30 mars 2021

Trilogie berlinoise

de Philip Kerr


TOME 1 : L'été de cristal

Philip Kerr a rédigé trois excellents romans policiers tout à fait originaux en cela que leur action se situe à Berlin, à l'époque nazie, ce qui est tout de même plus rare que dans le Chicago des années cinquante. Cet ensemble est appelé «Trilogie berlinoise».

Pour ce premier volet de la trilogie, nous sommes en 1936 et Berlin s'apprête à recevoir les Jeux Olympiques. Hitler vient d'obtenir les pleins pouvoirs et le nazisme s'installe, broyant tout sur son passage avec une incroyable brutalité. Cependant, les Jeux Olympiques arrivent et Hitler désire encore préserver un semblant d'apparence vis-à-vis de l'étranger, aussi Berlin verra-t-elle quelques uns des premiers signes les plus affreux disparaître provisoirement et inversement, des livres interdits seront-ils brièvement à nouveau trouvables.

C'est à ce moment là exactement que débute l'action, alors que le nazisme serrait ses doigts de fer sur l'Allemagne. Une Allemagne qui comptait pourtant de nombreux intellectuels ou individualités démocrates, comme le héros, et qui n'en cédait pas moins chaque jour un peu plus de sa liberté la plus élémentaire.

Il y a un détective privé (Bernard Gunther, Bernie pour les intimes par ailleurs peu nombreux) ancien flic et ancien soldat du front turc, dont l'emploi habituel principal est de rechercher des «personnes disparues», problème fort répandu alors.

Il y a une et même quelques belles femmes, des salauds (riches ou non, au pouvoir ou non), une bonne intrigue (tout de même pas introuvable) et des scènes d'action en nombre et qualité suffisants.

Tout est très bien raconté, dans un style vif et précis. Le héros est sympathique et présente une personnalité suffisamment consistante et complexe pour qu'on s'intéresse vraiment à lui. L'époque est prenante et nous vivons là une étonnante plongée dans la vie quotidienne. On apprend beaucoup, sans s'en apercevoir, alors qu'on est en fait accroché par l'intrigue.

C'était une époque terrible et hors norme, et les aventures de Gunther le seront aussi, de sa rencontre avec Goering à son séjour à Dachau; qui ne sont tout même pas des accidents que l'on rencontre communément dans les romans policiers.

Au cours de ses (més)aventures, Bernie rencontrera la femme de sa vie... et il la perdra. Il ne s'agira pas d'une amourette, il ne s'agira pas d'un top model, ni d'une agonie esthétique et émouvante dans ses bras, il s'agira d'un drame comme le sont le plus souvent les vrais: médiocre et incomplet, mais total.

Le titre original: «Les violettes de mars» était, sinon plus joli, du moins plus judicieux, (ainsi qu'on pouvait bien l'espérer). En effet, le titre français, l' «été de cristal» semble faire référence à la terrible «nuit de cristal» qui n'eut lieu que deux ans plus tard, alors que les «violettes de mars» sont les nazis qui surgirent soudain de partout quand Hitler obtint les pleins pouvoirs en Mars 36.


TOME 2 :  La pâle figure

   Et voici «la pâle figure». Le deuxième volet de cette trilogie berlinoise nous amène deux ans après le premier. Nous sommes en 1938, toujours à Berlin. Hitler n'a fait qu'augmenter son pouvoir. Il règne sur l'Allemagne et en est maintenant à étendre son hégémonie au dehors de ses frontières. Au moment où se passe cette histoire, il louche sur les Sudètes, puis les envahit.

   Nous retrouvons le détective Bernard Gunther, découvert dans «L'été de cristal». Il n'est toujours pas nazi, mais il se retrouve employé par le général Heydrich et le Reichskriminaldirektor Arthur Nebe. Réintégré de force (chantage) dans la police, il se voit attribuer le grade de Kriminalkommissar, qui lui permet de naviguer assez à sa guise parmi les nazis de son service qui se retrouvent être ses subalternes. Ceci pour expliquer qu'il puisse être à la fois un personnage plutôt sympathique (quoique sans scrupules) et au service des pontes hitlériens.

      Pour commencer l'histoire, il est engagé par une femme riche qui subit les pressions d'un maître chanteur qui dispose de documents permettant de faire envoyer son fils en camp de concentration avec un triangle rose.

   Pour la corser, il est donc nommé commissaire pour découvrir l'assassin en série qui perpétue des meurtres apparemment rituels sur de jeunes vierges aryennes. Les présumés coupables sont les Juifs et le mobile de Gunther, qui sent monter la catastrophe, est d'empêcher la «Nuit de cristal». On sait déjà s'il a réussi.

      Tout comme pour le premier volet de la trilogie, l'époque est un personnage à part entière de ce récit (excusez l'image un peu audacieuse, j'en conviens). J'ai trouvé passionnant de pouvoir m'identifier ou reconnaître pour mes alter égaux des gens de ce monde à la fois si proche (moins d'un siècle, ce n'est rien!) et si étrange(r). Il est facile de déclarer: «Moi, je n'aurais pas accepté, ou fait, cela!» Trop facile pour être juste. Il est bien plus intéressant de ressentir «de l'intérieur» comment les gens ont pu le vivre.

      Gunther a évolué depuis «La nuit de cristal». Il est devenu plus carré, plus brutal. Il semble bien représenter la mentalité de l'Allemand non nazi en train d'essayer de survivre dans son pays à cette époque là. Il fréquente ici, dangereusement, des personnages que l'histoire enregistrera comme tristement célèbres et cela ajoute de l'intérêt au récit sans que la part d'imaginaire en soit encombrée. D'autant que la réalité, avec ses hommes de pouvoir «fondus» d'occultisme, n'avait pas tant que cela besoin d'être aidée.

      L'intrigue m'a semblée un peu compliquée, mais là, c'est peut-être ma faute. Je n'ai pas fait assez attention quand les personnages se sont mis à devenir nombreux et je m'y suis un peu perdue à un moment.

      En conclusion, un vraiment excellent deuxième volet, qui justifie tout à fait la poursuite de cette «trilogie berlinoise».


