04 avril 2023

Le chien de Madame Halberstadt 

de Stéphane Carlier

*

Avant d'avoir lu la moindre ligne de lui, je me faisais de Stéphane Carlier l'image d'un auteur facile pour lecteurs à la recherche de divertissement et de détente sans aucun risque de perturber leur transit intellectuel; et puis il y a eu "Clara lit Proust" que j'ai vu passer sur la majorité de s blogs de lectrices avec un assez bon indice de satisfaction. J'ai donc fini par aller voir par moi-même et en effet, sans être lui-même un ouvrage littéraire, ce roman parlait agréablement de littérature et vous laissait avec le fort désir de dévorer ou redévorer La Recherche, ce qui était une grosse qualité. Je me suis alors dit que ce n'était pas bien de juger les gens que l'on n'a pas lu et que j'avais été injuste avec ce Monsieur Carlier. Prise d'un désir de me racheter, j'ai attrapé le premier autre livre de lui que j'ai trouvé, à savoir ce malheureux chien de Madame Halberstadt.

... !!! ... etc.

Consternation.

Un petit roman absolument sans intérêt qui raconte l'histoire d'un auteur sans inspiration (alter ego de l'auteur?) qui s'est imaginé on ne sait pourquoi qu'il devait écrire des livres et qui depuis se noie dans son impuissance pleurnicharde en espérant un miracle qui surviendra finalement en la personne d'un carlin magique. Je vous ai dit que ça ne volait pas haut. Ca va comme ça cahin-caha sur presque 200 pages quand même, sans beaucoup d'histoire, ni de style, d'enjeu, ni de profondeur psychologique et ça finit par une chute absolument détestable qui laisse le lecteur (déjà passablement éprouvé) sans voix, mais très réprobateur.

Bref, après sa petite promenade hygiénique, le chien de Madame Halberstadt m'a ramenée exactement là où j'étais avant d'avoir lu la moindre ligne de Stéphane Carlier. Finalement, on n'arrive pas si mal à savoir à qui l'on a affaire sans devoir en lire les œuvres complètes.

978-2370552303




31 mars 2023

La maison Tellier

Guy de Maupassant

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Ecouté en audio livre à l'occasion d'un trajet un peu long, j'ai retrouvé avec plaisir ce petit roman lu autrefois et je me suis souvenu pourquoi j’aime tant Maupassant.

Derrière sa discrète lanterne rouge, les affaires tournent benoîtement dans la maison Tellier, petite maison close bourgeoise. C'est ici que ces messieurs les notables viennent passer leurs soirées. Madame Tellier dirige sa maison avec amabilité et savoir-faire et maintient toutes les apparences de la correction alors qu'à l'étage les affaires se font dans la bonne humeur. Ces soirées sont devenues l'indispensable passe-temps de cette bourgeoisie de province qui s'ennuie et le choc est rude le soir où ils trouvent porte close. Mme Tellier devait aller passer la journée chez son frère, à une trentaine de kilomètres de là, pour la communion de sa nièce. Là bas, personne ne sait comment elle gagne sa vie et surtout, personne ne veut le savoir, du moment que les apparences sont sauves. Elle est riche, et c'est bien là le principal. Comme il n'est pas question pour Mme Tellier de laisser sa maison et ses filles sans surveillance, elle a décidé d'emmener tout le monde et d'offrir à son personnel une journée de vacances dont elles se souviendront longtemps. (Et elles ne seront pas les seules).

Maupassant nous fait rire et sourire avec cette page de la vie de Province. Il nous montre toute l'hypocrisie des mœurs, mais sans acrimonie. Il ne s’érige ni en accusateur public, ni en donneur de leçons. Cependant il montre les choses comme elles sont, sans concession, il ne passera rien sous silence et insiste au contraire sur les paradoxes les plus spectaculaires (envolée pieuse à l'église par exemple). Il se régale de la mise en présence et du maintien en cohabitation pour un temps des gens "comme il faut" et de ceux qui ne le sont pas. Il montre que "tout peut se faire" du moment que les apparences sont respectées. Nous en sommes toujours là.

Aujourd’hui encore, on passe toujours une excellente soirée dans la Maison Tellier.


978-2070458219



27 mars 2023

Variations de Paul

de Pierre Ducrozet

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Tout d’abord, ne vous laissez pas désarçonner par la structure du récit. Ce que Paul dit de lui, l'auteur le retranscrit dans son mode narratif: "Toujours sa vie Paul la vivra au présent, l'entendra au présent, l'écrira dans l'instant. Il ne déteste pas les autres temps mais il ne sait pas les employer. Une histoire vieille de dix ans, il la racontera au présent de l'indicatif comme si elle se déroulait sous ses yeux. Il fera de même pour l'avenir, puisque tout est là partout, et dans le même temps."

et plus loin:

"Comme le cerveau et le corps de Paul, nous sommes toujours dans plusieurs lieux et plusieurs temps à la fois. D'hier nous passons à aujourd'hui en un claquement de doigts, un regard, une fausse note, c'est comme ça."

Pensez à cela quand vous vous sentez un peu perdu.

