06 avril 2022

 Voyages avec ma tante  

de Graham Greene

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«Un virus dans le sang des Pulling»

Le narrateur, Henry Pulling, célibataire, entame une paisible retraite de directeur de banque anglaise avec une seule passion : les dahlias et le confort douillet d’une vie bien organisée. Pourtant, nous faisons sa connaissance dans une triste circonstance : l’enterrement de sa mère. Il n’est pas effondré de douleur car elle semble avoir été davantage femme de devoir que femme de cœur. Son père, mort plusieurs années plus tôt, c’était autre chose, plutôt un séducteur nonchalant. A cet enterrement, il fait la connaissance de sa tante, sœur de sa mère, qui ne l’a pas revu depuis son baptême et elle lui annonce d’entrée de jeu que sa sœur n’était pas sa mère biologique. Elle ne va cependant pas jusqu’à lui en dire plus sur cette dernière…

La tante a plus de 75 ans mais n’en reste pas moins une femme fort active et décidée. C’est également une femme qui « a vécu » (et fait encore la vie) comme Pulling va le découvrir de plus en plus au fil des souvenirs qu’elle va égrener avec lui. Tout d’abord, il va se rendre chez elle pour lui découvrir un invraisemblable compagnon, Wordsworth, un noir de plusieurs décennies son cadet et loin de maîtriser l’anglais aussi bien que quantité de trafics quasiment invraisemblables pour un vieux directeur de banque amoureux des balances comptables et des dahlias. Et tout de suite, la vie d’Henry prend un tour inattendu puisque sa visite chez sa tante avec encore dans les bras l’urne funéraire de sa mère, va être immédiatement suivie de sa première descente de police car qui dit connaître Wordsworth et la tante Augusta, dit avoir de fréquents contacts avec la justice et la police, et pas toujours du même côté de la barrière. H. Pulling va découvrir sans peur, car il jouit du flegme britannique et sa position sociale l’a habitué à un sentiment de sécurité, mais avec une certaine incrédulité un monde qui a pour lui plus des allures de roman que de réalité.

Et tout au long du roman, comme le titre le laissait bien prévoir, Tante Augusta va entrainer son neveu qui n’a jamais entrepris le moindre périple loin de son « sweet home », dans des voyages de plus en plus lointains et incertains, remontant ses souvenirs amoureux (nombreux et mouvementés) à l’aide de l’Orient Express et autres moyens de locomotion.

"C’était comme si je m’étais évadé d’une prison ouverte, à la faveur d’un enlèvement où l’on m’eut fourni une échelle de corde avec une voiture prête à m’emporter, pour plonger ensuite dans le monde de ma tante, un monde de personnages surprenants et d’évènements imprévus."

Le rythme est enlevé, le ton est humoristique, la vraisemblance est en option et c’est avec le sourire que nous suivons les tribulations de nos deux héros (ou trois avec Wordsworth) (puis quatre ? Mais je ne vous en dirai pas plus). Aucune des péripéties n’est considérée sous son possible angle sombre (geôles du dictateur, butin de guerre etc.) Pour ce qui est des faits, Greene a choisi de n’en avoir qu’une vision humoristique, mais le sérieux apparait cependant sans lourdeur sous les questions existentielles que notre banquier est peu à peu amené à se poser. Il compare la valeur et la vigueur des différentes façons de mener sa vie. Il a toujours été honnête et consciencieux, elle a toujours mené une vie de bâton de chaise mais… "Tout se passait comme si le monde tordu de ma tante eut été destiné à une sorte d’immortalité." Il les trouve bien vigoureux et doté d’un solide appétit de vivre, ces voyous. Ils ont de l’audace, ils font de vieux os ou non, mais ils lui paraissent mieux profiter de leur existence le temps qu’elle dure. Alors lui, honnête et vieillissant, les observe et s’interroge. On n’a qu’une vie. Et elle passe vite…

La fin est expédiée d'un coup et montre que les choses avaient progressé en sourdine bien plus avant qu'il n'y paraissait.

On reste sur l'impression d'un livre très attachant.

978-2221145340


 

01 avril 2022

Mike 

d'Emmanuel Guibert

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Emmanuel Guibert est un dessinateur de bandes dessinées (Le photographe, La guerre d'Alan) mais il n'y a pas un seul dessin dans cet ouvrage. Rien que des mots. Mais quels mots ! Ce n'est pas un roman non plus, c'est un récit, le récit d'une mort annoncée. L'auteur y raconte son accompagnement de la fin de vie de son ami Mike, dessinateur et architecte. J'avais cueilli ce livre sur la table de présentation de la bibliothèque parce que je m'intéresse au dessin. En fait, il allait aussi me parler de bien d'autres choses, de la fin de vie et de la mort en particulier, qui m'intéressent tout autant. Il est assez peu question de dessin pendant le premier tiers, puis bien davantage ensuite. Je me suis vraiment trouvée en résonance avec ce livre, si bien que je l'ai déjà offert et que je vais me le racheter pour le conserver étant donné qu'il va bien falloir que je restitue cet exemplaire-là à la bibliothèque. Je vous dis cela tout de suite pour situer mon niveau d'attachement à cet ouvrage.

Emmanuel Guibert avait déjà raconté la vie d'un de ses amis dans "La guerre d'Alan", mais c'était une bande dessinée. Ici, deux dessinateurs parlent sans dessin. Mike qui vit à Mineapolis et qui meurt d'un cancer du foie a manifesté le désir de revoir son ami Emmanuel. Ensemble, ils ont déjà beaucoup et longuement parlé dessin, mais ils n'ont encore jamais dessiné ensemble et Mike, bien que très affaibli, voudrait le faire avant de mourir. Emmanuel nous racontera cette ultime réunion.