TOME 3 :  Un requiem allemand    

   Nous sommes en 1947, toujours à Berlin. Hitler est mort et la guerre est finie. La ville n'est pratiquement plus que ruines et nous retrouvons notre personnage principal: Bernard Gunther. Il avait fini la guerre comme soldat, sur le front russe. Maintenant, revenu dans les ruines de Berlin, il a repris son activité de détective privé, se faisant davantage payer par le troc que par monnaie peu sonnante. L'époque, là encore, joue un rôle primordial. Elle est à la misère, aux maisons détruites, aux occupants méprisants et omnipotents ainsi que, de chaque côté, à la force qui fait droit. Bref, une situation d'invasion récente. La ville est divisée en secteurs, que les armées des vainqueurs se sont partagés. Le pire, c'est le côté russe, et justement, c'est là que Bernie va devoir mener son enquête.

      Engagé par un colonel des forces d'occupation russes afin de prouver l'innocence d'une ancienne connaissance accusée d'avoir tué un officier américain, Gunther est toujours aussi réaliste. Pas de détective qui prend en riant de terribles coups sur le crâne qui le laissent inconscient, mais pas diminué, pas de héros qui vit de l'air du temps, pas de charmeur dans les bras duquel toutes les femmes se précipitent. Rien de tout cela. Un type qui a presque l'air vrai, avec ses difficultés et la misère sordide autour.

      Cet après-guerre est, pour notre détective, l'occasion d'un regard sur son passé, sur ce qu'il a pu être amené à faire. Bernie ne se sent pas innocent de tout comme pourrait l'être le héros toujours sûr de lui d'un polar moins fouillé. L'après-guerre est aussi, pour les nazis, l'occasion et plus, la nécessité absolue, de s'organiser un anonymat alors que se déroulent les procès de Nuremberg et que les troupes d'occupation sont à la recherche fébrile des meneurs, tant pour les éliminer que pour, au contraire, les employer (ne nous le cachons pas). L'époque n'est guère à la déontologie.

      Kerr, nous conduit ainsi sur la piste d'Heinrich Müller, chef de la gestapo (effectivement disparu en 1945 dans la réalité) et que nous retrouvons ici. Tout comme nous retrouvons Arthur Nebe (chef de la police criminelle) qui, mêlé à l'attentat contre Hitler, est censé avoir été pendu en 1945. Pour la vraie histoire, Nebe a bel et bien été pendu, quant au gestapo Müller, on ne l'a jamais retrouvé. Il devait être sous les ruines de Berlin, mais il y a des contestations à ce sujet et on l'a beaucoup cherché...

      Une intrigue compliquée, où personne n'est ce qu'il a l'air d'être, mais passionnante.

   Pour situer l'ambiance, quand le livre se termine, le lecteur passe sur le tournage d'une scène du film «Le troisième homme»?

      On peut ne lire qu'un des romans de cette trilogie, ou encore lire les trois dans le désordre. Ils sont parfaitement compréhensibles distinctement. Mais pour les amateurs, je conseille vivement la lecture des trois dans l'ordre. C'est plus agréable.

   

Série Bernie Gunther

L'été de cristal - Trilogie berlinoise - 1

La pâle figure - Trilogie berlinoise - 2

Un requiem allemand - Trilogie berlinoise - 3

La Mort, entre autres - Suite Trilogie berlinoise - 4

Une douce flamme - Suite Trilogie berlinoise - 5

Hôtel Adlon - Suite Trilogie berlinoise - 6

Vert-de-gris - Suite Trilogie berlinoise - 7

Prague Fatale - Suite Trilogie berlinoise - 8

Les Ombres de Katyn - Suite Trilogie berlinoise - 9

La Dame de Zagreb - Suite Trilogie berlinoise - 10

Les Pièges de l'exil - Suite Trilogie berlinoise - 11

Bleu de Prusse - Suite Trilogie berlinoise - 12

L'Offrande grecque - Suite Trilogie berlinoise - 13

Metropolis - Suite Trilogie berlinoise - 14


* Philip Kerr a écrit plusieurs romans policiers, ainsi que de la science fiction. Il est né à Edimbourg en 1956. Il a fait, avec cette trilogie, œuvre d'historien et de romancier. Le succès fut si grand que la "trilogie" se transforma en série et que nous aurons 14 volumes jusqu'à sa mort.


978-2253128434

28 mars 2021

 Les images 

d'Alain Rémond

****


   L’auteur déclare : «Je me suis toujours demandé ce que devenaient Jérôme et Sylvie, les deux héros de premier roman de Georges Perec, «Les choses» (…) Alors, un jour, j’ai eu envie d’imaginer la suite.»

     Et cette suite, c’est «Les images». J’avoue que cette accroche de la quatrième de couverture a bien fonctionné sur moi et que moi aussi, j’ai eu envie de savoir «ce qu’ils devenaient ensuite.» J’aime bien les jeux comme cela sur un roman ou des personnages déjà existants.

     Pour le coup, j’ai commencé par relire «Les choses» quelque peu oubliées depuis que je les avais découvertes, et j’ai enchaîné avec «Les images» eh bien, ce n’est pas mal du tout. «Les images» prennent correctement la suite et le passage se fait sans aucun à-coup. Nous retrouvons bien nos Jérôme et Sylvie. Certes, ils ont un peu changé, mais avec beaucoup de naturel et c’est bien ainsi que les choses se passent dans la vie. Nous changeons tous un peu au fil de notre existence et de nos expériences nouvelles. En tout cas, cette suite proposée par Alain Rémond est tout à fait vraisemblable et dans le ton. On se dit : «Effectivement, ça a pu se passer comme cela.»

     Comme indiqué par le titre, notre couple est passé des choses aux images. Cette fois, ça y est, nous sommes dans la société du spectacle.

     L’aisance d’Alain Rémond vient du fait qu’il connaît fort bien cet univers là et qu’il peut y faire naviguer ses personnages avec beaucoup d’aisance et d’évidence. Elle vient également de la vraie réflexion qu’il a menée sur ce sujet crucial dans notre monde. Tout comme «Les choses», «Les images» est une réflexion sur ce qui constitue la trame de cette société où notre couple évolue et le lecteur aussi. Et cette réflexion sur la télévision, l’usage d’une version de la vie spectaculaire, intéressée, visible, mais fausse, dans le sens où un air de musique peut être faux, m’a semblée très fine et juste. Elle m’a beaucoup intéressée.

     Si bien que, satisfaite dans ma curiosité sur ce qu’étaient devenus ces deux personnages, je l’ai été tout autant par le contenu propre à ce second roman sur le thème et vraiment, c’est sans hésitation que je le conseillerais à tous ceux que la suite des existences de Jérôme et Sylvie aurait tendance à intéresser, ainsi qu’à tous ceux qu’une réflexion sur le rôle de la télévision tente.

