15 novembre 2020

 Sous l’aile du bizarre  

de Kate Atkinson

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La narratrice habite avec son étrange mère dans une ile déserte au large de l'Ecosse. Elles entreprennent de se raconter. C'est la fille, la narratrice, qui a lancé ce thème de discussion alors qu'elles sont toutes les deux isolées sur cette île. C'est qu'elle ignore à peu près tout de sa mère, Nora, de sa propre conception, de son père et du reste de la famille. Elle espère, en lui contant sa vie à l'université, l'inciter à se livrer elle aussi. Elle utilise un ton d'humour pince sans rire que j'apprécie particulièrement et se sent d'autant moins tenue à une exacte vérité qu'elle ne pense pas que sa mère sera elle même très exacte dans ses récits par ailleurs très parcellaires et difficiles à obtenir.
 
   Ce qui m'a le plus emballée dans ce roman, c'est le ton, l'humour, les réparties. On a l'esprit toujours en éveil et le sourire aux lèvres. Exemple, entre Chick chauffeur de taxi et Terry, étudiante et passagère :
   "- On dit que tout le monde a un roman en soi, n'est-ce pas? fit alors Chick que l'idée paraissait soudain séduire.
   - Ouais, grogna Terry, et peut-être que c'est là qu'il devrait rester.
   Chick riposta par quelques mots bien sentis sur les étudiants, soulignant en particulier qu'il payait des impôts pour que nous puissions nous prélasser toute la journée, en nous vautrant dans le sexe et la drogue.
   - Ne croyez pas que je ne vous en sois pas reconnaissante, fit suavement Terry."

 
   Et, cerise sur la gâteau, cet humour est parfois bien noir: "Sur quelque remarque innocente de ma part, la mère d'Archie entreprit de me raconter l'histoire de sa vie, banale, je suppose: un cœur brisé, un enfant perdu, la mort, l'abandon, la solitude, la peur. C'était, bien sûr, la version condensée, autrement,, nous en aurions eu pour soixante-dix ans et quelques années."
 
   Les longs passages durant lesquelles c'est notre narratrice qui raconte sa vie, ont un petit côté David Lodge déjanté, car ils nous font entrer dans la vie d'une université anglaise dans une classe de création littéraire. Les profs hyper susceptibles se jalousent âprement et se méprisent mutuellement. Parmi les élèves, personne ne veut travailler, tout le monde se prend pour un génie, prend les autres pour des nuls, et vogue la galère vers la gloire qui ne peut qu'être au bout. Plusieurs sont colocataires, amis, amants, bref, se fréquentent en dehors des cours (où ils vont les moins possible d'ailleurs, car qu'ont-ils besoin de cours?!) et nous les suivons donc hors des murs académiques.
 
   Du côté de la mère, il est vraiment difficile d'obtenir un renseignement à peu près fiable, mais peu à peu, sur leur île cinglée (elle aussi) par les vents, et parmi un tas de mensonges, certaines choses se disent... et ce ne sont pas forcément les plus vraisemblables.
 
   J'ai adoré ce bouquin déjà ancien mais que je n'avais pas encore lu. Si bien que j'ai immédiatement enchainé avec un autre du même auteur.



978-2877063821

14 novembre 2020

 

Mon chien Stupide

de John Fante

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Tout le monde vous le dira, John Fante ne raconte qu'une seule personne dans tous ses romans avec une plus ou moins grande distorsion : lui-même. Ici, c'est sous la forme de Henry Molise que nous le retrouvons. Un Molise à la cinquantaine bien tapée, écrivain, ayant eu son heure de gloire à Hollywood, mais en nette perte de vitesse, gardant quand même encore une belle maison en bord de mer. Dans cette maison, il vit avec son épouse Harriet, qu'il n'écoute guère mais sans laquelle il ne pourrait sans doute pas vivre, et ses quatre enfants en passe de quitter le nid. Miné par l’inactivité et l'affreux défilé des années, cet égoïste éhonté entretient des rêves de départ pour Rome (il est issu d'une famille d'immigrés italiens) et de dolce vita dépourvue de toute obligation familiale. C'est peu dire qu'il n'est pas satisfait de son sort qu'il juge injuste, le lecteur jugera...
 