Ce qui m'a frappée, c'est la parfaite justesse de tout ce qui est dit et de ce qui est pensé. Beaucoup de ses réflexions ont fait écho à des choses que je m'étais déjà dites. Mieux encore, d'autres m'ont amenée un peu plus loin. Le texte est très beau aussi et on a sans cesse envie d'en copier des extraits...

"Les gens bien parlent bien. Et plus ils sont au pied du mur, mieux ils parlent."

Le livre lui-même en est l'illustration.

"C'est toujours bon de faire attention à ses mots. Pas pour maîtriser sa parole, pour se maîtriser soi. Parler comme il faut, c'est réguler son souffle, sa voix, son vocabulaire, ses mains, les traits de son visage. Ça fait du bien à celui qui parle et c'est la condition suspensive pour faire du bien à celui qui écoute."

Comme je le disais, la première partie parle surtout d’amitié, de relations humaines, de famille aussi, d'amour, de transmission des savoirs, de vie, de mort et de fin de vie, et c'est passionnant car les commentaires qui sont faits sont tous intelligents, voire profonds. Cela parle de compassion aussi, d'accompagnement, du cadeau de la compagnie, de la parole, de l'attention et du temps offert.

De façon éclairante puisqu'on est par le fait, de plus en plus près de la mort de Mike, le dernier tiers parle beaucoup de dessin et d'architecture, de techniques et de savoirs. Le dessin qui est leur vie et qui les a rassemblés, les accompagne et les soutient jusqu'au bout. Il est leur vie.

C'est un de ces livres dont on a envie de presque tout recopier. Je suis parvenue à me retenir, mais voici tout de même... :

"Tôt ou tard, si je ne meurs pas brutalement, je serai face à quelqu'un que j'aime et qui continuera la route qui, devant moi, s'arrête. Si je ne suis pas gaga, je me dirai : ses affaires sont en ordre, il est en train de gagner sa pitance avec son travail, d'élever sa fille, de prévoir tel ou tel voyage qu'il fera dans quelques mois... tant mieux. Et j'y trouverai une dernière occasion de me réjouir."


"Le savoir qui se transmet du vivant de quelqu'un est très peu de choses en regard du savoir qui se perd à sa disparition."


"Moins il y a de savoir-faire, moins il y a de savoir-vivre."


Et le mot de la fin :

"Je ne dessine pas pour obtenir des dessins, la preuve : je ne les regarde plus quand je les ai finis. Je dessine pour vivre le moment où je dessine. Je dessine pour être présent à moi-même, aux autres et à l'entour."


Vous l'aurez compris : indispensable.


9782072830525



27 mars 2022

 Encore une nuit de merde dans cette ville pourrie

Nick Flynn

***+


Titre original : Another Bullshit Night in Suck City

Le social, sans fard

Après avoir lu « Contes à rebours » et l'avoir beaucoup apprécié, je me devais de découvrir ce premier roman au titre si percutant. Ici encore, il s'agit d’une quasi autobiographie, mais elle couvre la période qui a précédé celle décrite dans « Contes à rebours ». Il s'agit de la jeunesse de l'auteur.

Nick Flynn a été élevé par sa mère. Séparé de son père, un escroc alcoolique, soit en vadrouille, soit en prison. C'est donc sans père qu'il est devenu un homme. A 27 ans, au moment dépeint par ce livre, il est en bonne voie de devenir lui-même alcoolique, mais pas escroc. Bien au contraire, il travaille pendant son temps libre dans un refuge pour SDF et c'est sans dégoût ni mépris qu'il traite ces laissés pour compte bien souvent crasseux, agressifs, malades mentaux etc. On est dans la vraie vie, et bien loin du clochard philosophe des romans. L'auteur témoigne d'une bienveillance aussi profonde et sincère que sans illusion, face à ces épaves qu'il côtoie, dont il s'occupe, qu'il douche, dont il n'exclut même pas de faire partie un jour. Il ramasse les clochards, dans la rue, les amène à l'asile, y fait des gardes etc. et lors d'une nuit au refuge, "il arrive que tout se passe bien, mais c'est rare."

En dehors de ce travail, Flynn étudie et écrit des poèmes. Un jour, un SDF particulièrement instable, violent et agressif débarque au refuge... et c'est le père de l'auteur. Qui voit ainsi ce qu'il est devenu et qui fait le point sur sa relation réelle ou fantasmée à son père, et sur sa propre évolution. Cette confrontation sera rude, mais permettra à N. Flynn de réaliser qu'il lui faut se désintoxiquer et lui donnera la force de le faire.

C'est un récit où tout est dit avec franchise, sans dissimulation et plutôt crûment comme savent souvent le faire les Américains. C'est le portrait des dessous d'une mégapole (Boston) et aussi de ce qu'est une société humaine du tout bas de l'échelle sociale. C'est également le récit d'un garçon dont le père est une épave nuisible, qui "avance vers la vieillesse" et qui -un comble pour un fils lui-même auteur!- se présente comme écrivain, auteur d'un livre génial, que personne n'a jamais lu...

Mais ce père, n'est-il pas la face affreuse de son propre possible échec ? Flynn doit surmonter tout cela pour parvenir à se construire. Cela ne se termine pas en happy end rose bonbon, mais tout de même sur une progression et un message d'espoir. C'était une étape difficile mais nécessaire et Flynn pourra poursuivre sa vie d'homme dont il nous parle dans deux autres livres :

The Ticking Is the Bomb: A Memoir (Contes à rebours) 2010

The Reenactments: A Memoir (Reconstitutions) 2013

« Encore une nuit de merde dans cette ville pourrie » est un livre poignant, éclairant et passionnant.

