Philippe Claudel qui nous a déjà donné Le Bruit des trousseaux, Les Âmes grises, La Petite Fille de Monsieur Linh et Le Rapport de Brodec et d'autres, vient de faire paraitre "Crépuscule". Si nous en faisions une lecture commune?
GARANTI SANS SPOILER Petite liste de ce que j'ai lu... "J'ai lu quelques bons livres cet été-là, ainsi qu'un grand nombre de mauvais, et le les ai tous aimés." (Quatre saisons à Mohawk de Richard Russo)
19 juillet 2023
15 juillet 2023
Une place à prendre
de J.K. Rowling
****
Alors tout d'abord, oubliez Harry Potter, rien à voir. Nous n'allons pas condamner cette pauvre J. K. Rowling à rester toute sa vie fixée à ce premier chef d’œuvre. Si l'histoire qui nous est racontée ici nous captive effectivement sur presque 700 pages, c'est sans magie, sans sorciers et sans monstre maléfique mais bien au contraire en plongeant ses racines dans le quotidien le plus terre à terre d'un petit bourg tout à fait quelconque.
Donc, nous sommes à Pagford. Ce n'est qu'une petite ville mais bien sûr, comme partout, elle trouve le moyen d'abriter deux clans adverses qui s'opposent aussi férocement qu'ils le peuvent dans les limites de la loi. Ici, la scission s'opère entre la ville ancienne et ceux qui veulent qu'elle reste distincte (et favorisée) et les nouvelles cités et ceux qui veulent les intégrer. Pagford est gérée par un "Conseil Paroissial" et son président (c’est bizarre pour nous, Français, mais bon, je pense qu'on peut traduire par conseil municipal et maire) et diffuse ses nouvelles par un blog assez quelconque. A la scission que je viens d'évoquer, s'ajoute le problème d'un centre de réinsertion des toxicomanes que la branche "anciens" ne veut plus financer alors que des habitants de la branche "nouveaux" en ont grand besoin. Pour l'instant, ces derniers maintiennent leurs acquis dans une sorte d’équilibre du Conseil, mais la mort soudaine d'un de ses membres peut tout remettre en cause selon qu'il sera remplacé par un pro-anciens ou un pro-nouveaux. Voilà pour la situation.
Nous allons faire connaissance avec les membres de ce fameux Conseil Paroissial et avec leurs familles, ainsi qu’avec les candidats qui ne vont pas tarder à se manifester. Dans les familles se trouvent des adolescents, qui vont jouer un rôle important dans l'histoire même si les adultes les tiennent pour quantité négligeable. Ils finiront pas réaliser leur erreur.
Les personnages sont tous remarquables (il n’est pas inutile de faire une petite liste Qui-est-qui car il y en a quand même presque trente). J.K Rowling ne prend pas parti et les peint avec beaucoup de talent, trouvant toujours la note juste et le détail qui tue. Ils sont complexes et ont une vraie épaisseur. Ils ont tous des intérêts et des mobiles puissants en jeu, de quoi les rendre très efficaces, et actifs. La campagne électorale démarre.
Parallèlement, nous découvrons peu à peu mais en profondeur la vie de Pagford, ses commerces, ses établissements scolaires, ses familles, ses notables, médecins, services sociaux etc. ses exclus... ses secrets, chez les uns comme chez les autres. La lutte s'engage entre les candidats dévoilant les soutiens et les adversaires et ne tarde pas à se faire plus âpre, surtout que soudain, le blog municipal se met à diffuser des messages anonymes qui font des révélations qui sont de vraies bombes. La situation ne va pas tarder à dégénérer. Tout cela va bien sûr mal finir.
Et c'est parti.
J'ai passé un excellent moment. Je conseille.
9782246802631
C'était une lecture commune avec une personne qui a disparu des radars... Donc, j'attends des nouvelles, mais sans grand espoir.
12 juillet 2023
L'écrivain Milan Kundera est mort ce 11 juillet à 94 ans.
En hommage, je propose de lire et de commenter
un de ses titres
dans le courant du mois.
Qui participerait?