   C'est dans ces dispositions que la famille voit s'installer sur sa pelouse un énorme chien errant, volontiers bagarreur et obsédé sexuel... inverti. Or, Molise a une passion pour les chiens de combat dominants. Ne doutons pas qu'il y trouve compensation à sa propre situation pas du tout dominante. Il impose donc le chien à son voisinage et à sa famille. On le baptise Stupide, car il n'obéit pas et on préfère croire qu'il ne comprend rien, mais c'est tout qui est stupide chez Molise, à commencer par lui-même et on voit bien qu'il s'en doute.
   "J’étais las de la défaite et de l’échec . Je désirais la victoire. Mais j’avais cinquante cinq ans et il n’y avait pas de victoire en vue, pas même de bataille. Car mes ennemis ne s’intéressaient plus au combat. Stupide était la victoire, les livres que je n’avais pas écrits, les endroits que je n’avais pas vus, la Maserati que je n’avais jamais eue, les femmes qui me faisaient envie."
 
   Introduit avec le chien dans l'intimité de cette belle famille américaine, nous en découvrons tous les membres et on peut dire qu'il y a des traits de caractères familiaux qui se sont indéniablement bien transmis. Chacun des quatre enfants est une histoire à lui tout seul et trois d'entre eux sont vraiment les dignes rejetons de leur père, le quatrième tenant plutôt de la mère.
 
   Tout au long du récit, on est partagé entre le rire et le scandale ou la réprobation. Tout est à double niveau. Les situations sont cocasses, féroces, choquantes... et la machine suit quand même son cours, On rit mais on voit en même temps clairement tout le poignant. On écoute et regarde notre Henry Molise qui ne cache aucune de ses pensées les plus minables, ses lâchetés, et en même temps, nous amuse. Comment tout cela va-t-il finir ?
 
   Une peinture sulfureuse, un humour qui décape, une plongée dans les profondeurs de l'âme d'un tricheur né…


978-2264072023

12 novembre 2020


 Pnine 
 de Vladimir Nabokov
****


  
 
Quel drôle de roman que celui-ci ! Pas une des plus grandes réussites de Nabokov mais pour l’inconditionnelle que je suis, tout est intéressant. Ce qui frappe, quand on le lit, c'est son aspect décousu, voire parfois irrationnel et chaotique. Quand on connaît la genèse de l’œuvre, on apprend qu'il s'agit bien de morceaux distincts que l'auteur a réagencés et organisés pour en faire un roman. On peut dire que cela se voit ! Même avec cette explication, on se dit que Nabokov ne s'est pas donné trop de mal. Je suis persuadée qu'il aurait été capable de faire beaucoup plus cohérent et fluide. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Plusieurs explications possibles viennent à l'esprit, mais faute de renseignements fiables, je ne m'y hasarderai pas.

Il n'en reste pas moins que ce livre est très intéressant et plein de... charme. Nous suivons Pnine (Timofey Pavlovitch Pnine), Russe blanc exilé ayant pas mal crapahuté à travers l'Europe avant d’atterrir dans cette petite université où il est depuis neuf ans professeur de russe (non titulaire). Nous le suivons par la plume d'un étrange narrateur omniprésent qui semble toujours derrière son dos alors que nous comprenons que, techniquement, il n'y est pas. Si ce narrateur se présente d'entrée de jeu comme « son ami », nous n'en saurons pas plus avant la toute fin.

Pnine est un homme solitaire qui n'a pas eu une vie facile et pour lequel le lecteur se sent de l'indulgence et de la sympathie malgré ses bizarreries et son caractère pas toujours facile lui non plus. Il aurait été inspiré à Nabokov par un de ses collègues bien que certains voient en lui un reflet de Nabokov lui-même. Mais je ne partage pas cette opinion, pour moi, Nabokov est bien là, mais dans un autre rôle.

Nous allons suivre notre professeur de russe dans sa vie professionnelle aussi bien que privée pendant plusieurs mois et voir son existence prendre un nouveau tournant. Nous le verrons plutôt dans les petites choses de sa vie, une erreur de train, un livre qu'on ne trouve pas, des malaises, des rêveries, des exigences et des erreurs. Pnine a maintenant un certain âge et rien ne lui arrive plus sans lui évoquer des souvenirs anciens, certains heureux, d'autres moins. Et puis, notre homme a aussi ses faiblesses, il n'est pas rare qu'il soit ridicule dans ce monde américain, ou que son humour russe n'atteigne que lui-même. 

« C'est drôle à pleurer » disait Graham Green de ce livre et c'est vrai. Tout est constamment d'un ton d'humour froid que, personnellement, j'adore. Ainsi, une page d'histoire : « Le cercueil du saint, jeté à l'eau par un roi furieux, devait faire route doucement jusqu'aux côtes de la Sicile, probablement une légende, vu que la Caspienne est restée strictement à l'intérieur des terres depuis le pléistocène. » L'humour à froid y est aussi parfois très acéré : « Deux caractéristiques distinguaient Léonard Blorenge, président du département de langue et littérature française ; il détestait la littérature et il ne savait pas le français. »
Mais c'est tout autant d'un niveau littéraire et poétique soutenu. Les belles pages surgissent ici ou là, comme pour tenter de compenser la construction un peu bâclée. 

