22 juin 2023

Les champs d'honneur

de Jean Rouaud

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Souvent lu seul, "Les champs d'honneur", qui a obtenu le Goncourt en 1990, est en fait le premier tome d'une série de 5 volumes d'inspiration autobiographique. Ce roman a tout de suite remporté un grand succès tant auprès du public que de la critique. Je pense qu'il doit ce succès à sa très belle écriture, littéraire et poétique, au ton adopté calme et familier, et à la proximité de ce qui est raconté d'avec le vécu de ses lecteurs.

Le roman est organisé en trois grande parties et un final. Chaque partie est centrée sur le décès d'un membre de la famille de l'auteur: le père, la "petite tante" (en fait grand-tante) et le grand-père; et à cette occasion, évoque sa vie et, par extension, la vie de toute cette famille de province plutôt bourgeoise et bien pensante qui a vécu deux guerres. Ce n’est pas un roman de guerre (contrairement à ce que le titre et la couverture pourraient faire croire). Il se passe après, mais il parle d'un peuple qui a subi deux guerres. les morts de la première guerre sont évoqués. Ils étaient les deux fils de la famille et leur disparition y a laissé un trou énorme tant psychologique que matériel impossible à combler. La boucherie de 14 a meurtri la France entière au plus profond. et rares sont les familles dont les destins n'en ont pas été changés. Celle de 39 allait parfaire le travail et cueillir les enfants des précédents.

Cette histoire de sa famille, c'est un peu l'histoire de tous ses contemporains, ceux de la "majorité silencieuse" qui je pense, ont été bien heureux de voir Jean Rouaud leur donner une voix et la faire entendre partout et clairement. C'est le témoignage d'une époque. Les scènes (la 2CV, les cigarettes maïs, la grenouille de bénitier, l'école communale, les arrangements avec le code de la route dans une maigre circulation) font sourire mais toujours sans méchanceté. Tous les personnages, leurs défauts y compris, sont montrés avec affection. On éprouve un vrai "esprit de famille" malgré les éventuels désaccords. On est loin des déballages sordides et des accusations à sens unique des chroniques familiales actuelles. C'était une autre époque. Plus douce, sans doute.

Un beau livre que je suis contente d'avoir lu et que je vous conseille sans réserve. Pour autant, je n'envisage pas de lire la suite car j'ai un peu l'impression que tout est dit, qu'on ne ferait que poursuivre. J'ai peut-être tort, remarquez. Si vous avez lu la suite, vous pouvez m'en parler.

978-2707315656




21 juin 2023

 Nous sommes le 21 juin, 

QUI  DONNERA  LE  COUP  D'ENVOI ???

    Mettez vos liens en commentaire de la Liste récapitulative que l'on trouve dans la colonne de droite. Si ça n'est pas déjà fait, vous serez inscrit quand vous mettrez votre premier pavé.

17 juin 2023


Le Dément à lunettes 

de Ed McBain

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14ème roman de la série policière du 87ᵉ District.

Titre original : Lady, lady, I did it !


Je ne lis pas énormément de romans policiers et cela faisait très longtemps que je n'avais pas lu de Ed McBain, mais je dirais trop longtemps compte tenu du plaisir que j'y ai pris. C'est un peu daté, sans doute, mais rien de trop. Ca ne gène pas. Ed Mcbain, c'est du beau texte, une écriture soignée au service d'une intrigue originale et hyper bien montée (ici, on a tout sous le nez depuis le début et on ne le voit pas!).

J'ai retrouvé l'équipe des policiers du 87ème district, tous gens "normaux", pas de surhomme, pas de Zorro, pas de grand solitaire envié mais secrètement admiré, non, mais une équipe où chacun fait de son mieux. Et cette fois, ils vont faire plus encore car 'lun d'entre eux est directement touché par le crime qui les occupe, sa fiancée y a été tuée. (On tique d'ailleurs un peu parce qu'il y a en fait quatre victimes mais on sent bien que les trois autres n'auraient pas déclenché une telle ardeur vengeresse, les malheureux). Enfin bon... Donc, voilà les faits: un tueur armé est entré dans une librairie (déjà, ça étonne) et a immédiatement ouvert le feu sur les clients, tuant les quatre qui se trouvaient là. Il est ensuite parti aussi vite qu'il était venu et personne n'a eu le temps de bien voir et encore moins de réagir. Le magasin ne couvrait apparemment aucun trafic louche, le propriétaire n'était pas la cible d'un gang, et on n'a donc aucune indication de l’identité du coupable ou de ses mobiles, ni aucune piste pouvant permettre de le retrouver.