Ayant donc, poursuivi sa trajectoire et dépassé – forcément blessé- tous ces obstacles, Nick Flynn a terminé ses études, est devenu lui-même enseignant et a publié. Il est avant tout un poète et auteur de « non-fiction » comme disent les Américains, avec ses trois volumes de mémoires. En tant que poète, il est tout à fait reconnu et a reçu de très nombreux prix.


978-2070773404

22 mars 2022

 Sœur 

d'Abel Quentin

****


Ayant beaucoup apprécié le dernier roman d'Abel Quentin, j'ai voulu savoir ce qu'il avait publié auparavant et c'est ainsi que je me suis retrouvée avec ce livre entre les main. Pourtant, pour dire vrai, le sujet ne me tentait guère : comment des jeunes et spécialement ici des jeunes filles se retrouvent à choisir de se voiler, de partir en Syrie ou même de commettre un attentat. Ce n'était pas quelque chose dont j'avais vraiment envie qu'on me parle, mais je voulais encore davantage voir ce qu'il en était du premier roman de cet auteur. Alors, je me suis lancée.

Jenny a quinze, elle est fille unique et n'aime pas ses parents pourtant plutôt accommodants et qui lui assurent une vie confortable. Elle n'a ni beauté, ni charisme, ni gentillesse et fatalement, ses relations avec ses camarades de collège sont mauvaises. Une belle crise d'adolescence, quoi. Le monde est injuste, personne ne la comprend, les garçons ne s'intéressent pas à elle, elle rejette l'aide des adultes et tout va très mal dans sa tête jusqu'à ce qu'elle entende enfin une voix amicale et compréhensive, celle de Dounia qui lui donne raison sur tout et, accessoirement, prône un Islam radical. (J'ai beaucoup pensé à la clairvoyante Virginie Despentes disant jadis "Les choses ont changé. A notre époque, si on aimait faire chier le monde, on faisait du X, mais aujourd’hui porter le voile suffit.")

Autour d'elle, la France est celle du moment où le vieux Président prestigieux se voit détrôné par son protégé aux dents longues. Aucun nom n'est donné, mais on a Sarkozy et Chirac en tête. C'est bien rendu. Un peu plan-plan mais sans que cela pose problème car ces chapitres sur le monde politique jouent le rôle de pauses dans le parcours chaotique de notre Jenny devenue Chafia et qui peine à distinguer le Coran des aventures de Harry Potter. Chafia la gamine, et "son ego boursouflé et meurtri", qui se voit "Chafia Al-Faranzi, surgie du néant pour étonner le monde."

Au final, je trouve que c'est un bon roman, qui a eu le courage de s'emparer d'un sujet délicat et difficile et de bien le traiter, mais qui a des problèmes de rythme. Ca ne file pas comme ça devrait. A certains moments, ça freine trop, à d'autres, on a l'impression d'avoir sauté une étape. On voit le gain en maîtrise de l’écrivain entre cette "Sœur" et "Le voyant d'Etampes". Tout de même, cela vaut la lecture et surtout ! l'attente du troisième Abel Quentin...


979-1032905913


17 mars 2022

La tresse 

de Laetitia Colombani

****+


Pas encore lu parce que trop vanté en son temps (chacun sait que ces louanges dithyrambiques ont un effet rebond), ce roman m'a été mis en main quatre ans après sa parution avec obligation de le lire. Bon. Pour être honnête, je n'en attendais pas grand chose. Toujours l'effet rebond. Et effectivement, ça commence un peu moyen. Le nœud de ce roman, est son objet et sa structure et ces deux choses n'en font qu'une, c'est pourquoi je parle de nœud et non de nœuds. Il s'agit bien sûr de la tresse qui sera le point commun à trois histoires de femmes fortes. Ces trois récits s'entrelaceront un brin après l'autre comme s’entrelacent les trois brins de la tresse.

Smita est une Intouchable. On n'imagine pas que de telles conditions de vie puisse encore exister à notre époque. On le découvre, ainsi que la cruauté et l'injustice insensées de la société indienne. Mais Smita ne veut pas que sa fille connaisse le même sort qu'elle. Il est impossible d'y échapper mais elle mettra tout de même leurs deux vies en jeu pour tenter d'y parvenir. C'est elles qui fourniront les cheveux de la tresse postiche.

Giulia est Sicilienne. Active, elle n'envisage pas de mener une vie de femme au foyer mais n'est pourtant pas émancipée de sa famille**6. Elle seconde son père dans son entreprise ancestrale de confection de perruques, mais tout va mal. Le pater familias colérique mais adoré, chef d’entreprise paternaliste, tombe dans le coma et l'entreprise se retrouve sur les épaules de Giulia. C'est elle qui confectionnera la tresse postiche.

Sarah avocate, executive woman de pointe, a réussi à percer le plafond de verre et se retrouve associée dans un cabinet prestigieux. Elle est bien sûr entourée de loups mais elle a toujours vécu ainsi. Il a fallu faire des choix. Cette place, tant convoitée, elle l'a obtenue au prix de tout le reste de sa vie. Quand le cancer frappera, c'est elle qui utilisera la tresse postiche

Cette structure très technique pourrait nuire au naturel du récit et c'est bien ce qui se passe au début. La mise en place des trois récits ne laisse apparaître que des êtres manquant de chair, presque des ébauches. Je soupçonne ceux qui font ce reproche au roman de ne pas avoir lu plus loin, car peu à peu, la chair, le sang, le cœur y viennent et y prennent bel et bien leur place. Au final, on ne peut qu'admirer la maîtrise de l'auteure.

Ce livre est une réussite sur le plan technique, humain et littéraire. Il a su montrer avec une totale vraisemblance, trois mondes totalement différents, trois forces et courages, trois combats et les tresser pour en faire un roman remarquable qui fut couronné de nombreux prix tant en France qu'à l'étranger.


