11 juillet 2021

 

Certaines n'avaient jamais vu la mer 

Julie Otsuka

****+


Titre original : “The Buddha in the Attic”

PEN/Faulkner Award for fiction 2011

Je me plaignais un peu de l'écriture conventionnelle de J.M Guenassia lu juste avant ce roman-ci, eh bien c'est comme si j'avais été entendue, car la façon dont Julie Otsuka a écrit son livre est tout à fait originale et remarquable. D'autant que je ne suis pas non plus une styliste absolue, l'effet de style pour l'effet de style me lasse assez vite et je n'ai jamais réussi à m'intéresser profondément à l'écriture à contraintes arbitraires, mais là... là nous avons la découverte d'une forme originale parfaite pour soutenir le fond même du récit. Une interaction perpétuelle et perpétuellement bénéfique de la forme et du fond. Une vraie réussite.

Le narrateur est «NOUS», et ce «NOUS» désigne des femmes japonaises « importées » pour mariage par des hommes japonais immigrés aux Etats Unis. Evidemment dans leurs lettres, présentées par les marieuses, ils se disent tous jeunes et riches et promettent tous une vie de rêve à leurs promises. Evidemment, sur les photos qui les accompagnent, ils sont tous beaux ou au moins acceptables et posent devant de belles maisons ou des voitures… qu’ils disent leur appartenir.

« Car si nos maris nous avaient dit la vérité dans leurs lettres – qu’ils n’étaient pas négociants en soieries mais cueillaient des fruits, qu’ils ne vivaient pas dans de vastes demeures aux pièces nombreuses mais des tentes, des granges, voire des champs, à la belle étoile- jamais nous ne serions venues en Amérique accomplir une besogne qu’aucun Américain qui se respecte n’eût acceptée. »

De leur côté, les jeunes femmes, se disent toutes vierges (et le sont le plus souvent) et espèrent obtenir une vie moins rude en échange de leur expatriation et de la perte de leurs familles.

Tous les chapitres racontés par «NOUS», nous font voir, dans l’ordre où elles l’ont-elles-mêmes découvert, les diverses étapes de cette émigration et de cette adaptation à cet homme et à ce monde si nouveau, depuis le voyage en bateau jusqu’à l’intégration, puis son échec, en passant par la découverte le plus souvent catastrophée des vrais époux sur le quai. Ce récit est parsemé de phrases en italique qui sont ce que l’on pouvait entendre parmi les «NOUS», révélant chaque fois des histoires personnelles, le «NOUS» étant constitué de nombreuses entités individuelles ayant une existence, des désirs et des traumatismes propres.

Le «NOUS» tient à ce que, globalement, et si on néglige les détails des modalités, elles ont toutes la même vie : nées au Japon, « importées » aux USA, mariées à des Japonais, vivant une existence rude, portant, donnant le jour puis éduquant des enfants (« Ils ») qui eux, se sentiront plus américains que japonais et auront honte d’elles, mais qui n’en auront pas pour autant une intégration facile. Le «Nous» permet de dire comment toutes ces vies uniques et qui semblent liées à des évènements très personnels ne sont en fait que des variations secondaires sur une trame tissée d’avance pour tous.

Et puis la guerre! Le Japon bombarde Pearl Harbour et rien ne va plus.

Jusqu'au dernier chapitre, peut-être même dernier paragraphe, j'ai cru que j'allais mettre 5 étoiles pour exprimer mon sentiment pour ce livre si habilement écrit, mais voilà qu'à ce dernier chapitre le «NOUS» change de porteur et ne désigne plus les Japonais mais les Américains et à ce titre ne peut nous dire que leur ignorance de ce que sont devenus les premiers! Nous laissant là, aussi ignorants qu'eux alors qu'il aurait été facile à l'auteur de nous le dire. Pour cette énorme frustration finale (aggravée par le sentiment qu'elle ne se justifiait en rien), j'en veux beaucoup à l'auteur, et c'est bien dommage car je m'étais régalée jusque là. Julie Otsuka a déjà écrit un roman sur ce qui, justement, est arrivé aux Japonais d’Amérique, et que ses grands parents ont vécu ( « Quand l'empereur était un dieu »). Je pense que c’est pour éviter de raconter la même histoire qu’elle n’a pas voulu être plus explicite dans ce roman-ci, mais je trouve quand même qu’elle ne l’a pas été assez. A part cela, une vraie réussite, lisez-le!

Julie Otsuka qui avait laissé passer 9 ans entre ses deux premiers romans nous fera attendre plus encore pour le troisième (2022)

978-2264060532

07 juillet 2021

Metropolis 

de Philip Kerr

*****


Ce quatorzième et dernier volume de la série Bernie Gunther a été publié à titre posthume  Philip Kerr étant mort prématurément. Nous y découvrons les débuts de Bernie, jeune flic de la République de Weimar. Il vient de faire la guerre dans les tranchées et s'il s'en est tiré indemne physiquement, ce n'est pas tout à fait le cas mentalement et il a du mal à retrouver un équilibre ; de plus, autour de lui, le pays est ruiné, tout part à vau l'eau, la corruption règne, les relents nazis commencent à monter... l'ambiance est sombre et nauséabonde. Ainsi, notre Bernie s'adonne-t-il de plus en plus régulièrement à la boisson. Sombrera-t-il ?

