02 juin 2021

 Meurtre chez tante Léonie 

d'Estelle Montbrun

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Ah, Marcel !..

   Pour ce qui est du style, il est au-dessus de tout reproche. Il faut dire que ce roman fut rédigé par une authentique littéraire. Estelle Montbrun (nom de plume) est même allée jusqu'à me faire redécouvrir deux ou trois mots que je ne connaissais pas ou que j'avais oubliés, comme « onomastique »* (non, ce n'est pas pour faire tenir les vitres).

  A noter qu'Estelle Montbrun a écrit ainsi une jolie petite série de polars littéraires, "Meurtre chez Colette", "Meurtre à Petite-Plaisance" (Yourcenar), "Meurtre à Montaigne", "Meurtre a isla negra" (Neruda) que je conseille vivement aux amateurs.

  Pour ce qui est du plaisir culturel, n'étant pas spécialiste de Proust, j'ai appris certaines choses et qui plus est, je l'ai fait avec plaisir.

     Pour ce qui est du roman lui-même, mon goût allant aux romans policiers «classiques»: énigme à découvrir, fil conducteur, indices, études du milieu et de caractères etc. j'ai été comblée.

   Je me suis régalée avec ce polar auquel je mets sans hésiter 5 étoiles dans son genre.

     L'énigme est intéressante, les personnages bien croqués et la découverte des dessous plein de mesquineries et d'âpreté du monde universitaire comme de celui de l'édition m'a enchantée. Ce monde où l'on fréquente «quelques personnes choisies en fonction de leur degré d'utilité pour aider à grimper l'échelle sociale»...

     Le commissaire Foucheroux (celui qui «ressemble à Al Gore») est assez sympathique, tout comme son adjointe. C'est avec intérêt qu'on les voit progresser sur la piste de l'assassin. Les faux indices se mêlent aux révélations tronquées, lors de l'enquête et des interrogatoires. On se délecte. On devine juste un peu avant le détective, exactement comme il se doit. On se trouve très intelligent et c'est parfait.

  

   PS : onomastique= qui a rapport aux noms propres.

978-2878582284 

31 mai 2021

L'affaire Jane Eyre
de Jasper Fforde
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Quand les littéraires s’amusent…

Présentation de l'éditeur:

"Dans un monde où la littérature fait office de religion, la brigade des LittéraTec élucide plagiats, vols de manuscrits et controverses shakespeariennes. L'agent Thursday Next rêve, elle, d'enquêtes explosives, quand le cruel Achéron Hadès kidnappe Jane Eyre. Dans une folle course-poursuite spatio-temporelle, la jeune détective tentera l'impossible pour sauver l'héroïne de son roman fétiche."

Je me suis enfin décidée à entamer cette série si prometteuse dont tout le monde me disait tant de bien. Il faut dire que je venais de lire cinq gros Günter Grass et mon cerveau en surchauffe demandait une récréation. Magnanime, je la lui accordai. Voici le bilan:

   Thursday notre héroïne,est décidée et dégourdie et il ne faut pas oublier que son caractère a été endurci par sa participation à la massacrante guerre de Crimée. Je n’ai pas eu trop de mal à m’intéresser à son sort et, sans qu’elle soit le héros avec laquelle je peux entrer en communion, je ne l’ai néanmoins pas trop rejetée.
  
   Mais la merveille, c’est le monde que Fforde nous offre ici!! Une inspiration tout à fait remarquable a saisi notre auteur pour ce coup-là ! J’admire. (Un exemple entre mille, l’extraordinaire représentation théâtrale de Richard III ). Et puis, les déchirures de l’espace-temps ont toujours donné lieu à un maximum de paradoxes insolubles (n’y réfléchissez pas un soir de migraine) et j’en ai toujours été très très friande, alors lorsqu’on on y ajoute une porte sur les mondes littéraires imaginaires, cela prend tout de suite une dimension ! …
  
   Pourtant, je me dis que l’auteur a dû se donner tellement à la création de cet univers si nouveau et si riche qu’il a un peu oublié de travailler à fond ses caractères; et peut-être est-ce une lacune qu’il aura à cœur de combler lors des épisodes suivants… dans ce cas, je monterai volontiers jusqu’à 4 étoiles ½ . Irai-je jusqu’à 5??
  
   Pour ma part, le n° 2 est déjà acheté et il attend dans ma PAL que mon cerveau ait à nouveau besoin d’une petite récré, ce qui, je le sens, ne devrait pas trop tarder.
  
   Et puis, autre chose, les couvertures en édition de poche! Je les adore, elles sont fabuleuses, leur illustrateur a eu une idée de génie et je n’achèterais pour rien au monde une autre édition que 10/18.
  
   PS : Quant à savoir qui a vraiment écrit les pièces de Shakespeare… eh bien, même cela, vous l’apprendrez.

Série Thursday Next

L'Affaire Jane Eyre,  The Eyre Affair, 2001
Délivrez-moi !, Lost in a Good Book, 2002
Le Puits des histoires perdues, The Well of Lost Plots, 2003
Sauvez Hamlet !, Something Rotten, 2004
Le Début de la fin, First Among Sequels, 2007
Le Mystère du hareng saur, One of Our Thursdays Is Missing, 2011
Petit enfer dans la bibliothèque, The Woman Who Died a Lot, 2012


978-2264042071


29 mai 2021

Inspecteur Canardo 

de  Benoît Sokal

 L'Amerzone - Un misérable petit tas de secrets - 

Le Buveur en col blanc - La Fille qui rêvait d'horizon

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   Après le si attachant Jack Palmer, je poursuis ma docte étude approfondie des détectives improbables en bande dessinée et me voici aujourd’hui avec l’Inspecteur Canardo le bien et mal nommé.

