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06 mai 2022

La pluie jaune  

de Julio Llamazares

*****


"Le temps est une pluie patiente et jaune qui éteint doucement les feux les plus violents." 

Que je vous raconte l'histoire inhabituelle de ma lecture de ce roman. :

Je cherchais à la bibliothèque un livre écrit en espagnol pour voir si j'étais capable de lire l'espagnol et même un texte entier. Il y a un ou deux ans, j'ai lu avec difficulté mais néanmoins entièrement un roman pour enfants ou ados en espagnol. Je me suis donc dit qu'il était temps de voir ce que cela donnait sur un texte adulte. Petite précision, je ne suis pas du tout bilingue, je n'ai aucun lien avec l’Espagne et je n'ai appris l'espagnol qu'un an au lycée, c'est à dire il y a des lustres. Puis je l'ai un peu repris pour occuper ma retraite, avec des sites d'apprentissage gratuits comme espagnolfacile.com. Mais qu'importe, on verrait bien. J'ai choisi ce titre de Julio Llamazares surtout parce qu'il était là, tout simplement. Je ne savais pas du tout ce que c'était ni qui était son auteur. Pas trop épais, divisés en courts paragraphes, il ne me faisait pas peur. Je suis donc repartie avec et je me suis lancée, aidée de Google translate.

Une semaine après, en y passant un bon moment chaque jour, j'ai dû constater que je n'avais traduit que quatre ou cinq pages. A ce rythme-là, je risquais de mourir avant d'avoir atteint la fin, et puis, cette trop grande difficulté ôtait à ce travail la majeure partie de son sens. Avec un recours permanent au dictionnaire, on peut toujours s'en tirer, mais tout cela prouvait surtout que je ne pouvais pas lire un roman en espagnol. Bon. D'accord.

Mais il y avait une autre chose que cette expérience m'avait montrée, c'est que ce texte était vraiment d'une beauté remarquable, et que je n'envisageais pas de ne pas le terminer. Comme la version française n'était pas à la bibliothèque, je l'ai achetée sur internet chez un soldeur.

Quelques jours plus tard, je reprenais donc ma lecture. Je commençais par comparer ma traduction des premières pages (que j'avais recopiée sur un cahier*) avec celle de Michèle Planel. Pas trop mal. Un ou deux détails erronés, mais pas de contresens, ça m'a fait plaisir. Et je me suis lancée dans la lecture dont je vais enfin vous parler, mais non sans regretter l'hispanique musicalité du texte original qui est un joyaux. Un poème. Si vous êtes hispanophone, n'hésitez pas à préférer la VO.

"Or moi, j'ai vécu jour après jour la lente progression de sa ruine. J'ai vu s'effondrer les maisons une à une et j'ai lutté en pure perte pour éviter que celle-ci ne finisse avant l'heure par devenir mon propre tombeau.Durant toutes ces années, j'ai assisté à une longue et sauvage agonie. Pendant toutes ces années, j'ai été le seul témoin de la décomposition ultime d'un village qui, peut-être, était déjà mort avant même que je naisse. Et aujourd'hui, au bord de la mort et de l'oubli, résonnent encore à mes oreilles le cri des pierres ensevelies sous la mousse et le lamento infini des poutres et des portes qui pourrissent." 

Un narrateur imagine le groupe de villageois qui, n'ayant perçu de sa part aucun signe de vie depuis longtemps, viendra un jour jusqu'à ce village montagnard mort, ce qui ne se fera que dans un temps assez long car lui, le dernier habitant accroché au village, leur fait peur. Il a un fusil, les a déjà menacés et a sans doute perdu la raison après ces mois et même années de totale solitude. Quand le village s'est éteint, les villageois, bergers, paysans, tous très pauvres et ne trouvant pas ici de quoi nourrir leurs familles, sont partis l'un après l'autre, emportant ce qu'ils pouvaient dans l'espoir d'un ailleurs plus clément. Quand le dernier voisin est parti, le dernier ami mort, le narrateur est resté seul avec sa femme, jusqu'à ce qu'elle ne supporte plus cette vie hors de tout. 

"Comme une rivière barrée, tout à coup le cours de ma vie s'était arrêté et, maintenant, devant moi, seuls s’étendaient l'immense paysage désolé de la mort, l'automne infini où habitent les hommes et les arbres qui n'ont plus de sang, la pluie jaune de l'oubli." 

Il ne lui restait plus que sa chienne pour seule compagnie. Puis, il s'est mis à aller de moins en moins dans la vallée, la trop grande solitude le rendant de plus en plus inadapté aux relations sociales. 

"Cela faisait quatre mois que je ne parlais à personne, mais la possibilité de le faire à nouveau ne me tentait pas non plus. Je m'étais habitué au silence et maintenant, après un si long temps, après ces mois d'isolement dans la neige, la fumée proche des maisons et la présence des gens dans les rues me remplissaient de crainte et de méfiance." 

Au seuil de la mort, il égrène ses souvenirs de cette fin d'un monde dont il n'a pas voulu se détacher.

"Nous croyons parfois avoir tout oublié, que la rouille et la poussière des ans ont désormais complètement détruit ce que nous avons un jour confié à leur voracité. Mais il suffit d'un son, d'une odeur, d'un contact furtif et inopiné pour que soudain, les alluvions du temps tombent sur nous sans compassion et que la mémoire s'illumine avec la brillance et la fureur de l'éclair." 

Le récit s'ouvre donc sur cette vision qu'il se fait de l'arrivée future des villageois et se terminera sur la même scène. C'est une sorte de litanie, comme un long poème en prose qui utilise les souvenirs de la mort du village pour nous amener à celle du narrateur. C'est d'un superbe niveau littéraire et d'une infinie tristesse. Pas de bons souvenirs, une misère sans fin. C'est beau, mais tragique et désespéré du début à la fin. Il n'y a pas plus d'illusion d'amélioration que de bons souvenirs. C'est dramatique, mais magnifique, tant par la langue que par la construction ou les images projetées puis gravées dans l'esprit du lecteur. Je ne suis pas près d'oublier Ainielle, village qui s'est éteint dans les Pyrénées aragonaises et qui existe vraiment. Si la randonnée vous tente, emportez ce livre avec vous, ce sera fantastique ! Pas gai, mais de toute beauté.


* L'occasion pour moi de calculer aussi que même sans problème de traduction, recopier un livre à la main est un travail trèèès long ! J'avais peut-être été inconsidérée dans mon entreprise...


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