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27 octobre 2022

Sardines

de Nuruddin Farah

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Littérature de la Corne d’Afrique

Second roman de la trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine", ce roman peut tout à fait être lu indépendamment des autres mais on y retrouve certains personnages dont nous avons fait connaissance dans "Du lait aigre doux", ou du moins, ils sont évoqués. Les personnages actuels les connaissaient (à lire les romans de N. Farah, on a d’ailleurs l’impression que tout le monde se connait à Mogadiscio) et de plus, que tout le monde est assez proche du pouvoir. Nos personnages en tout cas le sont, comme dans le premier opus, puisque nous suivrons Samater que le dictateur a nommé ministre autant pour le neutraliser que pour ses services et son épouse Médina, rédactrice en chef qu’il a au contraire renvoyée et interdite de toute publication. 

Chez Samater et Médina vit également Idil, la mère de Samater, une véritable horreur! le terme n’est pas trop fort. Cette femme intégriste fanatique et mère abusive a un comportement totalement dictatorial que tout le monde condamne tout en lui reconnaissant le droit d’agir ainsi. Selon les règles du clan, elle est intouchable, Samater lui doit respect et hébergement, même si elle s’insinue dans toute sa vie privée pour y imposer ses vues obscurantistes. Samater et Médina ont une petite fille, Ubax. Le jour ou Ibil annonce que puisque Médina refuse que la petite soit excisée et infibulée, elle l’emmènera de force un jour pour faire pratiquée la mutilation*, la rupture est consommée. Médina prend sa fille et quitte la maison. 

Farah développe plusieurs idées sur le thème de la dictature. La première est qu’une attitude dictatoriale de l’homme envers la femme et des parents sur les enfants est le pendant indissociable qui prépare et maintient le gouvernement dictatorial d’un pays. Ainsi Médina accentue-t-elle au contraire la liberté d’Ubax. Ses amis et elle vont lutter contre le Général (jamais nommé, il s’agit du général Barre qu’un coup d’état porta au pouvoir en 1969 et un autre emporta plus de 20 ans plus tard sans que le pays s’en trouve vraiment mieux).

Ici encore, les problèmes des femmes sont largement évoqués et présentés pour ce qu’ils sont, la base même du fonctionnement fasciste de ce monde : mutilations sexuelles, viols où la femme doit s’estimer pleinement dédommagée si son violeur accepte après coup de l’épouser,  coexistent et même se mêlent (je veux dire que ce sont parfois les mêmes femmes) à un mode de vie plus libre où la femme peut travailler pour gagner sa vie, voyager, faire des études ou du sport.

On peut ne pas toujours prendre plaisir au style de Farah qui, surtout dans la première moitié de ce roman use et abuse de comparaisons et métaphores parfois osées, parfois franchement mal venues**, mais on doit lire ce qui est la principale manifestation d’une littérature de ces régions jusque là vouées à l’oral, et qui manifeste de plus une vive tentative de compréhension de ce qui s’y passe. D’autant qu’il y a également un vrai plaisir de lecture à trouver cette transcription d’une manière de dire africaine.


A noter : on retrouve ici Ebla, héroïne de "Née de la côte d’Adam" et l’on voit ce qu’est devenu l’enfant qu’elle attendait à la fin de ce roman. Notre trilogie est une tétralogie.


* Ne pas oublier au passage que, quasi systématiquement exécutées, ces pratiques monstrueuses ne sont toujours pas interdites en Somalie (et autres), sans qu’on en parle plus que ça en Occident.


** "Les hommes du général (et Samater en faisait partie) devaient servir d’oreillers pour la tête de la nation, de sages-femmes pour la douleur dont la nation n’avait pas encore accouché, de même que de suppositoires pour l’économie constipée de la nation."  p. 103


Trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine"

1 - Du lait aigre-doux 

2 - Sardines

3 - Sésame ferme toi 

9782264033208






12 octobre 2021

 Née de la côte d’Adam  

de Nuruddin Farah

****+


Notre trilogie est une tétralogie

Peut-être plus léger, moins pesé que les suivants, ce premier roman de notre auteur somalien, m’a beaucoup plu. Vif et intéressant, il est facile et agréable à lire tout en nous éclairant sur cette société qui nous est si étrangère : le monde somalien, tant celui des nomades, auquel l’héroïne appartient et où elle se trouve au début du livre, que celui des citadins qu’elle rejoint, gagnant une petite ville d’abord, puis Mogadiscio.