(il y a des livres très courts, voir sous l'image)
la lenteur 153 pages
L'ignorance 180 pages
L'identité 164 pages
La fete d' l'insignifiance 141 pages
Mapero avec "L'insoutenable légèreté de l'être"
10 juillet 2023
Journal inquiet d'Istanbul T1
de Ersin Karabulut
*****
Je ne sais pas vous, mais moi, l’histoire de la Turquie, je ne connais pas bien. J’avais des impressions, qui d’ailleurs ne correspondaient pas bien avec ce qu’on nous en disait officiellement, et j’étais dubitative (mais de moins en moins au fil des ans, je l’avoue), c’est pourquoi j’étais dès l’abord intéressée par cet album de quand même 150 pages, qui nous raconte le quotidien d’un Turc d’aujourd’hui normalement évolué. Quotidien qui n’est pas facile.
Dans cet album qui devrait sans doute davantage s’appeler Mémoires que Journal, l’auteur, Ersin Karabulut raconte sa vraie vie depuis sa petite enfance (il est né à Istanbul en 1981) jusqu’au début de sa carrière de dessinateur de BD en Turquie. Parallèlement, il montre son pays passer sous le commandement d’Erdogan qui dissimule de moins en moins son autoritarisme et l’emprise qu’il veut que l’intégrisme prenne sur la société. Ce sont ces deux faces que l’auteur sait bien montrer qui font la richesse et l’intérêt de l’album.
Le concernant, il offre un récit qui semble vrai et sincère, ne dissimulant pas ses faiblesses. Il emporte ainsi l’adhésion du lecteur. Concernant la situation de son pays, il en montre les différentes facettes : l’emprise des Frères sur la quartiers modestes où ils imposent de plus en plus leurs diktats par la surveillance omniprésente et la menace voilée mais réelle et pesante, ainsi que les quartiers évolués des mégapoles où les gens vivent à peu près normalement (selon nos critères) et qui peuvent leurrer les touristes. Et voilà qu’arrive Erdogan, modeste au début, démocrate et soutenu par l’Occident pour des raisons commerciales mais dévoilant de plus en plus sa face sombre et dominatrice à mesure que son pouvoir se renforce.
Parallèlement, il nous ouvre les portes du monde de la BD satyriques qui semble très florissant et vigoureux là-bas à l’époque fin des années 90 (ça m’a rappelé l’époque française des années 70 avec Pilote, Charlie Hebdo, Fluide Glacial, il me semble qu’il y en avait un autre mais le titre m’échappe). Bref, c’était plein de vie, et Ersin Karabulut s’y taillait de beaux succès en racontant sa propre vie alors que la menace Erdogan grandissait.
Que doit faire l’écrivain, le chanteur, le créateur de BD face à un état qui devient de plus en plus autoritaire ? Il n’y a pas ici de héros suicidaire, mais des gens désireux de paix et accessibles à la peur , mais qui voudrait conserver leur liberté de pensée, de parole, d’action. Que faire ?
Nous le verrons plus tard, quand sortira le volume 2, mais svp, ne me parlez pas de Erdogan comme d’un soutien de la démocratie, merci. En fait c’est un rapport purement commercial. Maintenant qu’il a installé son pouvoir, il va de moins en moins se soucier de sauver les apparences et l’Occident le laissera faire tant que les multinationales y trouveront leur compte.
Je n’ai pas parlé du graphisme, ce sera pour le tome 2 que j’attends avec impatience.
05 juillet 2023
Ouest
de François Vallejo
****+
Le baron paradoxal
Déjà pour commencer, moi qui aime les chiens (et les chiens en bande), j'ai parfaitement ressenti la signification émotionnelle de cette meute pour Lambert. Ne la négligez surtout pas si vous ne voulez pas rater une partie de la chair de ce roman.
Au château, à la mort du baron (aimé, craint et admiré de ses gens), arrive son fils qu'il a toujours détesté et maltraité de toutes les façons possibles pour un père (et elles sont innombrables). La domesticité qui l'a connu enfant dans ses humiliations préfère quitter le château. Seuls restent le garde-chasse et sa famille à cause du logement qu'ils ont et surtout de la meute qui est la fierté et l'amour de Lambert. Mais le nouveau baron «n'a pas les gestes». Il ne se conduit pas en maître. Comment le pourrait-il, lui qui toujours a été brimé? Mais pour ses gens, la noblesse est innée, «dans le sang» (sinon, que serait-elle?) et ils ne peuvent accepter un maître qui n'en est pas un. Pour corser le tout, M. De l'Aubépine est arrivé avec des idées républicaines, rouges même, et ne craint pas de les proclamer haut et fort. Est-ce ainsi qu'un noble doit se comporter? Quand pour couronner le tout il accompagne ces déclarations libertaires d'une tenue de ses gens pire que celle des hobereaux bon teint, que peuvent-ils y comprendre? Sinon, qu'il faut se méfier des maîtres (en quoi ils auront raison de ne pas baisser la garde). Et cet aristocrate paradoxal*, s'il ne gagne guère l'estime des autres, n'en reste pas moins un maître, ce qu'ils ne sont pas et il n'y a pas à chercher plus loin. Il manifeste d'ailleurs bientôt les vices de sa condition.
