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02 mars 2022

La ballade d'Iza 

de Magda Szabó

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Les "forts" sont peu aimés

Vince est mort. Sa vieille épouse, Etelka est complétement perdue. Heureusement, leur fille, Iza accourt de Budapest où elle est rhumatologue et elle va s'occuper de tout avec le parfait sang froid et la grande efficacité qui la caractérisent. Elle souffre elle aussi, fille unique, elle est très attachée à ses parents. Néanmoins, en un tour de main, elle organise l'enterrement, envoie sa mère pour un séjour mi-cure mi-vacances dans la maison de repos qu'elle a jadis contribué à fonder et organise la vente de la maison que la vieille dame ne peut continuer à "faire tourner" seule et de presque tout ce qu'elle contient. Sa mère est perdue face à ce deuil et au bouleversement de son existence. Elle s'en est toujours remise à autrui, son époux le plus souvent, pour les décisions et la résolution des problèmes pratiques.

"Elle n'osait pas ouvrir la bouche, sa vie durant quelqu'un d'autre avait pris les décisions à sa place."

On comprend que cette attitude est à la fois facile et génératrice de regrets. Iza de son côté, habituée à décider et voulant éviter à sa mère les choix difficiles, organise tout sans la consulter.

Ce retour à sa ville natale amène Iza à retrouver Antal, son ex-époux qui est le médecin de ses parents. Ils étaient collègues à l'hôpital et ils vivaient chez Vince et Etelka. Les liens affectifs réciproques entre les parents et lui ont toujours été très forts. Iza et Antal, couple sans enfants, ont divorcé après 7 ans de mariage, sans éclat ni querelle, on ne sait pas pourquoi. C'est lui qui a désiré rompre et qui est parti. Mais maintenant qu'elles partent et vendent, il désire racheter la maison car il s'y était attaché. Ce qui est fait.

Pour Iza, il n'y a pas d'hésitation: sa mère est incapable de vivre seule, elle va donc l'emmener et l'installer chez elle à Budapest. Finie pour Iza sa liberté et sa tranquillité de célibataire, mais comme toujours, elle suit à la lettre ce que lui dicte son devoir et son affection aussi car Iza est presque aussi attachée à sa mère qu'elle l'était à son père.

Mais comme on pouvait s'en douter, la cohabitation est difficile. Iza voudrait préserver son mode de vie alors qu'Etelka, dans cette appartement moderne régi par une domestique qui ne lui laisse aucune tâche, se sent totalement déracinée et inutile. Sa vie devient d'une vacuité effrayante. Cela ne va pas.

Pendant tout ce temps, on se demande ce qui a pu faire rompre Iza et Antal, les premiers points de vue présentés dans le récit, ceux d'Etelka et d'Iza ne permettent pas de le deviner. Le mystère de cette histoire d'amour court souterrainement alors que l'on suit en fait les difficultés d'adaptation de la mère et de la fille à leur vie commune à Budapest. On comprend peu à peu qu'Iza a vraiment regretté le départ d'Antal auquel elle est toujours attachée et qu'elle ne l'a pas compris elle non plus.

"Elle était une épouse parfaite, pourquoi l'avait-il abandonnée?"

Je ne vous en dis pas plus sur la fin du roman si ce n'est qu'il se clôture avec un terrible réquisitoire d'Antal qui s'exprime enfin et c'est pour attribuer au caractère d'Iza à peu près tous les malheurs qui ont pu survenir dans l'histoire. Il lui reproche en particulier son manque de spontanéité et son désir de tout maîtriser, de se préserver et je ne doute pas qu'un bon pourcentage des lecteurs lui donnent raison, mais je ne partage pas ce point de vue pour ma part. Je ne nie pas les défauts d'Iza mais il m'a semblé voir très bien chez elle la sensibilité sous l'efficacité, la justice sous la rigueur, le désir d'aimer derrière le retrait prudent. Elle a des défauts certes, mais elle a à chaque fois la qualité (précieuse aussi) qui y correspond. En fait, j'ai vraiment eu un sentiment d'injustice vis à vis d'Iza, non pas dans ce qui lui arrive car elle sait se protéger, mais dans l'attitude de son entourage envers elle. On ne lui pardonne rien alors qu'on aime même leurs défauts chez les personnages plus faibles. Le roman se terminant par le point de vue d'Antal, le lecteur aurait tendance à rester sur cette opinion.

Je remarque cependant (d'après "Le vieux puits") que les parents d'Iza évoquent largement ceux de Magda Szabó, tout comme elle lui attribue des souvenirs d'enfance qui sont les siens. C'est dire que l'auteur ne se met pas si évidemment du côté de cet Antal qu'elle a fait si ouvertement sympathique. Les choses ne sont pas si simples et Iza a trop d'elle-même pour que l'on puisse se contenter de la condamner sans voir la complexité du personnage, et ses qualités également.

J'aime davantage ce roman que "La porte" qui a pourtant été celui que les jurés du Fémina ont couronné. Je le trouve plus profond. La psychologie des personnages est passionnante.


PS : Avait d'abord été édité sous le titre "La ballade de la vierge".

