Fuck America
Edgar Hilsenrath
*****
Un bouquin assez déjanté qui ne parle pas de la Shoah tout en ne parlant que de cela.
Je m’explique.
Ce roman est d’inspiration nettement autobiographique. Il s’attache à la période durant laquelle Bronsk… euh, Hilsenrath vécut ou plutôt survécut à New York et nous raconte comment cela se passa.
Mais reprenons.
Le livre commence par un échange de lettres entre le père de Bronsky et le Consul Général des Etats-Unis. Nous sommes à Berlin en 1939 et le premier demande très poliment au second de lui accorder des visas d’immigration.
"Très cher Monsieur le Consul Général
Depuis hier, ils brûlent nos synagogues Les nazis ont détruit mon magasin, pillé mon bureau, chassé mes enfants de l’école, mis le feu à mon appartement, violé ma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune et clôturé mon compte bancaire. (…) Seriez-vous en mesure, très cher Monsieur le Consul Général, de me procurer sous trois jours des visas d’immigration pour les Etats-Unis?"
A quoi le Très cher Consul Général répond non moins poliment :
"Renvoyez-moi les formulaires de demande et veuillez attendre treize ans" car eh oui, hélas, il y a une forte demande et donc des délais à respecter.
Le ton est donné: nous allons parler avec légèreté de choses lourdes. Vous savez bien, cette fameuse politesse du désespoir… eh bien elle joue ici à fond et le résultat m’a semblé très convaincant.
Après cet échange de lettres, nous quittons le vieux continent et faisons un saut de quelques années dans le futur car Jakob Bronsky a survécu. Il est à New York, dans une misère noire. Il vit dans un meublé du quartier juif et n’est pas du tout désespéré car il a décidé qu’il ne se souvenait de rien. Seulement, il est incapable de produire correctement le moindre travail salarié et a donc du mal à survivre entre petits larcins, et boulots de dépannage de quelques jours ou heures dont la seule constante est qu’on ne le rembauchera pas. Il fréquente une cafétéria juive misérable et crasseuse où il retrouve quelques connaissances de tous âges, aussi pauvres que lui ou presque et assez tolérants à son égard. Ils savent. Ses deux préoccupations majeures sont sa nourriture et sa sexualité, les deux étant très difficiles à assurer un minimum. Vient bientôt s’ajouter une troisième préoccupation qui égalera bientôt les deux autres: écrire. Jakob sent qu’il est un écrivain ("non publié", comme il a l’honnêteté de toujours préciser) et c’est pourquoi, ainsi que pour apprivoiser et remettre en ordre ce passé dont il se souviendra peut-être à cette occasion, il va écrire sur sa vie. Ses compagnons de cafétéria lui proposent aussitôt un titre: "Le branleur" (allez savoir ce qui leur fait dire ça…) En tout cas, le premier chapitre n’est pas encore écrit que le titre fait l’unanimité, et même auprès de Bronsky qui l’accepte volontiers. A partir de maintenant, il subviendra à ses modestes besoins dans le but de se rendre capable d’écrire un chapitre de plus. L’évidence vitale est devenue l’écriture de ce livre, le premier. Il l’écrit à New York, en allemand -ce qui ne simplifie rien pour une éventuelle publication- tout en poursuivant son existence chaotique. Et c’est cela qui nous est raconté par un Jakob Bronsky dont la perpétuelle gentillesse n’a d’égale que sa perpétuelle distance aux choses et dont on ne sait pas trop si ses mensonges sont volontaires ou non.
Un livre que j’ai lu d’une traite et qui pour moi, parle de la vie et de la création littéraire, deux des sujets les plus passionnants qui soient.
"- Et la guerre a rattrapé la famille Bronsky. Y compris Jakob Bronsky. Et quand la guerre a été finie il y a eu, tout d’un coup, deux Jakob Bronsky"
"- Comment ça, il y a eu deux Jakob Bronsky? "
"- Il y en a eu deux", je dis " Le premier Jakob Bronsky, mort avec les six millions, et l’autre Jakob Bronsky, celui qui a survécu aux six millions."
(p. 250)
Wodka l'a lu aussi.
978-2370551177
J'avais adoré ce livre. Tu me donnes bien envie de revenir vers cet auteur.
RépondreSupprimerJe te conseille vivement "Nuit" si tu ne l'as pas déjà lu.
SupprimerC'est avec ce titre que j'ai découvert l'auteur, et j'avais beaucoup aimé.. et je te rejoins sur Nuit, qui est mon préféré.
RépondreSupprimerC'est typiquement le type de livre et d'humour qui enchante l'un de mes proches.
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