Cela ne l’empêche pas de beaucoup s'intéresser à son travail,  Bernie Gunther est un bon flic, observateur, imaginatif, incorruptible et opiniâtre. Ses chefs l'ont remarqué, comme ils ont remqrqué qu'il n'avaient guère de goût pour les idées extrêmes qui s'agitent de plus en plus, et Bernhard Weiss (personnage réel), chef de la police criminelle de Berlin, lui offre une belle promotion. C'est que Weis est juif, qu'il a de plus en plus d'ennemis et qu'il a besoin de très bons éléments à ses côtés s'il veut espérer se maintenir. Il tient bureau dans un fourgon comprenant même sa secrétaire et c'est ainsi que l'équipe se déplace sur les lieux des crimes sur lesquels ils enquêtent. En ce moment, la grande affaire est un meurtrier de prostituées qui a la particularité de scalper ses victimes. Bernie a juré de le capturer, mais voici que bientôt, la série de crimes s’arrête. Plus tard, une nouvelle série démarre, cette fois, un illuminé a juré de débarrasser Berlin des invalides de guerre qui y mendient. Il estime qu'ils témoignent de la défaite de l'Allemagne et font honte à l'armée (raisonnement difficile à saisir dit comme ça, mais aucun pays n'a jamais beaucoup aimé regarder ses victimes de guerre...).

Comme toujours, la documentation historique est de première qualité et le contexte de la vie quotidienne à Berlin en 1928 tient la plus grosse part de l’intérêt du roman. Les romans de Karl May y sont évoqués et B. Gunther croisera dans ces pages Fritz Lang ou plutôt sa femme, Otto dix, George Grosz (tout le roman peut s'imaginer avec leurs images), Brecht, Alfred Döbling etc. On se régale. Ce dernier volume est donc passionnant et permet paradoxalement à Bernie de commencer et finir en même temps la série de ses aventures. Ne ratez pas un tel oxymore !


978-2021439670

04 juillet 2021

Confessions d'un chasseur d'opium 

de Nick Tosches

****


Chasseur de mythe

Ici, Nick Tosches entreprend de nous dépeindre une vision hautement culturelle de l'opium. Il aime les opiacés et en est dépendant mais, du moins au moment où il écrit cet ouvrage, il défend une version noble, voire élitiste de son addiction. Une vision fantasmée de la chose, qui se nourrit de fumeries sombres et embrumées où de vieux chinois silencieux, éventuellement secondés par des servantes mutiques, passent des pipes qui sont presque des œuvres d'art à des consommateurs indolents mais respectés. Sûr qu'en l'an 2000, année de publication de l'opuscule, on était déjà dans la mythologie complète. Mais bon, c'est un genre comme un autre.

Ce qui est amusant, c'est que Nick Tosches commence par une lourde charge moqueuse (et méprisante) contre l’œnologie. Il se gausse de ces gens qui ne peuvent boire un verre de vin sans évoquer son arôme, son bouquet, sa robe etc. Il trouve cela complètement ridicule et ne se gène pas pour le dire (car Nick n'est pas du genre à spécialement ménager la susceptibilité de son entourage). Je ne sais pas comment cela passe aux USA, peut-être fait-il rire un public pour qui toutes ces considérations sont en effet exotiques mais en Europe, et plus encore en France, ce genre de sarcasme éveille davantage l'étonnement, voire un peu de gène pour lui. C'est un peu ridicule et, comme on le sait, l'insulte est un boomerang, si elle n'atteint pas sa cible, elle revient contre son lanceur...

Et comble de l'ironie, voilà que notre détracteur du bon vin, se lance dans une tentative de reproduire cette culture originelle de la qualité du produit et du savoir-faire sur son poison de prédilection : l'Opium. Il avait déjà évoqué sa circulation et son trafic avec « Trinités », qui était plutôt un roman policier, sans doute sa documentation, ses relations et sa pratique ne faisaient pas de lui le plus mal placé pour rédiger ce petit traité de la "drogue céleste". Il l'a voulu historique et culturel, bien que sa vision historique se limite un peu trop à un échange Orient-USA (souvent le problème des Américains qui ont du mal à se rappeler qu'il existe un vrai monde en dehors d'eux). Il pousse en avant la graaaande qualité du produit, son passé chargé d'histoire, ses références intellectuelles les plus aristocratiques, ses pratiques sophistiquées et tient pour quantité négligeable les cloaques humains qu'il doit traverser, les épaves humaines, les prostitutions sordides, les corruptions omniprésentes, au milieu desquels se niche son Eden. Car, foin de la drogue qui se gobe, s'avale, se sniffe, s'injecte ou que sais-je, seul est belle celle qui se fume dans une vieille pipe, et de préférence dans une fumerie.<i> « :"Je suis né pour fumer de l'opium dans une fumerie»</i>...

Ben voyons.

978-2844850553


01 juillet 2021

Du lait aigre-doux 

de Nuruddin Farah

****


1er volume de la trilogie 

Somalie, Soyaan n’a pas trente ans mais il est en train d’agoniser dans l’humble demeure de sa mère. On ne sait quel est son mal et même, on en sous-estime la gravité jusqu’à l’issue fatale. Son frère jumeau, Loyaan, est accouru auprès de lui alors qu’ils ne se sont pas vus depuis un certain temps, chacun pris par sa propre existence. Soyaan a fait des études et depuis des années il est "le Conseiller Economique à la Présidence, directement responsable devant le Général et n’ayant de comptes à rendre qu’à lui." ; Loyaan lui, qui voulait être médecin, n’est que dentiste dans un pays (comme même sa mère le remarque) où tout va mal sauf les dents.

Mais il faut savoir que quand on parle de "Présidence", on parle en fait d’une dictature effrénée usant quotidiennement de la violence, des enlèvements, de la torture et des exécutions sommaires. Il faut savoir encore que Soyaan, s’était peu à peu détourné de ce pouvoir inique pour se livrer à des actes de résistance dans un groupuscule pour lequel il rédigeait des "mémorandums" bien peu diffusés d’ailleurs ; et là, comme partout et toujours, qui dit groupuscule, dit scission et mouchard.

