11 mai 2021

  

Dune - I et II 

de Frank Herbert

*****

SF

Ce roman est le premier du Cycle de Dune. Édité en un tome aux États Unis (1ère publication 1965), il a toujours été publié en français en 2, voire 3 volumes compte tenu de son épaisseur. Nous appellerons ici "Dune" la totalité de ce 1er tome original, quelle que soit la version de sa lecture.

"Dune" est un des chefs-d'œuvre de la littérature de science fiction des années 60. Il est en particulier marqué par l'ampleur de la vision et du monde imaginé et l'ambition des thèmes traités:

Nous sommes dans un empire planétaire dirigé par un empereur qui règne sur les Grandes Maisons dans un monde soumis par le besoin d'une denrée (l'Épice) que l'on ne trouve que sur la planète désertique, et aux conditions de vie plus que difficiles d'Arrakis, aussi appelée "Dune". La Maison des Atréides succède à celle des Harkonnens à la tête de ce fief. Les deux familles sont ennemies mortelles. Les Atréides incarnent l'honneur et les qualités de courage et de cœur, alors que les Harkonnens sont d'une cruauté, d'une lubricité et d'une cupidité sans limites. Mais les deux sont passées maîtresses dans l'art de la politique, de la stratégie et de la trahison. Machiavel est un débutant à côté de ces comtes, empereurs et barons.

L'action commence au moment de la passation de pouvoir. Les Atréides arrivent sur Arrakis et le comte sait bien que tout y est piégé pour lui et que l'Empereur aidera en sous-main le baron Harkonnen à lui nuire, mais il compte tout de même essayer de tirer parti des richesses de la planète. Il est accompagné de sa concubine, Dame Jessica, et de son fils: Paul Atréides, 15 ans. Dame Jessica est une Bene Gesserit, c'est à dire qu'elle appartient à un ordre totalement féminin qui a su s'organiser un grand pouvoir qu'elle consacre à sélectionner les hérédités en vue de la, naissance d'un «Kwisatz Haderach»: être mâle hors du commun, doté de pouvoirs intellectuels presque illimités. Les Bene Gesserit incarnent le pouvoir mental de la société.

Ce monde compte aussi une Guilde des transporteur dont le pouvoir est immense car il a la main-mise sur tout le transport interstellaire, et la CHOM (Combinat des Honnêtes Ober Marchands) qui représente les intérêts commerciaux qui sont comme on le sait, toujours primordiaux. Ah, encore une chose! Suite à une catastrophe antérieure, ce monde refuse toute technologie robotique.

Ce qui est clair, c'est que Frank Herbert ne prend pas ses lecteurs pour des imbéciles et ne les soupçonne jamais de n'avoir aucune envie de réfléchir. Son monde est un monde intelligent, tout comme le sont tous ses personnages. Les motivations sont fines et complexes, les projets minutieux et retors, comme les sont les ressorts de l'intrigue. Les pouvoirs extraordinaires que Paul Atréides développe progressivement ne servent jamais de panacée face à une situation inextricable. Ils sont des outils utilisés intelligemment en soutien à l'action menée.

"Dune" s'offre à plusieurs niveaux de lecture. Il sera dévoré par les plus jeunes comme un superbe et haletant roman d'aventure et même de formation puisqu'il accompagne Paul de ses 15 ans dominés par ses parents à sa totale émancipation (pour le moins). Les aînés choisiront peut-être d'y lire entre les lignes. L'Épice leur fera penser au pétrole et autres richesses fossiles d'autant que les modes de vie des Fremen évoquent fatalement les Touareg et autres peuples de pays dotés de richesses minérales. Les Bene Gesserit évoquent un mélange de religion et d'intellectualisme pour lequel on établira facilement des parallèles avec des éléments connus de nos sociétés. Quant aux contre-pouvoirs du transport et du commerce... il n'y a même pas à chercher. Grande force positive de ce roman: l'importance primordiale donnée à l'éducation. L'éducation est la clé de tout, sans elle, même les héros ne seraient rien.

Un livre que tout adolescent devrait lire et qu'on devrait tous relire plus tard, au moins une fois, mais sans doute plus, à différents stades.


Cycle de Dune:

- Dune

- Le Messie de Dune

- Les Enfants de Dune

- L’Empereur-Dieu de Dune

- Les Hérétiques de Dune

- La Maison des mères


978-2221252055


09 mai 2021

 

Une trop bruyante solitude 

de Bohumil Hrabal 

*****

Publié en 1977

« Les cieux ne sont pas humains »

   Joliment agrémentée d'un prologue et d'une quatrième de couverture qui divulguent absolument tout de l'histoire jusqu'au point final, mon édition a tendance à dater un peu. J'ignore si les éditions plus récentes présentent le même défaut, mais méfiez-vous quand même. On ne sait jamais.
     Une fois cette précaution prise, vous découvrirez un petit chef-d’œuvre dont vous vous lécherez les babines.

