Quand
le dormeur s'éveillera
d'Herbert George Wells
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Vive
la littérature d'Aventure !
Pour
bien profiter de Wells, il faut tout prendre au premier degré,
retrouver son âme d'enfant, et se lancer dans l'aventure. Quand il
vous raconte une guerre contre les Martiens, il faut vous imaginer
tranquillement chez vous avec soudain, des Martiens qui attaquent.
Que feriez-Vous ? Vous ne savez pas ? Eh bien, regardez ce que son
héros a fait et vibrez avec lui. Utilisez la même méthode quelle
que soit l'aventure et vous vivrez des moments passionnants, à
diverses époques, avec divers monstres, face à de nombreux dangers
et des plus variés. Abandonnez l'introspection nombriliste, jouez le
jeu et impliquez vous, lancez-vous, prenez des risques, vivez les
plus étranges aventures. Démonstration d'aujourd'hui : "Et si
vous étiez le Maître du Monde".
Point
d’extraterrestre ici, un homme, comme beaucoup d'hommes de cette
fin du 19ème siècle. La trentaine, réduit au désespoir car il ne
peut trouver le sommeil depuis six jours ! Une telle insomnie a de
quoi rendre fou, et c'est ce qui arrive. Voilà notre homme épuisé
envisageant sérieusement de se jeter dans un abîme de la montagne
proche, où il est monté. Un peintre qui y faisait sa promenade, le
trouve dans cet état et, comprenant le sérieux de la situation,
refuse de le laisser seul et l'emmène chez lui. Là, il l'installe
dans un fauteuil, lui sert un verre et le laisse un moment, et quand
il revient, notre désespéré dort à poing fermé. Il apparaît
bientôt qu'il dort même trop. Beaucoup trop, sans qu'il soit
possible de le réveiller. Le corps médical s'intéresse à son cas,
mais sans résultat, et finit par emporter notre Dormeur, qui ne
rouvrira les yeux que... 200 ans plus tard.
Evidemment,
le monde a bien changé, et il lui faudra découvrir toutes ces
nouveautés, d'autant qu'il les voit avec des yeux d'homme du 19ème
siècle. Cette situation permet à H.G. Wells de se livrer à un de
ses jeux préférés : l'anticipation et la prospective. Il se
passionnait pour ces extrapolations sur ce que le monde pouvait ou
non devenir. Il adorait les mettre en situation, les faire jouer sous
divers angles, pour voir se qui se passerait alors, les
conséquences...
Ici,
nous découvrons un monde où l'exploitation de l'homme par l'homme
s'est encore accrue. Une classe dirigeante vit dans le luxe, sans
contact avec le "peuple", qu'elle exploite de façon
éhontée. Comme toujours, une sorte de religion ou de mythologie est
bien utile dans ces cas-là, et c'est la légende du Dormeur qui,
inconscient depuis deux cents ans, s'occupera (enfin!) du Peuple
quand il s'éveillera. C'est bien pratique pour la classe dominante à
qui l'on ne réclame rien jusque là. Et pourquoi ce Dormeur, parce
que son cas médical est tout à fait exceptionnel d'une part et que,
de l'autre, diverses circonstances font qu'il est devenu depuis le
19ème siècle, l'homme le plus riche du monde, le quasi propriétaire
de la terre, pour tout dire. Wells montre, à cette occasion sa
parfaite connaissance des leviers du pouvoir et des liens qui le
lient aux puissances d'argent.
"D’un
bout à l’autre de l’Empire britannique et de l’Amérique, le
droit de propriété de Graham était à peine déguisé ; Congrès
et Parlements étaient, en pratique, considérés comme des vestiges
antiques, des curiosités. Même dans les deux empires de Russie et
d’Allemagne, l’influence de sa richesse avait un poids énorme."
Dans
bien d'autres domaines sociétaux également, la vue de Wells avait
été particulièrement perspicace et clairvoyante : l'évolution des
langues et du langage, les progrès techniques et leurs répercutions
sociétales
"Après
que le téléphone, le cinématographe et le phonographe eurent
remplacé le journal, le livre, le maître d’école et l’alphabet,
– vivre en dehors du champ des câbles électriques eût été
vivre en sauvage isolé. À la campagne, il n’y avait ni
ressources, ni moyens de se vêtir ou de se nourrir (selon les
conceptions raffinées du temps), ni médecins capables dans un cas
urgent, ni société, ni occupation utile d’aucune sorte. "
L'Education,
également, autre passion de Wells, "– À quoi servirait de
les gaver ? Cela ne fait que des malheureux et des mécontents. Nous
les amusons. Et, même en l’état actuel… il y a du
mécontentement, de l’agitation." La dictature favorise
largement l'inculture.
Etc.
Les supputations sur l'avenir d'un homme comme H.G. Wells, très
intelligent et particulièrement à l'écoute de son époque tant du
point de vue scientifique que politique, ne pouvaient être que
dignes d’intérêt. Il y a eu quelques couac, mais la plupart se
sont révélées très justes, et bien vues.
On
se doute que l'arrivée dans cette société inique et figée, d'un
homme habité par les grands espoirs du début de l'ère
industrielle, encore mu par le "sentimentalisme primitif, de
l’antique foi dans la justice" va faire des vagues, et de
très grosses même, compte tenu du fait qu'il n'est rien moins que
le Maître du Monde...
"Car,
dans les derniers jours de cette vie antérieure, si loin maintenant
dans le passé, la conception d’une humanité libre et égale était
devenue pour lui une hypothèse très réalisable. Avec une
conviction téméraire, il avait espéré, comme en vérité toute
l’époque à laquelle il avait appartenu l’espérait, que le
sacrifice du grand nombre au petit nombre cesserait quelque jour ;
que le moment était proche où tout enfant né d’une femme aurait
une chance équitable et assurée de bonheur. Après deux cents ans,
la même espérance, toujours trompée, faisait entendre, à travers
la Cité, son cri passionné. Après deux cents ans, il le
constatait, le paupérisme, le travail sans espoir, toutes les
misères de jadis, plus grandes que jamais, avaient crû avec la
Cité, et pris des proportions gigantesques."
Alors,
seule tache sur ce très beau roman, le racisme de Wells qui y
apparaît dans la deuxième moitié. Un de ses rares défauts. Il
faut dire qu'il était quasi unanimement partagé dans l'Angleterre
coloniale de l'époque. Raciste absolument, mais contradictoirement,
le héros dit : "Mon siècle était un siècle de rêves…
de commencements, un siècle de nobles aspirations. Dans le monde
entier nous avions mis fin à l’esclavage ; dans le monde entier,
nous avions répandu le désir de voir cesser la guerre, le désir
que tous, hommes et femmes, pussent vivre noblement dans la paix et
la liberté… c’est là ce que nous espérions jadis." On
le voit donc mettre l'abolition de l'esclavage au premier rang des
progrès humains. Tout espoir n'est donc pas perdu, Wells n'était
peut-être pas loin de briser ce carcan victorien comme il a brisé
les autres, et d'évoluer.
9791027801558