30 avril 2023

Nous autres 

Evgueni Zamiatine

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Ecrit en 1920, ce roman de science fiction n'a été publié en Russie qu'en 1988. C'est dire qu'il y a rencontré de la résistance. Il était cependant disponible à l'étranger en anglais depuis 1924 et en français depuis 1929 mais à partir de cette traduction, pas du texte original. Quant à l'auteur lui-même, il plaisait si peu à Staline qu'il dut s'exiler en 1931, et c'est à Paris qu'il vint. Il y mourut six ans plus tard, il n'avait que 53 ans. Son roman, premier dans la chronologie, allait ouvrir la voie à ceux de Aldous Huxley (1932), Ayn Rand (1938) et George Orwell (1948), sans parler des multiples suivants.

Situé dans un futur assez lointain, ce récit nous est fait par un homme nommé D-503. Il tient une sorte de journal de ce qui lui arrive dans lequel il s'astreint à ne rien dissimuler, ni des faits, ni de ses pensées même quand il ne les comprend pas. Dès le début, D-503 nous dit qu'il n'est pas vraiment un individu mais plutôt partie heureuse du groupe humain, ainsi peut-il aussi bien dire "nous" que "je", car il est surtout un élément du Grand Tout qu'est la société parfaite instituée par le Guide, à peine contesté par de rares "terroristes". "La liberté et le crime sont aussi intimement liés que, si vous voulez, le mouvement d'un avion et sa vitesse. Si la vitesse de l'avion est nulle, il reste immobile, et si la liberté de l'homme est nulle, il ne commet pas de crime. C'est clair. Le seul moyen de délivrer l'homme du crime est de le délivrer de la liberté. Et à peine venons nous de l'en délivrer (à peine est bien le mot quand on songe à l'âge du monde), que quelques misérables esprits arriérés..."

D-503 n'est pourtant pas un modeste boulon, il est le créateur de L'Intégral, LE grand projet en cours, à savoir un vaisseau spatial qui ira apporter le bonheur imposé aux malheureux extra-terrestres encore dans l'ignorance. C'est le projet majeur du moment. Pourtant, la Terre elle-même n'est pas totalement conquise, il reste une vaste zone sauvage, que l'on devine derrière le Mur Vert et où nul ne va jamais ni ne sait ce qui s'y passe. On n'en est d'ailleurs pas curieux, plutôt dégoûté.

Après nous avoir montré comment tout cela fonctionne bien, voilà que D-503 rencontre une femme et que son métabolisme s'en trouve perturbé. De plus en plus perturbé d'ailleurs car elle lui donne d'autres occasions de rapprochement. Comment tout cela va-t-il finir?

Le récit est rendu un peu confus par le fait que, complètement déstabilisé par les sentiments qui l'assaillent et dont il ne soupçonnait même pas la possibilité, D-503 perd un peu pied et confond parfois, rêve, fantasme et réalité. Au lecteur de suivre. Cela m'a rendu la lecture de ce roman moins agréable qu'elle n'aurait dû mais il n'en reste pas moins que nous avons là une pièce indispensable pour tout amateur de SF littéraire. Son rôle historique est majeur. On ne peut pas ne pas le lire si on veut parler science fiction.


"Les deux habitants du Paradis se virent proposer un choix: le bonheur sans liberté ou la liberté sans bonheur, pas d'autre solution. Ces idiots-là ont choisi la liberté et, naturellement, ils ont soupiré après des chaînes pendant des siècles. Voilà en quoi consistait la misère humaine: on aspirait aux chaînes. Nous venons de trouver la façon de rendre le bonheur au monde... Vous allez voir. Le vieux dieu et nous, nous sommes à la même table, côte à côte. Oui, nous avons aidé Dieu à vaincre définitivement le Diable; c'est le Diable qui avait poussé les hommes à violer la défense divine et à goûter à cette liberté maudite; c'est lui, le serpent rusé. Mais nous l'avons écrasé d'un petit coup de talon: "crac". Et le Paradis est revenu, nous sommes redevenus simples et innocents comme Adam et Eve. Toute cette complication autour du bien et du mal a disparu: tout est très simple, paradisiaque, enfantin."

9782070286485


25 avril 2023

Trouver refuge

de Christophe Ono-Dit-Biot

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Ce roman est une uchronie, mais très légère, quelques années, si bien qu'il n'y a aucune grande transformation technique à découvrir. Mais la France a changé, elle a progressivement basculé dans une dictature paternaliste (alors pour faire simple et que tout le monde comprenne, on appelle le dictateur Papa - Grand Frère pas loin). Le populisme est roi et s'impose de façon de plus en plus musclée, ainsi, quand vous faites ou dites des choses qui divergent de ce que l'on attend de vous, il ne faut pas vous étonner de recevoir la visite de quelques jeunes gens musclés qui viennent vous faire des reproches de façon qui n’exclut aucune manœuvre d'intimidation. Rien n'est officiel, ils seraient bien sûr désavoués au cas où ça déraperait... mais tout devient possible.

