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14 mars 2025

Le banquet des Empouses

de Olga Tokarczuk

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Sous-titre : "Roman d’épouvante naturopathique"

Enfin de la Littérature! Vous le savez, je n'ai rien contre les lectures distractives, que ce soit pour se lancer dans des aventures échevelées ou pour sourire à des fables humoristiques, et il y a aussi une quantité de romans que je qualifierais d'"honnêtes" et dont on se satisfait aisément mais on a cependant besoin, au moins de temps en temps, de retrouver la Littérature, avec un L majuscule. C'est ce qui nous arrive quand on met le nez dans un roman d' Olga Tokarczuk et ça fait un bien fou.

Nous sommes en 1912. Atteint de tuberculose, le jeune Mieczyslaw Wojnicz a dû interrompre ses études de Polytechnicien juste avant leur fin pour partir en sanatorium. Pendant ses soins, il logera dans une "Pension pour messieurs" tenue par Monsieur Opitz. Vous avez bien compris qu'on n'y voit aucune femme, il y avait bien une Mme Opitz mais elle sort rapidement de l'histoire (suicide? Son mari l'a-t-il "aidée"? On ne sait trop mais on ne s'en soucie pas beaucoup non plus, ou peut-être... mais on ne peut pas encore le savoir.) Mieczyslaw trouvera là une sélection de Messieurs, malades comme lui, mais plus âgés, tous tenant à défendre leur position sociale et tous un peu fauchés (les malades plus aisés sont logés au sanatorium lui-même). Derrière ce vernis assez inauthentique, le lecteur décèle les crispations mesquines, la cupidité, la forfanterie, parfois déchirées par un craquage inattendu pour révéler une chair plus tendre, mais à peine. On se réunit et on bavarde, soutenu par une petite liqueur locale à base de champignons hallucinogènes. Tous ces messieurs réunis là dissimulent leur dilemme personnel de besoin-peur des femmes sous une gigantesque misogynie. Il ne se termine aucune discussion sans qu'on ait trouvé l'occasion de répéter à quel point "le cerveau des femmes fonctionne d'une manière complètement différente du nôtre, il aurait même une autre structure.(...) Là où l'homme s'y entend en chiffres et plus généralement en structures, chez la femme se trouve la maternité." Et le lecteur ébahi découvrira en fin d'ouvrage que loin d'être dans la fiction, "TOUS les propos misogynes sont des paraphrases de textes des auteurs suivants: " suit une jolie liste de messieurs pourtant fort honorablement connus. Eh oui, c'est comme ça.

Mieczyslaw a été élevé par son père et son oncle, assez à l'écart du monde. Sa mère étant morte à sa naissance, la seule présence féminine proche n'a été de toute sa vie qu'une domestique, bienveillante mais sévèrement gardée à distance par le père puis renvoyée dès que l'enfant a été jugé assez grand pour se passer de "soins féminins". C’est peu dire que Mieczyslaw ignore tout des femmes. Il est maintenant frêle, un peu timide, et manifeste une phobie d’être observé à son insu. Il va s'intégrer dans le groupe en tant qu'"étudiant", le seul autre hôte de son âge étant un peintre malheureusement très malade.

Ces messieurs de la pension pratiquent en groupe la petite randonnée de montagne et culturelle, et sont très portés sur la bonne chère et Mieczyslaw se goinfre volontiers avec eux de plats locaux même si la découverte après-coup de leur composition exacte peut le faire vomir (et nous avec). Ce sentiment d'appétit et de dégoût, attirance et répulsion, est central dans ce livre. Par ailleurs, les choses ont souvent un double sens qui apparaît peu à peu et qu’on comprend plus tard (Emérencie, par exemple). Nous sommes dans une fiction très profonde et complexe.

Parallèlement, un mystère rode. Mieczyslaw ne tarde pas à découvrir que les morts suspectes se multiplient dans ce village depuis fort longtemps et qu'on ne peut pas toujours en accuser la tuberculose. Il tente d’en savoir plus, fouille un peu, observe... et nous aussi nous l'observons, car il est tout de même un peu étrange ce Mieczyslaw.

Qui nous fait ce récit? Eh bien, ce sont les empouses qui, invisibles, sont pourtant présentes partout et observent tout, bien que personne ne soupçonne leur présence. Et qui sont les empouses? Ce sont les spectres de la déesse Hécate.

Un grand roman ! Bien sûr, maintenant je n'ai plus qu'à lire "La montagne magique" de Thomas Mann devant laquelle j'ai toujours reculé, à tort, sans doute.

978-2882508669