   Depuis 35 ans, Hanta, sorte de brute sans méchanceté mais au cerveau épais, est chargé du pilon. Une grosse presse hydraulique installée dans un sous-sol. On y balance par bennes entières des livres qui ne seront pas vendus, faute d’acheteurs ou pour des raisons politiques.
    "Je ne suis guère plus qu’un tendre boucher"
   Hanta ne se préoccupe guère des motifs qui ont amené les livres à sa presse, lui, ce qu’il aime, c’est bien faire son travail : de jolis cubes, bien réguliers, décorés d’une belle feuille illustrée qu’il place soigneusement en extérieur, et munis d’un cœur. Car oui, ces cubes de papier ont un cœur, Hanta le leur fabrique en plaçant soigneusement au centre de chacun d’eux un livre remarquable (et parfois aussi une poignée de souris). Il y a aussi des livres qu’il rapporte chez lui, transformant son très humble logis en un endroit dangereux où des avalanches le menacent, mais il estime que cela en vaut le risque.
  
   A choisir ces illustrations, ces livres, à les lire pour faire son choix etc., il perd beaucoup de temps et son rendement en cubes de papier ne satisfait guère sa hiérarchie. Hanta craint plus que tout ces réprimandes d’autant que cette cave et ce travail sont toute sa vie. Pour se consoler il boit pas mal, parfois avec des amis comme lui à la dérive. Il y a en particulier ses amis égoutiers qui sont d’anciens universitaires avec lesquels il parle de Goethe ou de Hegel, et de la sociologie des rats. On comprend qu’il y a beaucoup de gens bardés de diplômes dans ces emplois du bas de l’échelle. Mais on n’en dit pas plus, tout comme on ne s’était pas appesanti sur les raisons qui amenaient les livres au pilon. Hanta lui, qui use d’un vocabulaire étendu, qui sait choisir les livres, cite à bon escient tous les philosophes et passe du temps à soupeser leurs théories, se dit "Instruit malgré moi". Des hallucinations lui font même rencontrer Schopenhauer, Jésus ou Lao Tseu. Peut-être qu’il n’a pas ce cerveau épais que je vous annonçais au début… Pourtant, crasseux comme pas possible, "Si je prenais un bain, j’en tomberais malade, je dois y aller tout doucement avec l’hygiène", mal coordonné, baveux, terré dans son terrier, il affiche tous les signes d’une débilité légère. Le lecteur jugera.
  
   Dans 5 ans il sera à la retraite et il a prévu d’emporter sa presse, mais le service se modernise vite et Hanta convient de moins en moins à ce qu’on attend de lui. Ce vieux semi-clochard alcoolique est talonné par de jeunes ouvriers très propres et des machine automatisées et rapides…
  
   L’écriture est superbe et le style volontiers humoristique, humour noir ne répugnant pas à la scatologie. Le ton est donné, c’est à la Rabelais ou à la Ubu que Hrabal va mener sa mission, au grand plaisir du lecteur.
    Le pilon, Hrabal lui, le connut dès la sortie de l’imprimerie pour certains de ses livres qui n’atteignirent jamais les rayons des librairies. D’autres dont celui-ci, parurent amputés ou modifiés. C’étaient les années 60 et suivantes… on ne publiait pas ce qu’on voulait en Tchécoslovaquie et des universitaires étaient égoutiers.
    Les éditions françaises fournissent le texte intégral normalement.
  
  
   Extrait :  
   "Ainsi étranger, aliéné à moi-même, je m'en reviens chez moi en silence, plongé dans une méditation profonde, je marche dans la rue, perdu dans le flot de livre que j'ai trouvé ce jour-là et que j'emporte dans mon cartable, j'évite les tramways, les autos, les piétons, je passe au vert sans m'en rendre compte, sans heurter les passants ou les réverbères, j'avance empestant la bière et la crasse, mais je souris car j'ai dans mon cartable des livres dont j'attends ce soir-même qu'ils me révèlent sur moi ce que j'ignore encore."

978-2221188743

06 mai 2021

 Dans ma peau 

de Doris Lessing

****+


   “Dans ma peau” est le premier tome de l’autobiographie de Doris Lessing. Elle y raconte ses mémoires de sa naissance en 1919 à son installation à Londres en 1949. Il y a un second tome, “La Marche dans l'ombre” qui nous mène de 49 à 1962. Mais je ne l’ai pas lu car il était épuisé (mais Albin Michel l'a rééduté depuis).

      Cette autobiographie manifeste le sérieux souci d’une grande exactitude et d’une grande précision, tant dans les faits, les dates que dans la description des états psychologiques. Doris Lessing ne nie pas que les souvenirs sont sans cesse remodelés au gré de ce qui a été vécu depuis et de notre évolution mentale, mais elle ne se soucie pas de façon majeure de ce défaut. Elle tente de son mieux de nous raconter son histoire avec exactitude, fournissant détails, lieux, dates, noms, explications, qu’elles lui soient favorables ou non et sans tenter de justifier qui ou quoi que ce soit, ni chez elle, ni chez autrui. C’est cette liberté ce détachement et cette approche de l’objectivité qui rendent ce livre passionnant pour tous ceux qui s’intéressent à Doris Lessing

      Elle se raconte, mais on n’a jamais l’impression qu’elle se regarde vivre ou se met en scène.