De tout cela, Loyaan ne sait rien, il ne le découvrira que lorsque son frère mourra dans ses bras en répétant son nom. Loyaan aurait voulu faire pratiquer une autopsie pour comprendre les causes de cette mort étrange et inexplicable mais cela est impossible, refusé à grands cris tant par sa mère, exigeante incarnation de toutes les superstitions, religions et croyances réactionnaires du pays, que par son père, homme ignoble, entièrement soumis au plus offrant, à savoir le pouvoir en place. A ce moment, l’hypothèse d’un empoissonnement semble d’ailleurs tellement absurde à Loyaan qu’il se laisse convaincre de renoncer à l’examen. Ce n’est que plus tard qu’il en apprendra plus sur la vie de son jumeau et se demandera si le Général l'a fait tuer.

Pire, dès l’enterrement, le pouvoir déclare Soyaan "Propriété d’Etat", le qualifie de héros, donne son nom à des rues, se glorifie de toutes ses actions, détruisant définitivement tout ce que le défunt aurait pu entreprendre contre lui. Qui témoignera du contraire? La dictature ne prend pas que les corps, elle vole aussi les âmes, les histoires et l’Histoire.

Nous nous sommes tous demandé au moins une fois ce que nous aurions fait si nous avions été des civils français pendant l'Occupation. Même si je ne pense pas qu'ils soient nombreux ceux qui ce verraient bien en collabo, la question reste poignante: Résistant ou profil bas?

C’est exactement face à ce dilemme que se trouve Loyaan, homme sans envergure mais honnête, il n’est pas particulièrement héroïque. Va-t-il prendre les risques énormes de l’insoumission alors qu’il ne voit autour de lui qu’opposants torturés ou "disparus" dans une population misérable qui laisse faire en tentant éventuellement d’en tirer quelque profit au passage? Même les opposants ne sont pas crédibles. Leur position est tout autant une histoire de clan ou tribu que de principe. Il n’y a pas que la dictature qui soit désespérante, tous les modes de pensée le sont dans ce pays.

Ce n’est pas un roman très facile à lire, ni même, du moins au début, agréable à lire. Le style est emphatique et parfois pesant. On est saisi par la beauté de certaines images poétiques mais les choses avancent très lentement et jamais en droite ligne. On s’enlise dans le formalisme social  et le lecteur –au moins occidental- s’ennuie parfois un peu à surmonter ces obstacles qui à ses yeux n’ont aucun sens. On sent tout le poids écrasant, étouffant, des traditions. C’est irrespirable. Tout autant que la dictature. Et pourtant, une fois habitué, on lit avec de plus en plus d’appétit les pages qui défilent et à aucun moment je n’ai été tentée d’abandonner, ni même de sauter de pages car Farah sait décortiquer, observer et témoigner des rouages du pouvoir et de la dictature qui sont partout les mêmes. Sa vision des choses est particulièrement claire et juste.

C’est un roman qu’il faut absolument lire –et acheter, comme tous ceux de Nuruddin Farah, au moins un acte de résistance que nous pouvons faire– car il est admirable que dans un pays dans l’état de la Somalie, il puisse y avoir des gens pour se soucier de littérature et tenir à laisser au monde une œuvre littéraire qui témoigne de ce peuple. Je sais que Farah ne vit pas en Somalie. Il ne le pourrait pas. En fait il est quasi nomade, se déplaçant dans le monde entier, mais il n’empêche qu’il ne daigne s’installer nulle part ailleurs et qu’il ne parle que de son peuple et de son pays, il témoigne pour eux, il leur fait le don fastueux d’une vraie littérature et c’est pour cela que Farah est grand.

"Qu’est devenue l’élite qui avait bercé de faux espoirs les cœurs des masses africaines ? Certains ont purgé et purgent des années tourmentées de détention. La plupart ont quitté leur pays. Des postes à l’UNESCO, à la FAO ; des postes dans les états pétroliers du golfe."


Trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine"

1 - Du lait aigre-doux 

2 - Sardines

3 - Sésame ferme toi 

978-2264033222 

29 juin 2021

 Breakfast of Champions

Kurt Vonnegut

****+

Imbroglio d'auteurs de SF

Un livre avec des dessins. J'adore ! Qui a dit que c'était les seuls à mon niveau ? En tout cas, en l’occurrence, il n'y aurait pas de quoi rougir, car il vaut mieux avoir l'esprit plutôt ouvert et délié pour comprendre le maximum de tout ce qu'il y a dans ce roman foisonnant et aux multiples niveaux. Quant aux dessins, pour en revenir à eux, ils sont de l'auteur lui-même qui aimait bien utiliser ses dons graphiques. 

Tout au long de ce récit, le narrateur tient à expliquer les choses dans le détail même pour ce que tout le monde connaît (comme le principe de l’arme à feu, par exemple) et les dessins y aident. On en vient à imaginer un prof extraterrestre expliquant le monde terrien à de jeunes E.T. Il faudra attendre la fin du roman pour s'assurer qu'il n'en est rien et ne donc, plus bien saisir le sens de cette façon de faire. Du moins, en ce qui me concerne.

Le narrateur est un écrivain de la cinquantaine du nom de Philboyd Studge. Ecrivain médiocre, « Mon ami Knox Burger me disait l'autre jour d'un roman qu'il paraissait aussi indigeste que s'il avait été écrit par Philboyd Studge ». Il a lui même créé l'écrivain médiocre Kilgore Trout, qu'on avait déjà croisé dans « Abattoir 5 » et que l'on retrouvera encore dans « Timequake » et « Galapagos » (mais dans ces trois cas, ce sera Vonnegut qui le créera). Ce personnage est donc quelqu'un d' important dans l’œuvre de Vonnegut. On a beaucoup dit qu'il représentait Theodore Sturgeon* (trout truite, sturgeon esturgeon) mais il serait bien léger de ne pas voir tout ce qu'il y a aussi de Vonnegut en lui.