Sacha est un écrivain et philosophe habitué des plateaux télé. C'est lui qui fera la majeure partie de la narration, mais il cédera parfois la parole à Mina sa compagne, professeure d'histoire à l'université, spécialisée dans la civilisation byzantine. Tous deux n'aiment guère la façon dont les choses tournent et tentent de résister mais sans s'opposer, ce qui ne les empêche pas de subir des pressions, surtout Mina, à l'université. Et puis un jour, dans le feu de la discussion sur un plateau télé, Sacha lâche une phrase imprudente qui laisse entendre qu'il sait des choses compromettantes sur la jeunesse de Papa (ce qui est vrai, et ce que ce dernier ne va pas du tout apprécier de se voir rappeler).

Ensuite il ne leur reste plus qu'à fuir en abandonnant absolument tout. Là, j'ai eu un peu de mal, je n'ai pas assez lourdement senti la pression pour imaginer que des gens nantis, publics même, puissent partir comme ça du jour au lendemain avec juste un sac à dos. Mais bon... Ils partent en Grèce, dans la Communauté monastique du Mont Athos parce que Sacha y a vécu jeune une expérience mystique ressourçante et qu'il pense que c'est le meilleur refuge possible. Ce qui en soit, m'a beaucoup étonnée puisque sur trois fuyards, deux (Mina et leur enfant de sept ans) sont des filles qui sont plus que formellement interdites sur ces terres. Mais ce n'est pas grave, Sacha s'arrangera. Sérieux?

A partir de là, le récit a deux narrateurs: Sacha et Mina (dans une moindre proportion). Je ne veux pas vous en dire plus sur l'histoire.

C'est un roman agréable à lire qui transmet un quota culturel correct sur l'antiquité, les monastères orthodoxes, etc. Par contre il n'approfondit pas les mécanismes d'une dictature populiste, ni les moyens de la combattre (au contraire puisque la seule solution serait la fuite). Il véhicule une vision bienveillante des religions qui ne se formalise pas de la mise à l'index de la féminité. La lutte contre Papa se limite à une confrontation personnelle et la happy end ne fait aucune concession à la vraisemblance.

978-2072885693




20 avril 2023

Jean-Christophe T1 : L'aube 

de Romain Rolland 

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Bien oublié de nos jours, Romain Rolland ! et c'est injuste. C'est vrai que le style a un peu vieilli, ou plutôt, c'est le rythme qui a vieilli, notre époque speedée ne veut plus que du rapide, et rapide, R. Rolland ne l'est pas. 10 tomes pour nous raconter l'histoire de Jean-Christophe Krafft et pourtant en son temps (1904), cette longue histoire a « cassé la baraque », coqueluche des lecteurs qui le dévoraient en feuilleton dans « Les Cahiers de la quinzaine ». Tout le monde voulait savoir ce qu'allait devenir ce petit garçon, ce jeune homme, cet homme, etc. Dix volumes pour le découvrir, un Nobel de Littérature à la clé. Ce qui rajoute à l’intérêt du récit, c'est qu'il ne s’agit pas seulement des péripéties qui ont meublé la vie du héros, mais tout autant de ses hautes préoccupations morales et humaines et son désir d'amélioration personnelle, qui ont parlé à son lectorat et qui pouvaient devenir celles de tous les lecteurs, 

1904 et l'auteur est un pacifiste qui ignore encore les années noires qui arrivent. Il aime l'Allemagne et c'est d'ailleurs en Allemagne qu'il fait naître Jean-Christophe, il est l'ami de Stefan Zweig...

Mais nous n'en sommes qu'à L'Aube. Jean-Christophe vient de naître sur les bords du Rhin, dans une famille de musiciens de province, père (Melchior) et grand-père (Jean-Michel), qui rêvent de gloire et d'un peu d'opulence alors que la personnalité jouisseuse du père les tire au contraire vers le bas. Une enfance rude ; on finit, accidentellement, par découvrir le don de Jean-Christophe, son éducation musicale démarre aussitôt et tourne au dressage de singe savant. Le père entend bien exhiber son fils et en tirer tout le profit possible. Et voilà qu'à six ans, le surdoué du piano, révèle qu'il compose de façon naturelle et avec talent ! L'appétit familial s'en trouve sur-développé et voilà notre prodige donnant son premier concert, de pièces de sa composition, devant "Sa Majesté" ! Il a sept ans et c'est sur cet acmé que nous le quitterons pour ce premier volume.

Je poursuis ma "lecture" en audiolivre.

Jean-Christophe (1904-12). Cycle de dix volumes répartis en trois séries, Jean-Christophe, Jean-Christophe à Paris et La Fin du voyage, publiés dans les Cahiers de la Quinzaine

1 L'Aube (1904)

2 Le Matin (1904)

3 L'Adolescent (1905)

4 La Révolte (1906-1907)

5 La Foire sur la place (1908)

6 Antoinette (1908)

7 Dans la maison (1908).

8 Les amis (1910)

9 Le Buisson ardent (1910)

10 La Nouvelle Journée (1912)

9782253012382 



16 avril 2023

L'homme qui vivait sous terre

 de Richard Wright

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A savoir sur l'Amérique du 20ème siècle

Folio a extrait cette nouvelle du recueil « Huit hommes » pour nous la livrer seule ici dans sa collection Folio 2€, comme il l'a fait dans un autre opus avec « L'homme qui a vu l'inondation ». Le but est atteint, je suis assez décidée maintenant à lire tout le recueil.