L'auteur n'a pas été avare de son savoir-faire, parfois trop prodigue même, comme lorsque le récit commence et finit par la même scène... joli, mais facile. Les thèmes du double, de la confusion de personnages, des erreurs que seul le personnage fait, thèmes chers çà l'auteur se retrouvent dans ce livre, un peu encombrantes d'ailleurs souvent, comme un collage bricolé, mais antiennes familières que le lecteur fidèle aime retrouver.   

Une histoire donc, un peu sans queue ni tête mais pourtant pleine de sens, que je conseillerais  indiscutablement tant sont grands les charmes de l'écriture de Nabokov et du « pauvre Pnine » (ce qui faillit être le titre de ce roman).

Citations :
« Son mari démontrait de façon si apaisante à quelle capacité de silence l'humain peut atteindre à condition de s'abstenir strictement de tout commentaire sur le temps qu'il fait. »

« Pour ma part, je n'ai jamais beaucoup apprécié Bolotov ni ses écrits philosophiques qui combinent si bizarrement l'obscur et le banal. »
  



978-2070384624

10 novembre 2020

 La tentation

de Luc Lang
*****

Prix Médicis 2019

  
 
Une construction époustouflante pour ce roman qui nous fera vivre plusieurs fois certains moments (à commencer par le début) créant un arrêt brutal, ruinant les certitudes et autorisant tous les doutes.
  
   On pourrait dire que ce roman est un thriller, mais un de la meilleure espèce, un de ceux qui nous offrent une peinture extraordinaire de la société, un de ceux qui s'appuient sur une qualité littéraire remarquable, un de ceux qui nous captivent, nous bluffent, nous enrichissent.
  
   Ce qui frappe, autant que l'histoire elle-même, c'est la richesse sémantique, que dis-je richesse ? opulence ; un vocabulaire d'une précision quasi technique, offrant un récit objectif, voire scientifique de cette histoire de passion et de fureur...
  
   Nous suivons François, cinquante cinq ans, chirurgien, vieille famille de notables bien établie dans un pays de chasse. La scène initiale frappante révèle une fêlure dans la stabilité de François, pour autant, cela n'a pas de lien direct avec ce qui va se passer, si ce n'est que ce sera peut-être un François un peu différent de ce que ses proches savent de lui, qui va s'y trouver confronté. Nous observons ses relations étranges avec sa famille proche, femme, fille, fils. A sa grande tristesse, cette longue lignée de médecins et chirurgiens va s’arrêter avec lui. Son fils ne sera pas médecin et si sa fille continue ses études dans ce domaine, on n'arrive pas vraiment à l'envisager comme praticienne... Il ne peut par ailleurs, être satisfait d'aucune de ses relations avec eux, bien qu'il ne les remette pas en cause. C'est sa famille, il les aime, il ne les rejette jamais. Pourtant, il lui en font de belles ! Et le lecteur peut s'étonner parfois de son extrême patience. En cette période troublée, François fait beaucoup de rêves perturbants, et nous y entraine...
  
   Parallèlement, son fils étant dans la finance internationale la plus pointue, nous découvrons un monde qui nous gouverne alors que nous en ignorons tout. Un monde où la richesse ne s'appuie plus sur la propriété immobilière ou autre, mais où elle est devenue entièrement virtuelle. François réalise que sa confortable aisance familiale de notable est bien fragile au fond, face à cette nouvelle finance. Et la nôtre (éventuelle) aussi.
   "... être riche aujourd'hui consistait avant tout à ne rien posséder nominalement. Il fallait en outre que l'argent demeure impalpable et circule à la vitesse des flux financiers internationaux. Non ! Pas seulement les paradis fiscaux, mais des investissements dans des compagnies avec une croissance à deux chiffres, ou encore dans des états en faillite dont on se sert comme leviers pour acquérir des monopoles, des terres, des zones côtières, sans parler des spéculations sur les stocks, les matières premières, bref une mobilité constante de ton argent sans aucun ancrage géographique et qui échappe en grande partie à toute législation fiscale."
  
   Femme, enfant, stabilité sociale, richesse, et même ses goûts de toujours (chasse), François a cinquante cinq ans et il sent tout s'ébranler. Ses certitudes disparaissent, et même la sécurité, jusqu'à la plus vitale...
  
   Mais ce n'est pas un roman introspectif et pesant que nous avons-là, même pas une réflexion existentielle, c'est un thriller vous disais-je, et je peux vous assurer que vous n'oublierez jamais cela.
  