Notre héroïne, c’est Ebla, elle n’a pas encore 19 ans et toute la famille qui lui reste se résume à une jeune frère et à un grand père quasi impotent. Mais même âgé, impotent et dépendant, le

grand-père a encore un pouvoir de nuisance puisqu’il lui annonce un jour qu’il l’a vendue contre deux chameaux. Ebla ne veut pas de ce vieux mari qu’on lui impose et, chose inouïe dans son monde, s’enfuit. Elle veut abandonner l’existence nomade pour vivre en ville où elle pense avoir une meilleure existence. Ce qui frappe, c’est qu’Ebla est plutôt solitaire, elle ne cherche pas l’amitié d’autres femmes, n’éprouve pas le besoin de s’épancher ou d‘être soutenue ou sécurisée. Elle est jeune et pleine de vigueur, pas encore décidée à se résigner au sort désespérant qui traditionnellement lui échoit. Plus tard, nous verrons qu’elle n’est pas non plus particulièrement tendre et altruiste. On pouvait se douter qu’elle ne trouverait pas en elle cet esprit de sacrifice que tout le monde s’attend à lui voir manifester. Et c’est ce qui fait le sel de ce roman.

Arrivée à la première ville, Ebla rejoint la maison d’un lointain cousin et s’y fait accueillir comme parente-servante. Elle fait aussi la connaissance d’une voisine "la veuve" qui lui fera profiter de son expérience et lui apprendra un peu ce qu’est la vie. Bien sûr, assez rapidement, le cousin lui aussi la vend à un prétendant. Mais notre Ebla a toutes les audaces et après avoir franchi autrefois le pas de l’évasion, elle n’hésite pas cette fois à se faire enlever par un autre homme qui l’emmène aussitôt à Mogadiscio. Là elle connaîtra la vie d’une citadine et d’une femme mariée (même trop d’ailleurs car à un moment il y aura deux maris simultanément…)

 "Dorénavant, je serai moi-même, je m’appartiendrai à moi-même et mes actions m’appartiendront. Et moi, à mon tour, je leur appartiendrai."

Nous verrons autour de ce personnage solaire les positions abusives et faibles des hommes (le grand-père même pas autonome, le frère incapable lui, de s’insérer à un monde moderne et affectant de se replier dans un mode de vie rétrograde, les cousins, maris etc.)

 "Je me demande si c’est vrai que dieu a dit que pour une femme, le prophète, celui qui vient au deuxième rang après dieu, c’est son mari. Si c’est vrai, alors, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue."

Les héroïnes de Nuruddin Farah sont grandes, grâce lui en soit rendue, tout particulièrement dans ce monde qui vit sur l’écrasement des femmes.


PS : A noter que nous retrouverons Ebla bien plus tard dans le deuxième roman de la trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine". Je ne comprends donc pas pourquoi ce premier roman n’est pas lié aux trois suivants, faisant de cette trilogie une tétralogie. Peut-être de simples raisons éditoriales…


978-2218075391

01 juillet 2021

Du lait aigre-doux 

de Nuruddin Farah

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1er volume de la trilogie 

Somalie, Soyaan n’a pas trente ans mais il est en train d’agoniser dans l’humble demeure de sa mère. On ne sait quel est son mal et même, on en sous-estime la gravité jusqu’à l’issue fatale. Son frère jumeau, Loyaan, est accouru auprès de lui alors qu’ils ne se sont pas vus depuis un certain temps, chacun pris par sa propre existence. Soyaan a fait des études et depuis des années il est "le Conseiller Economique à la Présidence, directement responsable devant le Général et n’ayant de comptes à rendre qu’à lui." ; Loyaan lui, qui voulait être médecin, n’est que dentiste dans un pays (comme même sa mère le remarque) où tout va mal sauf les dents.

Mais il faut savoir que quand on parle de "Présidence", on parle en fait d’une dictature effrénée usant quotidiennement de la violence, des enlèvements, de la torture et des exécutions sommaires. Il faut savoir encore que Soyaan, s’était peu à peu détourné de ce pouvoir inique pour se livrer à des actes de résistance dans un groupuscule pour lequel il rédigeait des "mémorandums" bien peu diffusés d’ailleurs ; et là, comme partout et toujours, qui dit groupuscule, dit scission et mouchard.