Nous découvrons ici un homme noir, fugitif affolé, poursuivi en ville pour meurtre, par la police. Il est innocent, mais le traitement qu'il a subi au commissariat l'a obligé à signer des aveux. Il pense que les flics savent qu'il n'a pas tué, mais a bien compris que cela ne changera rien. Il leur faut un coupable, de préférence noir. Il est parfait. Acculé, épuisé, il parvient à leur échapper de façon inespérée en se jetant dans un égout et en y découvrant un accès aux sous-sols du quartier. Une fois sous terre, il explorera l'une après l'autre les caves à sa portée, les pillant comme un gamin pillerait un magasin de jouets ou une pâtisserie, c'est à dire sans même se soucier de la valeur marchande des choses. Il considère par exemple, qu'il n'a aucun besoin d'argent, et utilise un magot qu'il a dérobé pour décorer les murs et le sol de son refuge.

De sa cachette, il lui arrive aussi d'observer les humains et est ainsi témoin de certaines choses qu'il n'aurait pas dû voir... dont un meurtre.

Parallèlement, comme nous le suivons tout au long de ce récit, nous assistons à l'écroulement mental de cet homme. On peut supposer qu'il a toujours été inculte et même ignorant, nous en venons peu à peu à penser qu'il est également psychologiquement fragile et sans doute au moins un peu intellectuellement débile. Et que ce qu'il a vécu depuis son arrestation, lu a fait perdre ses repères et son équilibre. Vraiment, un coupable idéal. Mais maintenant, un fugitif bien peu armé pour se sortir de cette situation. Si bien qu'alors qu'il avait des atouts dans son jeu, il finit par décider de retourner voir la police pour leur expliquer... vous découvrirez les conséquences.

Richard Wright nous décrit une jungle urbaine où l'homme noir est gibier et chair à canon. Il y a quelque chose de dramatique au sens antique du terme dans ces destins d'hommes noirs que cet auteur nous présente avec tant de réalisme et de relief, quelque chose de l'ordre du fatum. L'homme blanc, violent ou simplement indifférent à l'injustice qui le frappe, est l'environnement hostile. La situation qu'il nous dépeint ne pouvait qu'aboutir aux mouvements de révolte noirs. Il fallait qu'ils adviennent ; et certains faits divers récents nous amènent à nous demander si le travail est terminé. On en doute, malgré le paradoxe d'un président noir.


9782072941252



12 avril 2023

 Oh Canada

de Russel Banks

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"Oh, Malcolm, crois-moi, ils voudront me regarder mourir."

En phase terminale d'un cancer, Leonard Fife, célèbre documentariste, tourne avec un de ses anciens élèves, Malcom, une ultime interview filmée, à exploiter après sa mort très proche. Il a cependant des exigences précises: cela sera tourné en plan rapproché, dans le noir total en dehors de lui, et sa femme, Emma, devra être présente en permanence mais hors de sa vue, car, dit-il, c'est pour elle qu'il veut parler. Malcom et son équipe ont soigneusement préparé leurs questions mais bien inutilement car ils vont vite constater que Léonard ne tient compte d'aucune. Il est là pour raconter toute la vérité sur sa vie en un long monologue. Il estime avoir toujours triché et menti à tous et veut absolument se livrer à Emma dans son entière vérité avant de mourir. Pourquoi, dans ce cas, faire venir une équipe vidéo? C'est qu'il sait que s'il est seul avec elle, il ne pourra s'empêcher de recommencer à mentir, jouer son rôle, et enjoliver la vérité comme il l'a toujours fait.

"Non, son récit, il le raconte à Emma, sa femme, parce qu'il veut être connu d'elle, de celle qui lui a dit bien des fois qu'elle l'aimait pour ce qu'il est, peu importe ce qu'il est. Et, chose peut-être cruciale, il se raconte l'histoire à lui-même pour la même raison - parce qu'avant de mourir il veut se connaître lui-même, peu importe ce qu'il est."


Auteur de documentaires chocs et célèbres sur de forts moments de la société américaine et canadienne où il a vécu, le récit de Leonard Fife parle au lecteur comme à ses auditeurs fictifs quand il évoque par exemple Joan Baez et Bob Dylan qu'il a fréquentés ou les déserteurs qui fuyaient au Canada pourr échapper à la guerre du Viet Nam et dont il a fait partie... ou pas.

"Néanmoins, il a décidé de dire la vérité de telle manière qu'Emma pourra enfin savoir qui elle aime et qu'il pourra savoir qui il est. Une fois cette décision prise, son esprit s'est immédiatement rempli à ras bord de souvenirs depuis longtemps oubliés, depuis longtemps niés, depuis longtemps déguisés. (...) Il n'a eu qu'un souci en tête, celui de se rappeler son histoire et de la raconter de la manière la plus véridique et la plus simple possible, comme si ce n'était pas son histoire mais celle de quelqu'un d'autre, d'un étranger, comme si la caméra et le micro étaient entre ses mains, sous son contrôle"


Mais peu à peu, à cause de l'âge, de la maladie et des médicaments, ou simplement parce que "rien n'est jamais acquis à l'homme : ni sa force, ni sa faiblesse ni son cœur"*, son récit semble moins clair et moins assuré. Emma elle-même tente de le discréditer en faisant état de confusions, mais est-ce parce qu'il est inexact ou est-ce pour protéger sa réputation qu'il est en train de détruire? Ment-elle, à son tour? Leonard lui-même doute de certains souvenirs et constate les incertitudes de la mémoire même quand on est fermement décidé à ne plus rien dire que la vérité, sans souci des éventuels dommages collatéraux. Mais la vérité, qu'est-ce? Surtout passé au tamis de la mémoires ancienne et des successifs auto-récits sciemment maquillés ou non: pas maquillés, pas volontairement maquillés.