Pierre Ducrozet a composé ici une symphonie en cinq mouvements qui suit une famille de musiciens, les Maleval, sur trois ou quatre générations. Le noyau en est Paul (avec lequel l'auteur s'est reconnu des similitudes). Nous verrons également ses parents, grands-parents, et ses enfants. Leur monde est la musique dont nous verrons les énormes évolutions sur ces quelques décennies. Je dirais que le premier tiers est tout à fait brillant et captivant. Grace aux facilités des la 4G, on peut trouver et écouter les morceaux de musique au fur et à mesure que leurs titres sont cités et poursuivre notre lecture en leur compagnie. On débute avec Antoine Maleval qui a appris le piano avec un élève de Debussy. Les Maleval suivants seront séduits par le jazz, le rock, le punk, pour finir aux synthés. Toujours progressistes, attirés par les nouveautés, de génération en génération, c'est une tradition familiale. Le paradoxe n'est qu'apparent, comme le reconnaît Paul.

Les morceaux évoqués éveillent en nous aussi des émotions et des sentiments. A sa suite, nous nous souvenons du contexte et de notre propre vie, et un roman dans lequel le lecteur se voit est un roman qui plaît. Notre mémoire affective joue à plein, que l'on soit musicien ou simple auditeur. Mais trois générations, c'est long, et 460 pages sont nécessaires. Sans vraiment s'ennuyer, le lecteur peut tout de même songer que cela dure un peu... Il faut par ailleurs admettre que ce n'est pas une Histoire de la musique, le lecteur aurait bien tort de le croire, ainsi, des éléments majeurs sont ignorés ou à peine évoqués alors que d'autres, mineurs pour le coup, sont montrés en détail. Il faut l'accepter. C'est un roman, pas une anthologie.

L'autre bémol, pour rester dans le musical, qui a bloqué mon empathie à un niveau restreint, c'est le coté Bobo. Parce que là, on est en plein dedans. Personne ne travaille en usine ou en open space, personne n'est limité dans ses déplacements à travers le monde, personne dans le RER ou les embouteillage aux heures de pointe, personne n'a de problème de logement, personne ne doit sacrifier des mois années de sa vie à un travail qui l'amoindrit. On ne fait que ce qui nous plaît. On a parfois besoin de l'aide d'un ami, mais en gros, on n'a pas de problème de fin de mois non plus. Bon... Eh bien, tant mieux. On est content pour eux. Ca fait plaisir au lecteur de les voir si libres, mais là, pour le coup, il ne s'y reconnaît pas.

J'ai pris la synesthésie pour un attrape gogo qui allait beaucoup plaire aux lecteurs et cristalliser leur attention (un truc marrant avec un nom qui en jette dans les conversations, j'aurais parié qu'on allait beaucoup en parler). Et puis, les "petites morts" de Paul ne m'ont hélas, ni attendrie ni convaincue.

"Et puis - et cela commence à devenir gênant- Paul meurt de plus en plus souvent. Ce sont des morts légères, de celles qui passent inaperçues, qu'on ne remarque guère. Il est peut-être d'ailleurs exagéré de parler de morts, ce serait plutôt des décrochages, de brèves sorties de route vite négociées, des temps ratés sur la mesure; mais tout de même, le cœur de Paul s'arrête. La dernière fois c'était tout à fait fugace, à peine un petit hoquet." Pour moi, on est plus près de l'hypocondrie que du drame humain. Mais je ne suis pas médecin.

Ceci dit, c'est un beau et bon roman que j'ai lu d'un bout à l'autre, et pas en diagonale. Mais je l'ai moins aimé que "Le grand vertige" et "l'invention des corps".


PS : Ayant relevé "Peu importe la quantité de vents contraires qui peuvent souffler dans notre dos." (101) Je déconseille à l'auteur de se lancer en mer avant d'avoir pris quelques leçons de navigation.

978-2330169244



23 mars 2023

L'incendie de la maison de George Orwell

d' Andrew Ervin

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Alors, je vous dis tout de suite, il y a bien la maison de George Orwell, mais il n'y a pas d'incendie. C'est juste un titre accrocheur, et cela a été efficace car j'ai été accrochée, mais pas par l'incendie justement, le nom seul d'Eric Blair suffisait à m'attirer l’œil. On dit qu'Orwell devient terriblement à la mode en ce moment. Que tout le monde découvre le grand voyant qu'il fut au regard de ce que connaît le monde aujourd'hui et que les éditeurs le re-publient, poussés par une forte demande du lectorat. Son nom suffit pour faire vendre. Voyons ce qu’il en est ici.

Ray s'est fait une jolie place dans le monde de la pub à Chicago. L'argent commence à bien rentrer. Mais voilà, il a bâti cette jolie carrière débutante sur une campagne terriblement polluante. Au début, il se fichait bien de détruire la planète, du moment que les dollars rentraient, mais la rupture d'avec son épouse l'a fragilisé et il a commencé à réfléchir un peu sur sa vie et, progressivement, à être gêné par ce qu'il avait fait, à se reconnaître une responsabilité honteuse... Et juste au moment où il décide de moraliser davantage son existence, et même son travail -chose difficile s'il en est, dans ce domaine-, voilà qu'on lui fait une offre mirobolante, mais encore mille fois plus polluante que la précédente. Il refuse, indigné, mais s'il ne le fait pas, quelqu'un d'autre le fera bien sûr, c'est bien connu... et il est sur le point d'accepter. Le conflit intérieur devient trop fort, il plaque tout et se réfugie au fin fond de l'Ecosse sur l'île de Jura où il loue pour six mois la grande maison isolée où Orwell (son idole) a écrit « 1984 » qui lui semble si clairvoyant.