     Citation :

  « Les gens ne regardaient pas la télé pour s’ennuyer, ils voulaient du spectacle, même s’il s’agissait de leurs problèmes de couple, de famille, de solitude. Ils voulaient que leur propre vie devienne un spectacle. Ils voulaient être passionnés, fascinés par leur propre souffrance, leur propre misère. C’était le ressort même de la télévision, sa justification ultime.»

978-2020663953 

26 mars 2021

 Les choses 

de Georges Perec

****+

Société spectaculaire marchande

   «Les choses» est le premier roman publié par Georges Perec et il obtint le Prix Renaudot en 1965. Pour un premier livre c’était un bon départ, il était fait pour cette époque et trouva tout de suite son public. Les ventes ne furent pas décevantes.

   Ces «choses», ou «histoire des années soixante» arrivaient fort bien et aidaient tout un chacun à réfléchir et faire le point sur ce qu’il sentait bien, au moins confusément : les modifications dues à l’avènement de la société de consommation. Nous n’en étions encore qu’à la société «marchande», mais la société «spectaculaire» n’est pas loin et certains l’avaient bien vue approcher.

     Ce roman suit un couple jeune et bien uni, tant par des goûts et convictions communs que par les sentiments. Ce sont Jérôme et Sylvie, ce sont «ils». Leur histoire est contée au passé sans beaucoup de commentaires, tendant parfois vers le simple compte-rendu quand ce n’est pas la liste (mais c’est un procédé bien sûr et le style est en réalité incisif, net et précis). Et leur histoire donc, semble se limiter à un insatiable besoin de consommer, une inextinguible soif de possessions luxueuses. Leurs pensées ne sont que listes, mais leur avidité les consume sans leur apporter quoi que ce soit : «Leur vie n’avait été qu’une espèce de danse incessante sur une corde tendue, qui ne débouchait sur rien : une fringale vide, un désir nu, sans limites et sans appuis. Ils se sentaient épuisés.»

   Plus tard, tout à coup, pour l’épilogue, on gardera le «ils», mais on passera au futur et les phrases se feront plus courtes. Comme si ce futur était déjà joué, bien que non encore advenu, ou alors advenu, mais si prévisible qu’il ne mérite pas plus que d’être expédié de cette façon laconique et brève. Pourtant, «Les choses» se terminent sur une ouverture. Leur vie change et elle se déplace à nouveau. Cette fois ce sera Bordeaux.

     L’ouvrage était d’inspiration autobiographique. Georges Perec ressentait en lui-même le problème que posaient l’abondance de ces biens offerts et le désir insatiable artificiellement créé par cette situation. Ce problème, c’était bien l’histoire des années soixante et en lui donnant corps et voix, Perec se fit l’écho de ce que bon nombre ressentaient. Il fut donc leur voix à un moment où il était justement grand temps de s’exprimer là-dessus et je pense qu’il est inutile d’aller chercher plus loin, c’est à cela, comme toujours dans ces cas-là, qu’il dut son succès. Il avait su dire. Ce qui n’est pas rien.

   On retrouve encore une autre part d’autobiographie dans le séjour à Sfax où Pérec passa lui-même un an comme ses héros qui s’y sentirent si déracinés qu’ils y perdirent même leurs pulsions d’achat.

  

   PS: L'écrivain Alain Rémond s’est aventuré à imaginer une suite aux Choses. Il a cueilli Sylvie et Jérôme à leur arrivée à Bordeaux et les a accompagnés pendant encore un bon bout de chemin. ( «Les images»)

978-2266170123 

23 mars 2021

 Un privé à Babylone 

de Richard Brautigan

*****

   L'habitude bien établie chez les amateurs de Richard Brautigan est de mépriser « Un privé à Babylone », qui ne serait pas à la hauteur de ses autres romans.

      Je ne partage pas du tout ce point de vue. Grande amateur de polars d'un côté et de Brautigan de l'autre, j'ai ADORE ce livre ; et, moi qui suis avare d'étoiles, je n'hésite pas à lui en offrir 5.

       Cette histoire, lue il y a des années déjà, n'a jamais disparu de ma mémoire et pire, je la relis régulièrement. Je suis toujours sous le charme de son poétique privé et les images (spécialité de Brautigan) que ce livre m'a apportées sont toujours dans mon esprit. Ecoutez ça: 

« Toujours aussi humide et dégoûtant, mon appartement. Ca ne s'était pas arrangé pendant mon absence. Un vrai cul-de-basse-fosse. Bon dieu, comment je faisais pour vivre comme ça ? Ca avait quelque chose d'effrayant. J'ai enjambé un certain nombre d'objets non identifiés qui se trouvaient par terre. J'ai fait exprès de ne pas trop les regarder. Je ne tenais pas à savoir ce que c'était. J'ai également évité de regarder mon lit. Mon lit ressemblait à quelque chose qui aurait dû se trouver dans la section des fous dangereux d'un asile psychiatrique.»

      Vous avez l'image, vous avez l'idée, et le décalage. Vous êtes dans l'histoire, mieux vous êtes dans la peau du privé. Et je ne dirais pas que le style est sans autre ambition que de manier la simplicité. Je le trouve au contraire extrêmement efficace, percutant et juste.

      Vous devriez lire, si ce n'est déjà fait. Oui, même malgré l'actuelle moche couverture qui m'attriste vraiment. Vous allez vous régaler. Je l'ai déjà lu plusieurs fois. Moi, quand j'aime...


978-2267031003

21 mars 2021

 Huit millions de façons de mourir 

de Lawrence Block

*****

   Nous nous trouvons là face à un de mes polars préférés et, pour moi, le meilleur Lawrence Block.

      Il est de facture tout à fait classique dans la forme et même, sans doute dans l'intrigue, et il a cependant une totale originalité dans la façon « psychologique », j'avais envie de dire humaine, dont l'histoire est traitée.

      Voici la recette. On prend une bonne vieille histoire de privé new-yorkais qui descend les bourbons, quelques flics, quelques truands fort antipathiques et d'autres qui le sont moins, une mégapole, des bars, des putes qui se font assassiner... Cette recette-là a été utilisée 100 fois ou plus. Elle marche ou non selon le talent du cuisinier, pas de problème.

      A partir de là, Block nous concocte un roman à au moins quatre étages : une intrigue policière, une vision d'un problème social, l'histoire d'un alcoolisme et une réflexion sur la mort.