"Ses véritables motivations? Au mieux, il ne connaît que le côté observable de ses actes. Pour ce qui est des motivations, il n'en sait pas plus que s'il était un parfait inconnu. Il n'a pratiquement aucun mal à trouver des raisons à ce qu'il fait - c'est à dire que si on lui demande, il a des réponses. Mais sont-elles crédibles? Pour lui sur le moment, pour lui dix ans plus tard, pour lui un demi-siècle plus tard."


Nous sommes une histoire que nous nous racontons. Qu'en reste-t-il à l'approche de la fin? Est-il possible que nous assistions à la dilution de ce récit cohérent dans le flou, l'incertain et les variantes envisageables?


Ce roman est une réflexion sur le souvenir et nos auto-récits (nous en avons tous. Nous nous sommes tous mis au centre d'un récit dont nous sommes le personnage principal. Nous avons organisé nos souvenirs en conséquence.) Jusqu’à quand sont-ils cohérents? Le sont-ils même jamais? Nous soutiennent-ils jusqu’au bout ? Où nous lâchent-ils, surtout quand on a toujours trop menti ? Qu'est-ce que la réalité? C’est à elle justement que Léonard cherche à s'accrocher en tentant d'affermir sa maîtrise de son auto-récit.

"Il ne reste plus rien de sa vie, désormais, hormis ce qui se trouve dans son cerveau. les fluides qui passent dans ses intestins et sa vessie et les cellules cancéreuses qui dévorent ses os et sa chair, se gavent de ses organes et les condamnent un par un. (...) Ce qui reste de sa vie à présent, qui il est, n'est rien d'autre que ce qui se trouve dans son cerveau. Et cela n'est que celui qu'il était, rien de plus. L'avenir n'existe plus et le présent n'a jamais existé. Et personne ne sait qui il était. Personne ne peut le savoir à moins qu'il le lui dise à elle : à Emma."


C’est une réflexion profonde, mais également un roman captivant à cause de ce que Léonard a vécu. Dans un sens, c'est aussi une histoire d'amour. Il veut absolument offrir à cette femme qu'il aime son être vrai, l'ultime don de soi.

Ou peut-être pas. Peut-être ne veut-il que faire d'elle le réceptacle de son ultime auto-récit et se donner ainsi un peu plus de longévité.


Un roman profond et vrai qui nous parle non seulement de notre fin, mais de toute notre existence en nous amenant à réexaminer nos souvenirs et relativiser notre mémoire. Un grand livre.


* Aragon

9782330168025



08 avril 2023

Oscar Wilde et le meurtre aux chandelles 

de Gyles Brandreth

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L’auteur britanique Gyles Brandreth a eu l’audace d’imaginer une série de romans policiers de type whodunit dans lesquels Oscar Wilde tenait le rôle de personnage principal et détective. Les personnages réels se mêlent aux fictifs. La série, que j’ai trouvée plaisante, connaîtra 6 volumes, tous parus en français chez 10/18. La série n’est plus éditée mais demeure facile à trouver chez les soldeurs. « Oscar Wilde et le meurtre aux chandelles » est le premier livre.

Dans cette aventure d'Oscar Wilde imaginé comme détective, l'auteur joue jusqu'au delà du possible avec les ambiguïtés sexuelles du personnage et de l’époque. C'en est vraiment remarquable de voir à quel point il dit les choses sans les dire et les fait sans jamais que ce soit même envisagé comme une possibilité. Cela doit ressembler assez justement et nous mettre dans l'ambiance exacte de ce qu'était l'homosexualité masculine dans cette société où elle était encore un "crime" capable de vous envoyer en prison pour plusieurs années et où donc, vous l'aurez compris, elle n’existait pas.

Dans cette enquête, très bien tournée et imaginée, Wilde découvre le cadavre d'un adonis qui est un de ses protégé très aimé, son préféré du moment, qu'il rencontre régulièrement dans une auberge écartée... pour lui donner des cours aptes à lui permettre de ne pas faire tache dans une société plus raffinée que celle d'où il vient (qui est terriblement sordide). Il s'agit, ainsi qu'il l'explique sans rire à son ami l’écrivain et narrateur habituel Robert Sherard et par son intermédiaire au lecteur, d'un jeune homme à la beauté et aux qualités si remarquables qu'il méritait de s'élever dans la société et que Wilde s'était chargé de corriger les injustices de sa naissance.

Bref, le jeune homme nu git dans ladite chambre d'auberge mort et installé dans une mise en scène genre sataniste (les chandelles du titre). Oscar qui le découvre ainsi comprend tout de suite que le temps de la séduction a fait place à celui de la peine et des ennuis, d'autant qu'il se met en tête de découvrir le fin mot de l'histoire. Et tant mieux parce que s'il avait fallu s'en remettre à la police... 

