08 novembre 2021

 Klara et le Soleil 

de Kazuo Ishiguro

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Extrait de la quatrième de couverture :

"Klara est une AA, une Amie Artificielle, un robot de pointe ultra performant créé spécialement pour tenir compagnie aux enfants et aux adolescents. Klara est dotée d'un extraordinaire talent d'observation, et derrière la vitrine du magasin où elle se trouve, elle profite des rayons bienfaisants du Soleil et étudie le comportement des passants, ceux qui s'attardent pour jeter un coup d’œil depuis la rue ou qui poursuivent leur chemin sans s'arrêter. Elle nourrit l'espoir qu'un jour quelqu'un entre et vienne la choisir."

 Moi qui lis tous les romans d'Ishiguro, je ne me sentais pas très attirée par celui-ci car je pensais qu'il allait porter sur ce qui fait (ou ne fait pas) mentalement la différence entre un humain et un robot et je craignais que les réponses qui seraient proposées n'aillent pas dans le sens que je vois, moi. Je ne sais pas pourquoi je craignais cela. Une lubie, sans doute. Quoi qu'il en soit, ce problème n'est pas évoqué dans ce roman.

Vous l'avez compris, on est à une époque où les AA sont courants et couramment utilisés. Ils servent en particulier d'ami personnels aux enfants. Ils les accompagnent partout, les aident, les protègent veillent sur eux et surtout, les empêchent d'éprouver la solitude. Avec cette histoire, on est dans une sorte de réalisme fantastique, entre la science-fiction et la poésie. Klara, le robot, a développé un mode de pensée qui lui est propre. Comme ses systèmes sont particulièrement sensibles, ce mode de pensée est un peu plus élaboré et compliqué que celui des autres AA, mais sans que cela fasse d'elle un être vraiment exceptionnel. Et comme toute sa vigueur vient de l'énergie solaire, elle a tendance à voir dans le soleil un dieu qui régirait le monde. Nous voyons ainsi comment une intelligence artificielle développe ses raisonnements à partir des données dont elle dispose. Comme tout le récit passe par ses yeux, c'est sur la base de ce système de croyances que nous allons évoluer, jauger les situations et réagir en conséquence.

C'est un roman de formation qui se situe dans un monde pas si éloigné du nôtre, avec ces "oblongs", ses villes et sa pollution. Ce qui est différent, c'est qu'à l’adolescence, certains jeunes sont "relevés" et d'autres non. Selon quels critères? on cherche à le deviner. J'ai cru un moment que c'était un choix des parents mais cette supposition n'est jamais vraiment confirmée, ou en tout cas, ce n'est pas la seule et il semble finalement que cela tienne à leur niveau social, leur richesse, ce qui serait proche de ce qui se passe réellement dans notre monde actuel. Toujours est-il que les adolescents "relevés" feront des études qui leur ouvriront un bel avenir et que les autres, non. Josie, la jeune-fille dont Klara devient l'AA, est relevée, mais Rick, son ami d'enfance et de cœur, ne l'est pas. Quel sera leur avenir ? Malheureusement, cette "intervention", "l'édition génétique", qui ouvre un avenir supérieur n'est pas sans risques et certains adolescents ne la supportent pas. Josie, dont la sœur est morte au même âge, est maintenant malade et ses jours sont en danger. Nous verrons Josie, Rick et leurs entourages à ce moment clé de leurs existences et les changements que cela entraînera.

C'est un beau roman, profond et sage, sans mièvrerie mais pas sans sentiments. Selon son habitude, Kazuo Ishiguro a su saisir une société, une problématique humaine et des personnages au cœur pur pour nous faire atteindre à une vérité par le biais d'une fiction poétique. A la fin du livre, pour tous, une page est tournée.


Kathel l'a lu aussi 


 978-2072909207 

05 novembre 2021

Cette chose étrange en moi 

d'Orhan Pamuk

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Ne vous lancez pas dans ce roman si vous n'aimez pas les longues histoires. Certes, vous avez vu dès l'abord que vous aviez face à vous 832 pages dans l'édition poche. Si vous êtes allé un peu plus loin et que vous l'avez feuilleté, vous avez vu que les dialogues ne sont pas très nombreux et que l'on a surtout des pages de récit. Mais ce n'est pas seulement à cela que je fais allusion, si je vous dis qu'il vaut mieux aimer les histoires longues, c'est qu'ici le rythme est lent et que la façon de raconter, qui aime aller dans les détails, est tout à fait différente de celle de la plupart des romans actuels. Orhan Pamuk prend son temps, il nous raconte son histoire à sa façon, sans jamais oublier que le plaisir est autant dans le récit que dans les informations qu'on en tirera. Si vous n’êtes pas prêt à accepter cette façon de faire, passez votre chemin, ce livre n'est pas pour vous.

Oui, ce livre est long, mais on ne peut pas dire qu'il y ait des longueurs, c'est tout à fait autre chose. Oui, ce livre se lit lentement, mais ce n'est pas du tout parce qu'on peine à le lire, c'est parce qu'il nous impose son rythme, et qu'il serpente tout au long d'une vie et d'une ville, ce qui ne se fait pas en quelques instants. J'ai eu un moment l'impression qu'il ne finirait jamais et j'ai réalisé à ce moment-là que, quoi qu'il en soit, il était hors de question que je l'abandonne en route et même que j'en saute la moindre ligne. Alors oui, c'est une longue histoire mais je suis très heureuse de l'avoir découverte, de l'avoir méritée peut-être, en un sens. Bref, je suis heureuse de m'en être enrichie et je vous le conseille aussi. Faites un break. Acceptez de passer beaucoup de temps sur un livre, vous en sortirez meilleur.