      Nous la voyons petite fille, très proche de son frère, Harry et tout de suite opposée à sa mère dont il ne lui semble jamais recevoir assez d’amour et dont parallèlement elle ne supporte pas le caractère autoritaire. Nous faisons connaissance de son père, auquel la guerre de 14 aura volé une jambe et que ce handicap affaiblira lui ôtant la possibilité de rentabiliser jamais sa petite ferme de Rhodésie.

      Nous la verrons grandir, se plaire à se coudre de jolies robes, à aller boire et danser et à séduire les garçons (qui étaient bien loin de se douter qu’ils tenaient dans leur bras un futur prix Nobel de littérature). Flirter donc, se marier et avoir des enfants, ce qui nous en apprendra beaucoup sur les maternités et surtout la révolution qui s’est accomplie en matière de soins aux nouveaux nés. (A cette époque, quand une maman quitte la maternité au bout d’une semaine, elle n’a jamais pu nourrir son bébé à sa guise et n’a jamais encore passé plus d’une ½ heure dans la même pièce que lui.)

      Doris ne se sent pas femme à consacrer sa vie à élever des enfants. Ce qu’elle fait, elle le fait de son mieux, mais elle préfère assez tôt se séparer d’eux et de ce premier époux, d’autant qu’elle s’est lancée à corps perdu dans la politique. Elle est farouchement et sans compromission, communiste et antiraciste dans ce pays où la moindre remise en cause du racisme le plus caricatural et le plus primaire est perçu comme une menace*. Antiraciste, cette fille de colons blancs le restera toute sa vie et communiste, ce sera jusqu’à ce que ses yeux se décillent et que s’envolent les illusions qui furent celles des meilleurs de son époque. Son premier roman va bientôt paraître en Grande Bretagne : « Vaincue par la brousse » (The Grass is singing) … mais nous arrivons là à la fin de ce premier tome.

      Avant cela pourtant, D. Lessing nous aura montré comme nulle autre une société coloniale obtuse, raciste et cruelle, mais qui a assez souvent elle aussi une existence difficile. La vie des «petits blancs» est dure. C’est peut-être de cette souffrance que leur vient l’impression qu’ils ont fait quelque chose pour ces colonies. En fait, l’interdiction de tout Noir à un poste de responsabilité ne pouvait, à leur départ, que laisser un pays sans cadres et sans personne formé pour le diriger.

   *D’ailleurs, elle n’oublie pas : « J’ai été interdite de séjour pendant des décennies en Rhodésie du Sud, et aucun Blanc n’a élevé la voix en ma faveur » (p. 416)

978-2253141143

03 mai 2021

 Trois petits tours et puis reviennent

de Kate Atkinson

***+


Un Atkinson de 2020, comment résister ? Avec Jackson Brodie, surtout.

Mais tout de même...

Je ne peux pas nier avoir été un peu déçue. C'est très planplan tout ça. Très lent. Page 120 on en est encore à présenter les très nombreux personnages et les choses n'ont pas vraiment commencé. Une affaire énorme menée par des compères aux des mentalités de petits boutiquiers, est-ce bien vraisemblable tout ça ?

Mais bon, il y a aussi le plaisir de retrouver Jackson et sa vie familiale si embrouillée (Il doit cocher « c'est compliqué » sur sa page Facebook, lui), son fils ado, ses ex, et les nombreux autres personnages qui ont des vies bien compliquées également. C'est un roman très bien construit (quoique le cliffhanger systématique à chaque fin de chapitre et avant que le suivant vous emmène tout à fait ailleurs finisse par être un peu agaçant) et qui sait donc garder ses lecteurs jusqu'au bout. C'est touffu. C'est agréable à lire. Pas de gore, alors que le sujet s'y prêtait particulièrement puisqu'il s'agit du trafic d'esclaves sexuelles. Et puis on aime toujours la philosophie un peu boiteuse de Jackson que l'on suit tout au long de cette enquête. On aura pour finir toutes les réponses à toutes les questions soulevées. C'est aussi une des qualités des romans Atkinson.

Il vaut mieux pour finir, bien aimer les chiens aussi, parce qu'il y en a beaucoup, vraiment, très différents. La plupart des personnages, bons ou méchants, en ont. Cela devient la marque de fabrique Atkinson, on dirait.

Bref, pas le meilleur Jackson Brodie, mais quand même un gros roman qu'on ne rechigne pas à lire jusqu'au bout et on sautera encore sur le suivant s'il y en a un, parce qu'on aime cette ambiance de chiens anglais, de plages frisquettes et de britisheries, sans parler du héros modeste et féministe. 


Série Jackson Brodie :

1- La Souris bleue - Case Histories (2004)

2- Les choses s'arrangent mais ça ne va pas mieux - One Good Turn : A Jolly Murder Mystery (2006)

3- À quand les bonnes nouvelles ? - When Will There Be Goods News ? (2008)

4- Parti tôt, pris mon chien - Started Early, Took my Dog (2010)

5- Trois petits tours et puis reviennent - Big Sky (2019)

978-2709666107

01 mai 2021

 L'archipel d'une autre vie 

d'Andreï Makine


   J'ai été été contente de retrouver la belle écriture d'Andreï Makine. Cela fait plaisir : ces belles phrases, ces mots heureux, ces images parlantes, cette délicatesse du rendu, la finesse de la touche... Bref, l'écriture de Makine. Vous connaissez.