« L'état des choses était bien ce que décrivait 1984. Orwell lui-même n'aurait pu prédire une désintégration si absolue de la vie privée. Ou l'émergence des médias sociaux comme moyen de contrôle. A la place des télécrans, on avait des smartphones. A la place du crime par la pensée, le politiquement correct. Qu'était donc Internet, sinon une façon pour Big Brother de traquer nos moindres réflexions ? »

Le voyage est rude, l'accueil plus encore, et le climat... franchement pas facile. On parlera beaucoup de l'admirable hospitalité de la population écossaise, mais comme l'Arlésienne, sans jamais la voir. La réalité est qu'il sera perpétuellement maltraité par les îliens en tant qu'étranger et intellectuel. Il est accusé de prendre tout le monde de haut alors que c'est eux qui font preuve à son égard d'un ostracisme total. Une sorte de bizutage permanent. 

L'histoire est passionnante car on se demande comment tous ces ingrédients vont se mélanger et évoluer. De plus, les autochtones nous livrent une magnifique galerie de psychopathes qui, sympathiques (cas rarissime) ou non, ont au moins l’avantage d'être largement au-delà des limites du banal. Tout est visiblement possible (meurtre y compris) et le lecteur captivé avale les pages -fort bien écrites au demeurant- poussé par une curiosité permanente. S'y ajoutent parfois des notes d'humour De ce point de vue, c'est vraiment une réussite.

Ce qui m'a moins convaincue, ou disons, moins séduite, c'est la médiocrité des personnages sensés être sympathiques et qui, pour cette raison, ne me l'ont pas été. Le héros est bien élevé, patient, tolérant... Un bobo, quoi. On peut essayer de l'assassiner (et on ne s'en prive pas) sans qu'il devienne lui-même agressif. Il se contente d'essayer de survivre, il ne se rebelle pas, n'essaie même pas, toujours poli et terriblement inoffensif, ne porte même pas plainte... Je dois avouer que je m'attache davantage aux personnages un peu plus coriaces et ayant un peu plus de répondant. Mais là, entre ceux qui ne se révoltent pas et ceux qui, porteur d'un don, n'ont pas le courage de le développer et se racontent que, s'ils s’enkystent dans le connu si médiocre soit-il, au lieu de prendre le risque de tout tenter, c'est par choix libre, j'ai été déçue. Je dois le dire : je ne suis guère adepte du consensus mou, la passivité m'insupporte. Winston Smith*, Guy Montag** et Bernard Marx*** se révoltent, eux, et luttent. Je préfère les héros. C'est mon droit.

9782072564758


* 1984

** Fahrenheit 451

*** Le meilleur des mondes



19 mars 2023

Taormine 

de Yves Ravey

***+


Louisa et Melvil Hammet, ménage en bout de course, lui incapable entretenu par sa femme et elle bienveillante mais de plus en plus lointaine, viennent d’atterrir en Sicile car Melvil s'est mis en tête d’organiser des vacances de rêve pour redynamiser leur couple. (On verra comment ses efforts seront récompensés.) Fatigués par le vol, ils ont encore perdu beaucoup de temps à louer leur voiture mais les voila enfin en route pour l’hôtel. C'est le soir mais Louisa n'a qu'une idée en tête : la mer, la voir et y plonger. Aussi Melville, soucieux de lui plaire, prend-il une sortie d'autoroute qui lui semble y mener. Hélas, ils ne trouveront que travaux et station service minable. Le crépuscule est là, il se met à tomber des cordes, et ils se résignent à gagner leur hôtel, mais, alors qu'ils cherchent à regagner l’autoroute la voiture subit un choc sur l'aile droite. Ils n'ont strictement rien vu. Ils n'ont aucune idée de ce qu'ils ont pu heurter sur ce chemin défoncé. Et là, réflexe dû à la bêtise, à la fatigue, à l'obsession de vacances sans aucun problème, ils minimisent et ne s'arrêtent pas. Si bien qu'ils ne sauront jamais s'ils ont heurté un objet, un animal ou même, mais ils refusent de l'envisager, une personne. Cependant, leur comportement, surtout celui de Melville, va devenir de plus en plus celui de coupables en fuite. Ils évitent les voies fréquentées, dorment dans la voiture et, quand ils regagnent enfin leur hôtel, c'est pour apprendre par le journal, la mort d'un enfant heurté par une voiture dans le secteur où ils se trouvaient. A partir de là ils vont enchaîner une succession de mauvais choix qui les entraînera toujours plus loin dans la catastrophe.

Je n'ai pas trouvé ce court roman très plaisant à lire. Un petit problème d'ambiance, s'il y a une tension qui va croissant à partir de ce simple choc incompréhensible, il y a également un fort sentiment de malaise qui agit sur le lecteur. On se sent pris dans l'engrenage comme les Hammet avec lesquels on ne sympathise pourtant pas. Qu'est-ce qu'on aurait fait, nous? Est-ce qu'on se serait arrêté sous cette pluie battante à visibilité zéro, ou est-ce qu'on se serait également empressé de conclure que ce n'était rien, le talus, et tant pis pour la carrosserie, on verrait plus tard. On se dit qu'on se serait arrêté mais est-ce si sûr? Et ensuite? Qu'aurions-nous fait, une fois qu'il était trop tard pour changer les choses?

