Vie de Joseph Roulin
de Pierre Michon
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Vous connaissez Joseph Roulin. Mais si. Van Gogh vous l'a présenté. Vous êtes comme moi, vous l’avez déjà vu et plusieurs fois sûrement. Peut-être même l’original, si vous faites partie des veinards… En tout cas, des reproductions, c’est sûr.
Et tout au long de votre lecture, vous aurez cette bouille sous votre regard mental et vous aussi vous serez familier de cet homme dont Pierre Michon vous parle, comme Van Gogh l’a été. Vous aurez l’impression que l’on vous parle de quelqu’un que vous connaissez, au moins de vue, et depuis longtemps. Cet artifice donne au texte une emprise notable sur le lecteur. Il se trouve de plain pied dans notre «familier» et cela modifie la réception, change l’impact des mots lus.
Roulin fait partie des gens avec lesquels Van Gogh s’est lié à Arles, quand ça n’allait pas bien. Il travaillait à la poste, buvait trop, parlait trop, n’avait rien de particulièrement sympathique et pourtant, on retrouvait chez lui ce qui fait que l’humain mérite que l’on s’y intéresse et il était capable comme on le verra finalement, de fulgurances. Il avait cette soif d’étoiles qui nous fait. Et Vincent lui en offrit une part. Non par ou pour ce qu’il comprit de sa peinture car il y comprit peu de choses, mais par et pour ce qu’il comprit de l’homme. En récompense de quoi, au bout du compte, «Il devait à ce jeune homme d’avoir connu un grand peintre, d’avoir vu et touché une chose en quelque sorte invisible, pas seulement un misérable à qui on donne des confitures.» (p. 61)
Pierre Michon sait nous montrer cet homme, sait nous le faire sentir, nous offrir en quoi il est unique et en quoi le monde avait besoin qu’il existe. Le monde, Vincent, vous, moi.
Michon est nos yeux.
Et il est lui aussi portraitiste. Que fait-il d’autre dans toutes ces vies minuscules qui peuplent son œuvre? Ici, comme Van Gogh, il travaille la pâte -des couleurs ou des mots- pour faire jaillir l’image approximative et exacte de son modèle. Nous le révéler dans toute la puissance de son évidence.
Et pour ce qui est du talent, du génie et de l’art: «Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien? Est-ce que ce sont nos yeux, qui sont les mêmes, ceux de Vincent, du facteur et les miens? Est-ce que ce sont nos cœurs qu’un rien séduit, qu’un rien éloigne?» (p. 65)
Extraits :
- (…) on est devenu très fort depuis qu’on sait que tout le langage ment. On a appris le pire, on y est installé. (p. 14)
- Et il ne fut pas étonné davantage d’être promis à un tout petit métier, d’avoir à gagner sa vie et d’avoir à la perdre un jour, et de devoir moralement, gaillardement, affronter cela. (p. 19)
- Cette ombre longtemps l’épaula seule dans le refus d’être Roulin, c'est-à-dire dans l’acceptation de faire mine d’être Roulin; cela le revêtit chaque matin de la grande vareuse, sans ménagement le poussa avant le jour vers les sacs postaux et les engueulades, mais comme si ce n’était pas lui. Le prince batifolait ou massacrait dans un coin de facteur, qui faisait son devoir. Cela lui fit une vie intérieure (…) (p. 23)
978-2864320661