   Un excellentissime Prix Medicis !


978-22340873857

08 novembre 2020

L'invention des corps

de Pierre Ducrozet
*****


  
 
Roman d'aventure surfant sur deux arrière-plans/thèmes de réflexion: les incroyables avancées des possibilités médicales et de l'internet.
Nous démarrons avec le récit puissant du massacre par la police de 43 étudiants à Iguala (Mexique) en 2014. Histoire vraie et je pense que Pierre Ducrozet tenait à leur rendre un nouvel hommage. On le comprend. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Enlèvements_d%27Iguala) Leur professeur, Alvaro, en réchappe par miracle et parvient non sans peine à passer aux Etats Unis où il tente de se faire une place grâce à ses talents exceptionnels de hacker.  

Il parviendra à rencontrer un des pontes de la Silicon Valley, Parker Hayes, personnage fictif mais côtoyant des pontes réels. Ce dernier, mégalomane, a des projets tout à fait grandioses pour l'avenir du monde (nanti) et finit par l'embaucher, mais pas dans sa spécialité. Loin de là. 

​Il y a de l'action, de l'amour, de l'aventure, du drame, des retournements de situation au point que tout est possible dans ce roman qui se dévore comme n'importe quel "cliffhanger", mais s'il n'y avait que cela, ce ne serait rien. Il y a aussi et surtout la réflexion intelligente et documentée dont je vous parlais en introduction, sur notre monde et son évolution la plus moderne. C'est cela qui retient l'attention et qui reste après la dernière péripétie. 

Un vraiment excellent roman que je conseille donc vivement aussi bien à ceux qui aiment la fiction active qu'à ceux qui préfèrent ne pas lire pour rien. *
* Lire pour rien, c'est quand on a peut-être passé un bon moment avec un livre, mais qu'on en ressort inchangé. Je n'interdis, ni ne condamne, mais j'indique que ce ne sera pas le cas ici."


978-23300817 

05 novembre 2020

   Fan Man  

de William Kotzwinkle
*****

  

D'abord, il faut placer ce roman dans son temps (1ère publication en 1974) et se replonger mentalement dans ce monde de hippies cool et qui, grâce à l'inhalation constante d'un tas d'herbes médicinales*, vivent dans un monde parallèle, tendre et optimiste où tout est possible. Notre narrateur et personnage principal, s'appelle Horse Badorties, il vit dans le New York’s Lower East Side, dans des appartements qu'il squatte de façon éhontée et transforme très rapidement en dépotoirs. Comme il l'expliquera, c'est une performance artistique destinée à modifier la vie du propriétaire, du concierge, de l'homme de ménage qui la verront, mais c'est aussi, il faut bien le dire, son environnement préféré. Quand il sort de chez lui, il doit, comme beaucoup de clochards, qu'ils soient célestes ou non, emporter un tas de matériel malheureusement encombrant, ventilateur, parapluie géant, besace géante itou, une allumette perpétuelle japonaise** etc. Et c'est ainsi équipé qu'il sillonne la ville, tout occupé à sa grande entreprise qui est d'embaucher un maximum de "poulettes fugueuses de quinze piges", pour sa Chorale de l'Amour qui répète tous les soirs dans l'église St Nancy, sur Bowery, où un prêtre bienveillant laisse Bardoties, équipé d'un petit ventilo en plastique en guise de diapason, mener son entreprise.
   
   Digne produit de son époque, Horse Badorties ne peut résister à l'attrait des gadgets les plus farfelus qu'il achète sans hésiter et en quantité, car il n'a aucun problème d'argent, ne s'étant jamais soucié d'approvisionner les comptes plus ou moins fictifs avec lesquels il paie ses dépenses. Il ira même jusqu'à acheter un vieux bus pour transporter sa chorale... mais c'est une histoire que vous découvrirez en lisant ce roman. En tout cas, Horse Badorties, c'est la mort de la société marchande.
   
   Vous l'aurez compris, il s'agit d'un roman totalement déjanté, raconté sous influences... Tout est toujours inattendu et drôle et cette virée iconoclaste à travers les rues de New York (et son métro, ne pas oublier le métro !) vous vaudra bien des sourires et plus, du côté des zygomatiques. Elle vous fera entrer dans ce "monde parallèle" dont je vous parlais plus haut et vous ouvrira à de nouveaux horizons. C'est drôle et intelligent, subversif et non violent, poétique et trivial, pas crédible et pourtant efficace car ça ne tient compte d'aucun obstacle. Et le pire, vous verrez en refermant l'ouvrage, c'est que c'est un peu contagieux.
   