     Le narrateur est un homme qui remonte à son adolescence. Quand il était bébé, ses parents ont été tués par le régime stalinien. Il s'est retrouvé dans un de ces orphelinats où étaient regroupés les enfants de "dissidents". Il y avait reçu une éducation efficace mais sans tendresse, sans compter la rudesse de la cohabitation entre gamins connaissant surtout la loi du plus fort. Il y a reçu un conditionnement stalinien, qu'il est trop jeune pour songer à remettre en cause. Il a 14 ans quand commence le récit et il est envoyé plusieurs centaines de kilomètres à l'Est, pour terminer sa formation de géodésiste. (métier sur le choix duquel il n'a pas été consulté). Arrivé quelques jours trop tôt, il s'occupe en se promenant et en observant les passagers débarqués par l'hélicoptère qui seul, relie ce village au reste du monde. Remarquant un homme qui s'esquive discrètement dans la forêt alors que les autres embarquent dans le bus, il le suit par pure curiosité. Si lui même est habile à se débrouiller dans la nature, son "gibier" l'est plus encore... Le lecteur se régale de "nature writing" somptueux...

     Plus tard, cet inconnu lui racontera sa vie et c'est ce récit qui fait le plus gros du corps de ce roman. C'est le récit d'une traque, que l'homme (Pavel) alors soldat de base soumis à un très rude régime, mena avec d'autres militaires à la poursuite en pleine taïga, d'un fugitif évadé d'un camp. Ce récit nous montre avec une particulière efficacité ce que fut le régime stalinien. C'est glaçant. (Nous verrons plus tard que le régime libéral, nous le savons maintenant, ne fait pas de cadeaux non plus...)

     Aucun manichéisme dans ce récit si juste où nous découvrons le dessous des cartes et ce qui peut amener des hommes à se conduire de façon si cruelle qu'ils se détruisent eux-même. Makine sait montrer individuellement les profondeurs des âmes de ses personnages sans jamais être dans la démonstration ou le didactisme. On voit les choses ; et l'angle sous lequel on les voit nous permet de les comprendre. Il y a des héros obscurs, des monstres du quotidien, des lâchetés sans nom qui sont dans la routine, des sauvageries habituelles, des héroïsme secrets et inattendus et des éclats de poésie qui percent quand même... La vie. Rude, dangereuse, désespérément belle.

     Le seul bémol que je ferais peut-être tient à la structure du récit. Sa double mise en abîme (le jeune homme qui raconte ce que lui a raconté Pavel) m'a parue un peu forcée et d'une complication peut-être inutile. De plus Pavel et le rédacteur du livre se ressemblent un peu trop et une vague confusion s'installe à la longue. Mais ce n'est pas grand chose et j'ai peut-être tort. En tout cas, un livre à lire absolument, qui vous tiendra par ailleurs par son suspens totalement captivant. Comment tout cela se terminera-t-il ?

     "Un matin, en reprenant ma marche, je me rappelais les coups que j'avais reçus au visage et , très clairement, je compris qu'il n'y avait plus en moi, aucune envie de vengeance, aucune haine et même pas la tentation orgueilleuse de pardonner. Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel, quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève sonorité de cristal. Oui, juste la décantation suprême du silence et de la lumière."

978-2757883143

29 avril 2021

 La transparence du temps 

de Leonardo Padura

****

   Mario Condé nous la joue au "vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire" dans ce tome qui le voit arriver à ses soixante ans. Il est bien désabusé, notre enquêteur. Voilà qu'il vieillit ! Que ses articulations ne sont plus ce qu'elles étaient, et même son estomac et sa tète tiennent moins bien l'alcool ! Oubliant donc qu'il y a plus triste que de vieillir (à savoir, ne pas avoir l'occasion de le faire), Mario interdit qu'on lui fasse une fête d'anniversaire et remâche ses désillusions. Mais les amis ne sont pas faits pour tenir compte de ce genre d'interdiction et les désillusions, si elles blessent, ont tout de même l'immense chance de ne toucher ni ses amours, ni ses amitiés. Mario devrait se considérer comme heureux. Pourtant, c'est vrai qu'il n'est pas riche. En temps normal du moins, parce que justement là, un riche client va asperger de beurre les épinards du quotidien.

     Le riche client se trouve être un ex-camarade de lycée (quelle surprise!), Boby. Un gamin qui avait beaucoup souffert à l'époque de son homosexualité cachée mais devinée par ses congénères, mais qui a su se rattraper depuis, assumer et faire fortune dans le monde de l’achat et la vente d’œuvres d'art. S'il fait aujourd'hui appel à Mario, c'est que son dernier amant a profité d'une de ses absences pour dépouiller toute la maison de ses valeurs En plus de la perte financière, il y a une statue de vierge noire à laquelle Boby tient énormément car elle est dans sa famille depuis toujours, et qu'en plus de sa valeur marchande, elle "a des dons", au point qu'il lui attribue la guérison de son récent cancer. Boby préférerait que la police ne vienne pas mettre son nez dans ses affaires de cœur et d'argent, et que ce soit Mario qui se charge de tout retrouver, ou au moins, la vierge noire.