Dans un premier temps, pour moi, l'empathie s'est bien installée avec Lambert, mais aussi avec le baron dont je sentais la solitude et le «déclassement» de toujours. Cette empathie double m'a permis de bien m'imprégner des événement et, quand les rôles sont devenus plus outrés et on fait éclater cette empathie, de bien ressentir la violence de ce qui se passait.
Les personnages de Magdeleine et d'Eugénie et même Grégoire qui se précisent eux aussi de plus en plus sont animés d'une telle vie que leur réalité éclate. Magdeleine par exemple, à la peau trop blanche, est une victime d'entrée de jeu puis, devenant chasseresse avec son père, balaie ce rôle trop convenu de proie, pour jongler ensuite sans cesse entre ceux de chasseur et de gibier. Cet exemple illustre la profondeur que Vallejo met dans tous ses personnages (même les tout à fait secondaires).
De la profondeur et de la finesse, il en met tout autant dans les événements que nous voyons glisser comme ils le font dans la vraie vie, toute situation évoluant sans déclaration spéciale d'un jour à l'autre, «mûrissant» insensiblement, sans manichéisme. Cette «évolution» est sensible en permanence et, si elle est bien le reflet de la réalité, il n'est pas si courant de la trouver dans les romans, qui sont comme des «photos» qui ont tendance à figer un moment de la vie. François Vallejo a admirablement rendu cela.
Tout ceux qui ont lu ce roman et avec qui j'en ai parlé semblent avoir eu une lecture différente de celle du voisin. Chez chacun, l'un des aspects a prédominé et lui a semblé suffisamment riche, fouillé et traité de façon suffisante pour être l'axe du livre. C'est de celui-là qu'il parle tout de suite et abondamment quand on l'interroge sur ce livre. «Ah oui, c'est la lutte de domination entre le baron et son garde-chasse» «Ah oui, c'est ce roman avec le noble qui veut mettre Victor Hugo au pouvoir» etc. Ce seront les rapports dominant/dominé, ou de l'homme et de l'animalité (chiens), ce sera la perversion sexuelle, les troubles mentaux, les effets d'une enfance «écrasée» ou les idées libertaires chez les privilégiés, le sens de la vie (le baron veut être «grand», «jouer un rôle»); et moi qui n'ai su choisir aucun de ces axes et qui ai été sensible à tous, je termine sur une impression de baigner dans l'extrême richesse et complexité de la réalité parfaitement rendue. Je reste sous l'impression que c'est le livre de tout cela et de bien des choses encore.
Il faut parler aussi de l'écriture. Elle est quasi parfaite, d'une maîtrise admirable. Avec en particulier un magnifique rendu des dialogues. Vous ne pourrez manquer de l'admirer et surtout, surtout, le roman se termine sur une dernière page qui est tout simplement sublime (chose que je ne dis quasi jamais), l'acmé de ce livre. Merveilleuse dernière page!
Vous me direz, si c'est une telle réussite, pourquoi pas 5 étoiles? C'est uniquement une question de goût. La femme que je suis ne s'est pas sentie à l'aise avec cette histoire de perversion sadique. Ces histoires-là ne me plaisent pas. Plaire, c'est tout. La demi-étoile qui manque, c'est celle toute subjective du goût, celle qui dit qu'on se sent chez soi ou non dans une histoire.
* C'est ainsi que l'auteur désigne son personnage dans la préface à «Dérive»
9782757857151
04 juillet 2023
LECTURE COMMUNE
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30 juin 2023
Le Silence et la Colère
de Pierre Lemaitre
*****
Nous retrouvons la famille Pelletier pour le deuxième tome de cette passionnante saga familiale. Cet épisode se déroule en France en 1952. Trois enfants + des parents = quatre romans à part entière dans ce volume. Quelle richesse d'imagination ce roman! Pierre Lemaitre ne fait pas partie de ces auteurs qui peinent à imaginer quoi que ce soit d'autre qu'eux-mêmes.