La police donc où le double langage va continuer à régner en maître étant donné que tous ces messieurs d'un certain âge et parfois du meilleur monde qui, comme Wilde, fréquentaient le personnage assez répugnant qui découvrait des beaux jeunes gens méritants au fond des masures et leur organisait une vie meilleure à Londres, ne le faisaient que par souci d'équité sociale. Leurs réunions régulières en des lieux discrets n'avaient d'ailleurs qu'une vocation totalement artistique et culturelle. Comme on l'aura bien compris. Enquêter dans un milieu qui n'existe pas avec des personnages faussés ayant des motivations jamais évoquées, seul un personnage aussi à l'aise que Wilde dans cette eau-là pouvait y parvenir.

Et c'est ce qu'il fit.

Un bon moment de lecture dans un univers où tout est faux, autant dans le monde des personnages qui nient leur réalité, que dans celui du lecteur qui va s’imaginer un moment qu'Oscar Wilde a pu ressembler à cela. Mais Brandreth maîtrise tout cela si bien, qu'avec notre consentement, il nous y fait croire l'espace de quelques heures un peu compliquées certes, mais comment tout ne le serait-il pas dans ces conditions?

Le plus ambigu de la série. On commence fort.

 

    1. Oscar Wilde and the Candlelight Murders (2007) Oscar Wilde et le meurtre aux chandelles

    2. Oscar Wilde and the Ring of Death (2008) Oscar Wilde et le jeu de la mort

    3. Oscar Wilde and the Dead Man's Smile (2009)  Oscar Wilde et le cadavre souriant

    4. Oscar Wilde and the Nest of Vipers (2010) Oscar Wilde et le nid de vipères

    5. Oscar Wilde and the Vatican Murders (2011) Oscar Wilde et les Crimes du Vatican 

    6. Oscar Wilde and the Murders at Reading Gaol (2012)  Oscar Wilde et le Mystère de Reading



978-2264046499



04 avril 2023

Le chien de Madame Halberstadt 

de Stéphane Carlier

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Avant d'avoir lu la moindre ligne de lui, je me faisais de Stéphane Carlier l'image d'un auteur facile pour lecteurs à la recherche de divertissement et de détente sans aucun risque de perturber leur transit intellectuel; et puis il y a eu "Clara lit Proust" que j'ai vu passer sur la majorité de s blogs de lectrices avec un assez bon indice de satisfaction. J'ai donc fini par aller voir par moi-même et en effet, sans être lui-même un ouvrage littéraire, ce roman parlait agréablement de littérature et vous laissait avec le fort désir de dévorer ou redévorer La Recherche, ce qui était une grosse qualité. Je me suis alors dit que ce n'était pas bien de juger les gens que l'on n'a pas lu et que j'avais été injuste avec ce Monsieur Carlier. Prise d'un désir de me racheter, j'ai attrapé le premier autre livre de lui que j'ai trouvé, à savoir ce malheureux chien de Madame Halberstadt.

... !!! ... etc.

Consternation.

Un petit roman absolument sans intérêt qui raconte l'histoire d'un auteur sans inspiration (alter ego de l'auteur?) qui s'est imaginé on ne sait pourquoi qu'il devait écrire des livres et qui depuis se noie dans son impuissance pleurnicharde en espérant un miracle qui surviendra finalement en la personne d'un carlin magique. Je vous ai dit que ça ne volait pas haut. Ca va comme ça cahin-caha sur presque 200 pages quand même, sans beaucoup d'histoire, ni de style, d'enjeu, ni de profondeur psychologique et ça finit par une chute absolument détestable qui laisse le lecteur (déjà passablement éprouvé) sans voix, mais très réprobateur.

Bref, après sa petite promenade hygiénique, le chien de Madame Halberstadt m'a ramenée exactement là où j'étais avant d'avoir lu la moindre ligne de Stéphane Carlier. Finalement, on n'arrive pas si mal à savoir à qui l'on a affaire sans devoir en lire les œuvres complètes.

978-2370552303




31 mars 2023

La maison Tellier

Guy de Maupassant

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Ecouté en audio livre à l'occasion d'un trajet un peu long, j'ai retrouvé avec plaisir ce petit roman lu autrefois et je me suis souvenu pourquoi j’aime tant Maupassant.

Derrière sa discrète lanterne rouge, les affaires tournent benoîtement dans la maison Tellier, petite maison close bourgeoise. C'est ici que ces messieurs les notables viennent passer leurs soirées. Madame Tellier dirige sa maison avec amabilité et savoir-faire et maintient toutes les apparences de la correction alors qu'à l'étage les affaires se font dans la bonne humeur. Ces soirées sont devenues l'indispensable passe-temps de cette bourgeoisie de province qui s'ennuie et le choc est rude le soir où ils trouvent porte close. Mme Tellier devait aller passer la journée chez son frère, à une trentaine de kilomètres de là, pour la communion de sa nièce. Là bas, personne ne sait comment elle gagne sa vie et surtout, personne ne veut le savoir, du moment que les apparences sont sauves. Elle est riche, et c'est bien là le principal. Comme il n'est pas question pour Mme Tellier de laisser sa maison et ses filles sans surveillance, elle a décidé d'emmener tout le monde et d'offrir à son personnel une journée de vacances dont elles se souviendront longtemps. (Et elles ne seront pas les seules).