Alors, de quoi tout cela parle-t-il ? Eh bien cela parle de Mevlut et cela parle d'Istanbul. Mevlut est le personnage principal. A chaque fois que le récit se fera par ses yeux, le paragraphe commencera par un petit dessin le représentant, portant sa boza et son yaourt qu'il vend dans les rues. (Quand j'ai commencé ma lecture, je ne savais même pas ce qu'était la boza). Comme le récit est vu par différents personnages, à chaque fois que les choses sont vues par d'autres yeux, le nom de ce personnage s'affiche en gras en tête de paragraphe. C'est ainsi que bien que nombreux soient les intervenants de cette grande histoire, le récit ne perd jamais de sa clarté. De plus, l'ouvrage se termine par un « Index des personnages » au cas où vous auriez mis vraiment longtemps à le lire et que vous ne vous souviendriez plus qui est et ce qu'à fait cet homme dont on vous reparle soudain. Personnellement, je n'en ai pas eu besoin, mais pourquoi pas ? Ainsi, on ne perd personne en route. De même une « Chronologie » récapitule tous les évènements relatés. Donc, si quelqu'un vous dit qu'il s'est perdu ou embrouillé dans ces 800 pages, vous pouvez le gratifier d'un sourire narquois, ça lui fera le plus grand bien.

Mais je n'ai toujours pas dit de quoi cela parle. Nous suivons Istanbul de 1954 à mi-1999, et Mevlut à partir de 1957 seulement parce que c'est à ce moment qu'il naquit, dans un pauvre village. Son père, comme tant d'autres, a dû partir pour la capitale pour y gagner sa vie et plus tard, il fit venir Mevlut pour l'aider ; mais il ne fit jamais venir sa femme et ses filles, contrairement à ce que firent la plupart des autres hommes arrivés en ville, à commencer par son propre frère. A leur arrivée, ces hommes ont créé les bidonvilles autour du noyau de la ville, à la fin, ces zones misérables sont devenues elles-mêmes centrales et les bicoques, puis maisons ont été remplacées par des immeubles. Comment une population passe-t-elle du village misérable à la vie en appartement de standing, même si cela prend plusieurs décennies ? Comment réussissent ou non ces hommes, puis ces femmes, venus mêler leurs vies à celle d'Istanbul ? Certains ont fait fortune, d'autres non. Certains sont dignes de confiance, d'autres -la plupart- sont prêts à toutes les fourberies pour obtenir ce qu'ils veulent. La lutte est âpre... Tant de chemins différents dans une société où les liens familiaux ont une puissance bien plus grande que dans la nôtre (pour le pire ou le meilleur). Bien sûr, le sort des femmes est triste, qu'elles s'en rendent compte ou non. L'égalité des sexes n'est pas encore en vue...

Alors, si vous en êtes capable lisez ce toman d'Orhan Pamuk. Il vous fera du bien et vous apprendrez beaucoup de choses, et pas que sur Istanbul, mais bien sur l'humain en général. Le propre des bons romans.


Extrait :

« Parce que les mots étaient des objets, et chacun de ces objets une image. Il sentait que le monde intérieur qui l'habitait et le monde qu'il arpentait la nuit en vendant de la boza formaient désormais un tout. Cette connaissance étonnante lui apparaissait parfois comme sa propre découverte ou bien comme une lueur, une lumière que dieu lui avait accordée. Les soirs où Mevlut sortait du restaurant l'esprit confus et embrouillé, quand il déambulait pour vendre de la boza, il découvrait son monde intérieur dans les ombres de la ville. »

978-2072825286

01 novembre 2021

L'agent secret 

de Graham Greene

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« Un monde brutal et soupçonneux »

D. (nous ne saurons que son initiale) arrive en Angleterre, débarquant de son pays en guerre dont le nom ne sera jamais cité mais qui est de toute évidence l’Espagne de la Guerre Civile. Il est chargé d’une mission secrète vitale pour son camp (les Républicains) : obtenir d’industriels britanniques la livraison de grandes quantités de charbon, livraison qui est une question de vie ou de mort tant pour son camp que pour l’adversaire qui a, lui aussi envoyé sur place un de ses agents.

D. est un ancien professeur, spécialiste mondial des langues romanes, ayant consacré sa vie à la découverte du « manuscrit de Berne », la meilleure version d’époque de la Chanson de Roland. On est loin de Bruce Willis et consorts. De plus, il a déjà un certain âge et c’est un homme détruit. Il a été enseveli sous un bombardement et son épouse bien aimée a été fusillée par l’ennemi. Il ne sent en lui aucun courage particulier, pas la moindre trace d’héroïsme ni de goût du combat. Pour autant, il est totalement incorruptible car rien n’éveille plus en lui le moindre désir si ce n’est le désir d’aider ses camarades de lutte et d’empêcher la victoire de la force injuste. D. est un idéaliste sans illusion. Ce type de héros désabusé est moderne et plaît encore beaucoup, c’est en quoi ce roman a bien vieilli. Ce que nous allons suivre sur 300 pages, c’est sa lutte parmi les pièges, meurtres, poursuites etc. parmi une foule d’ennemis étonnants, pour arracher ces contrats charbonniers à des industriels anglais qui se vendront sans le moindre état d’âme, au plus offrant. Lui peut-être. Ou pas.

Tenant à confirmer l’adage qui dit que les auteurs ne sont pas bons juges de leur propre production, Graham Greene avait une piètre opinion de tous ces romans qu’il avait écrits pour le succès rapide et l’argent et qu’il plaçait bien au-dessous de ses œuvres à thème métaphysique. C’est pourtant bien là, débarrassé de tout pathos et lourdeur idéologique, vide de tout désir de convertir, qu’on goûte sa peinture du monde. On voit s’animer la scène de l’immédiat avant-guerre dans ses différentes strates sociales. La photo en est juste et précise, même si l’action elle, relève du roman d’aventure. Ce roman par exemple nous en dit beaucoup sur cette Angleterre dont les habitants, du cheminot au Lord, sont totalement persuadés d’être d’une nature différente de tous les autres humains : il y a eux, et les « métèques » autour ; eux, dans l’ordre et la paix et les étrangers qui s’entre-tuent comme on ne peut guère s’étonner de voir des sauvages le faire. Une vision du monde si réconfortante qu’on peut dire qu’ils s’y sont cramponnés de toutes leurs forces jusqu’aux ultimes limites du vraisemblable et ma foi, on les comprend.