Hélène et François poursuivent leur carrière de journalistes. Ils travaillent dans le même journal. Ils en sont à leurs débuts et aucun n'a encore le poste dont il rêve, mais ils progressent. Parallèlement, ils démarrent également dans leur vie sentimentale et cela non plus ne se fait pas sans difficultés. Jean est dans la même situation, il lance sa propre affaire et ne peut absolument pas se permettre d'échouer, tandis qu'il se débat dans une vie de couple infernale avec la malade mentale qu'est Geneviève. Mais comme malade mental, lui-même, sous ses faux airs d'inoffensif... Bref tout ce petit monde vit dans la France de l'après guerre et se trouve confronté à la grande problématique de l'époque: la modernisation, avec la fée électricité qui s''étend partout, nécessitant la création de barrages hydrauliques et donc, l'évacuation forcée puis l'engloutissement de villages entiers, l'âge d'or de la presse écrite, l'engouement pour le "Noble art" et ses héros martyrisés, le développement de l'hygiène, la police, qui est quand même toujours celle qui a si bien servi Vichy, les débuts du hard discount (qui ne s'appelait pas encore ainsi) -certaines pages m'ont ddonné envie de relire "Au bonheur des dames" que j'avais tant aimé, il y a un petit cousinage. Et puis, les débuts de l'émancipation des femmes qui viennent seulement d'obtenir le droit de vote mais n'ont toujours pas celui de disposer de leur corps, qui doivent en conséquence courir des risques insensés et sont finalement à la merci du premier Palmari venu.
Passionnant, je vous dis. Vous n'aurez pas le temps de vous ennuyer en dévorant ce second tome de la trilogie de Pierre Lemaitre, "Les Années glorieuses".
Vivement le tome 3 !
PS: Quant à l'enquête" "Les Françaises sont elles propres?", elle a vraiment existé (quelle honte!) et, publiée par le magazine ELLE, elle évacue en deux lignes la question de savoir si les Français, eux, le sont, en déclarant que oui. Point final. Pas de discussion. Je me suis demandé s'il elles ne confondaient pas se raser et faire sa toilette. J'ai toujours pensé que les magazines féminins étaient avant tout des vecteurs d'oppression des femmes.
9782702183618
27 juin 2023
Harry Dickson La terrible nuit du zoo
suivi de Messire l'Anguille
de Jean Ray
***
Il me semble que je n'ai jamais trop lu Jean Ray. Peut-être un ou deux livres quand j'étais ado mais sans bien accrocher. Eh bien, ceux qui disent qu'on ne change pas vraiment avec l’âge semblent avoir raison, cette nouvelle tentative n'a pas été une réussite non plus.
Cet opuscule de la collection Librio réunit deux nouvelles d'une soixantaine de pages chacune. La première, "La terrible nuit du zoo" fait appel au fantastique alors que la seconde "Messire l'Anguille" se contente de fantasmes exotiques de pacotille. C'est du grand guignol.
Pour "La terrible nuit du zoo", Harry Dickson ("le Sherlock Holmes américain", bien qu'il opère à Londres ) doit enquêter sur un meurtre en chambre close au zoo de Londres. La chambre close se trouve être la galerie des fauves où un énorme loup blanc venait d'être installé. Au matin, le gardien de nuit qui s'était enfermé à l'intérieur, est découvert massacré et le loup blanc est sorti de sa cage. Vous pensez que c'est lui le coupable, mais il se trouve qu'il est mort aussi. Donc, un local fermé de l'intérieur et deux cadavres!! Mais hélas, la solution relevant du fantastique, le problème de chambre close est à peu près sans intérêt (à mon avis).
Seconde nouvelle, une série de maisons de vieillards visitées par un cambrioleur qui ne vole rien et repart après les avoir un peu rudoyés. Evidemment, on ne comprend pas ses mobiles. Ça devient vite plus saignant au fil de l’histoire mais les deux rebondissements sont dus à deux comportements franchement sots du héros. Finalement, après que Harry a échappé aux flammes de justesse, on le retrouve sur une île déserte des Antilles, habitée par une tribu sauvage dirigée par une vieille chamane, sacrifices humains etc. Tous les poncifs habituels. Ca ne fait pas vraiment appel au fantastique comme le loup garou et les zombies mais l'auteur a néanmoins renoncé à tout réalisme. On voit notre détective fuir à toutes jambes en massacrant le plus possible d'araignées-crabes réputées devoir le dévorer vivant alors que ces pauvres bêtes sont moches peut-être, mais végétariennes ou nécrophages. On peine à admirer son exploit aussi hautement mis en valeur soit-il.