Et pourtant bien sûr, l'équipe du 87ème district viendra à bout de cette énigme comme des autres et nous, pauvres lecteurs qui sommes allés de soupçons en suppositions, nous nous en voudrons beaucoup de ne pas avoir trouvé (car vous ne trouverez pas) alors qu'on aurait pu, que dis-je? On aurait dû.






11 juin 2023

Le Bœuf clandestin

de Marcel Aymé

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Marcel Aymé n’a pas son pareil pour cerner les grandes questions existentielles sous le masque de la petite anecdote commune, voire familiale. Il sait les mettre en situation, les tourner et les retourner selon les angles des différents protagonistes et nous en donner à voir les tenants et les aboutissants tout en nous amusant avec les détails cocasses du réalisme quotidien et simple. Et dans ces peintures, la justesse et l’humanisme de son coup d’œil font mouche avec précision et efficacité. C’est le sourire aux lèvres que nous redécouvrons que « nul n’est grand pour son valet »*.

Ici, l’action se passe dans une famille bourgeoise, papa banquier, maman au foyer et grande fille unique en train de se choisir un mari. Dans cette famille, pour une raison qui n’est pas précisée, Monsieur a choisi depuis deux ans d’être végétarien. Cela lui vaut une sorte d’aura de pureté et de supériorité morale. Il est très strict sur son régime et chacun à table sait qu’il ne risque pas de faire un écart, même pour une cuillerée de jus de viande sur ses légumes. On admire sa force morale et sa position familiale en sort grandie. Or voilà que, rentrant à l’improviste, sa fille le découvre en train de dévorer un beefsteak (ici orthographié biftèque comme à l’époque) qu’il vient de se passer à la poêle profitant de la maison vide. Elle repart sans qu’ils aient échangé un mot et ils n’en parleront jamais ouvertement, mais à partir de ce moment, c’est tout l’équilibre familial => professionnel => social environnant qui est perturbé et rien ne se passera plus comme il se serait passé avant .

Tout blanc ou tout noir ? Est-on franc, honnête, irréprochable ou sournois, hypocrite, manipulateur d’un bloc ou peut-on l’être pour de petites choses sans que la majeure partie de la psychologie ne soit du même tonneau ? Un petit accroc à la règle est-il une peccadille ou le signe d’une défectuosité profonde ? Tricheur un jour, tricheur toujours ? Tenants de la moralité monolithique et des nuances psychologiques, des détentes du mental, des faiblesses humaines ont chacun des arguments sérieux. Le tout mis en scène dans des situations à la fois familières et amusantes, sans rien perdre de la précision et de la justesse du questionnement. Ah, ce Marcel Aymé !

« Ses parents sont désolés et ont peur qu’il se lance dans la littérature car c’est une chose qui arrive souvent quand on n’a pas su se faire à temps une bonne situation. Espérons qu’il saura encore se ressaisir. »


* Hegel, Phénoménologie de l'esprit

Une lecture commune autour de Marcel Aymé a été co-organisée par Ingannmic et  Marilyne
Marilyne a lu Uranus.
Ingannmic a lu Le vin de Paris
Le Bouquineur a lu Brûlebois
Passage à l'Est! a lu La jument verte