     Mais cependant, la police (dans laquelle Condé a toujours ses entrées) ne va pas tarder à s'en mêler, car les morts vont pleuvoir, la vierge n'étant semble-t-il pas salvatrice pour tout le monde.

   Voilà donc une nouvelle enquête réunissant tous les ingrédients d'un nouveau tome des aventures du grand Mario. Nous voyons toujours en décor et quasi personnage, la Havane et sa vie quotidienne, et elle a évolué au fil du temps. Le carcan s'est relâché, tant côté blocus que côté administratif, mais l'embellie n'est toujours pas là et force est de constater que les décennies de privations endurées pour la bonne cause n'ont pas porté les fruits espérés. Mario promène son regard sur les quartiers les plus contrastés, nous les faisant découvrir, et c'est intéressant. Cependant, ce volume des aventures de Mario Condé ne fera pas partie de ceux que je conseillerai en premier lieu.

     Pourquoi a-t-il fallu que L. Padura se lance dans toute cette partie historique ?! Il va entreprendre d’entrelarder l’enquête de Mario de longs chapitres historiques aux dates mêlées du 12ème au 20ème siècle et qu'on a quand même beaucoup de mal à réorganiser et à suivre, sans parler de reconnaître les protagonistes. Cela a le charme d'attirer le lecteur qui aime toujours les histoires de Templiers, mais ce sont de longs chapitres qui coupent la lecture et désarçonnent le lecteur qui finit par retomber dans l'enquête de Mario au moment où il l'avait quelque peu oubliée. Cela nous fait un gros livre (420 pages), lourd dans les deux sens du terme, et sans rythme malgré les assez nombreuses scènes d'action. Il m'a semblé que Leonardo Padura avait été trop ambitieux sur ce coup-là. Il avait voulu que son roman dépasse le statut de polar pour devenir un roman à ampleur historique, affichant une documentation et une connaissance etc. mais la vérité est que tout ce passé historique ne change rien à l’enquête en cours et n'y apporte pas davantage. Mon avis est qu'en voulant enrichir son roman, il en a réduit l'impact et la qualité générale. Quand je lis Mario Condé, c'est pour l’enquête et l'ambiance cubaine réaliste, pas pour l'histoire de France ou d'Espagne. Qui trop embrasse, mal étreint.


Série Mario Conde :

Cycle Les Quatre Saisons :

Passé parfait - Pasado perfecto (1991) - Prix des Amériques insulaires 2002

Vents de carême - Vientos de cuaresma (1994)

Électre à La Havane - Máscaras (1997) -  Prix Hammet 1998

L'Automne à Cuba - Paisaje de otoño (1998) - Prix Hammet 1999

Mort d'un chinois à La Havane - La cola de la serpiente (2000)

Adiós Hemingway - Adiós Hemingway (2001)

Les Brumes du passé - La neblina del ayer (2005)

Hérétiques - Herejes (2013)

La Transparence du temps - La transparencia del tiempo (2018)

979-1022608329

27 avril 2021

 Montedidio 

de Erri De Luca

*****


Prix Femina étranger 2002

« La journée est une bouchée »

Une bouchée mordue dans le temps.

Un livre à la voix rude et puissante comme celle qui viendra au narrateur à la dernière page. Une voix forte comme un braiment d’âne (dit-il lui-même) et pareillement causée par la douleur.

Un livre à la très très belle écriture qui vous emporte et vous charme.

Un livre fort, rustique, manuel, viscéral, simple et vrai… je cherche d’autres adjectifs encore qui puissent rendre l’impression que j’ai éprouvée en le lisant.

L’histoire : Elle nous est contée par un gamin napolitain de 13 ans qui vient de quitter l’école pour pouvoir gagner un peu du pain qui est rare à la maison. Il la consigne le soir sur un rouleau de papier de rebut qu’on lui a donné. Quand le rouleau sera fini, l’histoire le sera aussi. Il habite sur le Montedidio, mont des quartiers pauvres, avec ses parents. Son père charge et décharge les bateaux, sa mère est déjà gravement malade du foie. Il trouve une embauche chez un menuisier qui héberge dans un coin de son atelier un cordonnier juif bossu, inexplicable rescapé des camps, qui s’est égaré là dans sa route vers Israël.

Elle nous conte les moments qui transformeront l’enfant tiré des bancs de l’école en homme.

La misère est omniprésente, une misère non pas de confort, mais bien de famine. Omniprésentes aussi sont les superstitions, cette crainte du mauvais œil, des sorts, et cette impression subséquente un peu rassurante en fait, mais si handicapante aussi, que l’on peut les éviter si l’on est vraiment très prudent en tout.

Le texte est émaillé de phrases en napolitain, toujours traduites, qui rappellent que cette langue-là est celle des pauvres. Que les plus miséreux ne connaissent qu’elle et n’ont pas le moindre accès à l’italien qu’ils ne comprennent même pas, et dont ils ne sont pas compris, et qui est la langue des livres…. Et du pouvoir et de la vie plus facile. L’enfant, à cheval sur les deux mondes, comprend l’italien mais vit en napolitain.