On note que l'auteur ne recule pas devant les formules audacieuses ("Messire l'Anguille est un rude lapin" !). On note également que l'inexactitude scientifique ne le trouble pas (crabes, on l'a vu et momie humide etc.). Pire, l'ensemble baigne dans un sexisme sous-entendu mais permanent (quand une femme lui fait des remarques sur son enquête, Dickson ne fait que sourire benoîtement sur l'air de "vous êtes charmante mais n'essayez pas de réfléchir", ce qui ne l’empêche pas de déclarer dès qu'elle a tourné les talons: "N'empêche qu'elle a raison", mais toutefois sans lui reconnaître le bénéfice des remarques intelligentes, bien sûr. Le sexisme sournois ordinaire, quoi. Et racisme latent permanent aussi. Je pense que tout cela resitue Jean Ray dans son milieu, c'est un Belge de l'époque du Congo belge et à mon sens, Harry Dikson au 21ème siècle fait surtout figure de relou. Il est loin d'avoir aussi bien vieilli que son modèle Sherlock. Je suis peut-être sévère avec lui, d’ailleurs mais pas d’atomes crochus entre lui et moi. Reste qu'on peut le lire par curiosité. A vous de voir.
Harry Dickson a été adapté en BD, ça passe peut-être mieux… Je n’ai pas testé.
978-2277300892
22 juin 2023
Les champs d'honneur
de Jean Rouaud
****
Souvent lu seul, "Les champs d'honneur", qui a obtenu le Goncourt en 1990, est en fait le premier tome d'une série de 5 volumes d'inspiration autobiographique. Ce roman a tout de suite remporté un grand succès tant auprès du public que de la critique. Je pense qu'il doit ce succès à sa très belle écriture, littéraire et poétique, au ton adopté calme et familier, et à la proximité de ce qui est raconté d'avec le vécu de ses lecteurs.
Le roman est organisé en trois grande parties et un final. Chaque partie est centrée sur le décès d'un membre de la famille de l'auteur: le père, la "petite tante" (en fait grand-tante) et le grand-père; et à cette occasion, évoque sa vie et, par extension, la vie de toute cette famille de province plutôt bourgeoise et bien pensante qui a vécu deux guerres. Ce n’est pas un roman de guerre (contrairement à ce que le titre et la couverture pourraient faire croire). Il se passe après, mais il parle d'un peuple qui a subi deux guerres. les morts de la première guerre sont évoqués. Ils étaient les deux fils de la famille et leur disparition y a laissé un trou énorme tant psychologique que matériel impossible à combler. La boucherie de 14 a meurtri la France entière au plus profond. et rares sont les familles dont les destins n'en ont pas été changés. Celle de 39 allait parfaire le travail et cueillir les enfants des précédents.
Cette histoire de sa famille, c'est un peu l'histoire de tous ses contemporains, ceux de la "majorité silencieuse" qui je pense, ont été bien heureux de voir Jean Rouaud leur donner une voix et la faire entendre partout et clairement. C'est le témoignage d'une époque. Les scènes (la 2CV, les cigarettes maïs, la grenouille de bénitier, l'école communale, les arrangements avec le code de la route dans une maigre circulation) font sourire mais toujours sans méchanceté. Tous les personnages, leurs défauts y compris, sont montrés avec affection. On éprouve un vrai "esprit de famille" malgré les éventuels désaccords. On est loin des déballages sordides et des accusations à sens unique des chroniques familiales actuelles. C'était une autre époque. Plus douce, sans doute.
Un beau livre que je suis contente d'avoir lu et que je vous conseille sans réserve. Pour autant, je n'envisage pas de lire la suite car j'ai un peu l'impression que tout est dit, qu'on ne ferait que poursuivre. J'ai peut-être tort, remarquez. Si vous avez lu la suite, vous pouvez m'en parler.
978-2707315656
21 juin 2023
17 juin 2023
Le Dément à lunettes
de Ed McBain
****
14ème roman de la série policière du 87ᵉ District.
Titre original : Lady, lady, I did it !