 Ce Trout est un écrivain de SF qui a beaucoup été publié, mais peu lu. Il réussit ce paradoxe en étant édité par une maison de livres pornographiques qui n'utilisent ses œuvres que pour mettre un peu de texte entre les photos... Trout s'y est résigné mais cet arrangement ne lui vaut qu'un maigre salaire qui lui permet à peine de vivre. Aussi est-il très surpris quand il reçoit une invitation à être le conférencier d'honneur d'une réunion artistique, ayant été présenté comme « le plus grand auteur américain » par le milliardaire local, sponsor de l'évènement, totalement inculte et qui a fait glisser son enthousiasme des photos vers les textes. On appelle cela une sublimation, il me semble.

L'évocation des œuvres de Trout rappelle au lecteur la richesse de l'imagination débridée de l'âge d'or de la SF. C'est à peine exagéré et on se régale. Ce temps-là me manque, les auteurs savaient ce qu'inventer veut dire et ne reculaient devant rien. On rencontre aussi quelques idées que K. Vonnegut a lui-même utilisées dans d'autres romans. Bref, notre Kilgore Trout se rend donc sur place, mais en stop, ses moyens ne lui permettant rien d'autre, et il y va bien décidé, une fois au micro, non pas à caresser l'auditoire dans le sens du poil, mais à leur crier toute la misère dans laquelle les écrivains se débattent. Et a la leur montrer aussi, en se présentant, maigre, crotté (au sens propre d'ailleurs, suite à une pénible péripétie du voyage) et dans une tenue aussi minable que ridicule. Le périple donnera lieu à des rencontres pas banales qui nous seront racontées.

La ville où il se rend est celle de Dwayne Hoover, vendeur de voitures  « fabuleusement rupin » pour sa part. Rupin mais obèse, multidivorcé et surtout, en train de perdre la raison sans que personne ne s'en rende compte. Nous allons le suivre pendant plusieurs jours, connaître qui il rencontre ou côtoie, et constater l’aggravation de son comportement erratique.

Contrairement à ce que dit ma quatrième de couverture (il y a eu plusieurs éditions), la rencontre ne se fait qu'à la fin du livre, mais elle sera explosive.

Le style (celui de Philboyd Studge, donc, réputé ennuyeux) se veut assez objectif, ne répugne pas aux explications détaillées, aux listes et aux caractéristiques techniques (incluant la taille du pénis), et étonne constamment le lecteur. La couleur de peau est toujours annoncée. Peut-on mieux dire que chaque couleur implique une position ? 

Kurt Vonnegut aborde comme toujours les sujets qui lui tiennent à cœur. Ici, la pollution et l'écologie, le racisme, la religion (nous aurons plusieurs mythe originaux de la création), la création littéraire, l'art**. Il expose dans ses romans, et celui-ci particulièrement, une version simplifiée de sa vision du monde. C'est une vision désabusée qu'il présente sans concession mais en choisissant le ton de l'humour, cette « politesse du désespoir ». 

« Il se trouvait sur cette planète abimée tout un lot de « Communistes ». Ceux-ci avaient une théorie selon laquelle tout ce qui pouvait rester de la planète devait être partagé plus ou moins également entre tous ceux qui n'avaient jamais demandé, après tout, à vivre sur une planète perdue. Et, pendant ce temps, les bébés ne cessaient pas d'arriver, vagissant et gigotant, et poussant des cris pour avoir du lait.

En certains endroits, on voyait des gens essayer de manger de la boue ou de sucer des cailloux, tandis qu'à quelques pas des bébés étaient en train de naître.

Et ainsi de suite.

Le pays de Dwayne Hoover et de Kilgore Trout, où l'on ne manquait encore de rien, était opposé au communisme. On y estimait que les Terriens bien nantis ne devaient pas être contraints de partager avec d'autres, à moins qu'ils n'en aient envie, et la plupart n'en avaient pas la moindre envie.

Ainsi, personne ne les y obligeait.

Tout le monde, apparemment, en Amérique, agrippait tout ce qu'il pouvait et s'y cramponnait. Certains Américains étaient réellement très forts à ce jeu du prends-tout-et-cramponne-toi. Si bien qu'ils se trouvaient fabuleusement rupins. Et d'autres ne parvenaient même pas à mettre la main sur le minimum vital. »

Un roman riche et qui suscite ma sympathie.


* En clin d’œil, Philip José Farmer quant à lui a publié « (Le Privé du cosmos » sous le pseudo de K. Trout

** A noter à ce propos la présence dans ces pages de Rabo Karabekian, le peintre de « Barbe bleue ». C'est un peintre abstrait à succès et il fait dans un bar, face à des gens qui l'accusent d'être un fumiste,  une déclaration de foi sur l'art moderne qui bouleverse le narrateur. 

978-2290006603

26 juin 2021

 L'instant 

de Magda Szabó

*****

Tombé de l'arbre du temps

Lectori salutem

Amis qui aimez les lectures faciles et distrayantes, passez votre chemin, cet instant n’est pas le vôtre. Vous n’y prendriez guère de plaisir. Mais vous les classiques, les hellénistes, les latinistes, les fondus de la mythologie, les amateurs de contes et de mythes fondateurs, entrez! Ce que vous allez lire ici est tout sauf banal, tout sauf médiocre. Magda Szabó a osé  se lancer dans ce grand jeu littéraire : une variation sur l’"Énéide". Comme il y a avait eu une "Enéide" pour nous conter les aventures du grand Enée, elle nous a fait une "Créüside" pour conter celles de Créüse, son épouse d’autant plus oubliée qu’elle périt avec Troie et ne suivit donc pas le Bon Père dans ses aventures palpitantes.

