Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits
Salman Rushdie
*****
… soit mille et une nuits
« Nous sommes la créature qui se raconte des histoires pour comprendre quelle sorte de créature elle est. »
Si vous voulez comprendre un peu cette histoire, il faut commencer par vous mettre dans l'ambiance des contes des mille et une nuits car, vous le savez sûrement, mille et une nuits font deux ans, huit mois et vingt-huit nuits. Dans un sens les deux œuvres ont donc le même titre, et ce n'est pas pour rien.
Au 12ème siècle, un philosophe du nom d'Ibn Rushd (notez la parenté) eut la bonne fortune de séduire une jinnia (féminin de jinn -que personnellement j'écrivais plutôt djinn, mais vérification faite, les deux sont possibles). Ils vécurent heureux et eurent en effet vraiment beaucoup d'enfants. Tant qu'au bout d'un moment le sieur Ibn jugea plus reposant d'aller vivre sa vie tout seul, abandonnant, n'ayons pas peur de le dire, femme et enfants. Mais nous sommes dans un conte et donc, tout cela ne fut pas trop grave et la belle jinnia était de taille à se passer de lui, tout comme le firent ses enfants. Le philosophe n'étant qu'humain, ne tarda pas à mourir, tandis que sa belle, quasiment immortelle se désolait de son abandon et de son veuvage.
Les siècles passèrent et les enfants de Dunia, la Princesse jinn, et d'Ibn Rushd le philosophe, s'étaient bien multipliés et s'étaient dispersés à travers le monde. Ils avaient tous la particularité d'être dotés d'oreilles sans lobes. Ils avaient encore une autre particularité mais ils ne le surent que neuf siècles plus tard, pour ceux qui le surent, quand Dunia, se reprenant d’intérêt pour sa progéniture devenue un peuple, se mit en tête de les retrouver et de le leur dire.
Du temps que le philosophe était vivant, il soutenait des idées humanistes et rationnelles. Il s'était pour cela opposé violemment à l'autre grand penseur de son époque, Ghazali, qui incarnait lui, la superstition, le dogmatisme, le fanatisme, la passion des interdits, des restrictions et des brimades. Neuf siècle après, les idées de ce dernier redevinrent à la mode, alors même que la jonction entre le monde parallèle des jinns et celui des humains, se reproduisait, permettant le passage des premiers chez les seconds. L'invasion des jinns que rien ne pouvait empêcher de jouer de sales tours, d'être cruels, méchants, vindicatifs et hyper destructeurs, perturba énormément le monde des humains et leur infligea bien des douleurs au point que certains, "lorsque la réalité cessa d'être rationnelle ou ne serait-ce que dialectique, pour devenir aussi entêtée qu'insaisissable et absurde", ne sachant plus que faire, se tournèrent vers les idées de Ghazali ; tandis que Dunia, et ses descendants, promouvaient celles d'Ibn Rushd.
Si vous pouvez retrouver votre âme rêveuse d'enfant qui aimait les contes au point de ne jamais en être rassasié, ce roman vous enchantera et vous emportera très loin, sur des tapis volants ou plutôt ici, des "urnes volantes". Vous découvrirez les figures plus ou moins attachantes des descendants de Dunia et celles, effrayantes et consternantes, des fanatiques et des "jinns obscurs". Vous assisterez à leurs combats. Tout cela, comme tous les contes, ne pourra pas ne pas vous faire songer à certains points obscurs du réel... Vous apercevrez les échos d’autres histoires passant à l'arrière-plan, tant la fiction est un monde universel et partagé: "Dans un village de Roumanie, une femme se mit à pondre des œufs. Dans une ville française, les habitants commencèrent à se transformer en rhinocéros. De vieux Irlandais se mirent à vivre dans des poubelles. Un Belge se regarda dans le miroir et y vit refléter l'arrière de son crâne. Un officier russe perdit son nez et le vit qui se promenait tout seul dans Saint-Pétersbourg." etc.
Et puis, au bout de deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, l'histoire connaîtra sa conclusion.
Comme il se doit.
« Il fut attrapé par l’hameçon de l'histoire qui vint se planter dans son oreille sans lobe et captiva son attention. »
« Si cette histoire est vraie dit-il, s'efforçant de faire la conversation par politesse et de dissimuler son manque d’intérêt pour ces sornettes d'un autre âge, nous sommes tous un petit peu de tout, non ? Judéo-arabes chrétiens, façon patchwork. » Le père Jerry fronça avec force ses sourcils fournis « Etre un peu de tout, c'était la façon de vivre à Bombay, murmura-t-il, mais c'est passé de mode. L'étroitesse d'esprit remplace la largeur de vues. La majorité gouverne et la minorité se contente de regarder. Nous devenons des marginaux dans notre propre pays et quand les troubles se produisent, ce qui ne manquera pas d'arriver, ce sont habituellement les marginaux qui trinquent avant tout le monde. »
9782330109486