De tout cela, Loyaan ne sait rien, il ne le découvrira que lorsque son frère mourra dans ses bras en répétant son nom. Loyaan aurait voulu faire pratiquer une autopsie pour comprendre les causes de cette mort étrange et inexplicable mais cela est impossible, refusé à grands cris tant par sa mère, exigeante incarnation de toutes les superstitions, religions et croyances réactionnaires du pays, que par son père, homme ignoble, entièrement soumis au plus offrant, à savoir le pouvoir en place. A ce moment, l’hypothèse d’un empoissonnement semble d’ailleurs tellement absurde à Loyaan qu’il se laisse convaincre de renoncer à l’examen. Ce n’est que plus tard qu’il en apprendra plus sur la vie de son jumeau et se demandera si le Général l'a fait tuer.

Pire, dès l’enterrement, le pouvoir déclare Soyaan "Propriété d’Etat", le qualifie de héros, donne son nom à des rues, se glorifie de toutes ses actions, détruisant définitivement tout ce que le défunt aurait pu entreprendre contre lui. Qui témoignera du contraire? La dictature ne prend pas que les corps, elle vole aussi les âmes, les histoires et l’Histoire.

Nous nous sommes tous demandé au moins une fois ce que nous aurions fait si nous avions été des civils français pendant l'Occupation. Même si je ne pense pas qu'ils soient nombreux ceux qui ce verraient bien en collabo, la question reste poignante: Résistant ou profil bas?

C’est exactement face à ce dilemme que se trouve Loyaan, homme sans envergure mais honnête, il n’est pas particulièrement héroïque. Va-t-il prendre les risques énormes de l’insoumission alors qu’il ne voit autour de lui qu’opposants torturés ou "disparus" dans une population misérable qui laisse faire en tentant éventuellement d’en tirer quelque profit au passage? Même les opposants ne sont pas crédibles. Leur position est tout autant une histoire de clan ou tribu que de principe. Il n’y a pas que la dictature qui soit désespérante, tous les modes de pensée le sont dans ce pays.

Ce n’est pas un roman très facile à lire, ni même, du moins au début, agréable à lire. Le style est emphatique et parfois pesant. On est saisi par la beauté de certaines images poétiques mais les choses avancent très lentement et jamais en droite ligne. On s’enlise dans le formalisme social  et le lecteur –au moins occidental- s’ennuie parfois un peu à surmonter ces obstacles qui à ses yeux n’ont aucun sens. On sent tout le poids écrasant, étouffant, des traditions. C’est irrespirable. Tout autant que la dictature. Et pourtant, une fois habitué, on lit avec de plus en plus d’appétit les pages qui défilent et à aucun moment je n’ai été tentée d’abandonner, ni même de sauter de pages car Farah sait décortiquer, observer et témoigner des rouages du pouvoir et de la dictature qui sont partout les mêmes. Sa vision des choses est particulièrement claire et juste.

C’est un roman qu’il faut absolument lire –et acheter, comme tous ceux de Nuruddin Farah, au moins un acte de résistance que nous pouvons faire– car il est admirable que dans un pays dans l’état de la Somalie, il puisse y avoir des gens pour se soucier de littérature et tenir à laisser au monde une œuvre littéraire qui témoigne de ce peuple. Je sais que Farah ne vit pas en Somalie. Il ne le pourrait pas. En fait il est quasi nomade, se déplaçant dans le monde entier, mais il n’empêche qu’il ne daigne s’installer nulle part ailleurs et qu’il ne parle que de son peuple et de son pays, il témoigne pour eux, il leur fait le don fastueux d’une vraie littérature et c’est pour cela que Farah est grand.

"Qu’est devenue l’élite qui avait bercé de faux espoirs les cœurs des masses africaines ? Certains ont purgé et purgent des années tourmentées de détention. La plupart ont quitté leur pays. Des postes à l’UNESCO, à la FAO ; des postes dans les états pétroliers du golfe."


Trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine"

1 - Du lait aigre-doux 

2 - Sardines

3 - Sésame ferme toi 

978-2264033222