07 juin 2023

Le Royaume désuni 

de Jonathan Coe

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Une bonne grosse saga familiale comme les lecteurs aiment, qui s'appuie sur presque un siècle d'Histoire, comme ils apprécient plus encore. Ça nous fait réviser notre passé. Nous étions là, (peut-être pas tout à fait depuis le début, 1945, mais quand même). Nous étions de l'autre côté de la Manche, c'est notre passé à nous aussi ou du moins, nous l'avons suivi des yeux en tant que proches voisins. Nous avons entendu parler de tout ça, nous avons vu des photos, des films, des "Actualités" puis des "Infos", des News. Au fond, Jonathan Coe ne va rien nous apprendre, nous savons déjà tout ça même si nous l’avons un peu oublié, mais il va nous le montrer avec des yeux britanniques. Nous n'avons pas exactement les mêmes souvenirs, nous ne nous souvenons pas exactement des mêmes choses et, évidemment, pas de la même manière. Il va aussi éveiller en nous la nostalgie des temps anciens où nous étions, plus jeunes, plus optimistes, plus gais qui sait ? Il va nous ramener pour un moment cet ancien «Nous» qu’on aimait bien.

L'ouvrage commence par un arbre généalogique bien fourni qui m'a fait d’abord une impression plutôt désagréable. J'ai craint qu'il ne signifie que j'allais me perdre dans les personnages. Cela n'a pas trop été le cas et quand il est arrivé que je ne me souvienne plus qui était ce personnage disparu des radars depuis des décennies, c'est vrai que ce bel arbre m'a été utile.

La structure est toujours la même (on pourrait le lui reprocher) : un évènement historique qui réunit et impressionne la famille, permet de voir chacun à ce stade de sa vie et dans ses relations avec les autres. Les enfants grandissent, les adultes vieillissent, la vie suit son cours. On commence en fêtant la fin de la seconde guerre mondiale, on sacre une reine, on poursuit, on affronte la pandémie, on supporte Thatcher, Boris et le Brexit. Comble de la coïncidence qui fait tilt, j'ai lu le couronnement d'Elisabeth au moment même où radios et télés nous livraient celui de Charles III !

Une surprise au passage : je m’imaginais qu’applaudir les infirmières le soir sur son balcon (messe vaudou), était une invention franco-française et je m’étais déjà interrogée sur le premier quidam, le premier immeuble, le premier quartier qui avait fait ça… et je vois mon J. Coe se poser exactement la même question sur un quidam anglais ! 

"Peu importe d'où sortait cette idée (au bout de quelques semaines, nul ne s'en souvenait), et peu importe à quel point elle fleurait bon la symbolique vide de sens, tout le monde trouvait que ça créait aussi un esprit de communauté, en offrant à chacun un aperçu rare mais salutaire de ses voisins. A tout le moins, cela ajoutait une ponctuation hebdomadaire aux journées par ailleurs identiques qui se succédaient en un défilé amorphe, sans rien de marquant."

Alors la cynique jamais très loin en moi se dit qu’une épidémie et un confinement de toute une population se gèrent avec un think tank, que celui-ci comprend évidemment des spécialistes de la psychologie et manipulation de masses et qu’il a dû y avoir un jour là-dedans un petit malin qui a inventé une « communion sociale » sans contact, rassurante, réconfortante même, et sans danger qu’il soit microbien ou contestataire. Compte tenu du succès, il a dû avoir une prime.

Un roman qui n’ébranle pas les temples de la Littérature, mais quand même agréable à lire et pas stupide. C’est souvent comme ça avec Jonathan Coe.


9782072990878

06 juin 2023


Pour animer un peu ce CHALLENGE DES PAVÉS DE L’ÉTÉ, je cherche 1 ou plusieurs partenaires pour une LECTURE COMMUNE. La première sera "Le Silence et la Colère" de Pierre Lemaitre - 592 pages qui ne doivent pas être trop indigestes, je pense.

Je rappelle les règles d'une lecture commune, elles sont simples:

1° On lit le même livre

2° On met son commentaire de lecture (au moins 12-15 lignes) en ligne le même jour (pas avant, ni après)

3° On met à la fin de son billet les liens des participants qui ont publié leur commentaire le même jour. (Ca nous vaudra de la visite)

Ce petit jeu motive tout le monde face à un pavé. Pour la date , je propose 30 JUIN pour un départ en fanfare.

QUI VEUT JOUER ?


02 juin 2023

 Et si on profitait de l’été pour descendre ce(s) pavé(s) qui nous nargue(nt) depuis si longtemps ? 