   Bien parce qu’effectivement c’est un canard, avec un bec, pattes palmées et tout; et mal parce qu’il ne semble pas être inspecteur de quelque police que ce soit (mais peut-être l’était-il dans les premiers albums, que je n’ai pas lus). Il est détective privé. Il a l’uniforme et il achète clairement son imper mastic chez le même fournisseur que J. Palmer et Columbo. Le sien est un modèle spécial avec bouteille d’alcool vissée à la poche droite (dans la gauche, c’est son flingue. Savoir si Canardo est droitier ou gaucher…). Autre chose qui est vissée: son mégot, à ses l… euh, son bec. Canardo est buveur, fumeur mais par contre totalement insensible au charme féminin; masculin aussi d’ailleurs. Ni amour, ni amitié, Canardo est un grand pessimiste misanthrope revenu de tout, assez dépressif mais, bien soutenu par l’ustensile de la poche droite, il n’éprouve pas le besoin de geindre sur la vie et son sort. Ce qui nous soulage d’autant.

     Il connaît des aventures, parfois petites et proches, parfois grandes, parfois sans envergure (histoire d’héritage égaré), parfois exotiques ou mythiques (quête d’oiseaux légendaires au fin fond de l’Amazonie), parfois pleines d’action (avec crapauds pseudo hells angels et coups de feux dans tous les sens), parfois sans le moindre coup de feu, parfois avec un suspens poignant, parfois sans… C’est dire qu’il n’y a pas de stéréotype dans ces albums. A chaque lecteur d’avoir des préférences en ce domaine. Chaque aventure est totalement indépendante des autres, on peut les lire comme on les trouve.

     Pour cette fois, j’ai basé ma docte étude sur quatre titres que je vous livre dans l’ordre où je les ai lus.

     J’ai commencé avec "L'Amerzone" particulièrement cynique qui a fixé mon attention sur cet incroyable canard capable de colères existentielles et, bien que tout à l’inverse de sa grande sortie philosophique, je sois sans doute davantage à la recherche de pureté et de sagesse que de nature humaine par la vinasse, j’ai apprécié. Un très bon album exotique, philosophique et avec de l’action.

     J’ai ensuite lu "Un misérable petit tas de secrets", tout à l’opposé puisqu'au fond des secrets de famille de la majorité silencieuse, mais que j’ai tout autant aimé. J’ai adoré l’astuce sans vergogne du voyage dans le temps et les considérations, pour le coup, sur les humaines faiblesses.

     Tout cela pour passer au "Le Buveur en col blanc", une surprise puisque je l’ai trouvé totalement sans intérêt. Je me demande encore pourquoi Sokal a fait cela… Passons donc.

     Heureusement, j’ai alors découvert "La Fille qui rêvait d'horizon", mon préféré peut-être de ces quatre-là. Un truc aussi amoral que le reste (Canardo a compris depuis longtemps que la vie n’est pas morale) et un peu grandiose avec de grands horizons et un Canardo pour le coup très déprimé… j’adore. Mais je pense qu’il m’a manqué d’avoir lu auparavant un autre album dont l’histoire est évoquée (mais pas le titre). Je pense que ce doit être «La marque de Raspoutine».

     Je n’ai pas dit ? Ah oui, le dessin est excellent; des humains à visage animal très très réussis vraiment, des décors précis et justes mais sales. Il y a beaucoup de poussière, de toiles d’araignées et de salissures apparemment liquides et inidentifiables (tant mieux)... Je me suis plusieurs fois arrêtée pour scruter les détails de ces scènes. Décor particulièrement glauque dans «Le buveur».

     Monsieur Canardo, vous aurez le droit de rester dans ma bibliothèque déjà surchargée pourtant.

    

   0. Premières enquêtes (1979)

   1. Le Chien debout (1981)

   2. La Marque de Raspoutine (1982)

   3. La Mort douce (1983)

   4. Noces de brume (1985)

   5. L'Amerzone (1986)

   6. La Cadillac blanche (1990)

   7. L'Île noyée (1992) .

   8. Le Canal de l'angoisse (1994)

   9. Le Caniveau sans lune (1995)

   10. La Fille qui rêvait d'horizon (1999)

   11. Un misérable petit tas de secrets (2001)

   12. La Nurse aux mains sanglantes (2002)

   13. Le Buveur en col blanc (2003)

   14. Marée noire (2004)

   15. L'Affaire belge (2005)

   16. L'Ombre de la bête (2006)

   17. Une Bourgeoise fatale (2008)

   18. La fille sans visage (2009)

   19. Le voyage des cendres (2010)

   20. Une bavure bien baveuse (2011)

   21. Piège de miel (2012)

   22. Le vieux canard et la mer (2013)



26 mai 2021

 La traversée du Mozambique par temps calme 

de Patrice Pluyette

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   Prix Amerigo Vespucci 

"Il jouit de sa fantaisie"

   Allez, comme je l’ai déjà dit, des liens imprévus s’établissent entre les lectures que nous faisons et je reprends comme titre de ce commentaire une phrase clé du dernier roman de J.C Somoza, que j’avais lu juste avant celui-ci*. Car si j’ai jamais lu un livre "plein de fantaisie", c’est bien cette «Traversée du Mozambique». 

       Tout comme «L’automne à Pékin» de Vian qui ne se passait ni en automne, ni à Pékin, on ne traversera pas ici le Mozambique (ou alors, sans le savoir) et le temps ne sera pas très souvent calme. Il n’empêche que tout lecteur un tant soit peu sensible à la poésie des mots ne peut éviter la force d’attraction de ce titre envoûtant et que l’auteur a su tendre là un filet qui en capturera beaucoup. Sans qu’ils aient à le regretter d’ailleurs, les pages intérieures étant à la hauteur du titre. 