Maupassant nous fait rire et sourire avec cette page de la vie de Province. Il nous montre toute l'hypocrisie des mœurs, mais sans acrimonie. Il ne s’érige ni en accusateur public, ni en donneur de leçons. Cependant il montre les choses comme elles sont, sans concession, il ne passera rien sous silence et insiste au contraire sur les paradoxes les plus spectaculaires (envolée pieuse à l'église par exemple). Il se régale de la mise en présence et du maintien en cohabitation pour un temps des gens "comme il faut" et de ceux qui ne le sont pas. Il montre que "tout peut se faire" du moment que les apparences sont respectées. Nous en sommes toujours là.

Aujourd’hui encore, on passe toujours une excellente soirée dans la Maison Tellier.


978-2070458219



27 mars 2023

Variations de Paul

de Pierre Ducrozet

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Tout d’abord, ne vous laissez pas désarçonner par la structure du récit. Ce que Paul dit de lui, l'auteur le retranscrit dans son mode narratif: "Toujours sa vie Paul la vivra au présent, l'entendra au présent, l'écrira dans l'instant. Il ne déteste pas les autres temps mais il ne sait pas les employer. Une histoire vieille de dix ans, il la racontera au présent de l'indicatif comme si elle se déroulait sous ses yeux. Il fera de même pour l'avenir, puisque tout est là partout, et dans le même temps."

et plus loin:

"Comme le cerveau et le corps de Paul, nous sommes toujours dans plusieurs lieux et plusieurs temps à la fois. D'hier nous passons à aujourd'hui en un claquement de doigts, un regard, une fausse note, c'est comme ça."

Pensez à cela quand vous vous sentez un peu perdu.

Pierre Ducrozet a composé ici une symphonie en cinq mouvements qui suit une famille de musiciens, les Maleval, sur trois ou quatre générations. Le noyau en est Paul (avec lequel l'auteur s'est reconnu des similitudes). Nous verrons également ses parents, grands-parents, et ses enfants. Leur monde est la musique dont nous verrons les énormes évolutions sur ces quelques décennies. Je dirais que le premier tiers est tout à fait brillant et captivant. Grace aux facilités des la 4G, on peut trouver et écouter les morceaux de musique au fur et à mesure que leurs titres sont cités et poursuivre notre lecture en leur compagnie. On débute avec Antoine Maleval qui a appris le piano avec un élève de Debussy. Les Maleval suivants seront séduits par le jazz, le rock, le punk, pour finir aux synthés. Toujours progressistes, attirés par les nouveautés, de génération en génération, c'est une tradition familiale. Le paradoxe n'est qu'apparent, comme le reconnaît Paul.

Les morceaux évoqués éveillent en nous aussi des émotions et des sentiments. A sa suite, nous nous souvenons du contexte et de notre propre vie, et un roman dans lequel le lecteur se voit est un roman qui plaît. Notre mémoire affective joue à plein, que l'on soit musicien ou simple auditeur. Mais trois générations, c'est long, et 460 pages sont nécessaires. Sans vraiment s'ennuyer, le lecteur peut tout de même songer que cela dure un peu... Il faut par ailleurs admettre que ce n'est pas une Histoire de la musique, le lecteur aurait bien tort de le croire, ainsi, des éléments majeurs sont ignorés ou à peine évoqués alors que d'autres, mineurs pour le coup, sont montrés en détail. Il faut l'accepter. C'est un roman, pas une anthologie.

L'autre bémol, pour rester dans le musical, qui a bloqué mon empathie à un niveau restreint, c'est le coté Bobo. Parce que là, on est en plein dedans. Personne ne travaille en usine ou en open space, personne n'est limité dans ses déplacements à travers le monde, personne dans le RER ou les embouteillage aux heures de pointe, personne n'a de problème de logement, personne ne doit sacrifier des mois années de sa vie à un travail qui l'amoindrit. On ne fait que ce qui nous plaît. On a parfois besoin de l'aide d'un ami, mais en gros, on n'a pas de problème de fin de mois non plus. Bon... Eh bien, tant mieux. On est content pour eux. Ca fait plaisir au lecteur de les voir si libres, mais là, pour le coup, il ne s'y reconnaît pas.

J'ai pris la synesthésie pour un attrape gogo qui allait beaucoup plaire aux lecteurs et cristalliser leur attention (un truc marrant avec un nom qui en jette dans les conversations, j'aurais parié qu'on allait beaucoup en parler). Et puis, les "petites morts" de Paul ne m'ont hélas, ni attendrie ni convaincue.

"Et puis - et cela commence à devenir gênant- Paul meurt de plus en plus souvent. Ce sont des morts légères, de celles qui passent inaperçues, qu'on ne remarque guère. Il est peut-être d'ailleurs exagéré de parler de morts, ce serait plutôt des décrochages, de brèves sorties de route vite négociées, des temps ratés sur la mesure; mais tout de même, le cœur de Paul s'arrête. La dernière fois c'était tout à fait fugace, à peine un petit hoquet." Pour moi, on est plus près de l'hypocondrie que du drame humain. Mais je ne suis pas médecin.

Ceci dit, c'est un beau et bon roman que j'ai lu d'un bout à l'autre, et pas en diagonale. Mais je l'ai moins aimé que "Le grand vertige" et "l'invention des corps".


