Oh Canada
de Russel Banks
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"Oh, Malcolm, crois-moi, ils voudront me regarder mourir."
En phase terminale d'un cancer, Leonard Fife, célèbre documentariste, tourne avec un de ses anciens élèves, Malcom, une ultime interview filmée, à exploiter après sa mort très proche. Il a cependant des exigences précises: cela sera tourné en plan rapproché, dans le noir total en dehors de lui, et sa femme, Emma, devra être présente en permanence mais hors de sa vue, car, dit-il, c'est pour elle qu'il veut parler. Malcom et son équipe ont soigneusement préparé leurs questions mais bien inutilement car ils vont vite constater que Léonard ne tient compte d'aucune. Il est là pour raconter toute la vérité sur sa vie en un long monologue. Il estime avoir toujours triché et menti à tous et veut absolument se livrer à Emma dans son entière vérité avant de mourir. Pourquoi, dans ce cas, faire venir une équipe vidéo? C'est qu'il sait que s'il est seul avec elle, il ne pourra s'empêcher de recommencer à mentir, jouer son rôle, et enjoliver la vérité comme il l'a toujours fait.
"Non, son récit, il le raconte à Emma, sa femme, parce qu'il veut être connu d'elle, de celle qui lui a dit bien des fois qu'elle l'aimait pour ce qu'il est, peu importe ce qu'il est. Et, chose peut-être cruciale, il se raconte l'histoire à lui-même pour la même raison - parce qu'avant de mourir il veut se connaître lui-même, peu importe ce qu'il est."
Auteur de documentaires chocs et célèbres sur de forts moments de la société américaine et canadienne où il a vécu, le récit de Leonard Fife parle au lecteur comme à ses auditeurs fictifs quand il évoque par exemple Joan Baez et Bob Dylan qu'il a fréquentés ou les déserteurs qui fuyaient au Canada pourr échapper à la guerre du Viet Nam et dont il a fait partie... ou pas.
"Néanmoins, il a décidé de dire la vérité de telle manière qu'Emma pourra enfin savoir qui elle aime et qu'il pourra savoir qui il est. Une fois cette décision prise, son esprit s'est immédiatement rempli à ras bord de souvenirs depuis longtemps oubliés, depuis longtemps niés, depuis longtemps déguisés. (...) Il n'a eu qu'un souci en tête, celui de se rappeler son histoire et de la raconter de la manière la plus véridique et la plus simple possible, comme si ce n'était pas son histoire mais celle de quelqu'un d'autre, d'un étranger, comme si la caméra et le micro étaient entre ses mains, sous son contrôle"
Mais peu à peu, à cause de l'âge, de la maladie et des médicaments, ou simplement parce que "rien n'est jamais acquis à l'homme : ni sa force, ni sa faiblesse ni son cœur"*, son récit semble moins clair et moins assuré. Emma elle-même tente de le discréditer en faisant état de confusions, mais est-ce parce qu'il est inexact ou est-ce pour protéger sa réputation qu'il est en train de détruire? Ment-elle, à son tour? Leonard lui-même doute de certains souvenirs et constate les incertitudes de la mémoire même quand on est fermement décidé à ne plus rien dire que la vérité, sans souci des éventuels dommages collatéraux. Mais la vérité, qu'est-ce? Surtout passé au tamis de la mémoires ancienne et des successifs auto-récits sciemment maquillés ou non: pas maquillés, pas volontairement maquillés.
"Ses véritables motivations? Au mieux, il ne connaît que le côté observable de ses actes. Pour ce qui est des motivations, il n'en sait pas plus que s'il était un parfait inconnu. Il n'a pratiquement aucun mal à trouver des raisons à ce qu'il fait - c'est à dire que si on lui demande, il a des réponses. Mais sont-elles crédibles? Pour lui sur le moment, pour lui dix ans plus tard, pour lui un demi-siècle plus tard."
Nous sommes une histoire que nous nous racontons. Qu'en reste-t-il à l'approche de la fin? Est-il possible que nous assistions à la dilution de ce récit cohérent dans le flou, l'incertain et les variantes envisageables?
Ce roman est une réflexion sur le souvenir et nos auto-récits (nous en avons tous. Nous nous sommes tous mis au centre d'un récit dont nous sommes le personnage principal. Nous avons organisé nos souvenirs en conséquence.) Jusqu’à quand sont-ils cohérents? Le sont-ils même jamais? Nous soutiennent-ils jusqu’au bout ? Où nous lâchent-ils, surtout quand on a toujours trop menti ? Qu'est-ce que la réalité? C’est à elle justement que Léonard cherche à s'accrocher en tentant d'affermir sa maîtrise de son auto-récit.
"Il ne reste plus rien de sa vie, désormais, hormis ce qui se trouve dans son cerveau. les fluides qui passent dans ses intestins et sa vessie et les cellules cancéreuses qui dévorent ses os et sa chair, se gavent de ses organes et les condamnent un par un. (...) Ce qui reste de sa vie à présent, qui il est, n'est rien d'autre que ce qui se trouve dans son cerveau. Et cela n'est que celui qu'il était, rien de plus. L'avenir n'existe plus et le présent n'a jamais existé. Et personne ne sait qui il était. Personne ne peut le savoir à moins qu'il le lui dise à elle : à Emma."
C’est une réflexion profonde, mais également un roman captivant à cause de ce que Léonard a vécu. Dans un sens, c'est aussi une histoire d'amour. Il veut absolument offrir à cette femme qu'il aime son être vrai, l'ultime don de soi.
Ou peut-être pas. Peut-être ne veut-il que faire d'elle le réceptacle de son ultime auto-récit et se donner ainsi un peu plus de longévité.
Un roman profond et vrai qui nous parle non seulement de notre fin, mais de toute notre existence en nous amenant à réexaminer nos souvenirs et relativiser notre mémoire. Un grand livre.
* Aragon
9782330168025
Ah, Banks !... un de mes incontournables, quelle tristesse que sa disparition. Ce qui me console un peu, c'est qu'il me reste quelques titres à lire (dont celui-là, mais j'ai de quoi attendre sa sortie poche...)
RépondreSupprimer... Ou le trouver en Bibliothèque. Le mien venait de la bibliothèque municipale :-)
SupprimerRussell Banks est l'un de mes écrivains favoris. J'ai été triste aussi en apprenant sa mort. Je n'ai pas lu cet ultime roman mais il semble d'autant plus touchant.
RépondreSupprimerUn grand écrivain. En fait ce n'est pas l'ultime roman. Il y en a encore un "The magic Kingdom". On peut déjà le lire en anglais mais il n'est pas encore traduit.
SupprimerAh, je ne savais pas. Merci pour l'info.
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