J’ai encore apprécié aussi l’écriture parfaite de Greene et le ton qui oscille constamment entre drame et humour fin. Les scènes cocasses sont bien vues. Notons au passage la mise en scène du groupe Entrenationo de Londres qui est directement inspiré de l’Esperanto qui faisait pas mal parler de lui alors, (« parlons la même langue pour nous comprendre au lieu de nous battre ») dans un monde qui appréhendait la guerre qu’on sentait bien approcher à grands pas. De fait, « L’agent secret » sera publié en 1939.

Je me suis également régalée de quelques assertions époustouflantes et toujours inattendues telle que par exemple "Les maîtres d’école, en général, lisent des romans policiers." qui est plaisant. La palme allant à « Et –on dit que c’est un signe de névrose- elle ne portait pas de bagues. »

978-2020069427

26 octobre 2021

Vie de Joseph Roulin 

de Pierre Michon

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Vous connaissez Joseph Roulin. Mais si. Van Gogh vous l'a présenté. Vous êtes comme moi, vous l’avez déjà vu et plusieurs fois sûrement. Peut-être même l’original, si vous faites partie des veinards… En tout cas, des reproductions, c’est sûr.


Et tout au long de votre lecture, vous aurez cette bouille sous votre regard mental et vous aussi vous serez familier de cet homme dont Pierre Michon vous parle, comme Van Gogh l’a été. Vous aurez l’impression que l’on vous parle de quelqu’un que vous connaissez, au moins de vue, et depuis longtemps. Cet artifice donne au texte une emprise notable sur le lecteur. Il se trouve de plain pied dans notre «familier» et cela modifie la réception,  change l’impact des mots lus.

Roulin fait partie des gens avec lesquels Van Gogh s’est lié à Arles, quand ça n’allait pas bien. Il travaillait à la poste, buvait trop, parlait trop, n’avait rien de particulièrement sympathique et pourtant, on retrouvait chez lui ce qui fait que l’humain mérite que l’on s’y intéresse et il était capable comme on le verra finalement, de fulgurances. Il avait cette soif d’étoiles qui nous fait. Et Vincent lui en offrit une part. Non par ou pour ce qu’il comprit de sa peinture car il y comprit peu de choses, mais par et pour ce qu’il comprit de l’homme. En récompense de quoi, au bout du compte, «Il devait à ce jeune homme d’avoir connu un grand peintre, d’avoir vu et touché une chose en quelque sorte invisible, pas seulement un misérable à qui on donne des confitures.» (p. 61)

Pierre Michon sait nous montrer cet homme, sait nous le faire sentir, nous offrir en quoi il est unique et en quoi le monde avait besoin qu’il existe. Le monde, Vincent, vous, moi.

Michon est nos yeux.

Et il est lui aussi portraitiste. Que fait-il d’autre dans toutes ces vies minuscules qui peuplent son œuvre? Ici, comme Van Gogh, il travaille la pâte -des couleurs ou des mots-  pour faire jaillir l’image approximative et exacte de son modèle. Nous le révéler dans toute la puissance de son évidence.

Et pour ce qui est du talent, du génie et de l’art: «Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien? Est-ce que ce sont nos yeux, qui sont les mêmes, ceux de Vincent, du facteur et les miens? Est-ce que ce sont nos cœurs qu’un rien séduit, qu’un rien éloigne?» (p. 65)


Extraits :

- (…) on est devenu très fort depuis qu’on sait que tout le langage ment. On a appris le pire, on y est installé. (p. 14)

- Et il ne fut pas étonné davantage d’être promis à un tout petit métier, d’avoir à gagner sa vie et d’avoir à la perdre un jour, et de devoir moralement, gaillardement, affronter cela. (p. 19)

- Cette ombre longtemps l’épaula seule dans le refus d’être Roulin, c'est-à-dire dans l’acceptation de faire mine d’être Roulin; cela le revêtit chaque matin de la grande vareuse, sans ménagement le poussa avant le jour vers les sacs postaux et les engueulades, mais comme si ce n’était pas lui. Le prince batifolait ou massacrait dans un coin de facteur, qui faisait son devoir. Cela lui fit une vie intérieure (…) (p. 23)

978-2864320661

20 octobre 2021

 La Porte du voyage sans retour

de David Diop

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Le sous-titre "Les cahiers secrets de Michel Adanson", vous place exactement l'affaire : Un scientifique égoïste, sentant sa mort prochaine, se rapproche de sa fille négligée jusqu'alors et rédige à son intention des mémoires censées lui permettre de mieux le comprendre. Nous sommes en plein milieu du 18ème siècle, le siècle des Lumières, l'esprit scientifique s'éveille, pour Michel Adanson ce sera la botanique et la zoologie des terres africaines. Le Sénégal en l’occurrence. Il voyagera et séjournera dans les bagages du commerce triangulaire. Il ira prospecter, collecter, classer, étiqueter et reviendra riche de ses collections, se faire admirer et titrer. A l'heure de sa mort cependant, il est un peu déçu, son projet de relevé exhaustif des faunes et flores du Sénégal était déraisonnable et n'a bien sûr pas pu être mené à terme. Il n'intéressait d'ailleurs pas grand monde. Adanson n'a pas non plus été reconnu et doté à hauteur de ses ambitions. Aussi, n'est-ce pas à cela qu'il consacrera ses dernières réflexions et mémoires confiées aux "cahiers secrets", mais à la seule histoire d'amour qu'il connut, un coup de foudre d'autant plus marquant et sublimé, qu'il ne put se réaliser d'aucune façon. Cela se passa au Sénégal, alors qu'il avait vingt ans.