« Smita a déjà entendu ce chiffre, qui la fait frissonner : deux millions de femmes, assassinées dans le pays, chaque année. Deux millions, victimes de la barbarie des hommes, tuées dans l'indifférence générale. Lee monde entier s'en fiche. Le monde les a abandonnées.*

Qui croit-elle donc être, face à cette violence, cette avalanche de haine ? Pense-t-elle pouvoir y échapper ? Se croit-elle plus forte que les autres. »



978-2253906568



12 mars 2022

Là où chantent les écrevisses

de Delia Owens

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« - Va aussi loin que tu peux. Tout là bas, où on entend le chant des écrevisses. »

« - Ça veut dire aussi loin que tu peux dans la nature, là où les animaux sont encore sauvages, où ils se comportent comme de vrais animaux. »


Très apprécié dans la blogosphère, ce roman nous raconte l'histoire de Cathrine Clark, dite Ria. Au début du récit, elle a six ans et vit avec sa famille dans une cabane misérable dans les marais de Brakley Cove en Caroline du Nord. Le père, raté alcoolique et violent, fait vivre l'enfer à sa femme et ses quatre enfants sans que quiconque ne songe à les aider, si bien qu'ils n'ont d'autre issue que de s'enfuir l'un après l'autre et disparaître. Il ne reste alors plus que la petite fille qui apprend à esquiver les coups et ne mange pas souvent à sa faim. A sept ans, les services sociaux s'aperçoivent que cette enfant devrait être scolarisée et vont la chercher. Ria, passée maîtresse dans l'art de se dissimuler dans les maris, pourraient aisément s'échapper mais se laisse appâter par la promesse d'un bon repas à la cantine. Hélas, elle se heurte dès ce premier jour à la cruauté et au rejet des autres enfants. Ces enfants reproduisent les comportements de leurs parents qui eux aussi, loin d'avoir de la pitié et de désirer aider l'enfant si visiblement en danger, ne pensent qu'à la repousser, la chasser loin du village et de leurs yeux. Elle appartient à « la racaille des marais », ils n'en veulent pas près d'eux. Elle ne restera donc qu'un jour dans cette école. Les services sociaux ne parviendront plus jamais à l'y ramener et ses relations avec les autres humains ne se développeront pas...

« Les gens du bourg l'appelaient « La fille des marais » et colportaient des histoires à son sujet. Venir furtivement jusqu'à sa cabane, courir dans le noir et la barbouiller de graffitis était désormais une tradition, un rite d'initiation pour les garçons qui devenaient des hommes. Ça en disait long sur les hommes... »

Ria grandit donc sans aucune éducation et même, pire encore, sans aucune compagnie. Son père est absent ou dangereux, personne ne vit dans leur environnement. Quand je dis personne, je parle des humains, car s'il n'y a pas d'animal domestique qu'ils seraient incapables de gérer, il y a foule pour ce qui est de la faune sauvage. Ria va donc leur consacrer toute son attention, ainsi qu'au marais lui même et n'apprendra à lire que bien plus tard.

Parallèlement au récit de cette existence difficile qui deviendra vite précieuse au lecteur, d'autres chapitres datés d'une période bien plus récente, racontent la découverte du corps de Chase Andrews, coq vedette du village qui semble être tombé d'une vieille tour. Mais le shérif a un doute : accident ou meurtre ? Il ne peut trouver aucune preuve de meurtre, et pourtant, il est persuadé que s'en est un d'autant que la mère de la victime refuse de croire à une fin si banale. Il insiste donc en fouillant dans ce sens.

Voilà de quoi vous parlera ce roman de tout de même presque 500 pages. Mais le personnage principal, en dehors de Ria, ce sera le marais, sa faune et sa flore, explorés en de très belles pages. On apprend comment vivre en harmonie avec son milieu et non en lutte contre lui pour imposer sa loi. C'est un bon roman, très bien fait et prenant ; et pour ce qui est de la mort de Chase Andrews, vous n'en saurez pas le dernier mot avant la dernière page, comme il se doit dans un bon polar.

978-2757889978



07 mars 2022

Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes

de Lionel Shriver

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C'est ma première lecture de cette auteurE (car ce Lionel-là est unE Lionel). Je dis tout de suite que le style ne m'a pas emballée. Ce n'est pas ce que j'aime en littérature, si bien qu'au début il a fallu que je me force pour poursuivre ma lecture. Des phrases brèves, sans recherche, sentiments abrupts... Pour vous dire, ça commence comme ça : /

«- J'ai l'intention de courir un marathon.

Dans une mauvaise sitcom, elle aurait recraché son café sur la table du petit déjeuner. Mais Serenata était quelqu'un de posé, alors entre deux gorgées, elle glissa un "Quoi ?" sur un ton acerbe mais poli.

-Tu m'as très bien entendu

Dos à la cuisinière, Rémington l'examina avec une assurance déconcertante. »

Les prénoms ridicules, la vulgarité des sentiments, on en était à la ligne six et j'avais déjà une grosse envie de refermer le livre. Mais je ne l'ai pas fait et je suis même allée jusqu'au bout sans en passer une phrase. Même si, je ne sais pas si c'est la traduction, mais des phrases comme « Ses jambes étaient une tout autre paire de manches. » me laissent un peu songeuse... Arrivée au terme des 383 pages, je ne regrette pas ma lecture mais je ne prévois pas d'aller plus avant dans ma découverte de cette auteure, tout en sachant qu'il ne faut jamais dire jamais.

Pourquoi je ne regrette tout de même pas d'avoir lu ce roman ? Parce que les thèmes évoqués sont nombreux et intéressants. D'abord, je situe l'histoire : Serenata et Remington donc, milieu aisé, sont depuis peu à la retraite. Serenata a toujours été très sportive, mais voilà que ses genoux lâchent et qu'elle est très handicapée. Elle poursuit des entraînements déraisonnables et refuse l'idée des interventions nécessaires qu'elle voit comme des mutilations. Lui, adorait son métier mais vient de perdre son emploi pour cause de wokisme abusif, premier sujet traité avec une bonne objectivité. J'ai apprécié.