Par contre, je n'ai pas apprécié la fin, que j'aurais tendance à qualifier de... "absente" ? Oui, c'est le mot.


978-2707347701



15 mars 2023

Rouge nu

de Benjamin de Laforcade

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Et voici aujourd'hui le livre auquel j'aurais décerné le Prix du Premier Roman, si on m'avait demandé mon avis. Ce qui n'est bien sûr pas le cas et c'est pourquoi je tiens ce blog. Une œuvre littéraire exceptionnelle dont on ne parle pas assez et je suggère que nous tentions de corriger cette lourde erreur.

Ezra, qui a toujours vécu face à la mer, sur son ile , avec sa mère, a également toujours peint et dessiné. Il arrive à l'âge d'intégrer une école d'art à Berlin et a eu la chance d'être accepté dans celle, prestigieuse, d'Andreas Mauser, le peintre qu'il admire le plus au monde et dont il a copié et copié encore toutes les œuvres. Son admiration pour l’œuvre du maître est absolue. Je pense qu'il est important de bien ressentir cela. Le voilà donc débarquant à Berlin. Il a trouvé un petit logement près de l'école et, comme celui-ci prend chaque année un nouvel assistant parmi les nouveaux, la chance encore d'être choisi. Il faut dire qu'Ezra est peintre jusqu'à la moelle et qu'il a suffi d'un regard à Mauser pour repérer son talent.

Les cours commencent ainsi que les amitiés et flirts de sa nouvelle vie. Son admiration pour le travail d'Andreas Mauser se confirme alors qu'il découvre progressivement des plages d'ombre dans sa personnalité et qu'au fil du temps, ces découvertes sont toujours plus sombres. Si l'Art est le plus important dans la vie, qu'est-on prêt à lui sacrifier? Jusqu'où peut-on aller? Ezra vivra cette problématique majeure et sera obligé d'y répondre. Le lecteur, auquel Benjamin de Laforcade aura réussi à faire partager au plus profond de lui, la force du dilemme, aurait-il fait le même choix?

La problématique de ce livre est : les génies, par définition, ne sont pas des êtres comme les autres et l'on sait que certains peuvent être particulièrement antipathiques. Jusqu'où peut-on accepter leurs défauts pour pouvoir bénéficier de leurs chefs-d’œuvre? Quand l'art est tout et l’œuvre le trésor suprême, que peut-on ou non leur pardonner? L'auteur a su habiter totalement cette problématique et lui donner vie.

Je n'ai pas réussi à savoir si Benjamin de Laforcade peignait , mais on jurerait que oui. On n'arrive pas à croire qu'il puisse si bien connaître les élans et enjeux de la création artistique sans les avoir éprouvés lui-même. Bien sûr, il y a aussi la création littéraire qu'il a forcément vécue, mais elle est un peu différente et ici, l'auteur parvient à nous faire croire que le roman a été écrit par un peintre. C'est un roman excellent, grand, même. On a du mal à croire qu'il puisse s'agir d'un premier roman tant la maîtrise et la subtilité sont  parfaites. Bravo à Gallimard de lui avoir ouvert les portes de la Blanche dès ce premier envoi. Un écrivain que je suivrai avec attention.


978-2072961120


11 mars 2023

J’ai tué

de Mikhaïl Boulgakov

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Journal d'un médecin de en campagne

D’habitude, je ne suis pas cliente de cette collection qui propose des extraits à mon goût bien trop courts pour être vraiment intéressants. Mais il se trouve que je m’intéresse en ce moment à Mikhaïl Boulagkov et que les nouvelles publiées dans ces folios ne sont pas éditées ailleurs en dehors de l’admirable mais coûteuse Pléïade. Mon porte monnaie n’a fait qu’un tour et a opté pour le folio 2€ et ses trois nouvelles.

La première, "Le brasier du Khan" (1924): met en scène la fin de la Russie blanche en une péripétie hautement symbolique mais pas d’une folle originalité ni, à proprement parler, passionnante.

La seconde, "L’île pourpre"  (1924): Par clin d’œil, Boulgakov donne cette nouvelle pour être de Jules Verne, traduite par lui. Ce pastiche de notre Jules national se manifeste par l’apparition de personnages tels Michel Ardan et autres, caricaturés de façon comique. Ils représentent, n’en doutons pas, les travers de la vieille Europe. Folio nous indique que ce serait également un pastiche des littératures simplistes de propagande des années 1920, mais là, je me rends moins bien compte.

C’est parfois bien drôle :

(Lord Glenarvan)"- … Je n’ai pas besoin de vos stupides conseils.

- Ah? Bon! fit Ardan en fronçant les sourcils. Veuillez me dire, sir, quel jour nous nous battrons au pistolet. Et je vous jure, cher sir, que je vous transperce à vingt pas aussi facilement que si vous étiez la cathédrale Notre-Dame de Paris.

- Je ne vous envierai pas, monsieur, quand vous vous trouverez à vingt pas de moi, répondit le Lord. Le poids de votre corps sera augmenté du poids de la balle que je vous mettrai dans l’œil, celui des deux que vous voudrez, au choix.

Le témoin du lord était Philéas Fogg et Paganel celui d’Ardan. Ardan conserva son poids initial et manqua le lord. Il ne manqua pas un des Nègres tapis derrière un buisson par curiosité."