      J'avais acheté ce livre pour son titre. J'ai été bien inspirée. Ce qui fait la différence, avec « huit millions de façons de mourir », apparaît, me semble-t-il dès le titre. Ce titre, qui n'a pas de rapport avec l'enquête comme c'est la règle générale, mais avec tout autre chose, nous alerte dès la couverture sur l'autre dimension du roman. (Je précise tout de suite que c'est la traduction littérale du titre original.) Qui sont les huit millions de morts ? Les New-yorkais, comme cela pourrait être la population mondiale, avec un autre nombre.

      Lawrence Block ne s'est pas contenté de nous livrer un détective qui boit, il a admis que cette attitude, si commune aux détectives de romans, posait problème, était un problème ; et il a entrepris de nous décrire le mal-être qui fait qu'il boit.

      Les multiples façons, souvent pathétiques, indignes, grotesques, absurdes dont les gens meurent en font partie. Comme en fait partie le fait qu'on ne puisse plus croire dans la justice (lois, juges, etc.), ni dans la capacité de la police à vous protéger. Block nous décrit une jungle en deçà des lois, qui devient notre lot quotidien. Le « On ne peut rien faire » est la constatation que Scudder, notre privé, ne peut accepter, celle qui le fait boire; mais cette enquête le prend au moment où, s'apercevant qu'il n'est plus que l'objet de sa dépendance, il ne peut plus l'accepter non plus.

      « Mes mains avaient une volonté indépendante de la mienne et elles avaient décidé de trembler.» Il y a des descriptions cliniques de l'alcoolisme que le privé fait sur lui-même et, avec les réflexions sur la vie et la mort, cela donne au livre un sens profondément humain que n'ont généralement pas les polars. On sent que tout est faux dans cette histoire? sauf ce combat là.

   

   PS: Il y a eu une édition sous le titre "Huit millions de morts en sursis". Il y a également eu un film avec Jeff Bridges, Alexandra Paul, Rosanna Arquette et Andy Garcia, mais je ne vous en parlerai pas, je ne l'ai pas vu. A-t-il, lui aussi dépassé le stade du simple polar? ...

   

   Série Matt Scudder

   1. Les Péchés des pères - The Sins of the Fathers (1976)

   2. Tuons et créons, c'est l'heure - Time to Murder and Create (1977)

   3. Au cœur de la mort - In the Midst of Death (1977)

   4. Le Coup du hasard - A Stab in the Dark (1981)

   5. Huit millions de façons de mourir - Eight Million Ways to Die (1982)

   6. Le Blues des alcoolos - When the Sacred Ginmill Closes (1986)

   7. Drôles de coups de canif - Out on the Cutting Edge (1989)

   8. Un ticket pour la morgue - A Ticket to the Boneyard (1990)

   9. Une danse aux abattoirs - A Dance at the Slaughterhouse (1991)

   10. La Balade entre les tombes - A Walk Among the Tombstones (1992)

   11. Le diable t'attend - The Devil Knows You're Dead (1993)

   12. Tous les hommes morts - A Long Line of Dead Men (1994)

   13. Même les scélérats... - Even the Wicked (1997)

   14. Ils y passeront tous - Everybody Dies (1998)

   15. Trompe la mort - Hope to Die (2001)

   16. Les fleurs meurent aussi - All the Flowers Are Dying (2005)

   17. Entre deux verres - A Drop of the Hard Stuff (2011)

978-2070793600

19 mars 2021

 Moon Palace 

de Paul Auster

****+


   Un roman dont le squelette s'articule autour du thème de la lune, qui fascine un peu le héros narrateur. Cela est affiché dès la toute première phrase, puisque c'est là qu'il situe le début de son récit à «l'été où l'homme a pour la première fois posé le pied sur la Lune.» Ce thème de la lune et de son éclat, réapparaîtra tout au long du roman, dans les noms des groupes musicaux, les noms de lieux, les paysages, les morceaux de musique, les lueurs des néons, le titre de ce roman etc. Elle est partout, sans insister, mais avec entêtement. Omniprésente. Témoin de tout. Et l'homme a mis le pied dessus. 

       Loin dessous pourtant, Marco Stanley Fogg essaie de se débrouiller avec le peu de points d'appui dont il dispose. Il n'a jamais connu son père et sa mère est morte quand il avait 11 ans. Il a ensuite organisé sa vie chez son oncle (Victor), célibataire endurci ou marié malchanceux, avec qui il s'entendra fort bien mais qui ne lui laissera à sa mort que quelques caisses de livres. 

       Je me demande si le personnage de ce si cher oncle Victor n'a pas été inspiré à Auster par son vrai oncle, traducteur, qui vivait dans les livres et qui a fait partager très tôt ce plaisir à son neveu. 

       Quoi qu'il en soit, une fois cet oncle mort, le jeune Marco, étudiant, ne possède rien et parviendra à survivre jusqu'à la fin de ses études en vendant peu à peu les livres dont il a hérité. Toutefois, toujours par amour de cet oncle, et par respect pour cet héritage, il ne vendra aucun livre, quel qu'il soit, avant de l'avoir lu. Et il survit ainsi. Il tient à mener ses études à leur terme, non par désir personnel, mais parce qu'il pense que son oncle aurait voulu qu'il le fasse. Des désirs personnels, il n'en a pas. Si bien que, dans le même temps, il n'entreprend rien qui puisse lui permettre de survivre de quelque façon que ce soit à la fin du stock de livres. 

       Ceci est la trame du premier tiers du roman et je n'irai pas beaucoup plus loin dans ma description du récit que je vous laisse découvrir. On a déjà ainsi, les thèmes majeurs du livre qui sont, d'abord, la solitude du héros : il réagit tout le temps en solitaire. Il ne songe pas à s'appuyer sur quelqu'un quand il est en difficulté. Il ne songe pas à demander aide ou même conseil, ni encore simplement à se raconter. La situation devient de plus en plus intenable pour lui, sans qu'il ait même l'idée qu'il pourrait se tourner vers les autres. 

       Et arrivé au terme de ses ressources, littéralement, il fond. Physiquement, la faim lui fait perdre toute graisse, puis ne laisse de lui qu'un squelette ambulant et il fond également en tant qu'individu. Il n'occupe plus de place, n'a plus de rôle social, plus de revenus, plus de logement. Caché dans les buissons de Central Park, il est devenu invisible, il a disparu. 