Ils se sentent tous deux vieillir mais en refusent l'idée même, c'est ainsi que notre Remington désœuvré qui ne s'est jamais intéressé au sport, va soudain se lancer dans une dinguerie de marathon survitaminé qui ne va pas tarder à tout mettre en danger: sa santé, leur aisance matérielle, leur couple et plus encore. Les thèmes modernes de la terreur du vieillissement, du sport vu à la fois comme panacée anti-âge, comme outil de sélection et comme marqueur social, sont bien explorés et on suit avec intérêt le fonctionnement de l'engrenage. Il est aussi question des relations parents-enfants quand elles sont difficiles. Ce sont tous des thèmes actuels intéressants et bien observés. C'est la grosse qualité de ce roman. Mais attention, c'est traité à l'américaine, beaucoup de gros mots, un fonctionnement de groupe plutôt sadique, des relations sociales différentes. La bande de "copains" même pas proches qui débarquent plus que très régulièrement pour manger chez vous tout en se servant eux-mêmes dans les réserves et en n'hésitant pas en cours de conversation à traiter la maîtresse de maison de grosse feignasse et autres insultes pires, sans se retrouver directement sur le paillasson... Je ne sais pas si je suis trop old school, mais pour moi, on est dans la science-fiction. Ben là, non. Personne ne tique. C'est normal.

En conclusion, un roman tout de même intéressant, même s'il ne m'a pas séduite.


Kathel l'a lu aussi.


978-2714494375

02 mars 2022

La ballade d'Iza 

de Magda Szabó

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Les "forts" sont peu aimés

Vince est mort. Sa vieille épouse, Etelka est complétement perdue. Heureusement, leur fille, Iza accourt de Budapest où elle est rhumatologue et elle va s'occuper de tout avec le parfait sang froid et la grande efficacité qui la caractérisent. Elle souffre elle aussi, fille unique, elle est très attachée à ses parents. Néanmoins, en un tour de main, elle organise l'enterrement, envoie sa mère pour un séjour mi-cure mi-vacances dans la maison de repos qu'elle a jadis contribué à fonder et organise la vente de la maison que la vieille dame ne peut continuer à "faire tourner" seule et de presque tout ce qu'elle contient. Sa mère est perdue face à ce deuil et au bouleversement de son existence. Elle s'en est toujours remise à autrui, son époux le plus souvent, pour les décisions et la résolution des problèmes pratiques.

"Elle n'osait pas ouvrir la bouche, sa vie durant quelqu'un d'autre avait pris les décisions à sa place."

On comprend que cette attitude est à la fois facile et génératrice de regrets. Iza de son côté, habituée à décider et voulant éviter à sa mère les choix difficiles, organise tout sans la consulter.

Ce retour à sa ville natale amène Iza à retrouver Antal, son ex-époux qui est le médecin de ses parents. Ils étaient collègues à l'hôpital et ils vivaient chez Vince et Etelka. Les liens affectifs réciproques entre les parents et lui ont toujours été très forts. Iza et Antal, couple sans enfants, ont divorcé après 7 ans de mariage, sans éclat ni querelle, on ne sait pas pourquoi. C'est lui qui a désiré rompre et qui est parti. Mais maintenant qu'elles partent et vendent, il désire racheter la maison car il s'y était attaché. Ce qui est fait.

Pour Iza, il n'y a pas d'hésitation: sa mère est incapable de vivre seule, elle va donc l'emmener et l'installer chez elle à Budapest. Finie pour Iza sa liberté et sa tranquillité de célibataire, mais comme toujours, elle suit à la lettre ce que lui dicte son devoir et son affection aussi car Iza est presque aussi attachée à sa mère qu'elle l'était à son père.

Mais comme on pouvait s'en douter, la cohabitation est difficile. Iza voudrait préserver son mode de vie alors qu'Etelka, dans cette appartement moderne régi par une domestique qui ne lui laisse aucune tâche, se sent totalement déracinée et inutile. Sa vie devient d'une vacuité effrayante. Cela ne va pas.

Pendant tout ce temps, on se demande ce qui a pu faire rompre Iza et Antal, les premiers points de vue présentés dans le récit, ceux d'Etelka et d'Iza ne permettent pas de le deviner. Le mystère de cette histoire d'amour court souterrainement alors que l'on suit en fait les difficultés d'adaptation de la mère et de la fille à leur vie commune à Budapest. On comprend peu à peu qu'Iza a vraiment regretté le départ d'Antal auquel elle est toujours attachée et qu'elle ne l'a pas compris elle non plus.

"Elle était une épouse parfaite, pourquoi l'avait-il abandonnée?"

Je ne vous en dis pas plus sur la fin du roman si ce n'est qu'il se clôture avec un terrible réquisitoire d'Antal qui s'exprime enfin et c'est pour attribuer au caractère d'Iza à peu près tous les malheurs qui ont pu survenir dans l'histoire. Il lui reproche en particulier son manque de spontanéité et son désir de tout maîtriser, de se préserver et je ne doute pas qu'un bon pourcentage des lecteurs lui donnent raison, mais je ne partage pas ce point de vue pour ma part. Je ne nie pas les défauts d'Iza mais il m'a semblé voir très bien chez elle la sensibilité sous l'efficacité, la justice sous la rigueur, le désir d'aimer derrière le retrait prudent. Elle a des défauts certes, mais elle a à chaque fois la qualité (précieuse aussi) qui y correspond. En fait, j'ai vraiment eu un sentiment d'injustice vis à vis d'Iza, non pas dans ce qui lui arrive car elle sait se protéger, mais dans l'attitude de son entourage envers elle. On ne lui pardonne rien alors qu'on aime même leurs défauts chez les personnages plus faibles. Le roman se terminant par le point de vue d'Antal, le lecteur aurait tendance à rester sur cette opinion.