    L'éditeur évoque l'Ignatius de Kennedy Toole et le Big Lebowski des frères Coen, et pour une fois, les références ne sont pas abusives.
   
   Extrait:
   "Quelle est cette musique que j'entends, mec, qui se déverse dans la cinquième rue? Quel jeu de saxophone fantastique, mec! Quelque part dans l'un de ces immeubles, mec, je dois trouver la source de cette musique pour faire entrer le saxophoniste dans la Chorale de l'Amour.
   D'où est-ce que ça vient exactement, mec? De ce bâtiment de briques qui s'écroule, on dirait. Clébard crasseux à moitié affamé à l'entrée, qui grogne avec son os de poulet.
   - Dégage, mec.
   C'est sûr, mec, la musique de saxophone vient d'ici, du haut de ces escaliers. La musique d'un artiste fini, mec, comme moi-même. Fini et fichu. Je me demande de quelle école de musique il s'est fait jeter."
   
   
   * sont ici recommandées : feuilles de figues soigneusement raffinées, écorce de mangues péruviennes, flocon de banane séchée, herbes d'asperge sauvage, varech salé portugais séché etc. Si ce n'est pas de la poésie !...
   ** Les moins de 30 ans ne peuvent pas comprendre...




978-2916589220

03 novembre 2020

 Quand le diable sortit de la salle de bains 

de Sophie Divry
*****


  
 
Je lis ce livre après tout le monde parce que je ne suis pas pressée, mais je le lis quand même. Il y a eu trop de commentaires élogieux, il fallait que j'y aille voir. Et j'ai bien fait car ce roman m'a beaucoup plu.
  
   Il m'a beaucoup plu parce qu'il sait témoigner avec justesse et puissamment d'un phénomène de société actuel, majeur, préoccupant, mais négligé car il touche des populations qui n'ont pas accès à la diffusion de leur parole. Ce n'est pas du tout parce qu'ils ne sont pas nombreux qu'on ne parle pas d'eux. Ils sont légions au contraire, et vous en avez tous dans votre entourage, ou en avez eu, ou en aurez. Leurs récits sont bien plus poignants que celui des soucis qu'un tel a eu avec sa maman ou son papa qui ne n'ont pas été gentils avec lui... mais on ne les connaît pas car ils ne sont ni racontés ni publiés, car ces gens-là ne sont pas écrivains... Et puis parfois si, cela arrive à un écrivain et alors, il sait le dire. C'est Orwell, c'est Fondation, c'est Flynn; et puis voilà que c'est Divry, et elle en parle vraiment bien. De la lente dégringolade jusqu'à ce qu'on soit dépassé, découragé et qu'on coule vraiment, et dans l'indifférence générale. Les écrivains sont là pour parler du monde.
  
   Il m'a beaucoup plu parce que la psychologie du personnage est parfaite. Tout sonne juste du petit accroc de départ qui fait qu'une situation précaire s'écroule, jusqu'à l'épuisement final quand on réalise soudain que cette lutte est en fait sans espoir. On parle dans beaucoup de commentaires de ce livre, du côté humoristique et même comique du récit, et c'est juste, mais vraie politesse du désespoir, relisez la dernière phrase ! Riez-vous encore ? Heureusement que la bouée de sauvetage est dans les bonus !
  
   Il m'a beaucoup plu parce que c'est une œuvre littéraire avec une majuscule. Un festin, un banquet, de jeux de mots, de pastiches, de calligrammes, de contes, de citations cachées, de... tout. Sophie Divry nous offre tout de ce que peut donner un écrivain. Elle met tout dans la balance, et ce cadeau, c'est pour nous. Jetons-nous dessus.
  
   "Mais ne nous y trompons pas: ce n'est pas le chômage qui est drôle, c'est la littérature qui peut-être une fête."


978-22901294630

02 novembre 2020

  Une vie de homard 

d'Erik Fosnes Hansen
*****


  
  J'ai choisi ce livre parce qu'il avait tout pour me plaire. J'aime bien les microcosmes. Les hôtels sont parfaits. J'aime bien les récits faits par une voix spéciale, un enfant, un vieillard, un témoin ignoré, voire un animal. Je n'ai donc pas hésité à me lancer dans ce roman un peu gros (450 pages) et j'ai été aussitôt emportée par le flux. C'est un courant puissant mais peu rapide qui nous emmène ici. Le rythme est posé. Rien d’hystérique, de hâtif ou d'irréfléchi. Pas de grands coups d'éclats, sauf le final, mais une foule de détails et l'imprégnation d'une ambiance terriblement fin de règne.