       Quand, grâce à ses amis, il reprend pied peu à peu, il apparaît comme un homme totalement malléable. Il est prêt à se prêter à ce qu'on voudra faire de lui. C'est cette attitude ouverte, patiente et réceptive qui lui permettra de s'enrichir de la seconde partie de l'ouvrage : sa cohabitation avec un vieil excentrique richissime à l'exécrable caractère, mais qui lui apprendra beaucoup. Ce qui n'aurait pas été possible sans cette étonnante malléabilité qu'il manifeste à ce moment. 

       Le dernier tiers de l’œuvre, s'ouvre à la mort du vieillard sur un troisième volet de l'évolution de Marco Stanley Fogg, dont il n'est pas utile que j'évente le contenu.. 

       Alors que la lune est partout dans ce roman, le hasard lui, n'est nulle part et la conclusion retrouve et regroupe les fils d'Ariane semés un peu partout au fil du vent et du récit, depuis les toutes premières pages. Là encore une idée chère à Paul Auster : le rôle du hasard et des coïncidences. 

       Pour finir, j'ai été assez surprise par l'état d'esprit du héros dans les, disons, vingt dernières pages, que je m'explique mal, mais comme je ne peux pas en discuter ici sous peine de déflorer l’œuvre, vous irez vous faire votre idée vous-même. 


978-2330116903

16 mars 2021

 

Richesse oblige

de Hannelore Cayre

***

Que c'est compliqué !! On passe plus de temps à démêler les liens familiaux de cet arbre généalogique plein de lianes incontrôlées, de drageons et de racines perdues qu'à élucider un mystère, d'autant qu'il est bien le seul mystère du livre. Ici pas d’enquête, pas d'assassin à trouver. Comme cela se passe toujours quand le sujet est faible, l'auteur a dû compliquer les choses outre mesure, en premier lieu par le mode de narration : allers-retours passé-présent, abrupts et frustrants. J'ai cependant préféré la partie 19ème siècle à la partie actuelle, en raison des personnages plus intéressants psychologiquement et de la période historique marquante (la Commune).

Classique chez cette auteure, nous avons à nouveau une narratrice (je ne me décide pas à dire « héroïne ») bien introduite dans les milieux judiciaires qui profite de sa situation pour mener ses petites affaires moins légales mais plus rentables.

Pour l'histoire, les plus anciens d'entre nous ainsi que les cinéphiles connaissent peut-être l'excellent film avec Alec Guinness, « Noblesse oblige ». Eh bien, l'histoire est la même. Pourquoi s'épuiser à inventer une intrigue quand il en existe déjà tant ? Donc, pour résumer, dès que vous avez lu le titre du dernier Hannelore Cayre, vous connaissez l'histoire qu'il va vous raconter. Cette fois, on change d'époque, on met plus l'accent sur l'argent que sur la noblesse, mais la noblesse n'est pas plus absente que l'argent ne l'était du film.

J'avais adoré «La daronne» et bien aimé les autres romans de cette auteure et c'est pourquoi j'ai sauté sur ce dernier opus sans hésiter et sans me demander pourquoi on en parlait assez peu. Ici, H. Cayre développe des idées qui sont tout à fait proches des miennes, ce qui est toujours agréable et bien sympathique... mais cela ne suffit pas à faire un bon roman policier, et je suis la première à le regretter.


« J'ai donc d'abord appris qu'il y avait un "milieu végan" suffisamment menaçant pour qu'on paie des flics à surveiller ma copine et à mettre régulièrement sa petite fiche à jour. Ensuite, que le fait d’empêcher par l’opprobre que des animaux soient dépecés vivants dans une souffrance indescriptible pour remplir des barquettes de viande destinées pour la plupart à être jetées et remplir les caisses d'une industrie constituant une des causes principales du réchauffement climatique était perçu comme une menace à l'ordre public... »


979-1022610216


14 mars 2021

 Les Echelles du Levant 

d'Amin Maalouf

****+


Hymne à la tolérance

   Tout d'abord, ce livre est UN Amin Maalouf, c'est-à-dire un récit rapporté avec le brillant talent de conteur de cet auteur. Si vous aimez que l'on vous raconte des histoires, si vous aimez (comme moi, parfois) vous contenter de vous laisser emporter par un récit habile et sans faiblesse à travers les époques, les pays, les drames et les joies, vous aimerez ce roman. 

       Il commence au Liban avec la naissance, au début du 20ème siècle, du personnage principal qui raconte sa vie au narrateur qui va nous la rapporter. Cet homme, né sur la plaque tournante des échanges oriento-européens, de l'union d'un Turc et d'une Arménienne, est le fruit de la tolérance, du multiculturel et de l'ouverture d'esprit, Son père est riche et il acquiert ainsi l'aisance et l'éducation. Parti sur ces bases a priori favorables, il ne va connaître que les guerres et les haines. Depuis celles qui opposent les Turcs aux Arméniens jusqu'à celles qui sévissent encore en Palestine. Le voilà débarquant en France pour y poursuivre ses études et devenant un personnage de la Résistance, le voilà amoureux fou (d'une Juive lui, l'Arabe), le voilà retournant au pays, le voilà perdant la raison dans un monde fou et nous voyons ainsi défiler toute sa vie qu'il narre à l'auteur, à la veille du tournant décisif qu'elle va prendre... 

       Pour la fin, je vous laisse découvrir, je vous laisse deviner, et je ne suis pas la seule. Vous me comprendrez. 

       Le récit est doux et tellement attachant ! Pour ma part, je ne me suis pas identifiée au héros, ni à aucun autre personnage, mais j'ai éprouvé de la sympathie pour lui, pour eux, même peut-être, pour le frère détesté. 

       Ce que j'aime chez Amin Maalouf, hormis ses dons de conteur, c'est cet humanisme qui est la base de son mode de pensée et qui structure ses récits, son évidence de la tolérance et du multiculturel. On les retrouve dans tous ses récits et c'est ce qui en fait le goût, je devrais dire, la saveur. C'est le monde, l'Histoire et la vie vus comme j'aime qu'on les voie. 

       «Les échelles du Levant» n'est pas mon Maalouf préféré, qui serait plutôt «Le périple de Baldassare» ou «Le premier siècle après Béatrice», mais c'est tout de même un très très bon. 