On sourit souvent, on songe à la ferme des animaux d’Orwell, mais c’est un peu confus tout de même, m’a-t-il semblé.


La troisième, "J’ai tué" (1926): fait partie des écrits inspirés à Boulgakov par ses quelques années comme médecin en zone de combats, elle reprend aussi le récit des exactions des séparatistes ukrainiens, également d’inspiration autobiographique et qu’il développe dans «La garde blanche». C’est un récit violent, que l’on sent lourd de tension pour l’auteur, mais à mon avis pas pleinement réussi du point de vue littéraire. Un peu confus encore une fois, à cause des flashes de souvenirs qui se chevauchent de façon peut-être pas assez maîtrisée et l’émotion (colère) de l’auteur couvre celles des personnages.


En conclusion, ce petit recueil ne m’a pas valu un grand moment de lecture mais qui, à mon sens, est utile à connaître quand l’on s’intéresse à Mikhaïl Boulagkov. On me dit que "Endiablade" (même collection) n’est pas meilleur mais je vais le lire quand même, toujours pour les mêmes raisons. Je vous en parlerai.


9782070403240


05 mars 2023

Le mage du Kremlin

de Giuliano da Empoli

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Giuliano da Empoli a déjà publié plusieurs ouvrages, mais ce sont des essais sociétaux et politiques, "Le mage du Kremlin" est son premier roman et je dirais que cela se sent un peu. J'ai trouvé ce roman peu littéraire et j'ai été stupéfaite de le voir apparaître sur les listes du Goncourt pour finalement remporter le Grand Prix du roman de l'Académie. On sait que ces histoires de prix littéraires ont toujours été fortement mâtinées d'ententes commerciales souterraines, mais je trouve que cela est de moins en moins dissimulé d'année en année... Et il me semble, juste conséquence, que les lecteurs commencent à se détourner. Peu importe, il leur restera toujours la cohorte de ceux qui "achètent pour offrir" et se fichent un peu de la réelle valeur littéraire de l'objet.

N'empêche que j'ai moi aussi emprunté puis lu intégralement ce "Mage du Kremlin" tant le sujet éveillait ma curiosité. Poutine nous titille aux frontières de l'Est, la troisième guerre mondiale viendra-t-elle de là? A-t-elle même déjà commencé? Il est normal de ne pas snober les sources de renseignements qui s'offrent à nous, car Giuliano da Empol, professeur à Sciences Po, homme politique et ex conseiller de M. Renzi, est quelqu'un de fort bien renseigné sur le sujet et l'on se dit qu'il doit être en mesure de nous apprendre bien des choses que nous ignorons. De ce point de vue, on est en partie satisfaits. Ce passage dans l'environnement proche du Tsar, dans un entourage que l'auteur qui est un homme de think tank, connaît fort bien. apprend beaucoup au citoyen lambda. Cependant, dans l'intimité de Poutine, jamais on ne sera vraiment. Quant à savoir ce qu'il pense... mais on approche.

"Il faut que vous compreniez une chose: le tsar ne dit jamais rien de précis, mais ne dit jamais rien par hasard non plus. S'il se donne la peine de faire une suggestion, (...) aussi absurde que cela puisse paraître, l'idée doit être prise au sérieux et mise à exécution."

Bref du point de vue documentaire, le livre peut intéresser, bien que les dates ne soient pas assez souvent rappelées à mon goût. Par contre, du point de vue littéraire et romanesque, il y aurait beaucoup à redire.

D'abord, surtout dans la première moitié, le lecteur s'ennuie un peu. Ce qui est un comble sur un sujet aussi brûlant. Lecteur de bonne volonté pourtant, qui accepte de ne pas s'interroger sur la vraisemblance de voir un idéologue de l'ombre comme Vadim Baranov se précipiter pour raconter sa vie professionnelle, familiale et amoureuse, dans le détail à un homme qui ne lui est rien et qui ne lui a même rien demandé. Mais lecteur qui trouve quand même que les pages ne tournent pas vite... Ca s'améliore dans la seconde moitié et plus encore à la fin, mais je sais pour l'avoir lu sur les blogs littéraires que trop de lecteurs ne vont pas jusque là. C'est dommage, avec un sujet et un contexte pareil! C'est le mariage contre nature de l'essai et du roman que je tiens pour responsable.

Quoi qu'il en soit, c'est tout de même intéressant. Ce Vadim Baranov "arriviste paresseux", "sceptique et indifférent", a tout vu et a participé à bien des choses. Il est très habile et peu scrupuleux, comme il se doit en politique. Il manipule les uns et les autres, flattant, promettant et mentant avec un cynisme éhonté.

"J'ai pu constater à plusieurs reprises que les rebelles les plus féroces sont parmi les sujets les plus sensibles à la pompe du pouvoir. Et plus ils grognent quand ils sont devant la porte, plus ils glapissent de joie une fois passé le seuil." (je me demande si c'est vrai...)

Ce roman a été écrit avant le début de la guerre de Poutine en Ukraine, mais on voit à quel point le conflit couvait depuis longtemps et devenait de plus en plus menaçant...


Extraits :

"L'intelligence ne protège de rien, même pas de la stupidité."