       Et c’est ainsi que je me suis trouvée avec un texte aux allures de récit de voyage scientifico-aventureux dans la plus grande tradition -du 19è siècle à Indiana Jones- mais truffé de détails loufoques, se rattachant à l’onirisme, au farfelu ou/et à la poésie. Cela attaque dès les premières pages."… nos deux types embarquent clandestinement à bord d’un cargo pour l’Europe, couchés sur le flanc dans une cage de la dernière soute, déguisés en barzoïs." ! Je saluai cette déclaration de mon premier éclat de rire et m’embarquai avec eux, nantie d’un sourire qui n’allait plus me lâcher jusqu’à la dernière page. 

       C’est ainsi que j’ai découvert les fabuleuses aventures de Belalcazar, capitaine et archéologue, qui bien avant d’être tout cela, avait senti au plus profond de lui l’appel de la cité de l’or et s’était lancé dans sa première expédition. 

   "Il part pour les Andes quelques semaines plus tard, seul et sur un coup de tête, en barque. Il ne connaît rien aux grandes expéditions, ni à la navigation. La traversée en barque dure neuf semaines. Il échoue à quelques kilomètres de son lieu de départ, inanimé, père adoptif d’un baleineau tournant autour de la barque et le poussant par à-coups de la queue vers la côte." 

       Cette première tentative sera suivie de plusieurs autres jusqu’à celle que nous suivons aujourd’hui. Cette fois, Belalcazar s’embarque avec un équipage composé de deux indiens du nord de l’Alaska, une cuisinière et une assistante (Florence Malebosse) étrange et quasi invisible ayant d’ailleurs une grande facilité à paraître et disparaître selon que l’auteur a besoin d’elle ou non pour son histoire. Il en sera de même d’une seconde assistante (Sophie). Patrice Pluyette, ne s’embarrasse d’ailleurs pas trop de ses personnages, qui peuvent apparaître (comme Jean Philippe), en pleine mer et disparaître idem sans que l’on se soucie trop de savoir d’où ils viennent ou s’ils sont morts ou vivants, pour de bon ou non et si on les reverra ou pas. 

       Mais le lecteur fait volontiers avec ces circonstances improbables, pas plus improbables d’ailleurs que le voyage lui-même vu que, parti du sud de l’Europe pour le Pérou, notre Belalcazar va se retrouver pris dans les glaces de la banquise, où il rencontrera d’ailleurs un autre voyageur de son acabit: un aérostier qui lui, cherchait à remonter la source du Nil. 

       Il arrive même que notre auteur semble parfois quelque peu démuni face à une péripétie inattendue "… il est probable que notre histoire s’arrête dans trois pages sans plus de personnages à notre charge que cette bête (ce qui semble être un fauve menaçant) dont nous ne saurions à elle seule tirer une histoire en rapport avec le sujet de la nôtre sans ennuyer le lecteur." Mais heureusement, égalant en persévérance ses personnages, l’auteur ne se décourage pas et poursuit. "Nous dirons donc que les hommes et femmes composant ce récit, nonobstant le danger rôdeur, ne perdent pas leur courage, continuent chaque matin à démonter le camp pour mener à bien leur progression lente et difficile, tous les soirs à planter la tente dans un endroit différent, toutes les nuits à trembler dans leur lit en s’obligeant à prier, à invoquer l’aide d’un dieu tout puissant à défaut d’un car de CRS armés."  

  Ce qui donne au lecteur l’heureuse occasion de lâcher un peu son rationalisme habituel et de s’offrir un beau voyage au pays de l’Or denrée commune –mais alors, a-t-il toujours une si grande valeur? - par l’entremise d’un beau récit où la denrée la plus commune est la haute fantaisie. 


* "Daphné disparue"

 978-2757814628

23 mai 2021

 Daphné disparue 

de José Carlos Somoza

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L’écrivain et/est son personnage

       Ce que je remarque, au moment d’entamer ce commentaire de ma lecture, c’est que ce que j’ai l’intention de dire n’a aucun rapport avec ce qui est déclaré en 4ème de couverture. Si ce commentateur a bien lu le même livre que moi, c’est qu’il l’a lu d’une toute autre façon. Et pire encore, cette 4ème m’aurait plutôt incitée à ne pas m’intéresser davantage à ce roman. Ce qui m’a amenée à me souvenir de ce que J.C. Somoza dit des "rabats", plus rares chez nous, et qui doivent être l’équivalent espagnol de la 4ème de couv. Mais le rabat, c’est aussi l’étiquette que l’on colle sur un livre ou sur un auteur et dont le pouvoir est immense: 

   "Nous savons que «La Bible» prétend être la parole de dieu, tandis que «Les Mille et une nuits» sont un recueil de contes fantastiques. Le rabat, c’est ça: ce que nous savons, ou croyons savoir, sur ces livres. Maintenant, imaginons que «La Bible» et «Les Mille et une nuits» aient échangé leurs rabats il y a des millénaires: à ce stade, les aventures de Yahvé constitueraient un délice pour les petits enfants, pendant que de nombreux dévots seraient morts pour Aladin ou auraient été torturés pour avoir nié Schéhérazade… et ne croyez pas que j’exagère: le rabat est comme le cours d’une rivière, et notre lecture coule toujours soumise à ses limites." (p. 78) 

       Il faut donc que j’oublie ce que je viens de lire sur cette couverture, et que vous lirez aussi si vous le voulez, pour retrouver ce que moi, j’ai ressenti à cette lecture. 

   On recommence. 

       Tout d’abord, une image de couverture que je trouve très belle. Eh oui, ça compte, c’est elle qui capture le regard et amène les "vue basse" comme moi à venir lire le titre, l’auteur, puis la quatrième et quelques lignes chez le libraire ou la critique dans le magazine (dans mon cas, ce qui valut mieux)… et sortir le porte monnaie. 

