Les
jardins de lumière
d'Amin
Maalouf
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J’ai
encore une fois retrouvé avec beaucoup de plaisir ce conteur hors
pair qu’est Amin Maalouf.
Comme
vous le savez sans doute, plusieurs de ses romans sont ce que l’on
pourrait qualifier de «biographies romancées». C’est le cas de
ces «jardins de lumière». Maalouf nous fait suivre ici depuis dès
avant sa naissance jusqu’après sa mort, la vie de Mani, artiste et
philosophe mésopotamien du 3ème siècle dont la pensée fut
déformée au fil des âges et des malveillances, jusqu’à donner
naissance au terme «manichéen» alors qu’elle était justement
tout sauf manichéenne, du moins dans l’acception actuelle du
terme.
C’est
justement la grande, l’énorme qualité d’Amin Maalouf de nous
expliquer avec clarté la réalité et la subtilité de ce que fut
cette philosophie exposée aux malentendus -et ce, dès sa première
expression puisqu’il était impossible d’être philosophe, il
fallait être prophète; impossible d’avoir une éthique, une
philosophie, il fallait que ce soit une religion. L’on tolérait
mieux les activités sectaires qu’une philosophie sans dieu. Et ce
n’étaient là que les premiers dévoiements, ils seraient suivis
de bien d’autres. L’énorme qualité de l’auteur, disais-je, de
savoir nous l’expliquer, non seulement avec clarté, mais encore
avec la légèreté et le suspens d’un roman ou, selon ce que je
ressens moi quand je lis Maalouf, d’un conte passionnant. Si la
culture est partout, le cours n’est nulle part. On apprend les
innombrables choses que nous révèle ce livre sans le moindre
effort, tout simplement parce qu’elles font partie de l’histoire
passionnante qu’on nous raconte là.
Une
chose encore qui plaît aux lecteurs d’Amin Maalouf, c’est le
choix de ses personnages principaux. Qu’ils soient réels ou
imaginaires, ils ont tous ces qualités du cœur et de l’esprit qui
font les vrais humanistes et ce Mani tient haut le flambeau de cette
cause-là. Maalouf nous dresse tout cela, avec son talent
incomparable de conteur, son art consommé du portrait qui sait faire
surgir à notre esprit le personnage très net, tel qu’il
apparaîtrait si on le rencontrait. On le voit; et ce, aussi bien
pour les seconds rôles que pour les vedettes.
Voilà
pourquoi c’est avec plaisir et délassement que je me suis immergée
dans ce monde ancien, pas si différent du nôtre au fond, pour les
grands problèmes et où se posent les questions encore tout à fait
d’actualité comme: Le sage peut-il composer avec les puissants?
S’approcher du pouvoir l’aidera-t-il à rendre le monde plus sage
ou à affaiblir sa sagesse? Il aurait fallu deux vies à Mani, une
pour essayer chacune des tactiques, mais nous sommes tous dans cette
situation-là et nous avons déjà notre idée sur la question, que
l’expérience de Mani confortera ou non.
9782253061779
Extraits :
-
" La Lumière qui est en vous se nourrit de beauté et de
connaissance, songez à la nourrir sans arrêt. Ne vous contentez pas
de gaver le corps. Vos sens sont conçus pour recueillir la beauté,
pour la toucher, la respirer, la goûter, l’écouter, la
contempler. Oui, frères, vos cinq sens sont distillateurs de
Lumière. Offre-leur parfums, musique, couleurs. Epargnez-leur la
puanteur, les cris rauques et la salissure.
"-
Pour tout ce que j’ai à faire combien de temps m’est-il accordé?
-
Cela, tu n’en sauras rien, lui dit l’Autre
(…)
Tu
as l’éternité et l’instant, quelle importance? Le temps est
l’hameçon des Ténèbres. Ne te laisse pas leurrer, n’aie
d’autre souci que ta mission, chaque jour! (153)
"Sois
traître à l’Empire, s’il le faut, et rebelle aux décrets du
Ciel, mais fidèle à toi-même, à la Lumière qui est en toi,
parcelle de sagesse et de divinité. (216)
"Pour
un mage qui se dévoue, il en est quarante qui rêvent de puissance
et ne vivent que de complots et d’intrigues. A chacun ils dictent
comment s’habiller, manger, boire, tousser, roter, pleurer,
éternuer, quelle formule marmonner en toute circonstance, quelle
femme épouser, à quel moment la fuir ou l’enlacer, et de quelle
manière. Ils font vivre grands et petits dans la terreur de
l’impureté et de l’impiété.
Ils
se sont approprié les meilleurs terres de chaque contrée, ils ont
amassé des richesses, leurs temples débordent d’or, d’esclaves
et de grains; quand la disette sévit, ils sont les seuls à ne
jamais en souffrir. Au fil des règnes, ils ont accumulé les
prérogatives. Pas un adolescent qui sache aligner deux caractères
sur une tablette sans qu’un mage lui tienne la main. Pas un acte de
vente qui puisse être conclu sans qu’ils prélèvent leur part.
Pas un litige qui puisse être réglé sans leur arbitrage. C’est
encore aux mages de décider si un décret royal est conforme à la
loi divine, loi qu’ils interprètent bien évidemment à leur
convenance. (…) Crois-tu que tout cela leur suffise? (169)