"Parti du théâtre, j'étais passé à la mise en scène de la réalité. On ne pouvait pas dire que je m'en sois mal tiré. A présent, on me demandait de projeter sur la scène la réalité que j'avais contribué à construire. Seulement cette fois, il ne s'agissait plus d'un petit théâtre d'avant-garde mais d'une immense arène, pour un public qui comprenait la planète entière."


"Il est normal que les plus entreprenants parmi les jeunes aient envie de faire des choses, qu'ils soient à la recherche d'une cause. Et d'un ennemi. ce que nous devons faire, c'est leur donner cette cause et cet ennemi avant qu'ils ne les choisissent eux-mêmes."


"Les Russes aiment à se faire guider par des hommes implacables"


"Tout le monde doit voir que la révolution orange a précipité l'Ukraine dans le chaos. Quand on commet l'erreur de se confier aux Occidentaux, cela finit ainsi: ceux-ci te laissent tomber à la première difficulté et tu restes tout seul face à un pays en ruines."


Mais parfois, le mage (et Poutine) ne sont pas infaillibles

"Le Tsar ne pouvait pas, bien sûr, envoyer des troupes régulières envahir un pays souverain" (l'Ukraine) .


9782072958168





27 février 2023

La fourmi assassine

de Patrice Pluyette

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Présentation de l'éditeur :

"Odile Chassevent vient de disparaître. Son compagnon Francis Lecamier ferait un bon coupable mais c'est oublier un peu vite Legousse, éleveur de porcs sans activité qui vit avec sa vieille mère dans une ferme isolée.

Lorsque l'inspecteur Rivière débarque, les indices font défaut. Des premiers aveux obtenus conduisent à une fausse piste : le mystère reste entier. Une hypothèse pourrait bien le résoudre, ce n'est pourtant qu'une hypothèse."


Court roman (140 pages en gros caractères bien aérés), Le Clézio, empruntant à l'anglais, appelle cela « novella » et en met deux pour faire un livre et de fait, il m'a semblé qu'on était plutôt là dans une nouvelle que dans un roman. Tant par la forme, je viens de l'évoquer, et s'y' ajoute un style vif et rapide, que par le fond, un récit concentré sur un seul sujet et qui court vers une chute à surprise... Bref, une grosse nouvelle.

Pas mauvaise d'ailleurs, bien écrite, bien menée. Le lecteur s'y laisse prendre et emporter, mais aussi avec ce sentiment de superficialité qui caractérise le genre : on n'approfondit pas dans la nouvelle. Le sujet, sans être d'une originalité décoiffante n'en est pourtant pas trop rebattu et le suspens (whodunit) tient jusqu'au bout : Odile Chassevent, jeune femme, vient de disparaître que lui est-il arrivé ? Malheur ou pas ? Et si malheur, qui a fait le coup ? Il y a enquête, des suspects, un enquêteur original, des pistes etc. Tout cela, très correctement agencé.

Par contre, pour ce qui est de la persistance de l'empreinte que ce livre laissera dans votre mémoire, si c'est comme pour moi, j'ai le grand regret de devoir vous dire que l'érosion est déjà très nette au bout d'une semaine.

Bref, un bon moment de lecture récréative, bien fait, mais ne pas demander plus. Des personnages haut en couleur, quelques morts accidentelles ou presque, un ton léger, une réflexion du même gabarit et basta, emballez, c'est pesé. Mais pourquoi pas. J'aime.

978-2021081015





25 février 2023

Docteur Fischer de Genève

de Graham Greene

***+

Le Dr Fischer, fort riche, vit comme un roi à Genève. Il a sa cour. Il n’aime personne, même pas sa fille. On peut même dire qu’il méprise tout le monde. Il dit que la cupidité des gens est telle que l’on trouve toujours un prix pour lequel ils feront n’importe quoi. Que sa fille, Anna-Luise, échappe justement à ce schéma ne l’amène pas à revoir sa théorie, il se contente de l’ignorer. Ce qui lui évite la contradiction. (Procédé commode que je recommande à chacun en cas de besoin, c’est tellement mieux que d’être contrarié.)

Sa fille donc, est tombée amoureuse d’un homme bien plus âgé qu’elle, manchot et pauvre (tout pour plaire) : Alfred Jones, qui vit de traductions et est le narrateur. Pour l’épouser et vivre avec lui, elle a quitté l’opulente demeure paternelle nantie juste d’une petite valise et sans même lui faire ses adieux. Le Dr Fischer a affecté de ne même pas s’être aperçu de son absence. Jones, ignorant tout du bonhomme estime qu’il faut néanmoins lui faire savoir qu’il a épousé sa fille et se rend chez lui pour le lui annoncer. Snobé par le majordome, il repartira cependant avec une invitation pour une des fameuses soirées du Dr Fischer sur lesquelles courent les plus honteuses rumeurs. C’est à ces occasions en effet que le magnat teste ses conceptions de l’ignominie humaine (sans envisager que ses expérimentations puissent en être une forme). Durant les dîners du Dr Fischer, les rares invités, tous riches eux-mêmes, mais moins que le Docteur, subissent d’horribles humiliations mais, s’ils font bonne figure jusqu’à la fin de la soirée, ils reçoivent un cadeau toujours somptueux.