Je remarque cependant (d'après "Le vieux puits") que les parents d'Iza évoquent largement ceux de Magda Szabó, tout comme elle lui attribue des souvenirs d'enfance qui sont les siens. C'est dire que l'auteur ne se met pas si évidemment du côté de cet Antal qu'elle a fait si ouvertement sympathique. Les choses ne sont pas si simples et Iza a trop d'elle-même pour que l'on puisse se contenter de la condamner sans voir la complexité du personnage, et ses qualités également.

J'aime davantage ce roman que "La porte" qui a pourtant été celui que les jurés du Fémina ont couronné. Je le trouve plus profond. La psychologie des personnages est passionnante.


PS : Avait d'abord été édité sous le titre "La ballade de la vierge".

978-2253070214


25 février 2022

Invasion

de Luke Rhinehart


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Billy Morton est patron pêcheur à Long Island. Sur son vieux rafiot et aidé de deux matelots pas trop performants, il gagne de quoi faire vivre sa petite famille car, s'il a dépassé les soixante-dix ans, Billy n'en a pas moins épousé une femme bien plus jeune avec laquelle il a eu deux enfants. Les Morton coulent des jours paisibles. Mais la vie de Billy n'a pas toujours été paisible. Américain de base, convaincu des valeurs de la mère patrie, il est parti au Vietnam quasiment la fleur au fusil. C’était il y a bien longtemps, bien longtemps donc que ses yeux se sont décillés sur l'impérialisme de son pays et le capitalisme qui exploite les millions de gens comme lui. Après le Vietnam, il y a eu beaucoup de manifs, de revendications, de drogues, d’alcool et de filles et puis, cela aussi a passé et il est resté un vieux philosophe à la lucidité et au sens critique aiguisés, retiré au bord de la mer et vivant de sa pêche.

Mais voilà qu'un jour, à l'heure de rentrer au port, un étrange ballon de fourrure saute sur le bateau et y revient aussitôt quand les matelots le jugeant non comestible, le rejettent à la mer. Comme il est impossible de s'en débarrasser, les marins choisissent de l'ignorer. Une fois rentrés au port, les matelots s'en vont et Billy également mais le ballon le suit et monte avec lui dans sa camionnette. C'est ainsi que débutent les relations entre la famille Morton et un extraterrestre qu'ils vont baptiser Louie. Louie semble n'avoir qu'une occupation et qu'un but dans la vie : jouer. Option pas prévue par les pontes du Pentagone... Je vous laisse découvrir la suite des évènements qui nous est racontée par des extraits du récit qu'en fera Billy Morton intercalés entre des extraits tirés de « L'Histoire officielle de l'invasion des Extraterrestres » en plusieurs volumes.

Ce roman est un pur régal. D'abord, on ne s'y ennuie pas une seconde avec ces E.T aux réactions complètement imprévisibles ; ensuite, Rhinehart n'a pas son pareil pour utiliser cette trame pour démonter le fonctionnement mortifère de son pays. On se régale d'autant plus qu'il a choisi de le faire par l'humour et non par la charge. C'est bien plus efficace et tout aussi assassin, plus, sans doute même. Le ton aussi, qui est la façon dont Billy s'exprime et raconte, est on ne peut plus jubilatoire. Il se révèle être un homme extrêmement sympathique (à mes yeux, du moins),

"Avec les années, je me suis rendu compte que pour tous les êtres humains, avoir raison, c'est une mauvaise stratégie.Plus je suis convaincu d'avoir raison, plus je rends les autres autour de moi malheureux, plus je me rends moi-même malheureux. Si j'aime bien débiter des conneries, c'est que justement, pendant que je les radote, il n'y a aucune chance que je m'imagine avoir raison."

plein d'humour

« Pour une fois, c'était moi qui ne disais rien,. J'avais besoin d'un petit moment pour organiser mes idées. Ce qui aurait pu prendre plusieurs heures, si j'avais beaucoup d'idées à organiser, mais heureusement j'en avais que deux ou trois alors j'ai tout réglé en moins de huit secondes. »

et de ressources et n'ayant pas froid aux yeux (sans parler de son impitoyable lucidité). Quant aux ballons de fourrures, quels lanceurs d'alertes! Ou plutôt, ils en serianet s'ils ne préféraient pas aller jouer.

« Et votre univers est seulement le deuxième où on a trouvé des créatures ayant développé des armes capables d'anéantir presque toute vie sur leur planète, tout en ayant une intelligence tellement sous-développée qu'elles songent à utiliser ces armes. »

Croyez-moi, vous ne pouvez pas vous dispenser de cette lecture et je laisserai le mot de la fin aux E.T. :

"Si les êtres humains pouvaient juste laisser tomber cette idée d'être le centre de tout, à la fois en tant qu'individu et en tant qu'espèce, vous seriez guéris. Vous seriez enfin unis par l'envie de vivre, d'apprécier la vie, comme toutes ces créatures que nous pouvons voir jouer autour de nous. Mais non. Il y a trois ou quatre mille ans, pour je ne sais trop quelle raison, vous avez décidé que vous étiez le peuple de Dieu, que vous étiez le centre de la création.

Et les résultats sont désastreux."


PS : En cours de route, une petite allusion masquée à l'homme-dé que je vous laisse découvrir.





20 février 2022

Glose 

de Juan José Saer

*****


A savoir : ce roman a antérieurement été publié en français sous le titre « L'anniversaire ».