C'est Sedd, adolescent de 14 ans qui nous en fait le récit. Elevé par ses grands-parents, c'est un garçon sage, éduqué pour devenir un jour le maître du palace dans lequel il vit. Toute sa courte vie n'a été que préparation à ce rôle. Il sait tout de ce qui doit ou ne doit pas être fait, et comment. C'est une seconde nature chez lui. En même temps, c'est un garçon de 14 ans qui ignore tout de ses parents car ceux-ci sont partis et peut-être morts, et que les grands-parents refusent absolument d'en parler. C'est une situation douloureuse pour un jeune homme et il doit la supporter stoïquement. Pourtant, il cherche, dans la limite de ses faibles moyens, à percer tout ce non-dit mortifère.

Le non-dit, le déni, sont au cœur de cette histoire. Le palace de montagne norvégienne (qui m'a fait penser à ses semblables autrichiens ou suisses, plus représentés dans la littérature), est un anachronisme qui arrive en fin de course quoi qu'en disent les grands-parents. La mort du banquier ami de la famille qui ouvre le roman, amorcera le mouvement de bascule fatal, on le sent bien.

Mais de cela, on n'en dira pas plus à Sedd qu'on n'a parlé de ses parents. Face à tout problème grave, les grands-parents, donnés pour charmants et aimants, ne savent en fait qu'adopter la politique de l'autruche. Le garçon n'est pas conscient de ce vice de caractère, même s'il le découvre peu à peu. Il a vite fait d'en hériter lui aussi et de "ne pas comprendre" les indices qui s'accumulent sous ses yeux. Et quand viendra une adolescente et la possibilité de sentiments romantiques mais insécurisants, il s'empressera d'imiter le défaut familial...

Mais peu à peu, la parfaite harmonie onctueuse du palace se fendille, il y a des larcins, le personnel se réduit, les marchandises ne sont plus bien livrées, quand ce n'est pas l’électricité ou le téléphone qui viennent à manquer...

Et tout se dérègle sous les yeux incrédules de notre Sedd qui est si attaché à l'orthodoxie des choses.

Ces "accrocs" s'accompagnent de plus en plus en approchant de la fin, de scènes extravagantes, burlesques, puis terribles.

Un très beau roman, porté par une belle écriture. A lire.



978-2072732980

30 octobre 2020

   Sous le ciel des hommes  

de Diane Meur
****+

 
  L'action se passe dans le Grand Duché d'Eponne, pays imaginaire qui ne peut que nous en évoquer deux ou trois autres plus réels. C'est un pays européen confortable, bourgeois, clos sur son confort et sa neutralité. Accessoirement (version officielle) ou de façon centrale (réalité), c'est un paradis fiscal. Comme tous les pays d'Europe, c'est aussi une terre où des réfugiés ayant tout perdu sauf des souvenirs insoutenables, rêvent de trouver asile. Nous rencontrerons trois d'entre eux au cours de ce récit aux nombreux personnages. Parlons d'eux.

D'abord, il y aura Jean-Marc Féron, écrivain assez célèbre, mais nettement en bout de course et d'inspiration. Son éditeur a, pour trouver un thème au prochain livre qu'il ne parvient pas à pondre, l'idée de lui faire héberger un sans-papiers en attente de régularisation ou de renvoi. Cela ferait un beau document vécu et donnerait une belle épaisseur humaine au livre, n'est-ce pas?  Et c'est ainsi que nous rencontrerons deux de ces migrants, un joyeux d'abord, puis un triste.  Et puis, comme Jean-Marc Féron n'est vraiment pas en forme, l'éditeur, qui voudrait tout de même bien amortir son à-valoir, lui colle aussi une "rewriteuse". Bref, il lui fournit le sujet, et il le lui écrit. Mais malgré cela... Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas. Et puisque nous parlons de création littéraire, il y a  aussi cet atelier d'écriture dont nous allons rencontrer différents membres, tous habités du désir de créer œuvre. 

On se demande où on va, mais on goûte le voyage, et puis, dans le dernier tiers, tout prend place et on a un monde. Très bien vu et bien rendu.
Cela m'a fait penser à quelque chose que j'avais noté dans "La découverte des corps" de P. Ducrozet: l'art "doit adopter le modèle du rhizome, non pour imiter la réalité, il a d'autres choses à faire, mais pour l'anticiper (...) Mais le roman, pour ne prendre qu'un exemple, devrait se plonger dans le réseau/rhizome (...) L'art n'a ni début ni fin, il n'a pas de thèmes ou de personnages fixes, de point A et de point B, il se développe librement, comme un chancre, un tentacule, une herbe folle, et il ira où il voudra bien aller." Je trouve que ce roman, complexe et en même temps évident, a cette structure en rhizome, qu'elle est naturelle et efficace, et qu'elle nous dit bien la vie.