Nous avons tous ce gros bouquin qui nous tente mais dont l’épaisseur nous effraie et nous fait reculer.

Eh bien, c’est fini ! Cet été, on va se le faire et marquer ainsi un gros point dans le Challenge des Pavés de l’été. Ouvert à tous.
Règle du jeu, là, ci-dessous =>



#CHALLENGEPAVÉSDELÉTÉ2023

30 mai 2023

L’épidémie

d’Octave Mirbeau

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Pièce en un acte

Injustement oublié, Octave Mirbeau est un homme littéraire qui mérite encore bien qu'on lui rende une petite visite. Contestataire effréné, critique acerbe des roueries sociales, des injustices, des hypocrisies et des abus, il n'en a pas moins connu le succès. Il a fort bien vécu de sa plume et a publié de nombreux articles, des pamphlets, des critiques, de la correspondance, des contes, des nouvelles, des romans, et du théâtre. Dans cette dernière catégorie, nous trouvons deux grandes comédies (triomphe mondial) et six pièces en un acte recueillies sous le titre de "Farces et moralités" (1904). C'est parmi ces dernières que nous trouvons "L'épidémie".

Le lever de rideau nous introduit dans la pompeuse salle des délibérations du Conseil municipal, dans une grande ville maritime. L'ambiance est donnée d'emblée:

LE MAIRE

Je crois, messieurs, que nous pouvons ouvrir la séance.

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, tirant sa montre.

Onze heures moins le quart !… Et je déjeune à onze heures et demie. Et nous étions convoqués pour neuf heures !… C’est dégoûtant.

On sent que l'ambiance est au travail. Une question importante est pourtant à l'ordre du jour: Une épidémie de fièvre typhoïde touche la ville, ou du moins, la garnison stationnée en ville. Ce qui relativise immédiatement la gravité de la chose, puisqu'il est bien connu que c'est le métier des soldats de mourir. Cette épidémie n'a d'ailleurs rien de bien étonnant compte tenu des conditions horrifiques de casernement. Mais que voulez-vous, on ne va tout de même pas dépenser de l'argent pour leur fournir de l'eau potable... et le conseil municipal s’apprête à classer l'affaire sans plus de manières quand survient une nouvelle qui fait l'effet d'une bombe: un bourgeois en est mort aussi!!! Ce qui change tout, le rôle du bourgeois étant comme chacun sait, de maintenir l'ordre social, pas de mourir.

Nouveau problème que ces Messieurs les Conseillers ne seront évidemment pas plus aptes à résoudre que le précédent. Mirbeau se lâche là en une attaque au bulldozer (léger anachronisme de ma part) d'une société inique, totalement et profondément corrompue où les gesticulations patriotiques font office de morale. C'est drôle et désespérant. C’est également peu nuancé mais ces piécettes visaient un public plus sensible à la peinture à gros traits et aux teintes violentes. Et nous, cent ans plus tard, on se dit que vraiment… rien ne change sous le soleil. Peut-être est-on plus discret, et encore… sans doute pas hors micros et caméras.

Tous les textes d’Octave Mirbeau sont maintenant libres de droits et vous pouvez facilement trouver les ebook gratuits, profitez-en!


 978-1544129976



25 mai 2023

EN HOMMAGE A MARTIN AMIS, MORT LE 19 mai 2023

Lionel Asbo, l'état de l'Angleterre

Martin Amis

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Le narrateur, Desmond Pepperdine est un jeune homme issu de cité qui constitue une exception car, bien qu'élevé dans les pires conditions, il va s'orienter avec succès vers les études et une vie de famille équilibrée. Orphelin, il ne lui reste que sa grand-mère Grace Pepperdine (qui fait figure de vieillarde, bien qu’elle n’ait que 39 ans au début de l’histoire et juste quelques années de plus à la fin) et son oncle Lionel, 21 ans. Desmond, lui, a 15 ans, et de gros soucis car d’abord, il n’est déjà pas bien vu dans ces quartiers de bien travailler en classe. Cela irait même très certainement très mal pour lui s’il n’était pas le neveu de Lionel. Mais il l’est, et personne dans la cité, ne se risquerait à faire quoi que ce soit qui puisse contrarier son oncle Li.