978-2253144243

12 mars 2021

 Affliction 

de Russell Banks

****+


Tu seras un homme mon fils

   C'est Rolfe Whitehouse qui écrit ce livre. Rolfe est professeur d'université. Il ne boit pas une goutte d'alcool, n'est pas marié et a bâti sa vie seul, en ville. Il veut nous raconter l'histoire de son frère, Wade, parce que Wade et lui étaient à la fois extrêmement semblables et extrêmement différents, un peu comme une photographie et son négatif, et que cette situation le trouble, l'a toujours troublé. 

       Wade est son aîné, il est alcoolique, divorcé et envisage maintenant de se remarier. Il habite un bled perdu à la lisière des forêts. Il est shérif de son village. Il est aussi ouvrier, employé à forer des puits ou à déblayer la neige dans cette région du New Hampshire au climat si rude. Rolfe a eu la force, enfant, de s'évader de ce milieu, mais il n'en est pas sorti intact. Sa vie le prouve tous les jours. Wade est torturé par des rages de dents quasi permanentes, Rolfe, par des migraines et des insomnies. 

       Wade a la quarantaine. Sa vie est un échec qui va croissant. Une fois déstabilisé, il va voir ses vieux démons grossir, forcir et l'emporter, faisant tout basculer. Rolfe tient ces mêmes démons à distance parce qu'il a été moins exposé et qu'il est plus vigilant, mais c'est tout de même un combat lucide et permanent. C'est cela l'âme de leurs ressemblances et de leurs divergences. 

       Ce livre a été écrit par un homme et il parle des hommes, dans ce qu'il y a de plus naturel et profond ou de plus faussé et dévoyé dans leur spécificité masculine. C'est la saison de la chasse, et chacun, ici, veut abattre «son» cerf (symbole viril s'il en est), le plus gros possible, l'exhiber sur son 4X4 quand il le ramènera ou qu'il se garera sur le parking du bar des chasseurs pour raconter son exploit, jouir de l'envie et de la considération des autres et s'imbiber de cet alcool qui lui aussi ici, symbolise la virilité. 

       «Affliction», c'est surtout, avant tout, par-dessus tout, une histoire d'homme. Je veux dire qu'il parle de ce qui fait qu'un petit garçon pourra ou non devenir un homme au sens plein du terme, un mâle équilibré, capable de jouer son rôle dans un couple et dans la création et le fonctionnement d'une famille. Eux, les Whitehouse, ne l'ont pas pu et ce roman, avec une incroyable finesse, nous explique pourquoi, démonte les mécanismes des causes et des effets de ce drame qui se renouvelle dans l'anonymat du foyer, comme jusqu'à Wade, ou dans le scandale de la une des journaux, avec lui. «Tous ces hommes en colère, solitaires et bêtes, c'est-à-dire Wade, papa, le père de ce dernier et son grand-père, avaient un jour été des garçons aux yeux intelligents et à la bouche d'une innocence brillante, des êtres sans peur, désireux de plaire et d'être aimés. Qu'est-ce qui les avait si vite transformés en ces brutes aigries qu'ils étaient devenus ? Avaient-ils tous été battus par leur père ; les choses pouvaient-elles être aussi simples que ça ?» 

       Ce livre parle des enfants battus, de ce drame absolu que c'est de ne plus pouvoir se défaire de l'idée que l'on sait pourtant fausse que ces coups sont une marque d'amour, puisqu'ils sont le seul signe que vous fait celui que vous adorez et qui parfois, de cette façon, s'intéresse à vous. Seul le vrai amour, peut vous permettre d'en parler, mais c'est inutile, les autres ne comprennent pas. : «Elle n'arrivait pas à se représenter la chose, elle ne pouvait pas visualiser une scène dans laquelle Wade, qui lui paraissait si grand et si masculin, aussi imprenable qu'une muraille de pierre, pouvait se laisser frapper et blesser par son père qui était en fait plus petit et, à côté de lui, paraissait vieux et fragile.» 

       Pas toujours en dehors de l'action, Rolfe a tout suivi, il raconte tout. Il a même effectué des recherches pour que son récit soit aussi exact que possible. Il pensait qu'il devait le faire, il y a consacré ses loisirs. Il ne juge pas. Il présente. Rolfe souffre du syndrome du survivant. 

978-2742722808

09 mars 2021

Nous sommes les chardons 

d' Antonin Sabot

***+


 Prix Jean Anglade 2020 

Normalement, je ne lis pas ce genre de romans, romans « de terroir », et il en serait allé de même de celui-là si on ne me l'avait pas offert, mais la brève préface d'Agnès Ledig réunissant tout ce que je crains en la matière a bien failli faire que je ne le lise quand même pas. J'ai appris ensuite qu'il avait été couronné par le Prix Jean Anglade qui « est un prix littéraire national qui récompense un primo-romancier ayant mis en avant dans son texte les valeurs chères à l’un des auteurs majeurs de la maison d’édition : humanisme et universalité. ». Vous ai-je déjà dit ce que je pense du mariage contre-nature de l'art et des impératifs moraux ? Là, il n'y avait plus aucune chance que je le lise.

 Pourtant, je l'ai lu.

Vous l'avez deviné, tout dépend de la personne qui vous offre un livre parce qu'il lui a beaucoup plu et qui attend votre avis.

J'en ai lu plus que dix pages (j'ai tout lu, en fait) parce que l'écriture est belle et je suis très sensible à cette qualité-là. Alors je me suis lancée dans ces montagnes, moi qui ne connais quasi pas la montagne et qui déteste la neige. La littérature fait des miracles. Et finalement, ce roman m'a fait penser à "Sur les ossements des morts" d'Olga Tokarczuk. Evidemment, j'ai préféré les beaucoup plus inspirés ossements des mort, mais le lien était fait.

Ici, Antonin Sabot (avec un nom pareil, pas besoin de pseudo) nous raconte l'histoire d'un montagnard, Martin, vivant avec son père qui l'a élevé retiré de tout dans sa cabane de montagne sans liens avec le monde. Martin ignore tout de tout et ses quelques relations humaines se sont limitées aux contacts assez rares avec des voisins qui ne sont pas très proches. Il n'a que vingt ans et se trouve bien de cette vie, n’ayant jamais eu l'idée de s'en envisager une autre. Mais voilà que son père est mort, mort, assassiné qui plus est. Martin se retrouve seul. Les gendarmes débarquent. Tout va-t-il changer ? Qui a tué le père?