Voilà, c'est gai, c'est triste, réaliste sous des airs détachés, ça nous parle de notre monde européen actuel. Je vous le conseille vivement.





978-2848053615

25 octobre 2020

  Civilizations 

de Laurent Binet
*****


Grand Prix du Roman de l'Académie Française 2019
  
   Il avait retenu les propos d'un historien qui disait qu'il n'avait manqué que trois choses aux Indiens pour résister aux Conquistadors : le cheval, le fer et les anticorps. L'idée enflamma l'imagination de Laurent Binet qui, deus ex machina, leur donna ces trois éléments et regarda le monde se refaire sous ses yeux.
  
   Je trouve cette idée tout à fait enthousiasmante, et ils n'étaient pas nombreux, ceux capables de la réaliser, mais Laurent Binet est de ceux-là. D'abord, nonobstant les travaux de recherches supplémentaires, cela suppose une solide culture de base ; et ensuite, il fallait une parfaite maîtrise littéraire alliée à une aptitude à la vaste vue d'ensemble et une capacité à rendre réaliste jusque dans les détails, paradoxalement liée à un savoir éluder et simplifier qui seul pouvait permettre de raconter cette histoire en 400 pages et non en dix tomes de 1000. Jamais l'auteur ne se perd dans ces détails qu'il fournit pourtant assez abondamment pour que les scènes aient un parfait air de réalisme. Jamais il ne s'égare dans les digressions. Il trace sa route du point de départ de son idée, quelques traversées réussies de la Grande Mer par des Européens du nord, irlandais, islandais, vikings, pour apporter les trois éléments manquants, jusqu'à Cervantes (naissance du roman moderne, croire que c'est un hasard?).
  
   Car c'est encore une des choses qui m'ont particulièrement plu : on retrouve dans ce monde des Incas, les mêmes personnages historiques que dans celui que nous connaissons. Ils ont globalement le même caractère, la même apparence (Charles Quint, on voit que l'inspiration vient directement d'un tableau les représentant, à cause par exemple des vêtements), et cette union à la peinture est un charme supplémentaire ; mais il leur arrive des choses différentes... On se régale avec Luther, Le Gréco, Pizarro, François 1er, Laurent de Médicis etc. On jubile avec la vision très libérale et hyper tolérante que les Incas ont de la religion, eux pour qui elle n'est qu'un détail sans grande importance et qui ne voient aucune objection à aucun culte, du moment qu'on reconnaît en l'Inca le fils du soleil. On rit de voir ces immigrés dont hommes et femmes aiment à se promener nus (fussent-ils princesses ou généraux) débarquer en Espagne en pleine Inquisition... Car c'est ainsi que cela commence, à la même date que nous avons eu la découverte de l'Amérique par C. Colomb, c'est cette fois Atahualpa, l'Inca, et quelques centaines de ses hommes, qui ayant dû tenter la traversée de l'Océan Atlantique poursuivis par leurs ennemis débarquent à Lisbonne qui vient de subir un terrible tremblement de terre. Bientôt ils poursuivront leur route en Espagne où ils rencontreront Charles Quint (trompés par les peintres de cour, nous oublions parfois ce que eux voient tout de suite : ils "furent frappés par sa mâchoire de crocodile et son nez de tapir"). Charles Quint, quasi maître de l'Europe, ne considère guère ce sauvage nu sous sa cape de duvet de chauve-souris auquel il ne reste plus que 200 hommes, mais Atahualpa est l'Inca, c'est à dire un dieu, et toute idée de subordination lui est donc totalement inconnue.
  
   Quand ils ont débarqué, les Indiens se sont installés dans un cloitre, découvrant là les "tondus" (ecclésiastiques) et leur "Dieu cloué". Ils ont découvert les croyances du lieu (sans leur accorder grande importance). Mais surtout, lors de son séjour, l'Inca a apprécié et étudié en détail, un livre d'un certain Machiavel... et pour ce qui est de tenir sur la durée, il faut se souvenir qu'il y a une chose que les Incas ont : l'or, et beaucoup. Atahualpa sait que "C'est la misère qui crée le désordre." aussi libère-t-il tous ses affidés de tout impôt, ne leur demandant pour tout tribut qu'un peu de travail obligatoire gratuit. Comme on le devine, alliée à une totale liberté de culte en cette période où l'on s'étripe pour des dieux, cette façon de faire va lui valoir de larges ralliements dans cette difficile Europe du 16ème siècle...
  