Lionel, ne s’appelle plus Pepperdine. Il a fait officiellement changer son nom parce ce que  « c'est con comme nom » et il a choisi en remplacement : Asbo ! Parce que ASBO est l’acronyme de « antisocial behaviour order » qui désigne les différentes sanctions que son comportement antisocial pouvait lui valoir. C’est que les juges s’intéressent à lui depuis qu’il a 3 ans, alors forcément, ça crée des liens. Lionel n’est pas du genre câlin, ce n’est pas lui qui risque de prendre Desmond dans ses bras. Mais c’était sa famille –bien qu’il soit peu sensible au concept- aussi l’a-t-il laissé vivre avec lui lorsqu’il a perdu sa mère à 12 ans (de père, bien sûr, il n’y avait pas). A ce moment-là, Desmond a sombré dans une sorte de dépression, une période « a-mère » pendant laquelle il ne faisait rien, ne s’intéressait à rien, et cela a duré trois ans, et puis peu à peu, il s’est aperçu, avec surprise que son intelligence s’éveillait, qu’elle exigeait qu’on la nourrisse et qu’on l’utilise. Il savait que les autres autour de lui ne vivaient pas ce genre d’expérience, et il sut également tout de suite qu’il valait mieux le dissimuler à son entourage. Mais cela éveilla son intérêt et lui permit progressivement de reprendre pied. Il avait alors 15 ans.

Pourtant, poussé par le milieu, les circonstances et par sa soif de tendresse frustrée, il fait alors une « grosse bêtise » qu’il est bien incapable d’avouer, d’assumer, d’accepter, de « faire avec » etc. et qui est un tel problème qu’il en vient à la confier aux courriers du cœur des journaux espérant un conseil, une aide, de n’importe quelle sorte. Il sait pourtant bien en même temps, que personne ne pourra l’aider, qu’il lui faudra se débrouiller vraiment seul, bien que le fardeau soit titanesque. D’autant qu’en plus de l’énorme problème personnel que cela lui pose, il faut considérer que si Lionel découvre son secret… il n’y a pas de mot. Tout peut arriver.

Car le personnage principal de ce roman, ce n’est pas Desmond, c’est Lionel, le caïd des caïds, « Le grand asocial », le cas clinique, l’irrécupérable, le fauve, tellement habitué à tous les excès de violence, qu’il en vient de plus en plus souvent à se dire qu’il se fait peur à lui-même. Pour lui, les fréquents passages en prison sont des vacances plutôt que des punitions « au moins, en prison, on sait où on est » et c’est justement pendant l’un de ces séjours qu’arrive le grand évènement : Lionel gagne à la loterie et devient multimillionnaire ! L’argent aidant, il a vite fait de ressortir (et tac ! au passage, sur le système judiciaire) et voyons maintenant ce qui va se passer.

Martin Amis serait-il notre moderne Zola ? Ou plutôt, celui de l'Angleterre ? Car il agit de même que les auteurs des romans naturalistes qui soulevaient une question à dimension sociologique qu'il vérifiaient ensuite à l'aide d'une expérimentation. Ici, la question est : « Est-il possible que Lionel Asbo, le grand asocial, puisse être un être social sous certaines circonstances précises ? » 109 Nous aurons la réponse. Mais reprenons.

Sous les attributs et avantages d’un roman assez scotchant et tout entier en tension (Desmond qui aime son oncle Lionel comme un père avoue lui-même qu’il est toujours plus que mal à l’aise en sa présence, il est « malade », et le lecteur ressent également ce malaise croisant), Martin Amis a tenté et réussi un grand roman social qui part de l’état des lieux des milieux défavorisés pour en expérimenter les limites et les conséquences. Sous ses aspects accrocheurs, l’état des lieux de départ est des plus sérieux : psychologique, social, culturel, financier, médical, il comprend une pyramide des âges et des statistiques prévisionnelles des trajectoires, il dépeint l’acculturation qui passe de l’ignorance à l’illettrisme puis même à la perte du langage oral, avec vocabulaire succinct, déformation des mots, contresens etc. Il dépeint les stratégies de violence et l’économie parallèle, et l’absence de prise du système légal officiel sur ce monde qu’il a réduit à un stade où il ne peut plus l’atteindre.