Tous les personnages ont une densité remarquable. Rafaniello, le cordonnier bossu est fascinant. Il porte en son dos ses ailes repliées. Le propriétaire et le menuisier auquel l’auteur a prêté son prénom, le sont tout autant ; et Maria, le concierge, les parents … et même le boomerang.

Le malheur est partout, mais l’humanité aussi. Celle dont nous pouvons être fiers.

Un livre exceptionnel. 

978-2070302703

25 avril 2021

 

Nouvelles 
de Jérôme David Salinger
*****

Des textes uniques
    "Dis-moi, s'il te plaît, comment fait-on pour écrire des histoires vraiment émouvantes et fragiles?" Demandait Leonardo Pädura à J.D. Salinger, par l'intermédiaire de son personnage. (Les brumes du passé)
  
   Chacune de ces nouvelles est une histoire totalement originale, avec un contexte, un imaginaire et des pistes de réflexion multiples et très riches. Ces nouvelles sont des textes uniques, qui vous hantent pour toujours.
  
   J’ai lu cet ouvrage pour la première fois alors que j’avais 16 ans. Il s’est gravé dans ma mémoire sans même que je m’en avise. Souvent en été, au bord de la mer, plus tard, je regardais les enfants jouer et je me disais « Un jour rêvé pour le poisson banane… » Personne, bien sûr, ne comprenait de quoi je parlais.
  
   Chacune de ces nouvelles avait fixé en moi une image, une scène… la plage du Poisson-banane, la petite sœur de Teddy, le bus de l’Homme hilare, le divan de l’Oncle déglingué par exemple, qu’il me semble bien que j’ai gardée telle que, jusque dans l’autre versant de ma vie. C’est rare. Il y a peu de livres dont je puisse dire la même chose.
  
   Ce recueil, je ne l’avais pas relu depuis. L’ayant trouvé dans un vide grenier, je l’ai relu il y a peu pour découvrir émerveillée le même envoûtement, la même lumière et un nouveau niveau de compréhension. Par exemple, maintenant, je sais que j’avais raison de supposer chez Salinger un vrai intérêt pour le bouddhisme, ainsi que je l’avais pensé à la lecture de « Teddy ».
  
   Je dois ajouter que je fais partie des gens qui n’avaient pas adoré « L’attrape cœur » alors même que tout le monde criait au génie et que j’avais l’âge du héros. Mais par contre, Les Nouvelles ou "Franny & Zooey" m’avaient emballée. J’avais 16 ans. C’était il y a un siècle, mais ce que la vie nous apprend à notre grande surprise, c’est il y a beaucoup de choses sur lesquelles on ne change pas.
  
   J’ai découvert autre chose : les gens qui lisent ces nouvelles ne lisent pas tous les mêmes histoires, loin de là.
    Vous me direz : «C’est toujours un peu le cas» Oui. Mais pas à ce point là.

978-2266126335

23 avril 2021

 Le monde inverti 

de Christopher Priest 

*****


SF

Titre original : Inverted World

 Prix British Science Fiction du meilleur roman 1975.

 C'est pour ce roman, publié en 1974 et qui fut son deuxième, que Christopher Priest est principalement connu. Totalement différent du précédent (« Le rat blanc » ou « Notre île sombre »), le style de ce monde inverti fait penser à Asimov. C'est dire que c'est à la fois, très bien fait, original, basé sur des explications pseudo-scientifiques, et un peu démodé, mais pas trop, ça se lit encore tout à fait bien, comme Asimov d'ailleurs.

Nous allons suivre notre personnage principal Helward Mann de son entrée dans l'âge adulte à son âge mûr et découvrir le très étrange monde dans lequel il vit. Ce monde, considéré comme une cité indépendante, avec son gouvernement élu, est totalement clos, sans vue sur l'extérieur, et Helward  est sur le point de découvrir cet extérieur grâce à sa nouvelle fonction qui exige qu'il y accède. Il va découvrir que cette cité est beaucoup moins grande qu'il ne l'avait supposé, beaucoup plus vulnérable aussi, et qu'elle se déplace sur des rails pour se maintenir proche d'un point appelé Optimum et qui lui même se déplace. Tout autour ce sont des zones semi-désertiques cependant peuplées de quelques indigènes faméliques. Nous allons découvrir peu à peu les particularité physiques très étranges de ce monde où ni l'espace ni le temps ne se manifestent comme nous y sommes habitués. La fin nous donnera plus d'explications.

Ce roman captive son lecteur en lui donnant à découvrir progressivement un monde tellement étrange mais cohérent, ayant ses lois physiques naturelles, mais différentes des nôtres ; avec son organisation sociale aussi, également différente. On dévore le livre poussé par la curiosité et le désir d'en savoir plus, de comprendre comment cela marche et également de voir comment tout cela se terminera car il est visible que la cité ne pourra pas avancer ainsi éternellement et même que l'on n'est pas loin de ses limites. Mais pas loin... entendons nous, le temps lui aussi ne se déroule pas là-bas comme ici. Vous verrez.

 Si vous vous intéressez un peu à la Science-fiction, ce Monde inverti est un indispensable qui, pour son originalité, sa complexité et sa maîtrise n'est pas prêt d'être détrôné.