G. Greene répète plusieurs fois que ces gens sont riches et que ce qui est prouvé est que la cupidité de l’homme déjà riche est sans limite. J’ai eu l’impression qu’il soulignait ce trait pour qu’on ne lui reproche pas de railler des gens qui auraient un besoin tout à fait justifié de gagner les cadeaux promis. Facile de se moquer de l’envie des pauvres quand on ne manque de rien. Mais je me trompe peut-être, il est aussi possible qu’il ait voulu examiner la cupidité détachée de tout besoin rationnel d’où : la cupidité des riches. L’accent mis sur l’opposition riches-pauvres en matière de cupidité m’a tout de même fait tiquer car elle s’exprime ainsi:

"Tous mes amis sont riches, et il n’y a pas plus cupide que les riches. La seule fierté des riches vient de ce qu’ils possèdent. C’est uniquement avec les pauvres qu’il faut faire attention."

Si ce n’est pas de la démagogie, là… Vilain riche jamais gavé et gentil pauvre honnête et fier. Hum, hum… il y aurait à discuter. Je crains que le monde ne soit un poil plus complexe.

Pour ma part, j’ai trouvé que ce distinguo était artificiel et détruisait une partie du raisonnement. On étudie la cupidité et non ses causes. Le rappel omniprésent de type « ils sont prêts à tout pour gagner leur cadeau alors qu’ils n’en ont même pas besoin » affaiblit plutôt la démonstration -car qu’est-ce que le besoin en cette matière?-, d’autant qu’il n’aboutit jamais à la question suivante qui aurait dû être « Mais alors, pourquoi le font-ils ? ». La seule question envisagée est « jusqu’où iront-ils ? » et, la réponse est, on le verra comme on s’en doutait : très loin. Trop loin pour certains. Mais ce n’est pas très intéressant, ça. Les pantins cupides ne nous montrent pas leur profondeur, leur possible ambivalence, et se limitent à leurs actes. Oui, mais et alors ? quelle leçon en tirons-nous ? Ni réponse, ni piste de réponse.

De son côté, Anna-Luise n’a pas d’états d’âme, Jones sera testé. Fischer est un monstre de la plus belle eau sans plus de complexité que cela. Tout finit mal bien sûr et j’ai été intéressée mais frustrée et contrariée… Le genre de bouquin qu’on referme avec un claquement de langue réprobateur, d’autant qu’il a été publié en 1980, époque où ce genre de récit un peu existentialiste était déjà dépassé et remplacé par plus complexe. Plus ambivalent.

9782221130476


23 février 2023

Sur les chemins noirs

de Sylvain Tesson

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Est-il besoin de rappeler les faits? Sylvain Tesson étant tombé d'un toit, a cassé en lui un certain nombre de choses auxquelles il n'avait pas été suffisamment conscient de tenir autant. Ayant failli ne plus jamais marcher, il décide au contraire de marcher beaucoup et par des chemins que seules les cartes IGN les plus précises indiquent. L'idée lui en était venue alors qu'il était encore hospitalisé : "Un des lointains premiers ministres de la Vè République (Jean-Marc Ayrault - période Anatole-France) avait commandé en son temps un rapport sur l'aménagement des campagnes françaises. Le texte avait été publié sous le mandat d'un autre ministre (Manuel Valls - période Offenbach) et sous le titre "Hyper-ruralité". Une batterie d'experts, c'est à dire de spécialistes de l'invérifiable, y jugeait qu'une trentaine de départements français appartenait à "l'hyper-ruralité". pour eux, la ruralité n'était pas une grâce mais une malédiction: le rapport déplorait l'arriération de ces territoires qui échappaient au numérique, qui n'étaient pas assez desservis par le réseau routier, pas assez urbanisés, ou qui se trouvaient privés de grands commerces et d'accès aux administrations. Ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clé du paradis sur terre - l'ensauvagement, la préservation, l'isolement - était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement. (...) Le texte était illustré de cartes. Les départements hyper-ruraux (...) occupaient une large zone noire. (...) A l’hôpital, rivé au banc de peine, contemplant ces cartes, il m'avait été facile d'imaginer l'itinéraire."

Cet extrait aura l'avantage de présenter la genèse de l'aventure et, pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore, le style d'écriture de l'auteur. Le style est important. On va au train de marcheur, c'est lent, joliment dit, les considérations diverses sur le monde tel qu'il va s'invitent volontiers, les citations et doctes références abondent. Si vous n'aimez pas, passez tout de suite votre chemin (c'est le cas de le dire). Moi, j'aime bien, de temps en temps. Et j'ai donc suivi notre valeureux marcheur. Je marchais à son pas, lisant une étape ou deux chaque jour, pas plus, ce qui renforçait l'illusion de cheminer avec lui et je dois dire que je n'ai jamais rechigné à reprendre les godillots, ce qui est signe d'intérêt, mais pas davantage à me déchausser, ce qui n'est pas signe de passion.