J’ai adoré ce roman et j’ai la plus haute estime pour son ambition.

Adieu Martin

978-2070459353


20 mai 2023

La petite-fille

de Bernhard Schlink

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Kaspar, septuagénaire, est libraire à Berlin. Sa vie est triste car sa femme Birgit qu'il adore, s'est mise à boire et que l'alcool a fait d'elle une épave. Dès les premières pages, son alcoolisme la tue, suicide ou accident, on ne peut savoir et peu importe. Kaspar perd ainsi le sens de sa vie et ne parvient pas vraiment à y reprendre goût. Puis, en rangeant les papiers de Birgit qui était en train d'écrire un roman, il découvre en fait le récit d'une partie de sa vie juste avant qu'ils se rencontrent et apprend ainsi qu'elle a eu une fille alors qu'elle vivait encore en RDA et qu'elle l'a abandonnée à la naissance car elle refusait totalement cette grossesse accidentelle. Cependant, près de cinquante ans après elle y pense encore et a même entrepris des recherches sur cette fille perdue. Kaspar stupéfait découvre ainsi qu'il est beau-père et décide, surtout parce que cela donne à nouveau un peu de sens à son existence, de rechercher cette fille inconnue.

 Il la retrouvera, découvrira ainsi qu'il a également une petite-fille et aussi malheureusement, que la famille appartient à une communauté très active de complotistes néo-nazis. Je n'en dévoile pas trop en vous disant cela car le sujet du livre est autre. Il parle du choc de deux mondes, l'un violent, fermé, fondé sur l'exclusion et la haine de la différence, et l'autre humaniste, fondé sur l’ouverture à l’autre, l'intégration et sur des valeurs culturelles et intellectuelles. Pour la fille, il est clairement trop tard mais la petite-fille peut-elle encore évoluer et se libérer de ses œillères?

Kaspar se révèle être un homme de très grande valeur. Incroyablement doué pour donner de l'amour autour de lui, même s'il en a été plutôt maigrement récompensé. C'est sa nature. Il accepte l'autre, tente de le comprendre, prend toutes sortes de précautions pour ne pas le heurter mais tente en même temps de lui montrer une autre vision du monde quand la sienne est trop étroite. Il fera découvrir à sa petite-fille le monde de la musique dont elle ignore tout mais pour lequel elle se révèle douée, et par cette découverte, lui montrera d'autres peuples estimables que le sien. Nous regardons la vie d'un homme juste et bon. Birgit ne l'a pas aimé autant que lui l'aimait et il le sait parfaitement. Il ne le lui reproche pas. Elle n'en était sans doute pas capable, mais lui l'est, alors il donne. C'est sa force. J'ai admiré son rapport aux autres tellement généreux.

Ce roman, qui raconte aussi de façon réaliste et documentée ce que fut la cohabitation puis la réunion des deux Allemagnes, nous montre une Allemagne actuelle où quelques vieux démons refusent de s’éteindre paisiblement, mais où une nouvelle Allemagne, qui a pris le virage du monde actuel, brille culturellement.

C'est vraiment un grand roman. Je le préfère encore au Liseur.


Extrait:

"Il n'y a qu'une vérité. Elle n'appartient ni à moi ni à toi. Elle est simplement là. Comme le soleil et la lune. Et comme la lune elle n'est parfois visible qu'à moitié et elle est pourtant ronde et belle.

- Ronde et belle?

C'est le vers d'un lied.

Voyez-vous la lune se tenir au loin?

On ne peut la voir qu'à moitié, 

Elle est pourtant ronde et belle, 

Telles sont certes bien des choses

Dont nous nous rions sans crainte,

Parce que nos yeux ne les voient pas."