       Ensuite, un univers fabuleux et captivant, pour un auteur dont, ça y est, c’est décidé, je vais tout lire, pour l’immense plaisir qu’il me procure. 

       Donc voilà de quoi il s’agit : Un homme se réveille dans une clinique. Il vient d’avoir un accident de voiture dont il est sorti miraculeusement indemne, si ce n’est qu’il est totalement amnésique. La seule chose qu’il finit par savoir sur lui, c’est ce qu’on lui dit: qu’il est écrivain et vit seul avec une vieille bonne ; et un petit carnet noir qui était en sa possession et sur lequel il lit : "Je suis tombé amoureux d’une femme inconnue". C’est peu. 

        Désireux de se retrouver, il décide de partir de cette phrase et de rechercher cette femme. Sa vieille bonne lui apprend qu’il avait dû passer la soirée dans un restaurant appelé "La forêt invisible" et il part donc de là et du fait bientôt découvert qu’il est un romancier très apprécié. "J’avais perdu la mémoire, j’ignorais donc si j’étais génial. Je l’étais peut-être, ou je l’avais été, mais pour le savoir je devrais le demander aux autres." 

       Arrivé là, on s’aperçoit que, malgré les apparences, loin de s’embarquer dans un roman policier, on part dans une étude littéraire, étude en rouge, monde fantastique ou le possible et l’impossible se fondent et où , sous couvert de rechercher une identité puis un assassin, on enquêtera en fait plutôt et de manière approfondie sur le fait littéraire, sur ce qu’est «être écrivain», sur le monde des écrivains, sur leurs rapports avec leurs personnages, leurs confrères, leurs éditeurs, la création, le succès ou l’insuccès, la fiction, la réalité, la vie etc. 

   "La police résoudrait-elle mes problèmes littéraires ?"(p. 66) 

       On y vivra certes l’enquête du héros qui traque ce qui se cache derrière son amnésie, mais plus encore ce qui se cache dans la littérature et n’hésite pas à suivre la piste à l’intérieur de divers processus de création (y compris et même, en particulier, la création à contrainte). D’ailleurs, cette expérience d’écriture à contrainte vécue par le personnage nous amène (sans que l’auteur ait même à nous le suggérer) à nous interroger sur la construction complexe du roman que nous-mêmes sommes en train de lire. 

       Vous l’avez déjà compris, c’est un vrai régal pour le/la passionné(e) de livres, une délectation de toutes les pages, portée par une écriture "pleine de fantaisie". Une réussite totale à mon sens. 

978-2742777334

21 mai 2021

 Les voyages de sable 

Jean-Paul Delfino 

***

Quatrième de couverture :

« Par une nuit de neige qui finit par immobiliser Paris, monsieur Jaume se rend dans un café de la rue Saint-André-des-Arts. En veine de confidences, il raconte à Virgile, un bistrotier désabusé, la malédiction qui le frappe. Monsieur Jaume est immortel.

Toute la nuit durant, et avec la promesse de lui révéler son secret, il va confier à Virgile ses multiples existences passées. Né à Marseille en 1702, il fuit la grande peste, part à l'aventure en Afrique, cultive le café en Guyane, meurt à cent reprises et revient à la vie autant de fois. Peintre d'ex-voto au Brésil, guetteur de cadavres sur le Rhône, négrier à l'occasion, clerc de notaire à Paris, ermite au Portugal ou spectateur de la révolution de 1848, Jaume connaîtra l'amour, l'amitié et la trahison.

Tout d'abord sceptique, Virgile l'écoute. Puis, peu à peu, sa curiosité s'éveille et il se laisse prendre au jeu. Être immortel semble bien tentant. Mais n'est-ce pas le pire cadeau que le sort puisse offrir à un homme ?

Avec Les Voyages de sable, Jean-Paul Delfino nous invite à une longue traversée poétique et fantastique, où une nuit dure trois siècles et l'arrière-salle d'un café ouvre sur les cinq continents. »


Le hasard a mis entre mes mains cet auteur dont j'ignorais tout. Lecture facile et agréable qui fait voyager dans le temps et dans l'espace, mais cependant œuvre sans enjeu qui devrait ravir les adolescents mais qui à mon avis, laissera les adultes sur leur faim. 

Pourtant, pour les ados, je le conseille vraiment. Ils se passionneront pour cette histoire qui leur fera réviser sans même qu'ils s'en rendent compte, histoire et géographie. Sans doute même qu'il souriront en rencontrant au détour du chemin un petit prince qui aura un peu mélangé ses cartes...


9782847424409

19 mai 2021

 Le monde selon Garp 

de John Irving 

****+


   Le monde selon Garp est le livre par lequel le succès est arrivé à John Irving.

   Il avait déjà publié trois livres depuis dix ans : Liberté pour les ours, L'épopée d'un buveur d'eau et Un mariage poids moyen avec chaque fois un succès d’estime, mais c’est avec Garp que la célébrité est venue et avec elle, l’aisance et l’assurance.

      Ce roman est l’histoire de S.T. Garp, depuis avant sa naissance jusqu’après sa mort, en passant par toutes les étapes de son existence.

   Alors que son père pouvait difficilement exister moins, Garp d’abord projet de sa mère, puis gamin indépendant et équilibré, devient un écrivain américain en passant par la case épanouissement par le sport : la lutte.

       Ces relations avec les femmes ne sont généralement pas simples, comme n’étaient pas simples les relations de sa mère avec les hommes, mais d’une toute autre façon ; et l’on retrouve dans ce roman comme dans d’autres du même auteur, le thème des organisations féministes et de défense des femmes violées, des transgenres, ainsi que celui de la famille unie.