Mais M. Szabó en a décidé autrement. "Et si", se dit celle qui connaît l’Enéide comme sa poche, "Et  si Créüse n’était pas morte? Si elle avait pris la place d’Enée? Et si c’était elle ensuite qui avait vécu toutes ces aventures, rencontré Didon puis atteint le Latium, posant les bases de ce qui allait devenir l’empire romain? Comment tout cela aurait-il pu se passer?" 

C’est ce que l’auteur imagine ici (fort bien) pour nous et nous conte, soutenue par sa parfaite connaissance du sujet et la beauté de son écriture. "L’instant" du titre, c'est celui où Créuse prend la place d'Enée. 

Les écrivains ont leurs lubies. Magda Szabó disait qu’elle avait depuis toujours rêvé de ce livre-là, qu’elle l’avait porté en elle pendant des décennies, qu’elle lui a donné vie avec passion et l’avait vu enfin édité avec un sentiment formidable de plénitude. Et nous lecteurs, nous voilà à demi incrédules, face à une œuvre incroyable, d’aucune époque, ou alors de toutes, qui nous étonne, nous désarçonne, ne ressemble à rien de ce que nous avons déjà lu et qui réussit la gageure de cet invraisemblable pari sans se ridiculiser. Pas banal!

Comme un fruit <i>"tombé de l'arbre du temps"</i> J'adore cette image <i>"je suis à présent  au bout de la branche, je tombe en tournoyant…"</i> C’est de la mort que M. Szabó parle ainsi, et elle en parle encore de façon tout aussi belle quand elle dit ailleurs: <i>"Cela viendra avec le temps, les Parques auront achevé le fil, les ciseaux claqueront quand le moment sera venu, quand l’avenir aura mûri."</i>

Mais si je reprends ici l’expression <i>"tombé de l'arbre du temps"</i> pour m’en faire un titre, c’est en la détournant complètement, en la séparant de la signification que l’auteur lui avait donnée pour m’en tenir à la seule image: La Creüside, récit d’une histoire vieille de plusieurs millénaires, est une œuvre littéraire qui s’est détachée de l’arbre du temps et s’est refusée à ses contingences. Telle un fruit mûri à la perfection, elle en est tombée et s’est offerte à nous, aussi vieille que la civilisation, aussi jeune que ma lecture d’aujourd’hui.

Dans "Le vieux puits", M. Szabó nous raconte comment enfant, elle reprenait ses histoires préférées et les modifiait pour qu’elles soient plus conformes à son goût. Elle nous raconte également comment adolescente, elle s’est passionnée à rejouer des pièces ou romans, interprétant tour à tour divers personnages et là encore modifiant le récit. Ici, à plusieurs reprises, on assiste à des "dialogues" où Créüse-Enée est en fait seule à parler et où l’on devine les réponses de son interlocuteur à ce qu’elle dit, elle, un peu comme lorsqu’on entend quelqu’un téléphoner. M. Szabó, d’âge mûr, réalisant son chef d’œuvre au sens compagnon-artisan du terme, a dû retrouver ses aptitudes, ses goûts et ses passions d’adolescente quand elle a imaginé et rédigé toutes ces scènes. Je la vois en Créüse, jouant toutes ces parties discutant âprement avec ses personnages. Je suis persuadée que c’est ainsi que cela s’est passé. Il y a un grand moment humain quand, vieillissant, nous retrouvons intact ce que nous étions adolescents et que nous pouvons renfourcher notre cheval d’alors et repartir à l’assaut de nos rêves pour nous y livrer avec autant de foi qu’autrefois. C‘est la nique au temps, car rien n’a changé, ou plutôt si, tout, sauf nous.

Vous vous demandez sans doute s’il est possible d’apprécier la "Créüside" si l’on ne connaît pas l’Enéide, eh bien à mon avis le peu qu’il vous reste de vos cours de lycée est nécessaire mais peut suffire et si vraiment il ne vous reste rien, la lecture de la fiche de l’Eneide fera l’affaire. Juste une petit rappel des faits très simplifiés, permet de prendre pied dans la Créuside, ceci dit, plus votre connaissance sera grande, mieux vous pourrez apprécier celle de l’auteur; et dans quelque cas que vous soyez, lisez le prologue avant de vous lancer.

Je mets 5 étoiles non pour le plaisir de la lecture qui est bon mais pas excellent, mais pour l’entreprise littéraire grandiose et folle menée ici à bien. Ces folies-là nous aident à croire en la littérature.

Citation :

"Tu seras roi, un roi n’est jamais seul, la solitude est l’apanage de ceux qui ne font pas partie des élus."

978-2878582901

24 juin 2021

Un homme 

de Philip Roth

****+

Ça m’agace

   Ça m’agace de lire un peu partout des commentaires du type «Le livre à éviter si on n’a pas un moral d’acier», «Un bon livre, mais qui vous donnera un sérieux coup de blues» et toute une série de variations sur ce thème ridicule. 

   On prend des airs libérés et ouverts à tout, on peut parler des camps d’extermination en se mettant dans la peau d’un des bourreaux, on peut raconter ses amours incestueux, les pires crimes ou je ne sais quoi encore on peut parler de TOUT je vous dis, et je trouve cela très bien. Sauf que ce n’est pas vrai. 

   Léo Ferré le chantait déjà il y a plus de 30 ans sur des paroles de son ami Jean-Roger Caussimon : 

   “Ne chantez pas la Mort, c'est un sujet morbide 

   Le mot seul jette un froid, aussitôt qu'il est dit 

   Les gens du show-business vous prédiront le bide 

   C'est un sujet tabou... Pour poète maudit” 

       Mais Léo la chantait quand même, sa chanson, et Roth a quand même écrit sur ce sujet, ce qui nous a permis de vérifier que sous des dehors clinquants, vulgaires, pornographiques, sadiques et en tous points scandaleux, la liberté, la maturité en fait, de penser n’avait pas progressé d’un pas. 