Voilà pour l'histoire, une histoire qui nous immerge pendant 250 pages dans un monde raciste sans vergogne et où tant de choses reposent sur le trafic d'esclaves que nul ne songe à le contester.

"La religion catholique dont j'ai failli devenir un serviteur, enseigne que les Nègres sont naturellement esclaves. Toutefois, si les Nègres sont esclaves, je sais parfaitement qu'ils ne le sont pas par décret divin, mais bien parce qu'il convient de le penser pour continuer de les vendre sans remords."

Car avant même de trouver l'amour, Michel Anderson, assez jeune et libre d’intérêt pour ne pas être complètement aveuglé, a découvert les Africains et a reconnu leur humanité.

"J'ai fait ce voyage au Sénégal pour découvrir des plantes et j'y ai rencontré des hommes."


Un beau livre, qui résonne et raisonne avec pertinence sur divers sujets humains et nourrira votre réflexion. Par exemple : "L'homme qui avance sur le chemin de la vie tombe sur des embranchements, des carrefours fatals, qu'il ne reconnaît comme tels qu'après les avoir passés."


Bonne route à vous !


Extraits :

"Les palais, les châteaux, les cathédrales dont nous nous glorifions en Europe, sont le tribut payé aux riches par des centaines de générations de pauvres gens dont personne ne s'est soucié de conserver les masures. Les monuments historiques des Nègres du Sénégal se trouvent dans leurs récits, leurs bons mots, leurs contes, transmis d'une génération à l'autre par leurs historiens-chanteurs, les griots. Les paroles des griots qui peuvent être aussi ciselées que les plus belles pierres de nos palais, sont leurs monuments d'éternité monarchiques."


Mémoire :

"Parfois, lorsque nous nous retournons sur notre passé et sur nos croyances anciennes, nous tombons en présence d'un inconnu. Cet inconnu ne l'est pas vraiment, car il s'agit de nous-même. Même s'il est toujours là, dans notre esprit, il nous échappe souvent. Et quand nous le retrouvons au détour d'un souvenir, nous reconsidérons cet autre nous-même, tantôt avec indulgence, tantôt avec colère, parfois avec tendresse, parfois avec effroi, juste avant qu'il ne se volatilise à nouveau."


L'Art :

"Je compris alors que la peinture et la musique ont le pouvoir de nous révéler à nous-même notre humanité secrète. Grâce à l'art, nous arrivons parfois à entrouvrir une porte dérobée donnant sur la part la plus obscure de notre être, aussi noire que le fond d'un cachot. Et, une fois cette porte grande ouverte, les recoins de notre âme sont si bien éclairés par la lumière qu'elle laisse passer, qu'aucun mensonge sur nous-même ne trouve plus la moindre parcelle d'ombre où se réfugier, comme lorsue brille un soleil d'Afrique à son zénith."


978-2021487855


16 octobre 2021

 Ablutions 

de Patrick deWitt

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Cela fait vraiment longtemps que je n'avais pas lu un livre aussi déprimant ! Vraiment, c'est à se pendre. Je vous préviens pour que vous ne vous y lanciez pas si vous n'êtes pas dans une période particulièrement sereine et optimiste. Je ne m'attendais pas du tout à cela en attaquant ce roman de P. deWiit qui jusqu’alors m'avait toujours fait rêver (Heurs) ou sourire (French exit).

 Sous-titré « Notes pour un roman », ce texte est censé être les notes que le barman de nuit prend en vue du livre qu'il voudrait écrire un jour, lui qui ne se voit bien sûr pas finir comme les épaves qu'il contemple quotidiennement. Ainsi les courts chapitres commencent-ils souvent par « Parler de ... » mais s'y intercalent aussi de plus en plus de notes sur lui-même. Ce bar de Los Angeles, est vraiment glauque. On y vient seul pour s'y saouler le plus rapidement et le plus radicalement possible. Toutes les drogues et «cachets» sont aussi de la partie. Comme on s'en doute, ceux qui sont là ne sont pas spécialement sur la voie ascendante. Ce sont bien au contraire des déçus de leurs vies qui viennent ici noyer leurs rêves qui ont sombré. Ils se racontent à l'envi -mais personne n'écoute personne-, exagérant leurs efforts, magnifiant leurs résultats, surévaluant leurs espoirs. Un seul, à la surprise générale, parviendra à la réussite, s'attirant malgré sa gentillesse, une haine unanime. Vous êtes prévenus, on n'est pas dans les beaux sentiments.

"Les habitués sont chaleureux les uns envers les autres, mais le plus souvent ils arrivent et repartent seuls, et d'après ce que tu sais, ils ne se fréquentent pas. Cela éveille en toi un sentiment de solitude, le cœur des hommes te semble froid et mesquin, et il te vient à l'esprit l'expression 'chacun pour soi', qui dans ton enfance te donnait envie de t'allonger et 'd'être tué' ."

Certains lecteurs prétendent avoir vu de l'humour dans cette succession de micro-récits mais franchement, bien qu'aimant l'humour noir, je l'ai rarement vu (sauf la scène de l'enterrement peut-être). Ici, il n'y a pas ce léger décalage ou recul qui fait qu'une scène passe du glauque à l'amusant. On a trop la tète dans le sordide et la misère, les deux tant matériels que psychologiques. Je pense que cela est dû au fait que le récit est fait par ce barman qui est en aussi mauvais état que les autres.