PS : Ayant relevé "Peu importe la quantité de vents contraires qui peuvent souffler dans notre dos." (101) Je déconseille à l'auteur de se lancer en mer avant d'avoir pris quelques leçons de navigation.

978-2330169244



23 mars 2023

L'incendie de la maison de George Orwell

d' Andrew Ervin

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Alors, je vous dis tout de suite, il y a bien la maison de George Orwell, mais il n'y a pas d'incendie. C'est juste un titre accrocheur, et cela a été efficace car j'ai été accrochée, mais pas par l'incendie justement, le nom seul d'Eric Blair suffisait à m'attirer l’œil. On dit qu'Orwell devient terriblement à la mode en ce moment. Que tout le monde découvre le grand voyant qu'il fut au regard de ce que connaît le monde aujourd'hui et que les éditeurs le re-publient, poussés par une forte demande du lectorat. Son nom suffit pour faire vendre. Voyons ce qu’il en est ici.

Ray s'est fait une jolie place dans le monde de la pub à Chicago. L'argent commence à bien rentrer. Mais voilà, il a bâti cette jolie carrière débutante sur une campagne terriblement polluante. Au début, il se fichait bien de détruire la planète, du moment que les dollars rentraient, mais la rupture d'avec son épouse l'a fragilisé et il a commencé à réfléchir un peu sur sa vie et, progressivement, à être gêné par ce qu'il avait fait, à se reconnaître une responsabilité honteuse... Et juste au moment où il décide de moraliser davantage son existence, et même son travail -chose difficile s'il en est, dans ce domaine-, voilà qu'on lui fait une offre mirobolante, mais encore mille fois plus polluante que la précédente. Il refuse, indigné, mais s'il ne le fait pas, quelqu'un d'autre le fera bien sûr, c'est bien connu... et il est sur le point d'accepter. Le conflit intérieur devient trop fort, il plaque tout et se réfugie au fin fond de l'Ecosse sur l'île de Jura où il loue pour six mois la grande maison isolée où Orwell (son idole) a écrit « 1984 » qui lui semble si clairvoyant.

« L'état des choses était bien ce que décrivait 1984. Orwell lui-même n'aurait pu prédire une désintégration si absolue de la vie privée. Ou l'émergence des médias sociaux comme moyen de contrôle. A la place des télécrans, on avait des smartphones. A la place du crime par la pensée, le politiquement correct. Qu'était donc Internet, sinon une façon pour Big Brother de traquer nos moindres réflexions ? »

Le voyage est rude, l'accueil plus encore, et le climat... franchement pas facile. On parlera beaucoup de l'admirable hospitalité de la population écossaise, mais comme l'Arlésienne, sans jamais la voir. La réalité est qu'il sera perpétuellement maltraité par les îliens en tant qu'étranger et intellectuel. Il est accusé de prendre tout le monde de haut alors que c'est eux qui font preuve à son égard d'un ostracisme total. Une sorte de bizutage permanent. 

L'histoire est passionnante car on se demande comment tous ces ingrédients vont se mélanger et évoluer. De plus, les autochtones nous livrent une magnifique galerie de psychopathes qui, sympathiques (cas rarissime) ou non, ont au moins l’avantage d'être largement au-delà des limites du banal. Tout est visiblement possible (meurtre y compris) et le lecteur captivé avale les pages -fort bien écrites au demeurant- poussé par une curiosité permanente. S'y ajoutent parfois des notes d'humour De ce point de vue, c'est vraiment une réussite.

Ce qui m'a moins convaincue, ou disons, moins séduite, c'est la médiocrité des personnages sensés être sympathiques et qui, pour cette raison, ne me l'ont pas été. Le héros est bien élevé, patient, tolérant... Un bobo, quoi. On peut essayer de l'assassiner (et on ne s'en prive pas) sans qu'il devienne lui-même agressif. Il se contente d'essayer de survivre, il ne se rebelle pas, n'essaie même pas, toujours poli et terriblement inoffensif, ne porte même pas plainte... Je dois avouer que je m'attache davantage aux personnages un peu plus coriaces et ayant un peu plus de répondant. Mais là, entre ceux qui ne se révoltent pas et ceux qui, porteur d'un don, n'ont pas le courage de le développer et se racontent que, s'ils s’enkystent dans le connu si médiocre soit-il, au lieu de prendre le risque de tout tenter, c'est par choix libre, j'ai été déçue. Je dois le dire : je ne suis guère adepte du consensus mou, la passivité m'insupporte. Winston Smith*, Guy Montag** et Bernard Marx*** se révoltent, eux, et luttent. Je préfère les héros. C'est mon droit.