978-2070421497 

20 avril 2021

 Notre île sombre 

ou

Le rat blanc 

de Christopher Priest 

****+

Titre original : Fugue for a darkening island

 Paru en 1972 et traduit d'abord en français sous le titre Le rat blanc, le roman a été salué au départ comme particulièrement antiraciste puis, au 21ème siècle, comme raciste. Il me semble que cette dernière accusation tienne pour beaucoup au fait que le mot « nègre » y était couramment employé, mais c'est oublier qu'à l'époque il était couramment employé partout et n'avait pas de connotation spécialement raciste, du moins le "negro" anglais. Par exemple, on parlait sans problème d'"Art nègre". Aujourd'hui le mot est tabou. Compte tenu de ce malentendu, Priest a révisé son roman avant sa dernière réédition et la version française que je viens de lire n'avait rien de raciste. Je pense que ce genre de discussion n'a pas lieu d'être. Il y avait bien les britanniques d'un côté et les envahisseurs africains de l'autre, mais on comprend bien que le problème, c'est l'invasion, pas la couleur de leur peau. Ils auraient été vikings, cela aurait été pareil. On comprend bien aussi le bien fondé des motivations des deux camps. D'ailleurs au départ, le héros fait partie des Britanniques qui voudraient accueillir les immigrés mais la situation est telle qu’ils n'en sont bientôt plus là. Voilà l'histoire :

 Les pays riches ayant sur-exploité les richesses naturelles de l'Afrique au-delà de toute mesure sans s'y investir du tout et en laissant les pires situations sociales, spoliations, guerres, massacres etc. s'y développer aussi bien que la destruction de la nature, les incendies, désertification etc. tant que cela ne gênait pas trop leurs affaires, le continent est devenu totalement non viable au sens strict du terme et les survivants réfugiés n'ont d'autre choix que de s'emparer de n'importe quel navire et de tenter de gagner d'autres parties du monde. Le phénomène est mondial. Ils débarquent n'importe où et en particulier chez les anciens colonisateurs dont ils parlent la langue. C. Priest, d'une façon assez typiquement british ne considère que la Grande Bretagne, négligeant les autres pays traversés avant d'arriver chez eux. Pas de vision mondiale, ni même européenne. Mais bon... Au prix de milliers (ou bien plus) de morts, des réfugiés parviennent à atteindre Londres dans des paquebots pleins, des cales aux ponts, de milliers de personnes dont beaucoup n'ont pas survécu au voyage. Pour les autres, à peine touché terre, ils s'enfuient en tous sens et se répandent dans la ville. Ces débarquements sauvages se poursuivant constamment (les Africains n'ont pas d'autre choix) les «envahisseurs» sont bientôt assez nombreux pour se regrouper et s'organiser d'autant que les businessmen qui ont réduit leur monde en cendres sont tout prêts à leur vendre toutes les armes qu'ils veulent. Les affaires sont les affaires. Nous suivons le personnage principal qui en quelques mois va basculer d'une vie bourgeoise et moralement médiocre de professeur peu inspiré, avec épouse, fille, maîtresses etc. à une existence de desperado dépourvue de tout et prêt à tout. Le roman vous raconte comment.

Le début m'a fait penser à «La guerre des mondes», de H.G. Wells, quand les deux héros se rendent sur les lieux où les deux vaisseaux (maritime et spatial) ont touché terre et observent l'arrivée des intrus. Il y a vraiment un parallèle entre ces deux scènes. Ici, le héros n'a rien de particulièrement sympathique. C'est plutôt un «homme moyen», le sujet c'est plutôt la situation et la façon dont elle survient et se développe. Comme souvent en science fiction, l'auteur a voulu explorer un danger en le poussant à son extrême. C. Priest dit qu'il a voulu faire un roman-catastrophe moderne et il y a parfaitement réussi puisque cette fiction de 1972 a l'air d'avoir été écrite hier. Par contre, peut-être parce qu'il a également des ambitions littéraires, la structure choisie (récit éclaté dans le temps en passages brefs, sans avertissement) rend la compréhension un peu difficile au début. C'est néanmoins passionnant.

Moralité, veillons bien à ce que l'Afrique (ou toute autre partie du monde) soit un continent où il fait bon vivre car, "Il apparut bientôt qu'on ne pouvait échapper nulle part à la chute de l'Afrique."

978-2070469031 

17 avril 2021

  Le mystère de la chambre jaune 

de Gaston Leroux

****+

Lecture indispensable

   D’abord avocat, Gaston Leroux se fit journaliste et même grand reporter, allant à travers le monde exercer son métier. C’était dans les années 1892-1907 environ.

   Entré par le reportage dans le monde littéraire, il se lança dans l’écriture de romans et même de pièces de théâtre. Il se spécialisa bientôt dans le style «roman de mystère» et commença à publier dès 1903. Il fut finalement l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages.

     Il connut le grand succès dès son deuxième roman avec ce «Mystère de la chambre jaune » qui n’a jamais depuis perdu les faveurs du public. Et il suffit de le lire pour comprendre pourquoi.