"Les gens sont partagés à ton sujet : certains te disent stupide, d'autres grossier."

Pourtant un beau roman que je conseille. Une belle écriture qui touche là où il faut. Une peinture percutante et qui semble juste. Selon son éditeur, l'auteur a été barman pendant six ans, c'est là qu'il a trouvé son matériel. J'espère pour lui que ce récit n'est cependant pas autobiographique, le pauvre ! Mais on y croit tellement !

Que me réservent Les frères Sister, le prochain deWitt de ma pile ?

Pour ceux qui vont me répondre que "mais non, c'est pas si triste, faut pas tout prendre au tragique." :

"La souffrance et la chaleur ne se calmant pas, tu avales difficilement quatre aspirines avant de te rallonger dans l'espoir de dormir, mais les brulures t'en empêchent et, tandis que les vagues de douleur s'intensifient, tu t'entends pleurer et gémir, jamais tu n'as entendu de son plus misérable et solitaire, et la tristesse s'abat sur toi comme une chape de plomb, et maintenant, sans alcool ni stupéfiant pour masquer une émotion dissimulée depuis longtemps, elle prend possession de ton corps."

978-2742789283

12 octobre 2021

 Née de la côte d’Adam  

de Nuruddin Farah

****+


Notre trilogie est une tétralogie

Peut-être plus léger, moins pesé que les suivants, ce premier roman de notre auteur somalien, m’a beaucoup plu. Vif et intéressant, il est facile et agréable à lire tout en nous éclairant sur cette société qui nous est si étrangère : le monde somalien, tant celui des nomades, auquel l’héroïne appartient et où elle se trouve au début du livre, que celui des citadins qu’elle rejoint, gagnant une petite ville d’abord, puis Mogadiscio.

Notre héroïne, c’est Ebla, elle n’a pas encore 19 ans et toute la famille qui lui reste se résume à une jeune frère et à un grand père quasi impotent. Mais même âgé, impotent et dépendant, le

grand-père a encore un pouvoir de nuisance puisqu’il lui annonce un jour qu’il l’a vendue contre deux chameaux. Ebla ne veut pas de ce vieux mari qu’on lui impose et, chose inouïe dans son monde, s’enfuit. Elle veut abandonner l’existence nomade pour vivre en ville où elle pense avoir une meilleure existence. Ce qui frappe, c’est qu’Ebla est plutôt solitaire, elle ne cherche pas l’amitié d’autres femmes, n’éprouve pas le besoin de s’épancher ou d‘être soutenue ou sécurisée. Elle est jeune et pleine de vigueur, pas encore décidée à se résigner au sort désespérant qui traditionnellement lui échoit. Plus tard, nous verrons qu’elle n’est pas non plus particulièrement tendre et altruiste. On pouvait se douter qu’elle ne trouverait pas en elle cet esprit de sacrifice que tout le monde s’attend à lui voir manifester. Et c’est ce qui fait le sel de ce roman.

Arrivée à la première ville, Ebla rejoint la maison d’un lointain cousin et s’y fait accueillir comme parente-servante. Elle fait aussi la connaissance d’une voisine "la veuve" qui lui fera profiter de son expérience et lui apprendra un peu ce qu’est la vie. Bien sûr, assez rapidement, le cousin lui aussi la vend à un prétendant. Mais notre Ebla a toutes les audaces et après avoir franchi autrefois le pas de l’évasion, elle n’hésite pas cette fois à se faire enlever par un autre homme qui l’emmène aussitôt à Mogadiscio. Là elle connaîtra la vie d’une citadine et d’une femme mariée (même trop d’ailleurs car à un moment il y aura deux maris simultanément…)

 "Dorénavant, je serai moi-même, je m’appartiendrai à moi-même et mes actions m’appartiendront. Et moi, à mon tour, je leur appartiendrai."

Nous verrons autour de ce personnage solaire les positions abusives et faibles des hommes (le grand-père même pas autonome, le frère incapable lui, de s’insérer à un monde moderne et affectant de se replier dans un mode de vie rétrograde, les cousins, maris etc.)

 "Je me demande si c’est vrai que dieu a dit que pour une femme, le prophète, celui qui vient au deuxième rang après dieu, c’est son mari. Si c’est vrai, alors, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue."

Les héroïnes de Nuruddin Farah sont grandes, grâce lui en soit rendue, tout particulièrement dans ce monde qui vit sur l’écrasement des femmes.


PS : A noter que nous retrouverons Ebla bien plus tard dans le deuxième roman de la trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine". Je ne comprends donc pas pourquoi ce premier roman n’est pas lié aux trois suivants, faisant de cette trilogie une tétralogie. Peut-être de simples raisons éditoriales…


978-2218075391

08 octobre 2021

 Le Petit Joueur d'échecs  

de Yôko Ogawa

****+


Un roman original et très beau. C'est vraiment l'aspect esthétique qui m'a le plus marquée ici. Nous avons un conte dont le thème serait le danger qu'il y a à grandir ou grossir. Physiquement d'abord mais aussi mentalement à l'image de ce "petit joueur d'échecs". (Notez "petit", pas jeune). 

C'est parce qu'elle avait trop grossi que l'éléphante Indira n'a jamais pu repartir de sa terrasse d'immeuble où elle faisait un séjour publicitaire. C'est parce qu'elle avait trop grandi que la petite Miira est restée coincée entre les deux maisons. C'est parce qu'il était trop gros que le maître d'échecs n'a pas pu être secouru ni même sorti de son logement lors de sa crise cardiaque. Et enfin, le petit joueur d'échecs ne pourrait plus actionner l'automate s'il devenait plus grand... Sa crainte est telle que son corps cesse sa croissance et qu'il restera petit, à son grand soulagement. 