Voici quel en est le canevas :

Leto, jeune homme argentin de 21 ans, comptable, vivant chez sa mère, se rend à pied à son travail, mais, très vite, la journée étant belle, il décide de s'accorder un congé et son trajet devient une promenade le long du boulevard. Ses pensées vont vers sa mère dont les déclarations sibyllines l'étonnent et, y retournant plusieurs fois, nous permettront au cours du récit de découvrir sa situation familiale. Une autre pensée le tracasse : la fête d'anniversaire du poète Jorge Washington Noriega dont il se pense proche bien que deux générations les séparent, a eu lieu, et il n'a pas été invité. Est-ce volontairement ? Est-ce un oubli ? Ou a-t-on considéré que sa présence allait tellement de soi qu'il n'était même pas nécessaire de l'inviter ? …

Son chemin croise celui du Mathématicien, très beau, riche, très élégant, les deux hommes ne se connaissent pas bien mais le Mathématicien ne se joint pas moins à lui pour cheminer en bavardant puisqu'ils vont dans la même direction. Le Mathématicien  pense également à la fête d'anniversaire qu'il a ratée lui aussi, mais pour une toute autre raison : il n'était pas encore rentré d'une longue tournée des principales villes d'Europe. Le Mathématicien est homme de lettres mais nous découvrirons avant la fin du roman à quoi il doit son surnom, quand nous le verrons tenter de mettre en équation le principe de réalité afin d'en obtenir une approche qui ne soit contingente de rien, ni lieu, ni temps, ni situation personnelle, etc. 

C'est donc tout naturellement que les deux hommes en viennent à parler de cette fête qu'ils ont tous deux manquée mais dont ils ont tous deux reçu des récits qu'ils confrontent et complètent mutuellement se créant ainsi une connaissance de cet événement qui fera bientôt partie de leurs souvenirs à un titre égal (on le verra) à celui de ceux qui y ont vraiment assisté, ainsi que d'autres évènements, encore antérieurs qui y avaient été évoqués. Ce roman est pour Juan José Saer, l'occasion d'une longue, profonde et très intéressante réflexion sur les souvenirs, leur conservation, leur déformation involontaire, leur transmission à autrui, leur évolution dans le temps etc. D'autant que, tout comme des pensées des personnages nous auront permis de découvrir leur passé, d'autres nous permettront de découvrir l'avenir, où cette promenade le long du boulevard sera elle-même un lointain souvenir, où nous apprendrons ce que sont devenus beaucoup des personnages rencontrés ou évoqués (et de nombreux destins ont été tragiques, dictature pas loin non plus). 

C'est un roman superbe, fouillé, à la construction minutieuse et parfaite et à la réalisation impeccable. L'écriture est aussi efficace qu'elle est belle. On ne progresse pas vite, et de toute façon, on ne va nulle part, mais « le but est dans le chemin », c'est bien connu, et il est donc atteint ; et en beauté.

« Maintenant, depuis qu'ils se sont mis à parcourir ensemble la rue droite sur le trottoir à l'ombre, un nouveau lien, impalpable également, les apparente : les souvenirs faux d'un endroit qu'ils n'ont jamais vu, d'évènements auxquels ils n'ont jamais assisté et de personnes qu'ils n'ont jamais rencontrées, d'une journée de fin d'hiver qui n'est pas inscrite dans leur expérience mais qui émerge, intense, dans la mémoire, la tonnelle éclairée, la rencontre du Chat et de Bouton aux Beaux-Aers, Noca revenant de la rivière avec ses corbeilles de poissons, le cheval qui trébuche, Cohen qui remue les braises, Beatriz qui roule toujours une cigarette, la bière dorée avec un col d'écume blanche, Basso et Bouton bêchant au fond du jardin, ombres qui bougent confuses dans la tombée du jour et qu'ensuite la nuit engloutit. »


9782370552013



15 février 2022

Le Peintre du dimanche 

de David Zaoui

**+


Super facile et agréable à lire, ce roman nous raconte de façon plaisante une histoire charmante mettant en scène des personnages ne pouvant exister dans des situations également impossibles, le tout se situant dans un monde où "tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil". Alors, si vous avez besoin de récréation, ou d'une petite lobotomie temporaire dans ce monde si complexe et frustrant qui est le nôtre, foncez ! Ça se lit très bien. Ça dégouline tout partout de bons sentiments bien sucrés, et même d'un peu de bondieuseries. Tout cela est tellement bienveillant ! Il y a un papa doux et aimant, une maman qui passe sa vie à faire des gâteaux que tout le monde mange à longueur de journée sans développer de diabète, une adorable grand-mère qui a Alzheimer, mais sans déranger du tout sa famille. Il y a même un animal mignon. Il s'agit d'un singe capucin. Ce singe peint et ses toiles sont très appréciées, mais attention ! Ne vous attendez pas à une critique acerbe de l'art abstrait qui serait une fumisterie. Pas du tout. Ce n'est pas le genre de livre où l'on critique ou revendique. D'ailleurs le héros aussi peint de l'abstrait. Il a juste moins de succès.

La quatrième de couverture cite Psychologie Magazine qui aurait dit "Ce livre est un bonbon qui pique" . J'ai bien trouvé le bonbon, mais pas le piquant. Je ne vois même pas où il était censé être... C'était plutôt de la guimauve. Pour ne pas être en reste, Franz-Olivier Giesbert aurait qualifié l'auteur d' "enfant de Philip Roth et de Woody Allen". !!! Je dois avouer que ce dernier argument avait déclenché mon désir de découvrir cet improbable hybride. A l'arrivée bien sûr, je pensais plutôt aux mécanismes de renvois d'ascenseurs littéraires qu'Enrique Serna décrit si bien dans "La peur des bêtes".

