

Mais c'était un beau voyage.

978-2072823428

22 janvier 2023

L'inventeur 

de Miguel Bonnefoy

***+


Quelque peu romancée pour être plus attractive, cette biographie de l'inventeur méconnu Augustin Mouchot, parvient à retenir notre attention et notre intérêt tout au long de ses deux cents pages même si l'on n'est pas très porté sur les sciences physiques. 

Nous sommes dans la seconde moitié du 19ème siècle. A cette époque-là, la tendance était à la science et aux inventions scientifiques. Les savants étaient à la mode. C'était l'époque de Jules Verne, on rêvait beaucoup à tout ce que la science apporterait et rendrait possible. L'imagination se débridait, tout semblait possible. On croyait à la toute puissance de la science et du progrès.

Miguel Bonnefoy nous raconte donc comment un petit professeur de mathématiques de province qu'il nous décrit comme fort terne (mais n'oublions pas tout de même qu'inventer est une opération de l'esprit qui demande audace et imagination) suit son inspiration qui lui dit que la fantastique puissance du soleil pourrait être utilisée. Il avait inventé l'énergie solaire, ou du moins son usage moderne car l'on pouvait faire remonter les débuts de l' l'invention à l'Antiquité. Après de nombreux essais, de nombreux fiascos et d’enivrants succès, il parvient à organiser des miroirs de façon à concentrer les rayons solaires et à chauffer ce qu'on leur confie au point de le cuire (projet d'alimentation des voyageurs et des troupes en déplacement) puis à porter à ébullition de grandes quantités d'eau qui, couplées à des machines à vapeur, les actionneront sans nécessiter de feu et ou de bois. Les honneurs attendus depuis si longtemps commencent à lui arriver. L'industrie commence à s'intéresser à ses trouvailles, Mouchot regarde enfin l’avenir avec confiance lorsque soudain la large diffusion du charbon, pas gratuit mais moins sensible à la météo, vient réduire à néant ses ambitions.

La vieillesse est un naufrage, la sienne le fut tout particulièrement, mais elle fut pourtant longue, car cet homme qui n'avait jamais été en bonne santé, avait néanmoins la vie chevillée au corps. Le récit des hauts et des bas de cette vie qu'on a tendance à plaindre mais qui fut tout de même bien remplie, les détails et péripéties de ses aventures et mésaventures livrés ici par Miguel Bonnefoy, retiendront le lecteur jusqu'au bout. Si vous aimez vous cultiver en lisant sans ennui, ce livre est pour vous.


Je lis je blogue l'a lu aussi


‎ 978-2743657031

31 juillet 2022

Nulle part dans la maison de mon père 

d'Assia Djebar

***


Souvenirs d’enfance et d’adolescence

"Je n’ai plus de «maison de mon père». Je suis sans lieu, là-bas, non point seulement parce que le père est mort, affaibli, dans un pays dit libéré où toutes les filles sont impunément déshéritées par les fils de leurs pères."

Cet ouvrage est un ouvrage de souvenir qui couvrirait la période qui va de la petite enfance aux 17 ans de l’auteur. Nous y découvrons une petite fille maghrébine mais fille d’une famille aisée et dont le père a de plus la fonction très honorifique d’instituteur. Sans doute n’est-il pas l’égal des enseignants français (et l’on sent là une gène pas approfondie) mais il occupe néanmoins une fonction prestigieuse aux yeux des Algériens, car il est de plus celui qui peut permettre à leurs enfants de s’élever socialement. Le père est donc entouré ainsi et par son aisance financière, d’une aura qui le met au-dessus des autres, comme il est déjà au-dessus des femmes en tant qu’homme musulman et au-dessus des membres de sa famille en tant que pater familias. Son image est magnifiée, il est LA référence. Assia Djebar, en tant que fille et qu’aînée, sera celle qui devra se libérer de cette chape, d’autant qu’aussi évolué soit-il, ce père reste un musulman pratiquant pour qui la liberté des femmes est loin d’être chose acceptable. Ainsi, l’une des scènes marquantes de la jeune enfance d’Assia est-elle celle où son père, la voyant découvrir ses mollets en apprenant à faire du vélo, lui interdit de façon traumatisante car absolue et porteuse d’un lourd non-dit, de se livrer à cette activité. Sans le comprendre vraiment, la petite découvre alors le poids des tabous. Elle avait vu sa mère sortir soigneusement voilée mais le luxe des dits voiles et la supériorité sociale de sa mère sur les autres femmes arabes, ainsi que l’amour réel qui unissait ses parents, lui avaient caché la réalité oppressive de la situation. Cette leçon de vélo est une première alerte.