   L’autre thème majeur de ce livre est la paternité qui est pour Garp immense joie et tout aussi immense source d’angoisse.

      Les rebondissements ne manquent pas, tant cocasses que dramatiques et la mort est plus d’une fois présente dans le parcours, comme lorsque l’on voit le phobique des accidents dus à l’imprudence automobile être responsable d’un accident terrible dû à son imprudence automobile…

      Ce roman fait la part belle aux «seconds rôles» auxquels on pourrait sans doute même reprocher d’être un peu… exagérés. L’ailier de football américain transsexuel, le groupe de féministes muettes par automutilation, les différentes tares des enfants Percy… Vous me direz, ça a au moins le mérite d’être clair. Oui... Clair, ça l’est.

      Avec le séjour à Vienne, la lutte et nombre d’autre éléments autobiographiques, le cousinage entre Grap et Irving est inextricable et la «pension Grillparzer» n’est pas sans évoquer l’ «Hôtel New Hampshire» qui verra le jour 3 ans plus tard

   

   Je veux dire encore que j’ai beaucoup aimé le long épilogue qui, partant du principe qu’un roman est fini lorsque ses personnages sont morts, nous donne des nouvelles de la suite de la vie de tous les personnages, même de ceux que l’on a suivis peu de temps. J’ai vraiment bien apprécié cette fin même si je ne suis pas d’accord avec Irving qui dit que l’intérêt des épilogues est qu’ils permettent d’ouvrir une histoire sur l’avenir, alors que je pense plutôt qu’ils permettent de donner un sens au passé.

      En conclusion, c’est un livre qui se lit facilement et sans déplaisir, mais c’est aussi un monde romanesque qui, selon moi, manque un peu de finesse et de profondeur.

   Je crains que la façon totalement négative, colérique et méprisante dont l’auteur Garp reçoit les critiques sur ses productions, représente celle dont Irving les reçoit lui-même et c’est bien dommage car cela l’a peut-être empêché de franchir la distance, pas si grande, qui le séparait du vraiment bon livre. Il est sûr que certaines critiques faites à un livre sont infondées et qu’il ne faut pas s’y arrêter, mais elles ne peuvent pas l’être toutes. Il n’est pas bon non plus de ne prêter l’oreille qu’aux louanges et croire que les réserves ne sont émises que par des imbéciles ou des jaloux. Il manque bel et bien quelque chose aux romans de John Irving. S’il l’admettait, il pourrait peut-être trouver quoi.

      Alors, pour contrebalancer, je dois souligner aussi que j’avais déjà lu ce livre il y a de nombreuses années et que plusieurs scènes m’étaient nettement restées en mémoire, alors même que je ne me souvenais plus de quel livre elles provenaient. Et cela, tout de même, cette capacité à donner un tel impact à des scènes de son roman, ce n’est pas rien dire du talent d’un écrivain.

   Il manque quelque chose à John Irving, mais il a quelque chose aussi. C’est tout aussi certain. 


978-2020363761 

16 mai 2021

La séparation 

de Christopher Priest 

***+

SF

L'histoire débute ainsi : L'attention de l'historien et auteur à succès Stuart Gratton, spécialisé dans la seconde guerre mondiale, est attirée par l'évocation dans un texte de Churchill, d'un pilote de bombardier du nom de Sawyer, qui serait objecteur de conscience. La chose lui semble impossible et il entreprend de fouiller un peu cette piste pour en savoir plus sur ce Sawyer. Autant dire qu'en vous révélant d'entrée de jeu qu'il y a deux jumeaux Sawyer, la quatrième de couverture détruit tout de suite ce premier élément de surprise voulu par l'auteur.

Les recherches de l'historien se révèlent fructueuses puisqu'elles lui font découvrir que les frères Sawyer ont été médaillés olympiques britanniques aux jeux de 1936. Ils ont à cette occasion rencontré Rudolf Hess dont il va être beaucoup question tout au long du récit. En effet, dans la nuit du 10 au 11 mai, "décolle seul, secrètement, pour l'Écosse aux commandes d'un avion Messerschmitt, soi-disant sans en informer Hitler, afin de proposer un traité de paix séparée avec le Royaume-Uni, peu avant l’attaque-surprise allemande contre l’Union soviétique, violant le pacte de non-agression. En Allemagne, son départ imprévu est publiquement assimilé à une désertion. À son arrivée, en Écosse, sa démarche n'est pas prise au sérieux ; il est arrêté et maintenu en détention jusqu'à la fin de la guerre, puis il est transféré à Nuremberg pour y être jugé avec les principaux responsables nazis : reconnu coupable de complot et de crime contre la paix, il est condamné à la prison à vie" (Wikipedia). Cela, c'est la réalité, mais « La séparation » va imaginer les trois principales possibilités : Hess n'arrive pas en Angleterre car son avion est abattu, il y arrive mais n'est pas cru, il y arrive réellement mandaté et la guerre cesse sur le front ouest en 1941 au détriment des Russes. Cela offrait bien évidemment un sacré terrain de jeu à l'imagination. Je pense qu'il n'était pas du tout nécessaire de le compliquer, je dirais même de l'encombrer autant que l'auteur l'a fait. Pas un personnage principal mais deux, qui se ressemblent au point que ni les autres personnages, ni le lecteur ne les distingue. Les jumeaux ont même nom, mêmes initiales. Les chapitres sautent de l'un a l'autre sans qu'on le sache tout de suite. Quand on y ajoute des hallucinations... on peut dire que cela est compliqué au point d'en devenir franchement obscur. D'ailleurs, au bout du compte, je n'ai pas réussi à bien démêler l'étrange implication de l'historien (relevez son nom) dans tout cela...

