L'art de perdre
d’Alice Zeniter
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978-2290155158
J'aurais dû lire depuis longtemps ce gros roman d’Alice Zeniter, mais je ne me décidais pas. J’avais pourtant beaucoup aimé son «Juste avant l'oubli », mais là, je craignais une énième saga familiale sur fond de "narration du moi" avec interprétations psychologiques, allez savoir pourquoi. Puis, je l'ai trouvé en audiolivre et j'ai voulu tenter le coup en me disant que je n'étais pas obligée d'aller jusqu'au bout si cela ne me m'intéressait pas. Mais jusqu'au bout je suis allée, et ce, sans difficulté. Tout d'abord, parce qu'à mon grand soulagement, je n'ai trouvé aucune trace de nombrilisme dans ce récit. C'est une saga familiale, oui, sur trois générations mais quelles générations! Celles qui ont scellé l'Histoire entre la France et l'Algérie et nous savons où nous en sommes aujourd’hui.
Le récit nous est fait par Naïma, personnage le plus proche de l’auteure et commence avec le grand-père de la narratrice. Naïma, Française, bien intégrée et travaillant dans une galerie d’art, est gênée par le non-dit familial concernant leurs liens avec l’Algérie et comme son physique lui vaut d’être constamment ramenée à cette question, du moins le pense-t-elle, elle s’interroge de plus en plus sur ce passé dont ses parents et grands-parents n’aiment pas parler. Concernant le grand-père, je dirais que c’est plutôt parce qu’il a le sentiment de ne pas avoir maîtrisé quoi que ce soit, ni même compris et même le sentiment qu’il n’a pas été récompensé de ses choix. Lui, bien établi, ancien combattant pour la France, amoureux de l’ordre et croyant en la toute puissance de l’armée, a choisi la France contre les rebelles en la victoire desquels il ne croyait pas.
"C'est ça, une guerre d'indépendance. Pour répondre à la violence d'une poignée de combattants de la liberté qui se sont généralement formés eux-mêmes dans une cave, une grotte, ou un bout de foret, une armée de métier étincelante de canons en tous genres s'en va écraser des civils qui partaient en promenade."
Ce faisant, il a tout perdu, sa maison, ses terres, sa place de notable pour ne sauver que sa vie, et de justesse. Combien de milliers de Harkis sont restés sur le quai quand le dernier bateau est parti emportant une foule qui avait même dû renoncer à ses bagages. Arrivé en France, « sa Patrie », qui avait déjà bien du mal à intégrer ses Pieds Noirs, il s’est retrouvé dans des camps de rétention. Alors non, il ne sait plus trop comment tout ça s’est passé.
Son fils, grandira dans ces camps puis dans une cité de l’Orne, apprendra l’humilité, pour ne pas dire l’humiliation
"Pourquoi est-ce que tu t'humilies? La politesse se rend, l'amitié se partage. On ne fait pas des sourires et des courbettes à ceux qui ne nous disent même pas bonjour."
il aura des métiers humbles et difficiles, mal payés affrontera le racisme et fera tout pour s’intégrer. Il ne sera bien sûr jamais désireux de se souvenir ni de transmettre les coutumes du pays qu’il a quitté si jeune, dont il ne lui reste que peu de choses et où il sait qu’il ne remettra jamais les pieds. Tout son être est tourné vers la France et l’intégration, même s’il ne progresse pas vite. Il sait maintenant qu’on ne se vante pas d’être harki, mais il sait aussi qu’en face, les purs de la rebellions ont été eux aussi bien vite éliminés par les postulants dictateurs. Il préfère dire qu’il a tout oublié, et c’est de plus en plus vrai.
Mais avec le début des attentats à Paris, le regard des autres renvoient Naïma à la question de son identité. Elle est française, c’est sûr, mais est-elle aussi algérienne ? A-t-elle envie ou non, d’aller voir la terre de ses ancêtres ? Elle n’en est pas sûre mais une obligation professionnelle l’y envoie et elle en profitera pour retourner jusqu’à la maison familiale, voir ce qui reste de ce passé occulté. Et en fait, c’est autre chose qu’elle va découvrir.
Dès son premier pas sur ce sol, elle va être confrontée à ce qu’implique là-bas, sa condition de femme. Elle, femme libre, se heurte aux dictacts sexistes du lieu. Elle s’y plie de son mieux, ne fume pas dans la rue, ne porte pas de short, se couvre la tête, marche tête baissée… comme on fait quand on est en visite et qu’on veut être polie. Mais accepter ça comme mode de vie ? Accepter définitivement que n’importe quel gugusse puisse l’agresser dans la rue parce que sa tenue ne lui plaît pas ? Sûrement pas. L’évidence s’impose d’emblée. Elle ne veut pas de cette vie-là. Sa grand-mère n’avait jamais été consultée sur les choix de son grand-père, même si toute sa vie en avait été totalement bouleversée et la famille dispersée. Sa mère coincée entre fascination pour la modernité française et nostalgie du pays perdu n’avait jamais suffisamment quitté l’appartement et la cité pour parler convenablement le français et se faire une vie française. Naïma, elle, a fait des études, a organisé sa vie professionnelle et sentimentale. Gère son indépendance, sa vie privée et sa liberté. Elle ne va pas y renoncer. Au contraire, la quête identitaire qu’elle vient de mener lui a permis de mettre les choses au clair pour poursuivre son chemin avec plus de sûreté.
Pour porter cette histoire importante, il faut enfin parler de l’écriture d’Alice Zeniter, qui est belle, fluide et maîtrisée. La structure en trois parties est simple mais colle parfaitement au propos, et sur le plan historique, on apprend ou révise comment tout cela s’est passé. C’est important et intéressant aussi, parce que loin d’être une histoire personnelle, c’est celle de trois générations de familles qui sont maintenant françaises pour la plupart.
608p