   Nous trouvons dans ce livre un délicieux mélange de mystère, d’énigme à résoudre, de poésie et de psychologie qui ne peut qu’attacher définitivement le lecteur.

   Pour l’énigme, elle est de taille et pas un instant, le lecteur ne renonce à la résoudre lui-même, mieux encore que le policier ou le détective, tant l’on sent, l’on sait, que l’on a en main, aussi bien qu’eux, tous les éléments qui nous permettraient de le faire. L’énigme, en deux mots : Mademoiselle Mathilde Stangerson, fille du professeur Stangerson, a été victime d’une tentative de meurtre qui l’a laissée blessée, alors qu’elle se trouvait dans sa chambre, parfaitement fermée. Eh oui, un mystère de chambre close. Je ne sais pas si ils vous plaisent, moi je les adore.

   Les personnages également sont des plus intéressants et G. Leroux a su leur donner de l’épaisseur et la parfaite cohérence de leur rôle. Le héros, Rouletabille (journaliste, comme l’auteur) fait ici sa première apparition, mais il plaira tellement aux lecteurs et, sans doute aussi, à son créateur qu’on le retrouvera ensuite dans plusieurs autres romans, que je trouve toutefois moins réussis que cette première enquête.

     Ce qui fait le charme tout spécial de cette œuvre, c’est à mon avis que les pires réalités et sentiments baignent dans une atmosphère bourgeoise et feutrée, intelligente et sentimentale un peu décalée et que cela crée une ambiance, sinon onirique, du moins poétique très envoûtante alors même que le cerveau lui, est accroché à cette énigme qu’il sent bien à sa portée.

  

   PS : Savez-vous que Rouletabille s’appelait d’abord Boitabille, mais que G. Leroux dut changer rapidement ce nom, le pseudonyme étant déjà pris (et par une personne réelle, qui plus est.) ?

978-2253005490


15 avril 2021

 Le long séjour 

de Régine Detambel

****+

   Ce roman vous attaque d’un coup, sans introduction. Vous lisez les premiers mots et déjà, vous êtes en pleine situation. Vous avez franchi sans le savoir cette cloison invisible qui séparait votre monde de celui du livre. On ne vous a pas prévenu, on ne vous a pas demandé votre avis. Vous avez posé les yeux sur les premières lignes. Vous êtes entré. Vous y êtes.

   Où ? Dans une maison de retraite, à «L’âge d’or». Joli nom. Certains pensionnaires, incapables de toute façon de trouver l’énergie de visiter, de comparer etc. l’ont choisie pour ce nom. Vous les comprenez. L’âge d’or, ultime mensonge. L’âge dort.

   Une maison de retraite somme toute très convenable d’ailleurs avec, d’une part des «filles en bleu» dont on saisit parfois vivement des éclats de vraie vie, et d’autre part trois pensionnaires. Un homme, une femme, un ni homme-ni femme. Une caméra les scrute tout au long d’une journée, dans chacun de leurs gestes et de leurs routines, rien ne lui échappe. Sauf qu’elle ne voit pas seulement ce qu’ils font, elle voit aussi ce qu’ils pensent et sauf encore que ce n’est pas une caméra, c’est Régine Detambel.

   Elle nous dit, sans explication, ni commentaire. Elle relate. Dans un style qui parvient à reprendre ce qu’on imagine être le cheminement mental de ces trois personnages bien distincts et on croit, on sait, que c’est exactement comme cela.

   Ce n’est pas une maison de retraite honteuse. Les pensionnaires n’y sont pas volontairement maltraités ou négligés. N’allez pas imaginer des comptes rendus affreux, des atrocités sadiques. Les amateurs de scandales seront déçus.

   Il y a atrocité, pourtant, et il y a scandale, mais ils s’appellent « vieillesse », ruine, usure inexorable et décrépitude, et nous serons peut-être demain un de ces trois personnages (ou peut-être connaîtrons nous pire encore). Ne dites pas «Pas moi !». C’est ridicule. Combien parmi eux avaient prévu de longue date leur présence en ce lieu ? Bien peu. Combien avaient dit «Pas moi !» ? Bien davantage. Et puis, comme les vêtements feutrés, c’est doux aussi.

     Quand elle a écrit ce livre, l’auteure avait 27 ans. Elle venait de travailler comme kiné dans une maison de retraite. Elle dit elle-même qu’à la suite de cette expérience, elle était « totalement habitée par la vieillesse et par la façon dont on la traite et dont on la subit ».

   Mon sentiment de lectrice est que, s’il n’y a pas maltraitance, il y a tout de même bien une vraie négligence de l’humain, un manque d’amour. Inévitable ? Peut-être. Peut-être même cette négligence de l’humain et ce manque d’amour nous sont-ils imposés depuis bien avant la vieillesse.

   De ce livre, Régine Detambel dit : "C’est ainsi que j’ai eu vraiment l’impression de pénétrer dans mon écriture. Par les corps aimant, souffrant et vieillissant, et jouissant et mourant. C’est la vie ». C’est par ce livre que moi, j’ai découvert ce qu’écrivait Régine Detambel et j’en suis impressionnée. Dès que je le peux, je poursuis la découverte de cette écrivaine, parce que, si elle écrivait cela à 27 ans…

978-2260007777