9782072564758


* 1984

** Fahrenheit 451

*** Le meilleur des mondes



19 mars 2023

Taormine 

de Yves Ravey

***+


Louisa et Melvil Hammet, ménage en bout de course, lui incapable entretenu par sa femme et elle bienveillante mais de plus en plus lointaine, viennent d’atterrir en Sicile car Melvil s'est mis en tête d’organiser des vacances de rêve pour redynamiser leur couple. (On verra comment ses efforts seront récompensés.) Fatigués par le vol, ils ont encore perdu beaucoup de temps à louer leur voiture mais les voila enfin en route pour l’hôtel. C'est le soir mais Louisa n'a qu'une idée en tête : la mer, la voir et y plonger. Aussi Melville, soucieux de lui plaire, prend-il une sortie d'autoroute qui lui semble y mener. Hélas, ils ne trouveront que travaux et station service minable. Le crépuscule est là, il se met à tomber des cordes, et ils se résignent à gagner leur hôtel, mais, alors qu'ils cherchent à regagner l’autoroute la voiture subit un choc sur l'aile droite. Ils n'ont strictement rien vu. Ils n'ont aucune idée de ce qu'ils ont pu heurter sur ce chemin défoncé. Et là, réflexe dû à la bêtise, à la fatigue, à l'obsession de vacances sans aucun problème, ils minimisent et ne s'arrêtent pas. Si bien qu'ils ne sauront jamais s'ils ont heurté un objet, un animal ou même, mais ils refusent de l'envisager, une personne. Cependant, leur comportement, surtout celui de Melville, va devenir de plus en plus celui de coupables en fuite. Ils évitent les voies fréquentées, dorment dans la voiture et, quand ils regagnent enfin leur hôtel, c'est pour apprendre par le journal, la mort d'un enfant heurté par une voiture dans le secteur où ils se trouvaient. A partir de là ils vont enchaîner une succession de mauvais choix qui les entraînera toujours plus loin dans la catastrophe.

Je n'ai pas trouvé ce court roman très plaisant à lire. Un petit problème d'ambiance, s'il y a une tension qui va croissant à partir de ce simple choc incompréhensible, il y a également un fort sentiment de malaise qui agit sur le lecteur. On se sent pris dans l'engrenage comme les Hammet avec lesquels on ne sympathise pourtant pas. Qu'est-ce qu'on aurait fait, nous? Est-ce qu'on se serait arrêté sous cette pluie battante à visibilité zéro, ou est-ce qu'on se serait également empressé de conclure que ce n'était rien, le talus, et tant pis pour la carrosserie, on verrait plus tard. On se dit qu'on se serait arrêté mais est-ce si sûr? Et ensuite? Qu'aurions-nous fait, une fois qu'il était trop tard pour changer les choses?

Par contre, je n'ai pas apprécié la fin, que j'aurais tendance à qualifier de... "absente" ? Oui, c'est le mot.


978-2707347701



15 mars 2023

Rouge nu

de Benjamin de Laforcade

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Et voici aujourd'hui le livre auquel j'aurais décerné le Prix du Premier Roman, si on m'avait demandé mon avis. Ce qui n'est bien sûr pas le cas et c'est pourquoi je tiens ce blog. Une œuvre littéraire exceptionnelle dont on ne parle pas assez et je suggère que nous tentions de corriger cette lourde erreur.

Ezra, qui a toujours vécu face à la mer, sur son ile , avec sa mère, a également toujours peint et dessiné. Il arrive à l'âge d'intégrer une école d'art à Berlin et a eu la chance d'être accepté dans celle, prestigieuse, d'Andreas Mauser, le peintre qu'il admire le plus au monde et dont il a copié et copié encore toutes les œuvres. Son admiration pour l’œuvre du maître est absolue. Je pense qu'il est important de bien ressentir cela. Le voilà donc débarquant à Berlin. Il a trouvé un petit logement près de l'école et, comme celui-ci prend chaque année un nouvel assistant parmi les nouveaux, la chance encore d'être choisi. Il faut dire qu'Ezra est peintre jusqu'à la moelle et qu'il a suffi d'un regard à Mauser pour repérer son talent.

Les cours commencent ainsi que les amitiés et flirts de sa nouvelle vie. Son admiration pour le travail d'Andreas Mauser se confirme alors qu'il découvre progressivement des plages d'ombre dans sa personnalité et qu'au fil du temps, ces découvertes sont toujours plus sombres. Si l'Art est le plus important dans la vie, qu'est-on prêt à lui sacrifier? Jusqu'où peut-on aller? Ezra vivra cette problématique majeure et sera obligé d'y répondre. Le lecteur, auquel Benjamin de Laforcade aura réussi à faire partager au plus profond de lui, la force du dilemme, aurait-il fait le même choix?

La problématique de ce livre est : les génies, par définition, ne sont pas des êtres comme les autres et l'on sait que certains peuvent être particulièrement antipathiques. Jusqu'où peut-on accepter leurs défauts pour pouvoir bénéficier de leurs chefs-d’œuvre? Quand l'art est tout et l’œuvre le trésor suprême, que peut-on ou non leur pardonner? L'auteur a su habiter totalement cette problématique et lui donner vie.

Je n'ai pas réussi à savoir si Benjamin de Laforcade peignait , mais on jurerait que oui. On n'arrive pas à croire qu'il puisse si bien connaître les élans et enjeux de la création artistique sans les avoir éprouvés lui-même. Bien sûr, il y a aussi la création littéraire qu'il a forcément vécue, mais elle est un peu différente et ici, l'auteur parvient à nous faire croire que le roman a été écrit par un peintre. C'est un roman excellent, grand, même. On a du mal à croire qu'il puisse s'agir d'un premier roman tant la maîtrise et la subtilité sont  parfaites. Bravo à Gallimard de lui avoir ouvert les portes de la Blanche dès ce premier envoi. Un écrivain que je suivrai avec attention.


978-2072961120