       Bref, ça m’énerve, parlons d’autre chose et pour commencer de ce roman pour lequel je suis là aujourd’hui. 

       Et pour être honnête, reconnaissons qu’il est des visions par lesquelles parler de la mort n’est pas si mal accueilli par les lecteurs, c’est lorsque l’on parle de la mort de quelqu’un d’autre, même si c’est quelqu’un de très proche. On parle du deuil et le lecteur s’identifie au survivant, il surmonte sa peine, il continue à vivre, il est vivant! Le principal est sauvegardé. 

       Mais le personnage principal de Philip Roth, ce «il» qui n’a pas de nom, ne survit pas. Il meurt bel et bien et je ne déflore rien en disant cela, puisque c’est même par son enterrement que commence le livre. 

       Le titre original du roman est «Everyman», c’est assez dire qui est ce «il». Ainsi lorsque je lis qu’ici, P. Roth a écrit un roman presque autobiographique et a donné vie à un personnage qui lui est beaucoup plus proche que d’habitude, je pense pour ma part que oui… et non. 

    Non, dans la mesure où le lien entre Roth et son personnage principal est tout aussi fort dans la plupart de ses romans et oui en ce fait que c’est bien son histoire qu’il raconte… ainsi que celle de son lecteur d’ailleurs. Everyman. Quand dans un roman vous voyez un personnage faire certaines choses, vous pouvez avoir fait les mêmes ou non. Quand dans un roman vous voyez un personnage vieillir et mourir eh bien oui, c’est ce que vous faites vous aussi. C’est exactement l’auteur ! C’est également exactement vous. Ce «il» raconte ce qui nous arrive ou va nous arriver de façon tout à fait inévitable. Il est temps de se faire à cette idée. 

    « Mon dieu, se disait-il, cet homme que j’ai pu être ! Cette vie qui m’entourait ! Cette force qui était la mienne ! Pas question d’aliénation, à l’époque. Jadis, j’ai été un être humain dans sa plénitude. » 

   On vieillit, on vieillira plus encore, notre corps nous trahira et nous en aurons honte. Nous serons faibles et désarmés, mais nous serons toujours nous, sous cette coquille abîmée. Nous souffrirons peut-être et nous lutterons de notre mieux, tentant de nous protéger. 

    « La vieillesse est une bataille, tu verras, il faut lutter sur tous les fronts. C’est une bataille sans trêve, et tu te bats alors même que tu n’en as plus la force, que tu es bien trop faible pour livrer les combats d’hier. » et plus loin : « Ce n’est pas une bataille, la vieillesse, c’est un massacre. » 

   Oui, mais c’est comme ça. On ne peut l’éviter. Il faut accepter les choses comme elles sont et, sans illusion ni vaines lamentations, faire de son mieux avec, ce que fait le narrateur de ce roman. Et puis il y a aussi, ces moments de bilan, on regarde sa vie, ce qu’on a fait, ou raté, «il» se félicite ou bien regrette, mais surtout «il» comprend qu’il n’y peut rien changer. Alors bien sûr, «il», c’est Roth. Et puis ce sera nous aussi. 

       C’est un sujet qui nous concerne tous, la vieillesse. Et découvrir la surprise incrédule que ce personnage éprouve à se voir devenir cet être diminué et fragile, c’est nous préparer à la nôtre que nous connaîtrons aussi. 

       Et c’est très intéressant de voir comment les autres vivent ça, ce qu’ils en pensent vraiment, découvrir leurs expériences particulières, les comparer aux nôtres. La mort est humainement un sujet passionnant. Je ne dis pas qu’il faut y penser tout le temps, au contraire, il est bon de ne pas y penser trop souvent, mais il faut être en mesure d’y penser parfois et de se sentir, sur ce sujet-là aussi, en cohérence avec soi-même. 

       Et non, ce roman ne m’a pas ruiné le moral. Il m’a beaucoup intéressée. Il ne m’a fait aucun mal, je savais déjà que je mourrai un jour et si je ne l'avais pas su, il était grand temps que je l'apprenne. 

       PS: A été élu meilleur roman étranger 2007 par le magazine Lire. 


978-2070359936

22 juin 2021

 

A quand les bonnes nouvelles ?

de Kate Atkinson

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Quatrième de couverture :

« Dans un coin paisible de la campagne du Devon, une petite fille de six ans, Joanna Mason, est le témoin d’un crime épouvantable. Trente ans plus tard, l’homme qui a été condamné pour ce crime sort de prison. A Edimbourg, Reggie, qui a seize ans et qui est bien plus futée que les gamines de son âge, travaille comme nounou chez un médecin, le docteur Hunter. Mais quand celle-ci disparaît, Reggie est la seule personne qui semble s’en apercevoir. En ville, l’inspecteur en chef Louise Monroe est aussi à la recherche d’une personne disparue, David Needler, sans se rendre compte qu’un de ses vieux amis – Jakson Brodie – se précipite vers elle. »

Troisième aventure de notre détective préféré, Jakson Brodie, ce volume nous le montrera marié et même mort (brièvement, ouf!) mais globalement égal à lui-même. Mais le personnage principal sera peut-être tout de même plutôt la jeune Reggie, ou même le docteur Hunter, sans parler de l’inspectrice en chef Louise Monroe. Cette abondance de personnages marquants contribue à la fois à la richesse du roman, et à sa complexité qui, pour le coup, m'a semblée un peu exagérée. Il est parfois un peu difficile de s'y retrouver parmi tous ces personnages dont on peut avoir oublié les noms et qu'on peut en conséquence, avoir un du mal à remettre en scène et le fait que deux affaires du même acabit soient mêlées n'a rien arrangé. En tout cas, c'est un problème que j'ai parfois eu. Soit dû à une trop grande complication, soit à l'insuffisance de mon attention. Le thème central ici est la violence masculine destructrice tournée contre les femmes et les enfants.

