La plus secrète mémoire des hommes
de Mohamed Mbougar Sarr
****+
PRIX GONCOURT 2021
Citation:"Ça parle de quoi? (Cette question incarne le Mal en littérature)"
Ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'auteur, et ça m'arrange bien de le citer (même si je ne suis pas absolument convaincue de la justesse de la déclaration) car il est un peu compliqué de dire en quelques phrases de quoi parle ce roman. Ce qui ne va pas m’empêcher d'essayer.
C'est l'histoire d'un jeune écrivain sénégalais (Diegane Faye) qui est fasciné par un autre auteur sénégalais de deux générations son aîné (T.C. Elimane), qui a écrit un roman unanimement célébré en France avant d'être tout aussi unanimement condamné et méprisé pour plagiat. Elimane n'a jamais répondu aux accusations et a purement et simplement disparu à la suite du scandale. Il n'a jamais publié d'autre livre. Pourtant, le premier était exceptionnel:
"A la fin de sa lecture, la sidération dura une longue minute silencieuse, puis les débats s'ouvrirent dans le fracas. On débattit avec rage et outrance. On fut de mauvaise foi, on jura."
Diégane finit par rencontrer une femme qui l'a connu mais a surtout connu une autre femme (la poétesse haïtienne) qui fut très proche d'Elimane. Mais même ainsi, la piste, déjà froide, n'est pas facile à remonter et il faudra bien du temps et des recherches pour savoir ce qu'est devenu le "Rimbaud nègre". Cette quête l'amènera à beaucoup réfléchir (et nous avec) sur ce qu'est la littérature et ce qu'est être écrivain.
« Est-ce que les choses ont changé aujourd'hui? Est-ce qu'on parle de littérature, de valeur esthétique ou est-ce qu'on parle des gens, de leur bronzage, de leur voix, de leur âge, de leurs cheveux, de leur chien, des poils de leur chatte, de la décoration de leur maison, de la couleur de leur veste? est-ce qu'on parle de l'écriture ou de l'identité, du style ou des écrans médiatiques qui dispensent d'en avoir un, de la création littéraire ou du sensationnalisme de la personnalité? »
Mais ça, c'est l'histoire vue de Paris. Vue du Sénégal, l'histoire est bien différente. C'est celle d'une famille détruite par le départ de certains de ses éléments majeurs, fascinés par la France ou/et la littérature, la culture française qu'on leur a donnée à admirer, au détriment de leur propre culture. Là encore, cela se passe sur plusieurs générations. Le père d'Elimane, puis Elimane lui-même n'ont pas envisagé de développer leurs capacités dans leurs foyers, dans leur pays. Il leur est toujours apparu comme une évidence qu'ils devaient rejoindre la France. Avaient-ils raison ? Tant le tirailleur sénégalais fondu dans la boue des Ardennes que l'auteur jouant les "Rimbaud nègre" dans la presse parisienne, avaient-ils raison de croire que leurs vies devaient se jouer là ? Sans regarder en arrière, Elimane comme son père, a préféré l'idée qu'ils se faisait de la littérature à l'amour de sa famille. Son oncle, resté auprès de sa mère et voix du Sénégal traditionnel, condamne ce choix :
"Je l'aurais refait. Si c'était à refaire, j'aurais encore une fois caché à Mossane le livre et la lettre de son fils. Savoir qu'il était vivant, qu'il avait écrit un livre pendant tout ce temps sans lui adresser un mot, savoir tout cela, dans l'état où elle se trouvait, l'aurait achevée."
Et Diégane, qu'en pense-t-il ? Et Mbougar Sarr ?
Tout autant qu’il est une réflexion sur la littérature et le rôle de l'écrivain, ce roman analyse les relations des intellectuels de l'Afrique francophone avec la France. Il explore aussi l'empreinte que le passé laisse sur le présent. Et réciproquement.
"On croit, avec la force de l'évidence, que c'est le passé qui revient habiter et hanter le présent. Il faudrait considérer que la proposition inverse soit aussi vraie sinon davantage, et que ce soit nous qui hantions sans jamais leur laisser de repos ceux qui nous ont précédés. Nous sommes les vrais fantômes de notre histoire, les fantômes de nos fantômes."
Mais le temps passe. Nous en savons chaque jour un peu plus sur la vie et le monde tels qu'ils vont. Nous comprenons mieux ce qui se passe et, quand tout va bien, notre nombrilisme s'atténue un peu :
« Le temps est assassin? Oui. Il crève en nous l'illusion que nos blessures sont uniques. Elles ne le sont pas. Aucune blessure n'est unique. Tout devient affreusement commun dans le temps. Voilà l'impasse; mais c'est dans cette impasse que la littérature a une chance de naître. »
La fin de ce roman, qui nous dévoilera tous les mystères, ne décevra pas le lecteur et pour ma part, je l'ai beaucoup appréciée.
Alors, en conclusion, pour moi, cette année, le Goncourt ne nous a pas trompés et nous a livré une vraie œuvre littéraire de première qualité. Ne doutons pas que son succès sera loin de celui de la trop commune "Anomalie", Goncourt de l'année dernière. On ne joue pas dans la même cour et si tous les lecteurs de M. M. Sarr peuvent lire "l'Anomalie", le contraire n'est pas vrai. "La plus secrète mémoire des hommes" n'est pas un roman facile et les lecteurs superficiels s'y perdront, j'en suis certaine. Les lecteurs exigeants par contre, s'y régaleront. Un excellent Goncourt !
Encore une petite citation pour la route:
"-
Ça finira mal... j'ai beaucoup entendu cette phrase récemment.
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C'est parce que la plupart des choses finissent mal. Et la plupart
des gens le savent.
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Ils ne savent rien. C'est un désabusement sans profondeur, le
pessimisme facile qui se déguise en lucidité, le cynisme
démissionnaire qui se cache sous la sagesse du fatalisme, la peur de
la vie grimée en philosophie de l'inquiétude."
PS : L'auteur indique que le titre est tiré des "Détectives sauvages" de Roberto Bolaño, auteur qui a eu une grande influence sur lui.
9782848768861