Donné pour une uchronie, ce roman n'en est en fait pas vraiment une. Je ne veux pas livrer la chute mais ceux qui le liront le constateront. « La séparation » a reçu plusieurs prix, ce qui me met en porte-à-faux avec mes réserves sur ce roman d'un auteur que j'apprécie pourtant beaucoup habituellement.  C'est vrai qu'il a su avec maîtrise mener les grandes scènes et que je pense que c'était difficile à faire. On ne peut qu'admirer l'art de l'auteur confirmé (et doué), mais si j'ai lu sans peine les 450 et quelques pages de ce roman, je ne me suis cependant jamais laissée vraiment emporter par ce récit trop trompeur pour qu'on s'y fie. 

978-2070356980



14 mai 2021

 Une saison blanche et sèche 

d'André Brink

*****

Mais comment ont-ils pu en venir à bout?

Ce roman, a assis la célébrité internationale d’André Brink. Il a d’abord été publié à Londres puis à New York, car il était interdit en Afrique du Sud. On comprend tout de suite pourquoi : il décrit une dictature inique et totalement hors la loi qui a tout pouvoir dans une société qui refuse de la voir et de reconnaître son existence. De ce fait, le seul fait de rendre cette existence indéniable change complètement la donne et est susceptible de faire s’écrouler tout l’édifice. On ne peut d’ailleurs pas douter que ce livre y ait contribué. En particulier en éveillant les consciences internationales qui ont fait pression, mais pas seulement.

La préface à l’édition de poche est très intéressante. Elle nous explique en particulier les dates qui clôturent le roman : «1976, 1978-1979». C’est que Brink avait commencé ce livre avant la mort de Steve Biko *, qu’il l’a interrompu à ce moment, puis repris 2 ans plus tard.

Ce roman raconte l’histoire d’un professeur qui n’a rien de contestataire ni de particulièrement idéaliste au sens politique du terme. D’ailleurs, la politique ne l’a jamais intéressé. Bien installé dans une vie bourgeoise (beau-père député etc.), épouse active et présentant bien, ni passions ni faux pas, son seul intérêt non professionnel est l’ébénisterie. C’est pourtant cet homme-là qui, transformé en une sorte de zombie, contacte un ancien ami d’études complètement perdu de vue depuis des années et lui confie des documents qu’il dit précieux, juste avant d’être tué dans un accident. Ne vous inquiétez pas, je ne vous révèle pas indûment quoi que ce soit que j’aurais dû taire, ici comme dans tous les romans de lui que j’ai lus, André Brink choisit de révéler la fin de l’histoire dès les premières pages. Nous n’avons pas affaire à un adepte de la chute surprise «qui tue».

Donc, l’ami qui est écrivain de romans légers à succès, prend connaissance avec une surprise sans cesse grandissante des notes de son ancien condisciple et les rédige comme si ce dernier avait raconté au fur et à mesure tout ce qui lui est arrivé depuis l’arrestation dans une simple manifestation du fils de l’homme à tout faire noir de l’établissement où il enseigne.

Ce récit décrit une situation désespérément injuste et sans issue, celle des noirs du pays et de ce qu’ils doivent subir jour après jour depuis la misère et les brimades quotidiennes jusqu’aux arrestations arbitraires, la torture et le meurtre. Plus le récit avance, plus le niveau de rétorsion monte et plus la situation semble sans issue, autant aux lecteurs qu’à Ben Du Toit, le personnage principal et pourtant, contrairement à la plupart des autres blancs, il est bloqué dans son incapacité fondamentale à accepter de ne serait-ce que tolérer une telle injustice sous ses yeux et il continuera jusqu’au bout à la dénoncer, même quand il constatera que tous ses espoirs d’obtenir justice n’aboutiront à rien (l’on verra comment). Et nous voyons tout autant comment, bien que ce mouvement de justice ne puisse pas vaincre, l’on ne peut pas davantage lui imposer silence.

Un livre qui mérite largement le succès qu’il a rencontré et que l’on ne peut en aucun cas se dispenser de lire si l’on s’intéresse à l’Afrique du Sud. Un livre qui nous rappelle, Histoire à l’appui, que même là où on n’a aucune chance de vaincre la dictature… on y parvient quand même. A la longue.

* militant noir d'Afrique du Sud et une des grandes figures de la lutte anti-apartheid (1946-1977 Mort inexpliquée en détention)


978-2253029465


11 mai 2021

  

Dune - I et II 

de Frank Herbert

*****

SF

Ce roman est le premier du Cycle de Dune. Édité en un tome aux États Unis (1ère publication 1965), il a toujours été publié en français en 2, voire 3 volumes compte tenu de son épaisseur. Nous appellerons ici "Dune" la totalité de ce 1er tome original, quelle que soit la version de sa lecture.

"Dune" est un des chefs-d'œuvre de la littérature de science fiction des années 60. Il est en particulier marqué par l'ampleur de la vision et du monde imaginé et l'ambition des thèmes traités:

Nous sommes dans un empire planétaire dirigé par un empereur qui règne sur les Grandes Maisons dans un monde soumis par le besoin d'une denrée (l'Épice) que l'on ne trouve que sur la planète désertique, et aux conditions de vie plus que difficiles d'Arrakis, aussi appelée "Dune". La Maison des Atréides succède à celle des Harkonnens à la tête de ce fief. Les deux familles sont ennemies mortelles. Les Atréides incarnent l'honneur et les qualités de courage et de cœur, alors que les Harkonnens sont d'une cruauté, d'une lubricité et d'une cupidité sans limites. Mais les deux sont passées maîtresses dans l'art de la politique, de la stratégie et de la trahison. Machiavel est un débutant à côté de ces comtes, empereurs et barons.