En tout cas, les aficionados retrouveront tout ce qui particularise les romans policiers de Kate Atkinson et apprécieront cette nouvelle aventure pleine de femmes résistantes et courageuses et de quelques hommes qui relèvent le niveau de leur genre, sans parler de l'inégalable Jackson.

978-2253126546

20 juin 2021

La mort d'Ivan Ilitch 

de Léon Tolstoï

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Fascinant

« La mort d'Ivan Ilitch » est un livre qui m'a littéralement fascinée. On y dit l'histoire d'un homme, le récit de ce que fut sa vie, jusqu'à ce point qui nous attend tous : la mort. Ce qui est fascinant dans ce roman, c'est qu'au moment où Ilitch, réalise que c'est vraiment de sa mort qu'il s'agit, qu'il y est arrivé, nous pouvons parfaitement saisir ce qu'il éprouve; et nous-mêmes, nous parvenons à entrapercevoir notre propre fin.

La violence de cette découverte pour tout homme, est annoncée dès le début du livre lors de la visite qu'un ami fait à la nouvelle veuve. Comme on lui raconte la dure agonie d'Yvan, un moment, il réalise qu'il serait possible que cela lui arrive aussi. Et bien vite, il chasse cette pensée car il ne pourrait la supporter. Nous en sommes tous là, pauvres humains. A ne pouvoir regarder notre mort en face. Ilitch était ainsi également et en cela, il est notre frère.

Si Tolstoï, sur ses vieux jours est devenu d'une religiosité assez fanatique, par contre, il n'est guère question ici de religion. C'est à la rencontre, d'abord incrédule, puis épouvantée, de l'homme et de sa mort que nous assistons. C'est une rencontre matérielle et qui n'a rien d'abstrait. On n'y parle pas de monde meilleur, ni même d'une autre vie, mais bien de celle-ci, qui s'échappe.

On peut, dans ce récit, être plus sensible au récit de la vie conventionnelle d'Ilitch; moi, ce que j'ai retenu de cet ouvrage, c'est le récit de sa mort, de sa découverte horrifiée de sa propre fin et là, il n'y a plus de convention qui tienne. La vie d'Ivan Ilitch, n'est pas notre vie, mais sa mort, c'est la nôtre, c'est celle de chaque humain. C'est l'humanité qui s'y retrouve.

PS : Quant au "rein flottant", si quelqu'un sait ce que c'est et si même cela existe vraiment qu'il soit assez aimable pour me l'expliquer. (Ah oui, les relations patient-médecin aussi valent la description.)

978-2070394333

16 juin 2021

 L'homme est un dieu en ruine 

de Kate Atkinson

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Le hasard a voulu que je lise ce roman très peu de temps après avoir lu « La séparation » de Christopher Priest et quelle n'a pas été ma surprise de constater plus que des ressemblances ! Le moins qu'on puisse dire c'est que « La séparation » (2003) et « L'homme est un dieu en ruine » (2014) ont des airs de famille, allant jusqu'à des scènes (par exemple la façon dont se constituent les équipages des bombardiers) et des relations de personnages (par exemple flirt avec l'amie de sa sœur pendant la guerre) semblables. Désireuse apparemment de remercier les auteurs sur les travaux desquels elle a appuyé son roman, K. Atkinson le fait suivre d'une liste de « sources » assez conséquente, mais C. Priest n'y apparaît pas.


Ce roman compose un diptyque avec « Une vie après l'autre » qui tournait autour d'Ursula Todd, sœur de Teddy que nous suivons ici, mais les deux sont tout à fait distincts et peuvent se lire tout à fait indépendamment l'un de l'autre. Nous suivons ici la longue vie de Teddy depuis son enfance jusqu'à son décès, rencontrant en chemin et sans ordre chronologique, les personnes dont ils sera proche, ses frère et sœur, sa femme et ses sœurs, sa fille, ses petits enfants etc. 

Une part importante du roman le suit alors qu'il était pilote de bombardier pendant la seconde guerre mondiale et qu'il aurait dû selon toute probabilité ne pas survivre à cet épisode.


 Comme d'habitude, le talent de l'auteur tient à son habileté à saisir les personnages et leur psychologie. Pas beaucoup de jugements mais beaucoup de choses très justes montrées. Il y a aussi le thème des relations familiales et de leur haut pouvoir de destruction ou de réparation, ainsi que le thème plus large de la guerre, de la nécessité tactique de l'abus de la force (écraser impitoyablement l'ennemi pour ne pas lui permettre d'en faire de même de vous) et de la culpabilité qui plus tard, ronge les survivants... Tout est bien mené mais ce n'est pas une lecture simple. Si vous avez aimé « Une vie après l'autre », vous aimerez celui-ci, mais il faut savoir qu'on n'est pas dans la même veine que les romans policiers ou amusants de l'auteur.

9782253071334 

13 juin 2021


Le mendiant 

de Naguib Mahfouz 

****+

Démon de midi et dépression

 Omar al-Hamzâwi, 45 ans, avocat à succès qui rêvait d’être poète, est atteint par la dépression. C’est une petite phrase anodine qui va déclencher l’avalanche. De ces choses que l’on dit sans y penser vraiment, au Caire comme ici, et qui ont la profondeur philosophique (ni plus, ni moins) de nos «On est bien peu de choses…» 

  Peu à peu, tout perd sens pour lui, famille, travail, position sociale et même amitié. Il reste l’amour. Il s’y jette donc avec l’ardeur du désespoir, piétinant à l’occasion son couple, l’amour tendre et dévoué de sa femme, de ses filles, mais «Je ne peux pas faire autrement.» En clair, la peur de la mort le talonne et il cherche à tout prix comment la museler. 