Je ne lis pas énormément de romans policiers et cela faisait très longtemps que je n'avais pas lu de Ed McBain, mais je dirais trop longtemps compte tenu du plaisir que j'y ai pris. C'est un peu daté, sans doute, mais rien de trop. Ca ne gène pas. Ed Mcbain, c'est du beau texte, une écriture soignée au service d'une intrigue originale et hyper bien montée (ici, on a tout sous le nez depuis le début et on ne le voit pas!).
J'ai retrouvé l'équipe des policiers du 87ème district, tous gens "normaux", pas de surhomme, pas de Zorro, pas de grand solitaire envié mais secrètement admiré, non, mais une équipe où chacun fait de son mieux. Et cette fois, ils vont faire plus encore car 'lun d'entre eux est directement touché par le crime qui les occupe, sa fiancée y a été tuée. (On tique d'ailleurs un peu parce qu'il y a en fait quatre victimes mais on sent bien que les trois autres n'auraient pas déclenché une telle ardeur vengeresse, les malheureux). Enfin bon... Donc, voilà les faits: un tueur armé est entré dans une librairie (déjà, ça étonne) et a immédiatement ouvert le feu sur les clients, tuant les quatre qui se trouvaient là. Il est ensuite parti aussi vite qu'il était venu et personne n'a eu le temps de bien voir et encore moins de réagir. Le magasin ne couvrait apparemment aucun trafic louche, le propriétaire n'était pas la cible d'un gang, et on n'a donc aucune indication de l’identité du coupable ou de ses mobiles, ni aucune piste pouvant permettre de le retrouver.
Et pourtant bien sûr, l'équipe du 87ème district viendra à bout de cette énigme comme des autres et nous, pauvres lecteurs qui sommes allés de soupçons en suppositions, nous nous en voudrons beaucoup de ne pas avoir trouvé (car vous ne trouverez pas) alors qu'on aurait pu, que dis-je? On aurait dû.
11 juin 2023
Le Bœuf clandestin
de Marcel Aymé
*****
Marcel Aymé n’a pas son pareil pour cerner les grandes questions existentielles sous le masque de la petite anecdote commune, voire familiale. Il sait les mettre en situation, les tourner et les retourner selon les angles des différents protagonistes et nous en donner à voir les tenants et les aboutissants tout en nous amusant avec les détails cocasses du réalisme quotidien et simple. Et dans ces peintures, la justesse et l’humanisme de son coup d’œil font mouche avec précision et efficacité. C’est le sourire aux lèvres que nous redécouvrons que « nul n’est grand pour son valet »*.
Ici, l’action se passe dans une famille bourgeoise, papa banquier, maman au foyer et grande fille unique en train de se choisir un mari. Dans cette famille, pour une raison qui n’est pas précisée, Monsieur a choisi depuis deux ans d’être végétarien. Cela lui vaut une sorte d’aura de pureté et de supériorité morale. Il est très strict sur son régime et chacun à table sait qu’il ne risque pas de faire un écart, même pour une cuillerée de jus de viande sur ses légumes. On admire sa force morale et sa position familiale en sort grandie. Or voilà que, rentrant à l’improviste, sa fille le découvre en train de dévorer un beefsteak (ici orthographié biftèque comme à l’époque) qu’il vient de se passer à la poêle profitant de la maison vide. Elle repart sans qu’ils aient échangé un mot et ils n’en parleront jamais ouvertement, mais à partir de ce moment, c’est tout l’équilibre familial => professionnel => social environnant qui est perturbé et rien ne se passera plus comme il se serait passé avant .
Tout blanc ou tout noir ? Est-on franc, honnête, irréprochable ou sournois, hypocrite, manipulateur d’un bloc ou peut-on l’être pour de petites choses sans que la majeure partie de la psychologie ne soit du même tonneau ? Un petit accroc à la règle est-il une peccadille ou le signe d’une défectuosité profonde ? Tricheur un jour, tricheur toujours ? Tenants de la moralité monolithique et des nuances psychologiques, des détentes du mental, des faiblesses humaines ont chacun des arguments sérieux. Le tout mis en scène dans des situations à la fois familières et amusantes, sans rien perdre de la précision et de la justesse du questionnement. Ah, ce Marcel Aymé !
« Ses parents sont désolés et ont peur qu’il se lance dans la littérature car c’est une chose qui arrive souvent quand on n’a pas su se faire à temps une bonne situation. Espérons qu’il saura encore se ressaisir. »
* Hegel, Phénoménologie de l'esprit