Mais moi,  je suis hyper pragmatique, et au fond, ce qui m'a manqué, c'est la vraisemblance. Quand on relève de multiples fractures et qu'on entreprend une marche de plusieurs centaines de kilomètres au sortir de rééducation, je ne peux pas croire que les détails techniques soient secondaires. Dormir à la belle étoile, c'est bien. Oui, mais couché sur quoi? Parce que sur un simple tapis de sol c'est ne pas être sûr de pouvoir se relever le lendemain, et sur une couche plus confortable, c'est avoir à régler le problème des charges à porter. Idem pour le ravitaillement sur plusieurs jours, se régaler des mûres des ronciers, c'est joli à raconter, mais ça ne tient guère au corps, pique-niquer, c'est mieux, mais nous ramène au problème du transport. L’intendance est le nerf de la guerre. Bien sûr que Tesson a souffert et qu'il a parfois dû lui être bien difficile de se déplier au matin; bien sûr qu'il  a eu tous ces problèmes, et bien sûr qu'il les a réglés d'une façon ou d'une autre, mais en ne les évoquant même pas, il nous maintient à distance et à mon sens, limite notre empathie, c'est la faiblesse de cet ouvrage. Il nous offre les paysages et la belle histoire courageuse qu'on pouvait espérer, mais ça manque de tripes. Il fait des phrases, se cache derrière, et ne se laisse ni approcher, ni voir. On n'a droit qu'à son personnage.

Mais c'était un beau voyage.

978-2072823428

21 février 2023

Supermarché 

de José Falero

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Titre original : os supridores (les fournisseurs)

Nous sommes à Porto Alegre (Brésil). Pedro et Marquès qui vivent dans des favelas sordides, travaillent au supermarché. Ils passent leurs journées en allers-retours des réserves aux rayons qu'ils doivent maintenir fournis. Travail fatigant et peu rémunérateur qui leur fournit tout juste de quoi continuer à vivre dans la favela et venir travailler. Pedro passe ses pénibles trajets de transports en commun à lire des brochures communistes et socialistes qui le confortent dans le sentiment qu'il a que ce monde n'est pas très juste. Il a entrepris en conséquence de se servir dans le supermarché, et comme il n'est pas très facile de sortir discrètement de la marchandise, il commence par s'y nourrir sans vergogne tout en initiant Marquès à ses convictions socialistes. Il est cependant clair que ce n'est pas ainsi qu'il améliorera significativement son existence et c'est toujours la même misère pour eux et leurs familles. Et puis un jour, lui vient une idée qu'il estime géniale: Dans les favelas, les dealers font la loi, sans cesse en état de guerre. Des fortunes et des vies se font et se détruisent en permanence dans une violence omniprésente. Pedro est trop intelligent pour s'engager dans ce jeu-là. Il sait que si les gains sont aussi énormes que la misère créée, la suprématie n'est jamais sereine et jamais définitive. Par contre, il remarque que les trafiquants ne vendent plus que des drogues dures bien plus rentables et que personne ne s'intéresse plus au trafic de l'herbe, au point qu'il est devenu difficile d'en trouver alors qu'il y aurait toujours une clientèle. Il calcule que même en gagnant peu sur chaque vente, il pourrait se faire un bon revenu en vendant beaucoup et sans être menacé par la police ou les dealers qui tous considéreraient son petit commerce comme négligeable. Il n'a pas trop de mal à convaincre Marquès qui ne voit pas du tout comment il va nourrir l'enfant que sa femme attend, et les voilà lancés dans les affaires. Comment tout cela va-t-il se passer ?

"Supermarché" est un premier roman bourré de défauts et de charme et d'originalité. C'est un roman écrit par quelqu’un qui, habitant dans les favelas et ayant quitté l'école à quatorze ans (même s'il a repris des études vingt ans plus tard), ne sait pas comment on écrit des romans et a tout inventé par lui-même. Ca se sent, ça se voit à tout bout de champ. Il nous inflige de longues considérations politiques mais comme le ferait un ami convaincu qui discuterait avec nous. Pas comme un donneur de leçons. Il nous communique tous les détails des calculs de rentabilité de son petit commerce au real près, et on voit qu'il a vraiment calculé les coûts et bénéfices comme s'il envisageait vraiment de réaliser ces ventes. Les personnages sont exotiques mais réalistes, débrouillards et attachants, pragmatiques et idéalistes. Tout sonne vrai, même le plus bizarre. Quand ils démarrent, ils ne peuvent même pas appeler leur fournisseur parce qu'aucun des deux n'a plus de crédit sur son portable. Ca a vraiment été un plaisir de passer ces 300 pages avec eux et de les accompagner dans cette tentative audacieuse de se sortir de la misère noire où le destin les a enfoncés dès leur naissance.

Je conseille donc vivement cette lecture malgré (ou peut-être à cause) des faiblesses et défauts du roman car tout cela sonne tellement vrai et c'est un optimisme ou plutôt une vigueur tellement vivifiante dans toute cette boue. C'est plein de vie, de drames et d'humour. Le style est inimitable, très oral, plein de grossièretés certes mais vous en avez souvent lu, des scènes de fusillade écrites comme celle-ci ? : "Comprenant enfin d'où venait l'attaque, les six hommes encore debout, déjà tous l'arme au poing, ripostèrent sans hésiter: ils tirèrent d'innombrables balles dans cette direction. Et comme ils possédaient des armes de types et de calibres variés, la salve produisit des détonations de toutes sortes: certaines bruyantes, d'autres sourdes, certaines sèches, d'autres prolongées, certaines se répétant à une vitesse stupéfiante, tandis que d'autres se répétaient à intervalles plus longs. Mais ni Marquès ni Alemaon ne furent touchés, car, dès le début de la riposte, ils retournèrent s'accroupir derrière la voiture."

C'est d'une fraîcheur d'écriture qui fait du bien et j'ai déjà hâte de lire le prochain roman de José Falero. Espérons qu'il n'aura pas perdu son naturel!


9791022612166

Mois latino