Nuit
d'Edgar Hilsenrath
*****
L'asile de nuit *
Edgar Hilsenrath est né à Leipzig en 1926. En 1938, il fuit en Roumanie pour échapper aux persécutions nazies. En 1941, il est déporté en Ukraine. À la Libération, il émigre en Palestine, en France, puis aux États-Unis où il restera 25 ans. Installé à Berlin depuis 1975, il est mort en 2018, à 92 ans.
Dans "Fuck America", Edgar Hilsenrath nous présentait son double littéraire Jakob Bronsky, à New-York, en train d'écrire un livre alors élégamment intitulé « Le branleur » et qui devait en fait être celui-ci, enfin traduit sous le titre "Nuit", car ce "Nacht" fut son premier livre. Hilsenrath mit 12 ans à l'écrire. Il est la conséquence de ce qu'il a vécu dans le ghetto de Mogilev-Podolsk en Roumanie qui deviendra Prokov dans ce roman, et comme il nous l'avait dit: "il y a eu deux Jakob Bronsky. Le premier Jakob Bronsky, mort avec les six millions, et l’autre Jakob Bronsky, celui qui a survécu aux six millions." Ici, on comprend pourquoi.
Bronsky est devenu Ranek. Enfin, schématiquement parlant, bien sûr.
Nous sommes en 1941, les Allemands ont envahi une partie de la Roumanie qui a elle-même expulsé les Juifs dans cette zone coincée contre le fleuve. Ici, ni barbelés, ni miradors (bien que sur le pont les soldats tirent sur ceux qui essaient de passer), c'est inutile, si un Juif sort du ghetto, n'importe qui peut le tuer à tout moment et ne s'en privera pas ; il ne trouvera nulle part d'asile.
Prokov, qui leur a été attribué comme ghetto a été lourdement bombardé et rares sont les bâtiments encore debout. Insuffisants en tout cas pour abriter les arrivages constants de nouveaux expulsés. Aussi tout abri est-il pris d'assaut et occupé par une foule qui s'y entasse et en défend l'entrée car la nuit, soldats ukrainiens, roumains et milice juive (!) ratissent les rues, ramassent les sans-abris qui de leur côté tentent désespérément de se cacher, et les déportent sans ménagement vers les camps de travail et la mort.
D'autre part bien sûr, tout manque dans ce ghetto peuplé de gens à qui l'on a tout arraché pour les parquer dans une ville presque rasée. Les gens tombent comme des mouches. Les morts que plus personne n'a la force de ramasser, traînent dans la rue, écrasés par les quelques charrettes passant encore sur la chaussée, piétinés par les survivants sur les trottoirs. La cause la plus fréquente du décès est la mort de faim mais il y a aussi le typhus, et autres maladies ainsi que les rixes et assassinats car la loi de la jungle reprend le dessus, bien qu'étonnamment pas totalement ; et l'on se retrouve dans un étrange mélange de respect des règles anciennes et de force brutale. Tout est possible.
« Il n'y a pas d'explication.
- Tu as raison. Plus rien ne s'explique. »
Nous suivons Ranek, homme jeune qui tente âprement de survivre dans le ghetto. Rapidement, comme tous, il est devenu capable de tout, et non seulement capable, mais il est souvent passé à l'acte. On le craint car il est encore fort et on sait sa détermination à survivre. Pourtant, au départ, Ranek aurait pu rentrer dans la milice juive et se mettre ainsi à l'abri de tout et ça, il l'a refusé.
Il faut surtout savoir que nous avons ici une œuvre littéraire (et de première grandeur) et pas un documentaire. Hilsenrath a transposé les choses. Il a volontairement donné dans une sorte d'hyperréalisme qui a tué le réalisme. On lit les pires horreurs comme on les lit dans "La route" de Cormac McCarthy. Elles sont à la fois poignantes et irréelles. C'est une "traduction" des choses. Ça nous les fait voir avec une totale réalité et en même temps on sait que ça ne s'est pas vraiment passé comme cela. Ces évènements sont sans doute arrivés, mais pas "comme cela". J'ai été frappée par le fait que cela colle parfaitement avec les illustrations de couvertures de Henning Wagenbreth: tout y est mais cela ne ressemble pas vraiment à l'objet réel, que cependant l'on reconnaît parfaitement au premier coup d’œil. Le récit d' Hilsenrath, c'est exactement pareil. Et la littérature, avec un grand L, c'est cela justement : transposer, phagocyter, assimiler la réalité.
Edgar Hilsenrath a fait avec "Nuit" un travail admirable mais qui ne collait pas avec la vision consensuelle de l'holocauste, on ne le lui a pas pardonné. Il a eu beaucoup de mal à se faire éditer et la parution a suscité de tels remous que son éditeur allemand a renoncé à le rééditer alors que la première édition (1964) avait été épuisée (et boycottée) en six mois. Une édition suivra aux Etats-Unis en 66, favorablement accueillie puis suivie d'autres romans d'Hilsenrath. Mais il a fallu attendre jusqu'à 2012 pour que "Nuit" soit traduit en français!!
Ce livre est GRAND. N'ayez pas peur. Lisez-le.
* C'était le premier titre choisi par Hilsenrath pour ce livre.
978-2370550279
Un titre à part dans la biographie d'Hilsenrath, sans doute mon préféré, en tous cas le plus marquant, dénué de la cocasserie à laquelle il nous a habitués, mais lourd d'absurdité macabre..
RépondreSupprimerOui, moi aussi, mon préféré. Il est d'une puissance incroyable et il montre des choses dont les autres auteurs ne parlent pas. (On ne le lui a pas pardonné, d'ailleurs) Après, j'ai beaucoup aimé aussi "Fuck America".
SupprimerIl faut commencer avec Fuck América pour s'initier au style de l'auteur ?
RépondreSupprimerNon. Il n'y a pas d'ordre de lecture
SupprimerJe n'ai pas lu "Nuit" et, à l'occasion, je voudrais juger de cet hyperréalisme que vous décrivez bien. C'est un livre volumineux.
RépondreSupprimerJe conseille vivement. Vous serez sans doute surpris.
Supprimer