978-2253070214


26 juin 2021

 L'instant 

de Magda Szabó

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Tombé de l'arbre du temps

Lectori salutem

Amis qui aimez les lectures faciles et distrayantes, passez votre chemin, cet instant n’est pas le vôtre. Vous n’y prendriez guère de plaisir. Mais vous les classiques, les hellénistes, les latinistes, les fondus de la mythologie, les amateurs de contes et de mythes fondateurs, entrez! Ce que vous allez lire ici est tout sauf banal, tout sauf médiocre. Magda Szabó a osé  se lancer dans ce grand jeu littéraire : une variation sur l’"Énéide". Comme il y a avait eu une "Enéide" pour nous conter les aventures du grand Enée, elle nous a fait une "Créüside" pour conter celles de Créüse, son épouse d’autant plus oubliée qu’elle périt avec Troie et ne suivit donc pas le Bon Père dans ses aventures palpitantes.

Mais M. Szabó en a décidé autrement. "Et si", se dit celle qui connaît l’Enéide comme sa poche, "Et  si Créüse n’était pas morte? Si elle avait pris la place d’Enée? Et si c’était elle ensuite qui avait vécu toutes ces aventures, rencontré Didon puis atteint le Latium, posant les bases de ce qui allait devenir l’empire romain? Comment tout cela aurait-il pu se passer?" 

C’est ce que l’auteur imagine ici (fort bien) pour nous et nous conte, soutenue par sa parfaite connaissance du sujet et la beauté de son écriture. "L’instant" du titre, c'est celui où Créuse prend la place d'Enée. 

Les écrivains ont leurs lubies. Magda Szabó disait qu’elle avait depuis toujours rêvé de ce livre-là, qu’elle l’avait porté en elle pendant des décennies, qu’elle lui a donné vie avec passion et l’avait vu enfin édité avec un sentiment formidable de plénitude. Et nous lecteurs, nous voilà à demi incrédules, face à une œuvre incroyable, d’aucune époque, ou alors de toutes, qui nous étonne, nous désarçonne, ne ressemble à rien de ce que nous avons déjà lu et qui réussit la gageure de cet invraisemblable pari sans se ridiculiser. Pas banal!

Comme un fruit <i>"tombé de l'arbre du temps"</i> J'adore cette image <i>"je suis à présent  au bout de la branche, je tombe en tournoyant…"</i> C’est de la mort que M. Szabó parle ainsi, et elle en parle encore de façon tout aussi belle quand elle dit ailleurs: <i>"Cela viendra avec le temps, les Parques auront achevé le fil, les ciseaux claqueront quand le moment sera venu, quand l’avenir aura mûri."</i>

Mais si je reprends ici l’expression <i>"tombé de l'arbre du temps"</i> pour m’en faire un titre, c’est en la détournant complètement, en la séparant de la signification que l’auteur lui avait donnée pour m’en tenir à la seule image: La Creüside, récit d’une histoire vieille de plusieurs millénaires, est une œuvre littéraire qui s’est détachée de l’arbre du temps et s’est refusée à ses contingences. Telle un fruit mûri à la perfection, elle en est tombée et s’est offerte à nous, aussi vieille que la civilisation, aussi jeune que ma lecture d’aujourd’hui.

Dans "Le vieux puits", M. Szabó nous raconte comment enfant, elle reprenait ses histoires préférées et les modifiait pour qu’elles soient plus conformes à son goût. Elle nous raconte également comment adolescente, elle s’est passionnée à rejouer des pièces ou romans, interprétant tour à tour divers personnages et là encore modifiant le récit. Ici, à plusieurs reprises, on assiste à des "dialogues" où Créüse-Enée est en fait seule à parler et où l’on devine les réponses de son interlocuteur à ce qu’elle dit, elle, un peu comme lorsqu’on entend quelqu’un téléphoner. M. Szabó, d’âge mûr, réalisant son chef d’œuvre au sens compagnon-artisan du terme, a dû retrouver ses aptitudes, ses goûts et ses passions d’adolescente quand elle a imaginé et rédigé toutes ces scènes. Je la vois en Créüse, jouant toutes ces parties discutant âprement avec ses personnages. Je suis persuadée que c’est ainsi que cela s’est passé. Il y a un grand moment humain quand, vieillissant, nous retrouvons intact ce que nous étions adolescents et que nous pouvons renfourcher notre cheval d’alors et repartir à l’assaut de nos rêves pour nous y livrer avec autant de foi qu’autrefois. C‘est la nique au temps, car rien n’a changé, ou plutôt si, tout, sauf nous.

Vous vous demandez sans doute s’il est possible d’apprécier la "Créüside" si l’on ne connaît pas l’Enéide, eh bien à mon avis le peu qu’il vous reste de vos cours de lycée est nécessaire mais peut suffire et si vraiment il ne vous reste rien, la lecture de la fiche de l’Eneide fera l’affaire. Juste une petit rappel des faits très simplifiés, permet de prendre pied dans la Créuside, ceci dit, plus votre connaissance sera grande, mieux vous pourrez apprécier celle de l’auteur; et dans quelque cas que vous soyez, lisez le prologue avant de vous lancer.

Je mets 5 étoiles non pour le plaisir de la lecture qui est bon mais pas excellent, mais pour l’entreprise littéraire grandiose et folle menée ici à bien. Ces folies-là nous aident à croire en la littérature.

Citation :

"Tu seras roi, un roi n’est jamais seul, la solitude est l’apanage de ceux qui ne font pas partie des élus."

978-2878582901