 «Peut-être qu’une lumière jaillira dans ta poitrine à la manière de l’aube qui point pour déloger la peur du néant!» 

 Et le retour d’un ami d’enfance, je ne vous dis pas dans quelles circonstances, le confronte sans grand effet positif à celui qu’il fut à 20 ans. Le soutien compréhensif d’un autre ami de toujours ne saura l’aider. 

  Les choses évolueront ainsi pendant de longs mois, nous faisant vivre les essais qu’il tente pour retrouver un sens à sa vie. Vous savez, ce genre de questions que l’on ne se pose que lorsque l’on n’a plus la réponse. 

  Je soupçonne que ce roman nous offre une fenêtre sur les préoccupations de son auteur à une certaine période de sa vie, (mais qui ne traverse pas ce genre de crise ?) et qu’il s’est aventuré à poursuivre ici les raisonnements et les évènements jusqu’à leur possible conclusion, se donnant à vivre, par procuration, ce qu’il n’a pas vécu lui-même, nous offrant cette même expérience. 

  C’est à ce titre un roman d’une grande qualité puisqu’il nous offre une fenêtre sur un problème humain que beaucoup rencontrent, et, utilisant ses personnages et, les faisant évoluer dans cette situation, il nous révèle diverses possibilités, risques… Il améliore ainsi notre expérience de la vie, notre connaissance de l’humain. Ce qui est la gloire de l’œuvre littéraire. 

  Pour l’écriture, j’ai été étonnée de voir dans une même page, parfois dans un même paragraphe, les "je" ou "tu" ou "il" représenter la même personne (Omar en l’occurrence). Mais, le premier moment de surprise passé, je n’ai pas été dérangée par ce procédé qui n’a gêné ni ma lecture ni ma compréhension. Par contre, j’ai eu, jusqu’à la fin, davantage de difficultés avec les dialogues, pourtant courts, dans lesquels il m’est très souvent arrivé de ne plus savoir qui parlait et de ne plus parvenir à identifier les positions des interlocuteurs. Je ne sais pas à quoi cela est dû. 


Wikipédia : Najib Mahfouz (arabe : نجيب محفوظ, Naǧīb Maḥfūẓ), né le 11 décembre 1911 au Caire et mort le 30 août 2006 dans la même ville, est un écrivain égyptien contemporain de langue arabe et un intellectuel réputé d’Égypte, ayant reçu le prix Nobel de littérature en 1988. 

978-2742735426 

10 juin 2021

 Le der des ders 

de Didier Daeninckx 

****


Détective privé en 1920

   1919, ancien soldat, rentré du front il y a peu, physiquement indemne, René Griffon s'est fait détective privé. Son fond de commerce : reconnaître les Gueules Cassées que leurs familles réclament, même lorsque cela n'est qu'à fin de divorce, car il est très long d'attendre que le «Disparu» soit homologué «Décédé», ce qui permet «à la vie de continuer». L'action est placée. On est dans le cynisme et l'amertume de l'après-guerre presque aussi désenchantée chez les vainqueurs que chez les vaincus.

     Mais pas de soldat inconnu cette fois, l'enquête est un peu différente. Un colonel fait appel à ses services pour réduire à l'impuissance un maître chanteur, et cela sera pour notre héros l'occasion de découvrir encore quelques données qui ne contribueront pas à lui faire retrouver meilleure opinion du monde, de la société, de l'Etat.

     Didier Daenincks nous livre là un bon polar, bien écrit et à l'intrigue bien menée, qui capte notre intérêt d'un bout à l'autre. Comme à son habitude, l’œuvre est toute entière portée par la «conscience de classe» de son auteur et son juste désir de pourfendre les injustices sociales. «Ce secteur truffé d'usines métallurgiques, d'ateliers de laminage? En le traversant il n'était pas rare de se prendre des bouffées d'acide en plein nez quand un ouvrier, à demi asphyxié par une trop longue pause au-dessus des bacs d'électrolyse, venait reprendre souffle sur le trottoir. On en rencontrait des dizaines comme ça, entre 15 et 40 ans maxi?» Ce militantisme, cependant, ne nuit en rien au récit.

     Mais, à mon avis, la grande réussite de cet ouvrage, c'est d'avoir si bien su faire revivre la France de 1919-1920. Tout est parfait jusque dans les plus petits détails. Je me suis plusieurs fois demandé en le lisant, comment il avait pu mener un tel travail de documentation et savoir tout ce qu'il sait sur ce monde si proche et si lointain. Il n'est pas assez vieux pour l'avoir vécu lui-même. Ces poilus et leurs familles n'étaient même pas ses parents, mais ses grands-parents. Je ne connais pas moi-même aussi bien le monde dans lequel mes grands-parents ont vécu. C'était l'époque des "Fortifs", Levallois était encore à la campagne et tous les foyers n'avaient pas l'électricité. C'était l'époque où il y avait encore si peu de voitures dans les rues qu'il suffisait, même à Paris, de savoir la marque et la couleur du véhicule que l'on recherchait pour le retrouver rapidement. N'imaginez pas, cependant, un épisode de «La brigade du Tigre». L'action et les mentalités sont assez modernes pour que l'on ne retrouve pas du tout le côté désuet de ce feuilleton.

     Pour couronner le tout, la fin est tout à fait inattendue.

     A lire.

    

   PS: Tardi en a fait une belle bande dessinée.

978-2070408061