Orphelin élevé par des grands-parents simples et aimants, il restera aussi une sorte de petit garçon, sage, silencieux, ignorant du monde, sans curiosité de l'extérieur, sans éveil sexuel. Il vivra toujours dans un univers volontairement restreint au maximum, tant matériellement que mentalement. Seuls l'intéressent les échecs, découverts dans son jeune âge et aimés à jamais. Il deviendra un champion sans titre, ne pouvant supporter la présence réelle d'une autre personne en face de lui. (Mais à ce propos, précisons qu'on peut tout à fait apprécier le roman même si on ne connaît pas les échecs.)

Un conte silencieux et lent. Beau. Je vois sur les commentaires que certains ont moins aimé la dernière partie (quand il est "adulte") mais ça n'a pas été mon cas. D'abord parce que j'adore les microcosmes et que j'ai trouvé celui-là parfaitement à la hauteur de l'originalité du reste du récit, et parce qu'il fallait bien qu'il quitte le cocon familial (même si c'est pour en retrouver un autre).

Je recommande ce roman de Yoko Ogawa


 978-2330053277

04 octobre 2021

Black Boy  

de Richard Wright

****+


Autobiographie T1

J'ai intitulé ma chronique « Autobiographie Tome 1 » car il faut savoir que ces souvenirs d'enfance vont de la naissance jusqu'à un peu plus de 20 ans quand il quitte le Sud pour Chicago, et qu'il était dès le départ prévu qu'il serait suivi d'un tome 2, même si de nombreuses années devaient séparer les deux parutions. Le second tome s'intitulait « American Hunger » traduit en français pas « Une faim d'égalité ».

L'enfance de Richard Wright a été placée sous le signe de la pire misère. Il a pratiquement tout le temps souffert de la faim, parfois au pont de s'évanouir. Plus tard, quand il a commencé à  gagner quelques sous, cela a continué car d'une part, il était très peu payé, et de l'autre, il voulait à tout prix économiser pour ses projets d'une vie meilleure et, considérant qu'il était bien entraîné pour jeûner, il a continué à se priver et là encore, souvent trop. Je pense que cette malnutrition permanente de toutes sa jeunesse a pu jouer un rôle dans sa mort prématurée par « crise cardiaque ». Mais je ne suis pas médecin. 

Cet ouvrage nous ouvre donc un monde comme on voudrait tant qu'il n'en existe pas. Un père qui, bien sûr décide bien vite qu'il serait mieux loti à garder sa maigre paie pour lui seul et laisse femme et enfants (deux frères) survivre seuls comme ils peuvent. Une mère qui elle, ne songe jamais à les abandonner mais qui a bien du mal à élever seule deux fils turbulents et qui ne se rendront compte que plus tard de son mérite. Mais cette mère pratique aussi les châtiments corporels extrêmes, comme elle l'a toujours vu faire... Une maison où l'on a froid et faim, heureux encore quand on a un toit. Voilà la vie qu'a connue l'auteur. La famille aide parfois mais en échange d'une soumission complète à leurs convictions d'une bigoterie absolue, le fanatisme religieux ordinaire rajoutant encore des chaînes à celles déjà portées par tout Noir. 

« Chaque fois que je rencontrais la religion dans ma vie, je trouvais le désaccord, la lutte, la tentative d'un individu ou d'un groupe de gouverner l'autre au nom de dieu. La convoitise du pouvoir semblait toujours marcher dans le sillage d'un cantique. »

Mais Richard est fort réfractaire à tout cela. Il est la brebis galeuse d'un troupeau misérable.

Et puis il y a l'incroyable découverte de la lecture et toute une vision du monde qui bascule.

« Les intrigues et l'action des romans m’intéressaient moins que le point de vue qu’ils révélaient. Je me donnais sans réserve à chaque roman, sans chercher à le critiquer. La lecture était comme une drogue, un stupéfiant. Les romans créaient en moi des états d'âme qui persistaient durant des semaines. »

Entraînant la soif d'études.

Bientôt suivi de la découverte du monde des Blancs, dont il avait été jusqu'alors séparé et de leur incroyable racisme qui vaut à tout Noir d'être perpétuellement en danger de mort.

« Il fallait dire "oui Monsieur, non Monsieur" , et me comporter de façon que les Blancs ne pensent pas que le m'imaginais être leur égal. »

 Il est même obligé de faire semblant de ne pas savoir lire et d'emprunter des livres à la bibliothèque comme commissionnaire avec la carte d'un Blanc (les bibliothèques ne prêtent pas aux Noirs et malheur à celui qui donnerait l'impression de vouloir s'instruire!). On comprendra que son départ vers le Nord sera tout simplement une fuite. Nous le quittons au moment où il part pour Chicago.

Un récit poignant de bout en bout mais aussi, plein d'espoir. Dans les pires conditions, on trouve des hommes qui redressent la tête et même parviennent à surmonter tous les obstacle car on sait déjà que Richard Wright connut tout de suite un grand succès. Il fut le premier noir américain à publier des best sellers. Quand on songe d'où il est parti...

978-2070369652 

30 septembre 2021

 Duluth  

de Gore Vidal

*****


Duuuuuluth, son univers impitoyaaableu ♫♪

Evidemment, plus personne ne connaît, mais tant pis.

Duluth est une ville du nord des Etats-Unis, dans le Minnesota plus précisément, mais ce n'est pas (du moins pas exactement) d'elle dont nous parlons aujourd'hui, car la  Duluth de ce roman est une version vidalienne de cette ville, qui conservera des caractéristiques de la vraie, mais s'en verra aussi octroyer de nouvelles. Ainsi par exemple, elle borde le Lac Supérieur mais... a également une frontière commune avec le Mexique dont elle recueille une foule d'émigrés clandestins. Ce n'est pas compliqué, il vous suffira de prendre pour argent comptant tout ce que vous dira Gore Vidal, et vous aurez la  Duluth du roman.