Alors, à mon avis, les deux atouts principaux de ce roman sont la belle écriture et l'excellente connaissance d'un décor magnifique. C'est ce qui séduit, rend la lecture plaisante et garde le lecteur jusqu'à la fin. Il y a eu aussi des remarques qui m'ont plu : « Il pensait que c'était en partie ça, le rôle des hommes. Que l'homme n'est pas une fin en soi et ne peut pas disposer de la nature comme il veut. Mais qu'il n'est pas non plus un animal identique aux autres. "Les deux points de vue aboutissent à des situations pas tenables, argumentait-il en flattant le col de ses vaches. Soit à faire souffrir les bêtes parce qu'on serait trop supérieur à elles, soit à les faire souffrir en les laissant toutes seules." Lui, il aspirait à un rôle entre les deux. »

Les défauts, toujours à mon avis, sont les invraisemblances innombrables (quasiment tout ce qui n'est pas la montagne) : la mère, les solutions financières faciles, le passage à Paris, le quota sentimental etc. Ainsi que toute la cohérence psychologique. Alors là ! … Les réactions de Martin sont étranges et les autres personnages sont vraiment minces, les situations idylliques, les solutions faciles et les enchaînements de relations indépendants de tout réalisme tant matériel que psychologique.

Voilà pour ce que j'en ai pensé.

Sans jamais avoir été trépidant, le roman se termine en ralentissant comme on freine avant de s’arrêter, ce qui pour moi n'est pas la meilleure façon de finir un livre, et sur une piste optimiste d'ouverture sur les autres qui présenterait sans doute une amélioration de la situation, mais sans doute pas une solution.

Je ne déconseille pas formellement ce roman qui peut plaire à certains, mais pour ma part, je vais plutôt continuer avec Olga Tokarczuk.

978-2258194120


07 mars 2021

 L'Œuvre au Noir 

de Marguerite Yourcenar

*****

   Quand j’ai commencé à lire “L’œuvre au noir”, je suis tout d’abord restée étrangement extérieure au récit. C’est sans doute ce que l’on appelle la «froideur» du style Yourcenar. C’est vrai que dans un premier temps il nous semble qu’elle s’adresse plus à notre cerveau qu’à nos sens. Elle n’agit pas sur les ressorts habituels qui activent nos émotions et celles-ci ne s’éveillent pas tout de suite. Mais cela vient néanmoins et on ne comprend bientôt plus pourquoi on ne les avait pas senties immédiatement.

      Pourtant, si on sent, il me semble que l’on regarde davantage encore. Certains auteurs nous rendent presque acteurs de leurs fictions, je trouve que Marguerite Yourcenar nous en fait plutôt spectateurs. Ce n’est ni un compliment, ni un reproche, c’est juste ainsi que je ressens ce qu’elle écrit. Cependant, plus je progressais dans ses œuvres, plus cette impression s’estompait et il m’est bien difficile maintenant de dire si, et dans quelle mesure, cela est dû aux œuvres que j’ai successivement rencontrées ou à l’amélioration de ma compréhension de ce qu’elle écrit. Tout cela pour vous dire : si vous n’ «accrochez» pas tout de suite à l’écriture de Marguerite Yourcenar, insistez, laissez-lui le temps de s’installer, cette expérience vous enrichira.

     Nous suivons ici Zénon, bâtard de la puissante famille Ligre, devenu homme et parti sur les routes d’Europe. Il est l’archétype de l’Humaniste de la Renaissance, s’intéressant à tout (y compris aux fumeuses recherches de l’alchimie), à une époque où l’esprit scientifique n’est pas encore en place. Il a fait partie d’une grande lignée d’intellectuels, soumis pour éviter la misère, au bon vouloir des riches et pour éviter la torture à celui de l’église. Tenir à distance ces deux fauves dangereux nécessitait prudence et concessions alors que leur intelligence, leur curiosité et je me dis parfois aussi, leur extraordinaire courage, leur témérité, les tiraient vers les risques insensés des recherches et du savoir.

     Il est certain que Zénon est inspiré de tous les grands humanistes de la Renaissance, quel qu’ait été leur champ d’investigation, à une époque où tous les champs se confondaient d’ailleurs ; qu’ils aient eu de la chance comme Vinci aimé de François 1er, ou qu’ils n’en aient pas eu et aient dû subir la question et le bûcher.

     Ce roman se divise en trois parties, intitulées par M. Yourcenar : “La vie errante”, “La vie immobile” et “La prison”.

     “La vie errante” nous montre Zénon alors qu’il voyage sur les routes du sud au nord de l’Europe, trouvant à s’employer ici ou là à diverses tâches et faisant son apprentissage intellectuel, formant son esprit par ses études et ses expériences de tout ordre. Il publie quelques ouvrages, qui le mettent en danger.

     “La vie immobile” nous le montre revenu et installé à Bruges. De nombreuses années ont passé et, présenté sous un faux nom (Sébastien Théus), on ne le reconnaît pas. S’il est devenu athée, il a l’élémentaire prudence de le cacher à tous et il s’y lie d’amitié avec un autre intellectuel, le prieur des Cordeliers.

     Dans la troisième partie, “La prison”, Zénon est reconnu et emprisonné à Bruges qu’il n’a pas voulu fuir et l’histoire s’achève d’une façon que je crois “énorme” pour l’époque et qui prouve à quel point il s’était intellectuellement libéré.

     Il me faut dire encore que, tout au long de cet ouvrage –comme de plusieurs autres de cet auteur-, j’ai admiré son énorme culture. Qui nous permet d’apercevoir cette époque et son personnage de façon fort intelligente.

     Le livre se termine par une courte postface de l’auteur. Ce serait une erreur de ne pas la lire. On y découvre la genèse de ce livre exceptionnel.


978-2070402670   

05 mars 2021

  Avec des mains cruelles 

de Michel Quint

***

      Il se trouve que je n'avais jamais lu Michel Quint, que je ne connaissais que de nom lorsqu'il a participé à une rencontre avec ses lecteurs à proximité de chez moi. J'y suis donc allée et je dois dire que je n'ai pas été vraiment convaincue par cette rencontre. Un monsieur bien aimable, bavard, qui parle de tout, et même des achats de sa femme... sauf de littérature. Evidemment, ce n'était pas pour cela que j'étais venue, alors, j'étais déçue... Je suis néanmoins repartie avec un livre dédicacée, car telle est ma manie. Beaucoup de hasard dans le choix du livre puisque je n'avais rien lu et qu'on n'avait pas parlé de grand chose, et cela a été "Avec des mains cruelles". Je l'ignorais parce que c'était juste une édition Folio dont l'éventail est large, mais c'était un roman policier.