Kathel l'a lu aussi

978-2072995316

15 mai 2023


M. Gallet décédé

Georges Simenon

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Dans ma jeunesse, j’avais entrepris de lire tous les Maigret par l’intermédiaire de volumes des œuvres complètes. Cela en faisait beaucoup puisque, pour rappel, il y eut 75 romans de Maigret, sans compter les nouvelles. Celui-ci est le troisième. Je ne me souviens plus si j'ai tenu jusqu'au bout, mais je sais que j'en ai lu énormément. C'étaient des lectures plaisantes qui tenaient de la peinture de mœurs (j'avais été frappée par la pratique alors courante d'accueillir chez soi des pensionnaires payants), du roman d'aventure et du casse-tête. On tournait la dernière page comblés. Des décennies ont passé et je m'étais éloignée de Simenon et de le retrouver ici à l'occasion d'une rencontre de boîte à livres, m'a envoyé une grosse bouffée de nostalgie. J'ai tout retrouvé, le rythme, l'ambiance, l’énigme suffisamment compliquée pour capter notre attention et faire travailler un peu mes petites cellules grises (ah, non! ce n'est pas lui 😛) . Ces retrouvailles m'ont fait bien plaisir. Je me dis qu'un petit Siménon ou un petit Christie de temps en temps ne me ferait peut-être pas de mal. Ca détend. Les arrières-plans sont pleins de petites scènes de genre qui posent le décor, l’époque et l'ambiance. Pas d’internet, peu d'anglicismes. Maigret porte un chapeau melon. On utilise le train avec facilité, on cherche des cabines téléphoniques, on envoie des télégrammes à tour de bras, on met des petites annonces dans les journaux et tout le monde les lit, bobonne est aux fourneaux les hommes au bistrot, on fume partout même dans le train, le panier-repas de la SNCF comprend un litre de rouge! et vogue la galère. Autres temps, autres mœurs. Je ne dis pas que je regrette mais ça nous rappelle d'où on vient. C'était chez nous, en 1930.

Et donc notre Jules Maigret, commissaire, se retrouve dans un village à enquêter sur l'étrange assassinat d'un représentant de commerce dans sa chambre d’hôtel.

"- Vous ne croyez pas plutôt qu'il s'est suicidé, vous. Il devait être au bout de son rouleau...

- Le coup de feu a été tiré à sept mètres et le revolver n'a pas été retrouvé...

- Dans ce cas... Evidemment!"

… Evidemment…

D'ailleurs, il apparaît bientôt que cet homme chétif, si banal et quelconque n'aurait jamais dû se trouver là et n'était tout compte fait, pas du tout celui qu'il semblait être... Le mystère s'épaissit de plus en plus au fil des découvertes, jusqu'à ce que Jules vous remette tout ça en ordre, instillant au lecteur un profond sentiment de satisfaction.

Monsieur Gallet, toujours décédé, va pouvoir aller reposer dans une autre boîte à livres...


PS: L'astuce finale servira dans au moins un autre Maigret (souvenir que je garde de mon ancienne addiction) mais je ne me souviens plus lequel.

PPS : L’abréviation de monsieur est M. quant à Mr, c’est l’abréviation de mister.





10 mai 2023

Les jardins de lumière

d'Amin Maalouf

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J’ai encore une fois retrouvé avec beaucoup de plaisir ce conteur hors pair qu’est Amin Maalouf.

Comme vous le savez sans doute, plusieurs de ses romans sont ce que l’on pourrait qualifier de «biographies romancées». C’est le cas de ces «jardins de lumière». Maalouf nous fait suivre ici depuis dès avant sa naissance jusqu’après sa mort, la vie de Mani, artiste et philosophe mésopotamien du 3ème siècle dont la pensée fut déformée au fil des âges et des malveillances, jusqu’à donner naissance au terme «manichéen» alors qu’elle était justement tout sauf manichéenne, du moins dans l’acception actuelle du terme.