Ou du moins l'une d'elle, parce que dans ce roman, « Duluth », c'est aussi le titre d'un feuilleton télévisé à grand succès (Frère inspiré du « Dallas » que nous connaissons) dont on va beaucoup parler, ainsi que la ville fictive où se situe l'action de cette série télé. Ça a l'air compliqué comme ça, mais une fois lancé, vous verrez, on s'en sort très bien. Ce n'est pas si difficile. Il y a une sorte d'évidence là-dedans. Pour reprendre l'exemple de Dallas, je parie que cela n'a jamais gêné personne que la ville de Dallas du feuilleton n'ait pas été exactement semblable à la vraie et que personne n'a confondu cette ville fictive avec la vraie, ni avec le titre du feuilleton.

Eh bien, c'est pareil.

Donc, nous sommes à  Duluth et nous suivons, en 89 brefs chapitres, d'assez nombreux personnages qui y ont une place importante ou modeste. Mais, parce qu'il n'existe somme toute qu'un nombre limité de types de personnages et de situations, on retrouve les mêmes dans les différents plans de récits (feuilletons, réalité, livres...) et il peut arriver qu'ils se souviennent de ce qu'ils ont vécu dans une autre histoire et veuillent intervenir dans un autre niveau, ce qu'ils parviennent parfois à faire. Mais faites confiance à l’auteur, vous ne serez jamais perdu. Pour ce qui est de la « réalité » du roman, il va y avoir l'élection d'un nouveau maire. L'ancien se représente et le chef de la police brigue aussi la place. Tous les coups sont permis et on ne s'en prive pas, on fait même preuve d'une remarquable imagination en la matière. Le plus dépourvu de scrupules a le plus de chances de l'emporter, mais la concurrence est rude. La pègre locale sera mise à contribution (comme si les « bons citoyens » n'étaient pas au même niveau) et pour tout arranger, un OVNI est arrivé (mode de propulsion étrangissime! Vous verrez) et ses occupants pourraient bien devenir les maîtres de la ville... ou être annexés par elle. Vous l'avez compris, tout est en permanence possible, par-delà même toute notion de vraisemblance.

 Il n'en reste pas moins qu'un de ces personnages règne en secret sur tout, seulement connu sous le pseudonyme étonnant du "Mecton". Saurez-vous le démasquer ? (moi, je m'étais trompée)

L'auteur se régale ici dans cette satire de la société américaine moderne et du style lamentable de ces créations (dont certains écrivains ne savent pas lire les mots de plus de 3 lettres). Leur auteur principal, la redoutable Rosemary Klein Kantor est championne du monde toutes catégories en mensonge éhonté, plagiat et écriture débile (que Vidal s'amuse à pasticher par moments) pleine de répétitions, de clichés, de non-sens et déclarations délirantes ("Tout le monde tient pour acquis que le Maire ressortira de l'engin, ou pas." ou "Ils peuvent causer, causer jusqu'à plus soif. Et pendant plusieurs secondes de suite" etc. c'est sans fin, comme dans ces fictions). Les autres personnages du roman sont également originaux, remarquables et saisissants. Avec une mention spéciale pour la policière (Darlène) plus que bien placée aussi dans sa catégorie. Il y a quelques scènes de sexe très crues et très drôles. Tout est débridé à Duluth.

Gore Vidal a voulu montrer combien réalité et fiction étaient inextricablement mêlées dans le monde américain, au point qu'il soit devenu réellement impossible de les séparer. Ils se recoupent toujours. Et il avait parfaitement raison. Un exemple : en 2012,  l'acteur Larry Hagman-J.R. dans la série Dallas, est mort. Peu après, on pouvait lire dans les News :  « La mort de JR sera intégrée au scénario :  Près de trois semaines après le décès de Larry Hagman, le génial interprète de JR dans Dallas, les producteurs de la nouvelle  version de la série feront également mourir le personnage lors du 8ème épisode de la saison 2. » Vidal avait raison, nous arrivons dans un monde où réalité et fiction sont sur le même pied, mêlés, et indiscernables.


Citation : 

"Bellamy parle toujours aux inférieurs comme à des inférieurs. Cela signifie qu'il est très poli dans la façon dont il parle, mais impoli par sa manière de ne pas écouter ce qu'ils disent."

978-2351763247 

27 septembre 2021

 Le Serpent majuscule

de Pierre Lemaître

****+


Présenté par l'auteur comme son dernier polar (mais la vie nous réserve parfois des surprises...) "Le serpent majuscule" est également le premier écrit. Un polar qui n'avait jamais été proposé à un éditeur mais qui a dormi toutes ces années au fond d'un tiroir pour différentes raisons ayant peu à voir avec lui. Je suis enchantée qu'il en ait été sorti car j'aurais beaucoup regretté de ne pas le lire. J'ai en effet passé un excellent moment avec ce roman déjanté hyper saignant, à l'humour dévastateur au sens propre du terme.

"L'action du livre se déroule en 1985, heureux temps des cabines téléphoniques et des cartes routières, où l'auteur n'avait pas à craindre que son histoire soit rendue impossible par le téléphone portable, le GPS, les réseaux sociaux, les caméras de surveillance, la reconnaissance vocale, l'ADN, les fichiers numériques centralisés etc."

Ne reste plus que la nature humaine... et ses effroyables incertitudes.

Ne nous le cachons pas, quand un tueur à gage (une, en l’occurrence), sans doute un peu trop vieux, se met à yoyoter et à ne plus bien se souvenir de ce qu'il a fait et doit faire, les complications ne tardent pas à survenir. Ça aussi, c'est fatal. Les choses sont encore pires quand le dit-tueur est particulièrement efficace, qu'il a par ailleurs toujours manifesté une totale absence d'empathie et que la peur lui est tout autant inconnue. Un caractère quelque peu "soupe au lait" n'y arrange rien. Bref, voilà notre Mathilde qui part en roue libre et il va y avoir des dégâts. Beaucoup. Et souvent imprévus. Même pour elle.