Pourtant, la jeune fille poursuivra ses études bien plus loin qu’il n’est habituel pour une jeune femme et se libérera de plus en plus de l’emprise paternelle, sans rébellion ouverte, mais par l’esquive. Elle parviendra ainsi à sauvegarder une grande partie de sa liberté.

Après cette première scène de la bicyclette, nous progressons dans ses souvenirs, découvrant une réalité maghrébine bien éloignée de celle de "La grande maison" de Mohamed Dib par exemple. On est dans un milieu aisé, cultivé et proche des Français. On y fait des études, on y apprend le piano etc. on n’a pas de problèmes financiers graves. Assia grandit et déroule le fil de ses souvenirs jusqu’à une scène marquante et fondatrice vers laquelle on s’aperçoit que le livre tend depuis le début et qui, vécue par l’auteur à l’égal de la scène du vautour pour Léonard de Vinci, donne lieu à de nombreuses pages, récits et commentaires. Je pense qu’il vaut mieux que je ne vous en dise pas plus, il est préférable que vous découvriez (éventuellement) par la main de l’auteur cet évènement qui aurait –pense-t-elle- marqué et influencé la totalité de son existence.

Mon avis sur ce livre ? Je dois dire qu’il est très mitigé. J’ai été très moyennement intéressée par les souvenirs évoqués, somme toute assez banals, et la peinture (peu visible par ailleurs car le sujet est totalement Assia Djebar) de cette société algérienne bourgeoise. D’autre part, j’ai été plutôt rebutée par le lyrisme -revendiqué- du style de l’auteur. Là, c’est un goût personnel, mais vraiment, quand je lis : « Ma passion pour Lucrèce n’est pas retombée après tant de décennies, plus pure que tant d’autres enthousiasmes, comme si l’imagination stimulée par la vision du grand poète –tel un ciel rempli de constellations chatoyantes- m’entrainait vers un état d’enchantement… »

ou

« Car tu as beau tourner, te retourner, te laisser porter à l’oblique, par un rythme presque incontrôlé, tu ne veux plus de jeu. Tu veux pouvoir dormir, et tu dors, et tu oublies, et tu regardes devant, derrière toi. La main qui écrit attend de ta tête –machine à rêves- l’impulsion, la vitesse d’un départ. Mais plus de toiles d’araignée au plafond ! »

J’ai plus tendance à fuir qu’à être séduite. C'est lourd. On a perdu la beauté poétique de l'écriture habituelle d'Assia Djebar. Pour moi, l’œuvre romanesque de l’auteur est plus intéressante. 

978-2742784851 

31 mai 2022

  H.G. Wells Parcours d'une œuvre 

de Joseph Altairac

*****


Indispensable !

Cet ouvrage a obtenu le Grand prix de l'Imaginaire 1999, catégorie essai.

Tout à fait différent de la biographie de Wells publiée plus tard par Laura El Makki, cet ouvrage m'a tout autant plu. Et en effet, pourquoi choisir ? Il n'est pas bien difficile de lire les deux. Ils sont tous deux excellents.

Joseph Altairac est un critique littéraire spécialiste de la science-fiction. Son ouvrage n'est pas sous-titré « Parcours d'une œuvre » sans raison (on s'en doute bien). Ici, la biographie de Wells, qui fait le début de l'ouvrage, est menée assez rapidement pour donner tout de suite accès à une présentation et même étude de ses œuvres. La documentation est extrêmement précise et les thèses argumentées. Vous y apprendrez sur chaque ouvrage des détails qui vous permettront de mieux le comprendre.

La biographie s'y mêle bien évidemment tout au long. Wells était un homme de convictions et ses romans, tout autant que ses essais (nombreux, tant en sociologie qu'en politique ou éducation) exprimaient ses idées, idées qui ont évolué tout au long de sa vie, d'où l’intérêt de la référence biographique.

Autant l'ouvrage de Laura El Makki était intéressant car Wells a rencontré de grands personnages (Gorki, Staline, G.B.Shaw, Roosevelt etc.) autant celui de Joseph Altairac l'est parce qu'il nous fait pénétrer dans les coulisses de la création puis de la publication des romans dont nous avons tous entendu parler à défaut de les avoir tous lus. Car l’œuvre de Wells, n'est pas une œuvre parmi d'autres, elle est unique. Par sa richesse, son abondance et sa diversité d'une part (allant de la vulgarisation scientifique aux pamphlets politiques en passant par romans, nouvelles et essais), mais surtout parce qu'il a été le premier à rationaliser par un vernis de science moderne les différents fantasmes plus ou moins répandus dans les imaginaires depuis l'antiquité, et à leur donner une forme qui depuis, est dans les imaginaires d'absolument tout le monde.