C’est justement la grande, l’énorme qualité d’Amin Maalouf de nous expliquer avec clarté la réalité et la subtilité de ce que fut cette philosophie exposée aux malentendus -et ce, dès sa première expression puisqu’il était impossible d’être philosophe, il fallait être prophète; impossible d’avoir une éthique, une philosophie, il fallait que ce soit une religion. L’on tolérait mieux les activités sectaires qu’une philosophie sans dieu. Et ce n’étaient là que les premiers dévoiements, ils seraient suivis de bien d’autres. L’énorme qualité de l’auteur, disais-je, de savoir nous l’expliquer, non seulement avec clarté, mais encore avec la légèreté et le suspens d’un roman ou, selon ce que je ressens moi quand je lis Maalouf, d’un conte passionnant. Si la culture est partout, le cours n’est nulle part. On apprend les innombrables choses que nous révèle ce livre sans le moindre effort, tout simplement parce qu’elles font partie de l’histoire passionnante qu’on nous raconte là.

Une chose encore qui plaît aux lecteurs d’Amin Maalouf, c’est le choix de ses personnages principaux. Qu’ils soient réels ou imaginaires, ils ont tous ces qualités du cœur et de l’esprit qui font les vrais humanistes et ce Mani tient haut le flambeau de cette cause-là. Maalouf nous dresse tout cela, avec son talent incomparable de conteur, son art consommé du portrait qui sait faire surgir à notre esprit le personnage très net, tel qu’il apparaîtrait si on le rencontrait. On le voit; et ce, aussi bien pour les seconds rôles que pour les vedettes.

Voilà pourquoi c’est avec plaisir et délassement que je me suis immergée dans ce monde ancien, pas si différent du nôtre au fond, pour les grands problèmes et où se posent les questions encore tout à fait d’actualité comme: Le sage peut-il composer avec les puissants? S’approcher du pouvoir l’aidera-t-il à rendre le monde plus sage ou à affaiblir sa sagesse? Il aurait fallu deux vies à Mani, une pour essayer chacune des tactiques, mais nous sommes tous dans cette situation-là et nous avons déjà notre idée sur la question, que l’expérience de Mani confortera ou non.

9782253061779


Extraits :

- " La Lumière qui est en vous se nourrit de beauté et de connaissance, songez à la nourrir sans arrêt. Ne vous contentez pas de gaver le corps. Vos sens sont conçus pour recueillir la beauté, pour la toucher, la respirer, la goûter, l’écouter, la contempler. Oui, frères, vos cinq sens sont distillateurs de Lumière. Offre-leur parfums, musique, couleurs. Epargnez-leur la puanteur, les cris rauques et la salissure.


"- Pour tout ce que j’ai à faire combien de temps m’est-il accordé?

- Cela, tu n’en sauras rien, lui dit l’Autre

(…)

Tu as l’éternité et l’instant, quelle importance? Le temps est l’hameçon des Ténèbres. Ne te laisse pas leurrer, n’aie d’autre souci que ta mission, chaque jour! (153)


"Sois traître à l’Empire, s’il le faut, et rebelle aux décrets du Ciel, mais fidèle à toi-même, à la Lumière qui est en toi, parcelle de sagesse et de divinité. (216)


"Pour un mage qui se dévoue, il en est quarante qui rêvent de puissance et ne vivent que de complots et d’intrigues. A chacun ils dictent comment s’habiller, manger, boire, tousser, roter, pleurer, éternuer, quelle formule marmonner en toute circonstance, quelle femme épouser, à quel moment la fuir ou l’enlacer, et de quelle manière. Ils font vivre grands et petits dans la terreur de l’impureté et de l’impiété.

Ils se sont approprié les meilleurs terres de chaque contrée, ils ont amassé des richesses, leurs temples débordent d’or, d’esclaves et de grains; quand la disette sévit, ils sont les seuls à ne jamais en souffrir. Au fil des règnes, ils ont accumulé les prérogatives. Pas un adolescent qui sache aligner deux caractères sur une tablette sans qu’un mage lui tienne la main. Pas un acte de vente qui puisse être conclu sans qu’ils prélèvent leur part. Pas un litige qui puisse être réglé sans leur arbitrage. C’est encore aux mages de décider si un décret royal est conforme à la loi divine, loi qu’ils interprètent bien évidemment à leur convenance. (…) Crois-tu que tout cela leur suffise? (169)