      Il va m'être difficile de parler de ce livre. D'abord, j'ai été surprise par la qualité et la richesse de l'écriture. La médiocre rencontre ne m'y avait pas préparée et dans un premier temps, je m'en suis fort réjouie.

   "Mais ici, hors un vaisselier, les bouquins en prennent à leur aise au point qu'on a envie de les engueuler. Ils couvrent tous les murs, comme un lierre de papier, descendent des étagères, rampent au plancher à larges lames blondes, se rassemblent en piles, gagnent les accoudoirs, se glissent sous les coussins." etc.

   Le problème, c'est ce "etc." , on a l'impression que l'auteur s'écoute un peu, mais bon... on pourrait l’accepter, si l'histoire n'était pas elle-même vraiment très compliquée, si bien que l'alliance des deux facteurs nous laisse une impression de grand embrouillamini et même, disons-le, d'une certaine confusion.

      Ca part assez simplement avec une prise d'otage avec morts, parmi lesquels un reporter de guerre qui sera la colonne vertébrale de l'intrigue mais que je pense avoir trouvé beaucoup moins sympathique que l'auteur ne l'aurait voulu. De même que le héros narrateur, que j'aime bien, mais sans plus. L'action s'est engagée sur des recherches apparemment sans rapport-mais-en-fin-de-compte-si, grâce à pas mal de coïncidences bienvenues et beaucoup de rebondissements. Ensuite, étoffé (mais TRES étoffé) par une documentation importante, le récit croisera les histoires de la bande à Bonnot puis celle des nazis wallons de L. Degrelle... Il y a des moments où l'on est presque dans un documentaire, ce qui n'est pas une qualité pour un roman policier. Il vaut mieux avoir une solide documentation mais s'en servir sans qu'on la voie. Et finalement, très malheureusement, il y a aussi un moment où on s'y perd un peu (et même beaucoup, en ce qui me concerne, mais je veux bien admettre qu'il y a plus doué que moi). Et il y a aussi une histoire sentimentale presque aussi compliquée que le reste. Si bien qu'après avoir lu 240 des 317 pages, j'ai lâchement abandonné le bouquin pour ne plus le rouvrir n'atteignant jamais le final époustouflant promis par l'éditeur...

      Donc, cette première rencontre n'a pas été une réussite pour moi. En gros, je pourrais dire que je trouve que M. Quint écrit bien, mais que je n'ai pas aimé ce qu'il a écrit. Qu'il m'a perdue en route dans ses explications compliquées, comme il a perdu mon intérêt pour la solution. J'ai peut-être eu la main malheureuse et je ferai peut-être un autre essai. Qui sait ?


978-2070446445

02 mars 2021

 Variations en fou majeur 

de Christopher Miller

****+

Titre original :  Works for piano solo 

Prix Pelléas 2004

Ayant beaucoup apprécié « L'univers de carton » de cet auteur pour son aspect intelligent et déjanté, je me suis renseignée et ai découvert qu'il avait un autre titre publié en France : ces « Variations en fou Majeur » que je me suis donc procurées, sans trop de peine bien qu'elles ne soient plus éditées, mais les soldeurs sont là pour notre plus grand plaisir, n'est-ce pas ?

De façon très originale (je ne me souviens pas d'avoir déjà lu cela), le récit qui va suivre nous est présenté comme le livret d'accompagnement d'un album de quatre disques qui regroupent la totalité de "l’œuvre" de Simon Silber, génie musical méconnu. L'album est édité à titre posthume par sa sœur et la notice rédigée par un certain Norman Fayrewether que le défunt Silber avait antérieurement embauché comme biographe officiel. Norman nous déclare cependant d'entrée de jeu que « ne jamais avoir détesté Silber signifierait ne jamais l'avoir connu ». Le ton est donné. Il fera de ce livret d'accompagnement sa propre biographie et la destruction de l'image iconique du musicien.

Nous allons assister à un festival d'egos d'autant plus surdimensionnés qu'il s'appuient sur des réalités médiocrissimes. Simon Silber a été élevé/conditionné/dressé par son père dès sa naissance pour devenir le meilleur pianiste virtuose de tous les temps. L'ambition surdimensionnée du père, c'était d'avoir inventé la Meilleure Méthode Pédagogique dans ce but. C'est un fiasco total qui produit un malade mental qui ne sera même jamais pianiste. Non, l'ambition surdimensionnée de Simon, c'est d'être le plus grand compositeur du monde actuel. Il est d'ailleurs persuadé qu'il l'est déjà et n'a pour cela besoin ni de reconnaissance ni même de produire une œuvre, deux choses qu'il n'obtiendrait pas. Heureusement pour lui, il est riche et peut vivre sans cela. Il aimerait bien que le public s'aperçoive de son génie avant sa mort, mais le temps passant, il se dit qu'à défaut, il serait bon qu'il concocte une biographie avantageuse qui permettrait aux foules du futur de rattraper le manque de jugement des foules actuelles...

C'est ainsi que Norman Fayrewether est entré en scène, après la disparition d'un précédent biographe qui n'avait pas convenu. Or Norman, toujours célibataire, sans situation ni amis, décrit comme "arrogant, méprisant, hautain, pontifiant, grossier, irresponsable, hargneux, susceptible, incompétent et vain" (ce qui en fait le sosie mental de son employeur), a lui aussi une ambition surdimensionnée. La sienne, c'est d'éblouir le monde par la sagacité extrême des aphorismes qu'il ne cesse de pondre et rêve d'éditer.  Il se considère comme écrivain et à ce titre l'égal créatif de Silber et parfaitement qualifié pour être son biographe. Il découvrira vite qu'il est seul a avoir cette vision des choses.

Tout cela nous donne environ 260 pages d'un récit drôle, cruel et pathétique autant que plein de rage, de bruit et de fureur. Il y a également un suspens policier que l'on voit croître insidieusement pour terminer sur un récit « officiel » que l'auteur nous fait en en laissant deviner un autre... de façon si habile que le lecteur en devine en fin de compte un troisième, plus inattendu et qui ne va sûrement pas laisser la petite ville de Forest City poursuivre sa vie paisible une fois que nous aurons tourné la dernière page...


(...) "mais bien sûr, l'amour de soi est encore plus aveugle que l'amour de l'autre, et sait parfaitement éviter de voir la montagne d'indices qui prouvent que l'être aimé n'est pas à la hauteur, tout en se focalisant sur la taupinière de la preuve contraire."

Tout est dit.


9782020568470