L'action commence au moment de la passation de pouvoir. Les Atréides arrivent sur Arrakis et le comte sait bien que tout y est piégé pour lui et que l'Empereur aidera en sous-main le baron Harkonnen à lui nuire, mais il compte tout de même essayer de tirer parti des richesses de la planète. Il est accompagné de sa concubine, Dame Jessica, et de son fils: Paul Atréides, 15 ans. Dame Jessica est une Bene Gesserit, c'est à dire qu'elle appartient à un ordre totalement féminin qui a su s'organiser un grand pouvoir qu'elle consacre à sélectionner les hérédités en vue de la, naissance d'un «Kwisatz Haderach»: être mâle hors du commun, doté de pouvoirs intellectuels presque illimités. Les Bene Gesserit incarnent le pouvoir mental de la société.

Ce monde compte aussi une Guilde des transporteur dont le pouvoir est immense car il a la main-mise sur tout le transport interstellaire, et la CHOM (Combinat des Honnêtes Ober Marchands) qui représente les intérêts commerciaux qui sont comme on le sait, toujours primordiaux. Ah, encore une chose! Suite à une catastrophe antérieure, ce monde refuse toute technologie robotique.

Ce qui est clair, c'est que Frank Herbert ne prend pas ses lecteurs pour des imbéciles et ne les soupçonne jamais de n'avoir aucune envie de réfléchir. Son monde est un monde intelligent, tout comme le sont tous ses personnages. Les motivations sont fines et complexes, les projets minutieux et retors, comme les sont les ressorts de l'intrigue. Les pouvoirs extraordinaires que Paul Atréides développe progressivement ne servent jamais de panacée face à une situation inextricable. Ils sont des outils utilisés intelligemment en soutien à l'action menée.

"Dune" s'offre à plusieurs niveaux de lecture. Il sera dévoré par les plus jeunes comme un superbe et haletant roman d'aventure et même de formation puisqu'il accompagne Paul de ses 15 ans dominés par ses parents à sa totale émancipation (pour le moins). Les aînés choisiront peut-être d'y lire entre les lignes. L'Épice leur fera penser au pétrole et autres richesses fossiles d'autant que les modes de vie des Fremen évoquent fatalement les Touareg et autres peuples de pays dotés de richesses minérales. Les Bene Gesserit évoquent un mélange de religion et d'intellectualisme pour lequel on établira facilement des parallèles avec des éléments connus de nos sociétés. Quant aux contre-pouvoirs du transport et du commerce... il n'y a même pas à chercher. Grande force positive de ce roman: l'importance primordiale donnée à l'éducation. L'éducation est la clé de tout, sans elle, même les héros ne seraient rien.

Un livre que tout adolescent devrait lire et qu'on devrait tous relire plus tard, au moins une fois, mais sans doute plus, à différents stades.


Cycle de Dune:

- Dune

- Le Messie de Dune

- Les Enfants de Dune

- L’Empereur-Dieu de Dune

- Les Hérétiques de Dune

- La Maison des mères


978-2221252055


09 mai 2021

 

Une trop bruyante solitude 

de Bohumil Hrabal 

*****

Publié en 1977

« Les cieux ne sont pas humains »

   Joliment agrémentée d'un prologue et d'une quatrième de couverture qui divulguent absolument tout de l'histoire jusqu'au point final, mon édition a tendance à dater un peu. J'ignore si les éditions plus récentes présentent le même défaut, mais méfiez-vous quand même. On ne sait jamais.
     Une fois cette précaution prise, vous découvrirez un petit chef-d’œuvre dont vous vous lécherez les babines.

   Depuis 35 ans, Hanta, sorte de brute sans méchanceté mais au cerveau épais, est chargé du pilon. Une grosse presse hydraulique installée dans un sous-sol. On y balance par bennes entières des livres qui ne seront pas vendus, faute d’acheteurs ou pour des raisons politiques.
    "Je ne suis guère plus qu’un tendre boucher"
   Hanta ne se préoccupe guère des motifs qui ont amené les livres à sa presse, lui, ce qu’il aime, c’est bien faire son travail : de jolis cubes, bien réguliers, décorés d’une belle feuille illustrée qu’il place soigneusement en extérieur, et munis d’un cœur. Car oui, ces cubes de papier ont un cœur, Hanta le leur fabrique en plaçant soigneusement au centre de chacun d’eux un livre remarquable (et parfois aussi une poignée de souris). Il y a aussi des livres qu’il rapporte chez lui, transformant son très humble logis en un endroit dangereux où des avalanches le menacent, mais il estime que cela en vaut le risque.
  
   A choisir ces illustrations, ces livres, à les lire pour faire son choix etc., il perd beaucoup de temps et son rendement en cubes de papier ne satisfait guère sa hiérarchie. Hanta craint plus que tout ces réprimandes d’autant que cette cave et ce travail sont toute sa vie. Pour se consoler il boit pas mal, parfois avec des amis comme lui à la dérive. Il y a en particulier ses amis égoutiers qui sont d’anciens universitaires avec lesquels il parle de Goethe ou de Hegel, et de la sociologie des rats. On comprend qu’il y a beaucoup de gens bardés de diplômes dans ces emplois du bas de l’échelle. Mais on n’en dit pas plus, tout comme on ne s’était pas appesanti sur les raisons qui amenaient les livres au pilon. Hanta lui, qui use d’un vocabulaire étendu, qui sait choisir les livres, cite à bon escient tous les philosophes et passe du temps à soupeser leurs théories, se dit "Instruit malgré moi". Des hallucinations lui font même rencontrer Schopenhauer, Jésus ou Lao Tseu. Peut-être qu’il n’a pas ce cerveau épais que je vous annonçais au début… Pourtant, crasseux comme pas possible, "Si je prenais un bain, j’en tomberais malade, je dois y aller tout doucement avec l’hygiène", mal coordonné, baveux, terré dans son terrier, il affiche tous les signes d’une débilité légère. Le lecteur jugera.
  