Comme je le disais, c'est l'aspect bibliographique qui domine très largement ici et il me semble qu'il a été mené de façon parfaitement détaillée et complète et je ne vois pas comment on pourrait faire mieux. Alors le risque, quand on est à ce point précis et exhaustif, c'est d'être rébarbatif et fastidieux à lire, mais par une formidable habileté (qui lui a sans doute valu son Grand prix de l'Imaginaire) J. Altairac a complètement évité cet écueil. Je disais que la biographie de Laura El Majkki se lisait comme un roman, eh bien, il en est de même de cet essai qui a réussi contre toute attente à être pointilleux ET passionnant ! Lui aussi se lit comme un roman et ses 200 pages se dévorent. Elles rejoignent là leur modèle qui arrivait à faire des best sellers populaires avec des ouvrages de sociologie ou de prospective.

Alors en fait, ce n'était pas « Vous pouvez lire les deux », c'est « Il faut lire les deux ». D'ailleurs, ils ne font pas double emploi. Quel plaisir de ne pas avoir à s'imposer les frustrations d'un choix !


9782906389885

27 mars 2022

 Encore une nuit de merde dans cette ville pourrie

Nick Flynn

***+


Titre original : Another Bullshit Night in Suck City

Le social, sans fard

Après avoir lu « Contes à rebours » et l'avoir beaucoup apprécié, je me devais de découvrir ce premier roman au titre si percutant. Ici encore, il s'agit d’une quasi autobiographie, mais elle couvre la période qui a précédé celle décrite dans « Contes à rebours ». Il s'agit de la jeunesse de l'auteur.

Nick Flynn a été élevé par sa mère. Séparé de son père, un escroc alcoolique, soit en vadrouille, soit en prison. C'est donc sans père qu'il est devenu un homme. A 27 ans, au moment dépeint par ce livre, il est en bonne voie de devenir lui-même alcoolique, mais pas escroc. Bien au contraire, il travaille pendant son temps libre dans un refuge pour SDF et c'est sans dégoût ni mépris qu'il traite ces laissés pour compte bien souvent crasseux, agressifs, malades mentaux etc. On est dans la vraie vie, et bien loin du clochard philosophe des romans. L'auteur témoigne d'une bienveillance aussi profonde et sincère que sans illusion, face à ces épaves qu'il côtoie, dont il s'occupe, qu'il douche, dont il n'exclut même pas de faire partie un jour. Il ramasse les clochards, dans la rue, les amène à l'asile, y fait des gardes etc. et lors d'une nuit au refuge, "il arrive que tout se passe bien, mais c'est rare."

En dehors de ce travail, Flynn étudie et écrit des poèmes. Un jour, un SDF particulièrement instable, violent et agressif débarque au refuge... et c'est le père de l'auteur. Qui voit ainsi ce qu'il est devenu et qui fait le point sur sa relation réelle ou fantasmée à son père, et sur sa propre évolution. Cette confrontation sera rude, mais permettra à N. Flynn de réaliser qu'il lui faut se désintoxiquer et lui donnera la force de le faire.

C'est un récit où tout est dit avec franchise, sans dissimulation et plutôt crûment comme savent souvent le faire les Américains. C'est le portrait des dessous d'une mégapole (Boston) et aussi de ce qu'est une société humaine du tout bas de l'échelle sociale. C'est également le récit d'un garçon dont le père est une épave nuisible, qui "avance vers la vieillesse" et qui -un comble pour un fils lui-même auteur!- se présente comme écrivain, auteur d'un livre génial, que personne n'a jamais lu...

Mais ce père, n'est-il pas la face affreuse de son propre possible échec ? Flynn doit surmonter tout cela pour parvenir à se construire. Cela ne se termine pas en happy end rose bonbon, mais tout de même sur une progression et un message d'espoir. C'était une étape difficile mais nécessaire et Flynn pourra poursuivre sa vie d'homme dont il nous parle dans deux autres livres :

The Ticking Is the Bomb: A Memoir (Contes à rebours) 2010

The Reenactments: A Memoir (Reconstitutions) 2013

« Encore une nuit de merde dans cette ville pourrie » est un livre poignant, éclairant et passionnant.

Ayant donc, poursuivi sa trajectoire et dépassé – forcément blessé- tous ces obstacles, Nick Flynn a terminé ses études, est devenu lui-même enseignant et a publié. Il est avant tout un poète et auteur de « non-fiction » comme disent les Américains, avec ses trois volumes de mémoires. En tant que poète, il est tout à fait reconnu et a reçu de très nombreux prix.


978-2070773404