   C'est un livre passionnant et grandiose. Ne le ratez pas ! C'est maintenant en poche.




978-2253101765

22 octobre 2020

 

 Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon

de Jean-Paul Dubois
****


Sans doute pas mon préféré des romans de Jean-Paul Dubois, mais un bon roman quand même.
 
   Quand on lit Jean-Paul Dubois, ce que l'on retrouve toujours, sous les différents costumes de différentes histoires sous différents cieux, c'est sa philosophie de la vie ; et si cette philosophie est aussi la vôtre, vous serez toujours bien dans ses pages. D'abord, vous les comprendrez, ensuite, vous vous sentirez compris, ou pouvant être compris, par ses personnages sympathiques. C'est comme un microcosme amical, ne demandant qu'à vous accueillir. En clair, c'est un moment éminemment agréable. Vous y découvrirez (Jean) Paul, lui-même en un de ses avatars, et comme vous l'aimez bien, vous passerez d'excellent moments en sa compagnie. Vous ferez la connaissance de tous ses personnages "secondaires" dans la création et l'animation desquels l'auteur excelle, et votre expérience du monde en sera enrichie.
 
   Le travail de Jean-Paul Dubois tient de l’exercice de style, avec les constantes que l'on se doit de retrouver dans tous les romans, l'enracinement sociétal, et la richesse de l'imagination de l'auteur qui nous en tirera toujours des récits totalement différents à chaque fois. J'admire.
 
   Ici nous passerons 240 pages en prison, partageant la cellule d'un biker assassin, forcément, ça ne bouge pas beaucoup et les souvenirs portant sur les vingt-six années précédentes, attachées à un immeuble, ne sont pas très mobiles non plus. C'est peut-être ce côté statique qui m'a fait un peu moins aimer cet opus, mais vraiment, cela vaut quand même la peine d'être lu, et largement. De plus, je sais par expérience que les romans de J-P Dubois restent en mémoire, on garde leurs personnages avec nous longtemps. Ils ne font pas partie de ces livres qui s'effacent, hélas, rapidement. J'attribue cela à l'écho profond qu'ils trouvent en nous, une résonance.




978-2823615166

20 octobre 2020

 

 Partir léger

de Pierre Ducrozet
***+


 Quatrième de couverture :

"Alors voilà, on est partis. Un aller simple, sans date de retour précise. Du Népal au Japon, en passant par l’Inde, le Sri Lanka, la Birmanie, la Thaïlande et l’Indonésie. On pourrait chercher des motifs, des buts, mais ce serait mentir, en réalité il n’y en a jamais qu’un seul : le goût de se déplacer dans l’espace.”

Septembre 2019. Dans la dernière ligne droite de l’écriture de son roman Le grand vertige, Pierre Ducrozet se lance dans un voyage de plusieurs mois à travers l’Asie, sur les traces de certains de ses personnages.

Sous forme de chroniques bimensuelles, il envoie des cartes postales à Libération : récits, impressions, sensations – des “notes pour plus tard“ qui prennent le pouls de cette planète en surchauffe et des humains qui y vivent.

L’ensemble forme une sorte de contribution réelle au réseau Télémaque fictif de son livre, un atlas intime des lieux traversés en mouvement et à l’arrêt, un inventaire du précieux, du fragile et de l’immuable. Et nous rappelle tout ce qu’il reste encore à sauver."

​Dans la foulée de l'excellent "Grand vertige", mes semblables et moi-même qui venions de nous régaler avec le roman,  étions clairement la cible visée par cet agencement éditorial. La quatrième de couverture insistant sur les rapports entre cette recension de billets de voyages et le livre. Je m'attendais donc à une sorte de journal de l'écriture, mais il n'en est rien. J'en ai donc été déçue, faute à l'éditeur qui n'a pas été assez franc.

Ces billets, calibrés à trois pages, et au format de leur emplacement dans libération, format facile et fluide, sont plaisants, parfois intéressants, et se lisent d'une traite. Mais je n'en dirais pas beaucoup plus. Un an de voyage, vingt-trois chroniques pour Libé. Bon. Ils nous parlent des régions visitées, mais, m'a-t-il semblé, sans offrir un regard radicalement neuf. A l'image de la couverture. Ça n'est pas aussi original que le roman qui a suivi. C'est ça, l'indéniable supériorité de la fiction.

Si vous aimez les notes de voyage, vous l'aimerez. Vous jetterez quelques coups d’œil sur l'Asie du Sud-Est actuelle. Si vous aimez les journaux d'écriture ou les notes littéraires, moins. Si vous pensez trop au "grand vertige", vous ne l'y retrouverez pas.





978-2330141516