Je me suis régalée ! J'ai ri et souri presque en permanence malgré ma consternation non feinte devant certains décès, car dans ce roman, tout peut arriver et avec Mathilde, c'est souvent le pire. Mais qui a dit que le lecteur n'aime pas être bousculé ? Vraiment, je recommande vivement à tous ceux qui aiment l'humour noir et le déjanté.

Des défauts à cette œuvre de jeunesse ? Bien sûr, qui n'en a pas ? Mais surtout des qualités bien plus rares et plus importantes, avec en premier lieu, l'originalité.


Extraits:

"Le problème, avec ces gars-là, Henri, c'est que souvent, ils sous-estiment la cible. Une vieille bonne-femme comme moi, il a pensé qu'il n'en ferait qu'une bouchée. C'est l'erreur classique. Vous avez de drôles d'idées sur les femmes. Surtout les vieilles. Maintenant, il n'aura pas le loisir de méditer sur cette question (...)"


"En mettant le focus sur l'action d'une bande rivale, on a fourré dans la tête des frères Tan le virus de la vengeance. S'ils étaient moins cons, on ne craindrait rien, mais leur esprit fonctionne en mode binaire. On a ouvert la boîte de Pandore et peut-être donné le signal d'une guerre des gangs. Ces règlements de comptes entre truands, surtout chez les plus minables, tournent facilement au pugilat. Ça défouraille dans tous les coins pendant des semaines, un meurtre en entraîne un autre et ça ne se calme pas facilement.

- Allez, dit le commissaire, on les relâche.

Quand ils sortent de la PJ, on jurerait deux furets à l'ouverture de la chasse."

9782226392084

23 septembre 2021

 

Et Nietzsche a pleuré  

d'Irvin Yalom

*****


Ce roman imagine ce qu'aurait pu être, en 1882, une rencontre entre le philosophe encore méconnu Friedrich Nietzsche et le médecin à succès Joseph Breuer qui tâtonne sur les voies de la pré-psychanalyse. «Faisons-les se rencontrer» se dit sans doute I. Yalom et voyons un peu comment ces deux-là vont mettre en relief ce creuset viennois de la pensée de la fin du 19ème siècle qui, après avoir hésité entre mesmérisme, phrénologie et s'être pas mal cherchée dans toutes les directions y compris les plus hasardeuses (parapsychologie par exemple), va donner naissance à la psychanalyse.

Et nous le voyons en effet. Tout comme nous voyons s'accumuler le terreau sur lequel fleuriront les études sur l'hystérie que Breuer et Freud (les vrais cette fois) mèneront longuement malgré la curieuse cécité dont le premier fait preuve ici en observant Nietzsche. (mais j'oubliais que l'hystérie ne peut concerner que des femmes...)

Notre Breuer donc affronte la crise des 40 ans avec son habituel cortège de pulsions de tout plaquer pour se donner une deuxième chance (forcément meilleure et liée -mais c'est par hasard bien sûr- à une expérience sexuelle motivante) et Nietzsche y sera bientôt, bien qu'il n'en ressente pas encore les effets (mais il en connaît d'autres...). Voilà deux personnages assez passionnants pour scotcher tout lecteur surtout quand ils négocient comme c'est le cas ici, chacun un tournant de leur existence et de l'histoire de la pensée. Pour ne rien dire d'un troisième larron: Sigmund, encore étudiant et découvrant peu à peu en arrière plan ce qui va révolutionner le monde moderne: l'inconscient. (Eh oui, rien de moins.) Il est donc impossible de ne pas s'intéresser énormément à tout ce qui va se jouer dans ces quelques 500 pages.

500 pages pendant lesquelles d'autre part, I. Yalom psychanalyste, ne l'oublions pas, reprend et creuse à nouveau son champ de recherche préféré: «l'entre deux», les relations entre le patient et son psy, le psy et son patient. Il le dit d'ailleurs (par la bouche de Breuer):  

«De même qu'un chirurgien doit d'abord connaître l'anatomie, le futur "médecin de l'angoisse" devra au préalable comprendre le lien qui se tisse entre celui qui conseille et celui qui est conseillé. Si je veux apporter ma contribution à cette nouvelle science du conseil, je dois pouvoir observer cette relation aussi objectivement que j'observe la cervelle d'un pigeon.» (370)

A noter également la notion de «conseiller philosophique» que l'on trouve aussi au cœur de «La méthode Schopenhauer» et qui témoigne des nombreuses passerelles que Yalom établit entre les deux disciplines, tout en les distinguant.

J'ai été moins convaincue par le personnage de Lou Salomé mais elle demeure annexe, sauf au début, ce qui a occasionné chez moi un démarrage un peu lent dans cette lecture.

Un livre passionnant néanmoins. J'ai adoré.


Extraits :

Symptôme :

 "Le symptôme n'est rien d'autre qu'un messager, chargé d'annoncer que l'angoisse est en train de monter depuis les tréfonds de l'âme! Des interrogations profondes et tourmentées sur le caractère fini de l'Homme, sur la mort de Dieu, la solitude, les fins dernières de l'existence, la liberté, autant d'angoisses réprimées pendant toute une vie brisent enfin leurs chaînes et cognent à la porte et aux fenêtres de l'esprit en exigeant d'être entendues, d'être vécues!(373)

"Peut-être les symptômes sont-ils porteurs d'un sens et disparaissent-ils uniquement une fois que leur message a été entendu. (355)


"Pour tout vous dire, je hais ceux qui me privent de ma solitude sans pour autant me tenir compagnie. (367)


9782253129455