Voilà. Je ne trouve pas grand chose d'autre à dire de ce «gentil roman» choisi dans un rayonnage parce qu'il me fallait pour un jeu, lire un livre dont le titre évoquait l'art. Eh oui. Je sais que plusieurs étaient en train de se demander pourquoi, comment j'avais pu... eh bien, vous avez la réponse. ;-)

978-2253240679

10 février 2022

Avant la nuit  

de Reinaldo Arenas

****


Mémoires d'un oiseau de feu

Cet ouvrage de Reinaldo Arenas est son autobiographie qui remonte à ses tout premiers souvenirs (à 2-3 ans) et le suit jusqu'à son suicide qui met fin en 1990 à sa lutte perdue contre le Sida alors qu'il avait 47 ans. Il n'a pas été écrit mais dicté par l'auteur en fin de vie. Je n'ai aucune intention de vous en faire ici un résumé car je pense que, soit cela vous intéresse et vous préférerez le lire vous-même, soit il vous faut juste un renseignement biographique et vous n'aurez pas besoin de moi pour le trouver. Comme d'habitude, je vais plutôt vous faire part des réflexions qui me sont venues à cette lecture.

Tout d'abord, à peine avais-je lu trois pages, que je savais que ce livre ferai partie de ceux que je garde précieusement et non de ceux que je sème, et la raison en était en tout premier lieu que s'y donnaient à voir une sincérité, une humanité et un appétit de vivre tout à fait admirables. Quand je trouve ces trois qualités, je ne peux que m'incliner. Reinaldo Arenas est un homme bourré de qualités et tout autant de défauts. La mesure et l'objectivité n'en font pas partie. A plusieurs reprises, à la lecture du récit de ces nombreuses années, on pourrait le reprendre sur des inexactitudes, des oublis ou des interprétations, mais c'est un être de feu et de passions et ces êtres-là ne sont jamais des observateurs objectifs ou raisonnables. De toute façon, au fil de ces aventures débridées, on sent bien que le cas échéant, l'auteur n'hésiterait pas longtemps entre une bonne histoire et une histoire scrupuleusement exacte.

A la prise de pouvoir de Castro, Arenas, comme la plupart des Cubains, est heureux et plein d'espoir et dans un premier temps il se trouve bien du changement de régime qui permet à l'enfant pauvre qu'il est de faire des études. Mais dès cette époque cependant, il note que ces "études" comportent une part importante endoctrinement pur et simple. Le régime forme ses futurs missi dominici. Dans les premières années aussi, cette révolution est également une révolution des mœurs et l'avènement d'une totale liberté. R. Arenas, qui s'est découvert homo et nanti d'un énorme appétit sexuel, en profite autant qu'on le peut alors et, parallèlement commence à écrire. Comme il le dit lui-même, pour lui écriture et sexualité vont de pair, quand tout va bien, les deux élans emportent tout et remplissent sa vie. Mais bientôt, le castrisme comme toutes les dictatures entend régenter aussi la vie privée des gens et, se basant sur le schéma familial classique, s'en prend en premier lieu aux homosexuels. C'en est fini de la jouissance sans entraves, l'heure est venue de la dissimulation, du danger, de l'exclusion et de la répression violente. Les écrits d'Arenas ne plaisent pas non plus. Il a obtenu des Prix pour ses deux premiers romans mais n'a pas pu les faire publier à Cuba. Ensuite, les ayant "passés" à l'étranger et étant parvenu à les faire éditer en France, il est considéré comme un ennemi potentiel du régime. Toute perspective de carrière lui est bouchée. Encore une fois: les deux élans vont de pair.

Reinaldo Arenas parle abondamment de ses collègues écrivains cubains (surtout les homosexuels il est vrai, mais ils semblent nombreux). Cela est très instructif pour le lecteur qui s'intéresse à la littérature cubaine. Il cite les noms sans retenue et raconte toutes leurs petites histoires, les magouilles peu glorieuses, leurs actes de bravoure et d'honneur aussi, et les défaites face au pouvoir comme Heberto Padilla qui après un séjour dans les locaux de la Sécurité revient au monde à un poste important avec une autocritique ravageuse et avant la production d'écrits dont selon Arenas il ne peut plus que rougir. Arenas les critique vertement et tout autant, leur pardonne tout car il sait la faiblesse humaine.

"Ce fut le début de la paramétrisation, c'est à dire que tout écrivain, tout artiste, tout dramaturge homosexuel, recevait un télégramme l'informant qu'il ne réunissait pas les paramètres politiques et moraux pour occuper son poste; par conséquent on le privait d'emploi, ou bien on lui en offrait un autre dans un camp de travaux forcés"

Castro a besoin de main d’œuvre agricole. Arenas ira travailler aux champs comme des milliers d'étudiants et d'intellectuels. Il perdra aussi son emploi à la bibliothèque. Il perdra son logement, il finira même en prison, luttant toujours, avec souvent ces poussées irrationnelles qui le caractérisent. Et quand il finira par réussir à quitter l'île, ce sera pour se heurter à une autre puissance, celle de l'argent, qui ne fait pas de cadeaux non plus. Aux Etats-Unis, il conclura:

"La différence entre le système communiste et  le système capitaliste? Tous les deux nous donnent des coups de pied au cul, mais dans  le système communiste tu dois applaudir, tandis que dans le capitaliste tu peux gueuler; je suis venu ici pour gueuler."

Si la courte vie de Reinaldo Arenas a dû être assez difficile à vivre, elle est par contre passionnante à lire. Il a mené son existence avec beaucoup de courage et d'inconscience, de vigueur et de fragilité, mélange scabreux et tonique d'honneur, de franche rigolade et d'histoires de cul. C'est tellement humain! A lire, vraiment.


PS :  Ce récit autobiographique fut porté à l'écran par le cinéaste Julian Schnabel. N'ayant pas vu le film, je ne saurais vous en dire plus.

9782742730964