   Dans 5 ans il sera à la retraite et il a prévu d’emporter sa presse, mais le service se modernise vite et Hanta convient de moins en moins à ce qu’on attend de lui. Ce vieux semi-clochard alcoolique est talonné par de jeunes ouvriers très propres et des machine automatisées et rapides…
  
   L’écriture est superbe et le style volontiers humoristique, humour noir ne répugnant pas à la scatologie. Le ton est donné, c’est à la Rabelais ou à la Ubu que Hrabal va mener sa mission, au grand plaisir du lecteur.
    Le pilon, Hrabal lui, le connut dès la sortie de l’imprimerie pour certains de ses livres qui n’atteignirent jamais les rayons des librairies. D’autres dont celui-ci, parurent amputés ou modifiés. C’étaient les années 60 et suivantes… on ne publiait pas ce qu’on voulait en Tchécoslovaquie et des universitaires étaient égoutiers.
    Les éditions françaises fournissent le texte intégral normalement.
  
  
   Extrait :  
   "Ainsi étranger, aliéné à moi-même, je m'en reviens chez moi en silence, plongé dans une méditation profonde, je marche dans la rue, perdu dans le flot de livre que j'ai trouvé ce jour-là et que j'emporte dans mon cartable, j'évite les tramways, les autos, les piétons, je passe au vert sans m'en rendre compte, sans heurter les passants ou les réverbères, j'avance empestant la bière et la crasse, mais je souris car j'ai dans mon cartable des livres dont j'attends ce soir-même qu'ils me révèlent sur moi ce que j'ignore encore."

978-2221188743

06 mai 2021

 Dans ma peau 

de Doris Lessing

****+


   “Dans ma peau” est le premier tome de l’autobiographie de Doris Lessing. Elle y raconte ses mémoires de sa naissance en 1919 à son installation à Londres en 1949. Il y a un second tome, “La Marche dans l'ombre” qui nous mène de 49 à 1962. Mais je ne l’ai pas lu car il était épuisé (mais Albin Michel l'a rééduté depuis).

      Cette autobiographie manifeste le sérieux souci d’une grande exactitude et d’une grande précision, tant dans les faits, les dates que dans la description des états psychologiques. Doris Lessing ne nie pas que les souvenirs sont sans cesse remodelés au gré de ce qui a été vécu depuis et de notre évolution mentale, mais elle ne se soucie pas de façon majeure de ce défaut. Elle tente de son mieux de nous raconter son histoire avec exactitude, fournissant détails, lieux, dates, noms, explications, qu’elles lui soient favorables ou non et sans tenter de justifier qui ou quoi que ce soit, ni chez elle, ni chez autrui. C’est cette liberté ce détachement et cette approche de l’objectivité qui rendent ce livre passionnant pour tous ceux qui s’intéressent à Doris Lessing

      Elle se raconte, mais on n’a jamais l’impression qu’elle se regarde vivre ou se met en scène.

      Nous la voyons petite fille, très proche de son frère, Harry et tout de suite opposée à sa mère dont il ne lui semble jamais recevoir assez d’amour et dont parallèlement elle ne supporte pas le caractère autoritaire. Nous faisons connaissance de son père, auquel la guerre de 14 aura volé une jambe et que ce handicap affaiblira lui ôtant la possibilité de rentabiliser jamais sa petite ferme de Rhodésie.

      Nous la verrons grandir, se plaire à se coudre de jolies robes, à aller boire et danser et à séduire les garçons (qui étaient bien loin de se douter qu’ils tenaient dans leur bras un futur prix Nobel de littérature). Flirter donc, se marier et avoir des enfants, ce qui nous en apprendra beaucoup sur les maternités et surtout la révolution qui s’est accomplie en matière de soins aux nouveaux nés. (A cette époque, quand une maman quitte la maternité au bout d’une semaine, elle n’a jamais pu nourrir son bébé à sa guise et n’a jamais encore passé plus d’une ½ heure dans la même pièce que lui.)

      Doris ne se sent pas femme à consacrer sa vie à élever des enfants. Ce qu’elle fait, elle le fait de son mieux, mais elle préfère assez tôt se séparer d’eux et de ce premier époux, d’autant qu’elle s’est lancée à corps perdu dans la politique. Elle est farouchement et sans compromission, communiste et antiraciste dans ce pays où la moindre remise en cause du racisme le plus caricatural et le plus primaire est perçu comme une menace*. Antiraciste, cette fille de colons blancs le restera toute sa vie et communiste, ce sera jusqu’à ce que ses yeux se décillent et que s’envolent les illusions qui furent celles des meilleurs de son époque. Son premier roman va bientôt paraître en Grande Bretagne : « Vaincue par la brousse » (The Grass is singing) … mais nous arrivons là à la fin de ce premier tome.

      Avant cela pourtant, D. Lessing nous aura montré comme nulle autre une société coloniale obtuse, raciste et cruelle, mais qui a assez souvent elle aussi une existence difficile. La vie des «petits blancs» est dure. C’est peut-être de cette souffrance que leur vient l’impression qu’ils ont fait quelque chose pour ces colonies. En fait, l’interdiction de tout Noir à un poste de responsabilité ne pouvait, à leur départ, que laisser un pays sans cadres et sans personne formé pour le diriger.

   *D’ailleurs, elle n’oublie pas : « J’ai été interdite de séjour pendant des décennies en Rhodésie du Sud, et aucun Blanc n’a élevé la voix en ma faveur » (p. 416)

978-2253141143