06 janvier 2023

Récitatif 

de Toni Morrison

*****

Postface de Zadie Smith


"Récitatif" n'est pas un roman, mais une nouvelle. Toni Morrison l'a publiée en 1983, il était temps de nous la présenter en français, d'autant que ce n'est pas "une nouvelle", mais bien "LA nouvelle", puisqu'elle est la seule que l'écrivaine ait jamais écrite. Ce seul fait suffirait à rendre sa lecture indispensable mais sa remarquable qualité ajoute une seconde raison. Elle est ici suivie d'une postface de taille égale, signée de Zadie Smith.

La nouvelle de Toni Morrison est tout à fait remarquable parce qu'elle présente toutes les qualités littéraire qui font la grandeur de cette auteure, et c'est quelqu'un qui n'aime pas spécialement les nouvelles qui vous dit cela. Elle est remarquable aussi parce qu'en une cinquantaine de pages, elle parvient à évoquer avec finesse la problématique de la mémoire et de sa fiabilité. Elle parvient également à piéger son lecteur dans une énigme dont il ne trouvera pas la solution.

C'est l'histoire de Twyla et Roberta, deux petites filles de huit ans, même pas orphelines ("avec des parents beaux, morts et au ciel") comme il se devrait dans un orphelinat; elles, elles ont des parents incapables auxquels les services sociaux ont dû les retirer. C'est donc bien quand même dans un orphelinat qu'elles se rencontrent. Durant ces quelques mois de cohabitation, elles apprendront à se connaître puisqu'elles partagent la même chambre.

"Nous, on était les seules à avoir été abandonnées et les seules à avoir zéro dans trois matières, y compris en gym. Donc, on s'entendait, sans compter qu'elle laissait des morceaux entiers dans son assiette et qu'elle avait la délicatesse de ne pas poser de questions."

Nous savons seulement qu'elles ne sont pas de la même couleur, donc, probablement blanche et noire. C'est Twyla qui raconte. La vie à l'orphelinat n'est pas le bagne mais pourtant, un enfant est forcément traumatisé d'une telle situation. Les deux fillettes grandiront, quitteront vite l'établissement et, dans ce petit coin des USA, se reverront trois ou quatre fois à différents âges de leurs vies, à la fois amies et étrangères. L'une fait des petits métiers comme serveuse (première rencontre) l'autre a opté pour une vie d'abord plus amusante puis plus confortable en ayant misé sur les hommes plutôt que sur les débouchés professionnels. Elles auront des enfants... et soudain le lecteur se rend compte qu'il ne sait pas avec certitude laquelle est blanche, laquelle est noire. Avec certitude? En fait, il ne le sait pas du tout. Il remonte sa lecture, tourne les pages à l'envers, explore certains passages... mais toujours ce doute, cette ambiguïté. Dans une histoire en un lieu et à une époque où la couleur de peau a une telle influence sur la vie, notre sagacité se heurte là à un mystère. Qui est qui? Et comment le savoir? Comment un récit aussi clair peut-il laisser ce point aussi obscur? Volontairement; bien sûr. Toni Morrison parlera de "l'expérience d’ôter tous les codes raciaux d'un récit concernant deux personnages de races différentes, pour qui l'identité raciale est cruciale."

Et voilà qu'au fil des rencontres, apparaît un autre problème: les souvenirs que les deux femmes ont, en particulier d'une scène traumatisante qu'elles ont vécue ensemble, ne sont pas les mêmes. Ils sont même carrément différents! L'une d'elles ment-elle sciemment ou n'ont-elles pas vu-vécu la même chose? Ou l'une au moins a-t-elle refoulé ou déformé ses souvenirs ?

"D'une manière ou d'une autre, Roberta avait semé la pagaille dans mon passé avec cette histoire de Maggie. Je n'aurais pas oublié une chose pareille. Si?"

Encore un mystère auquel se heurte le lecteur enchanté de la richesse du matériau offert par cette courte lecture.

Quant à la postface de Zadie Smith, elle m'a semblé très intéressante dans sa première partie, un peu moins dans sa seconde, mais c'est juste mon avis.

978-2267046915


02 janvier 2023

Le Monde sans fin, miracle énergétique et dérive climatique

de Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici

****


Description de l'éditeur

"Été 2018. Alors qu’une canicule s’abat sur la France, Christophe Blain roule en direction de la Normandie, tandis que sa compagne lui lit à voix haute un article sur le réchauffement climatique.

Pour l’auteur de Gus et de Quai d’Orsay, les conclusions de cette lecture sont un choc. En 2050, la température à Paris flirtera avec les 50 °C… De cette prise de conscience est né ce livre, réalisé en collaboration avec Jean-Marc Jancovici, spécialiste des énergies et du climat.

Le constat de celui-ci est simple et sans appel. Nous vivons dans une société qui a besoin de flux physiques titanesques. Ces flux ne peuvent exister que grâce à "quelque chose" qui joue un rôle essentiel et dont on ne mesure pas toute l’importance : l’énergie. Celle-ci nourrit des machines qui sont devenues le pilier de notre civilisation. Pour autant, l’énergie ne pourra augmenter indéfiniment.

Et par voie de conséquence, l’économie non plus. Que faire, comme disait Lénine ?"


Tout au long de ses presque 200 pages, ce gros album met en scène Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici en une bande dessinée hautement technique et documentée qui parvient néanmoins à se lire sans effort ni ennui. Le dessinateur joue le rôle du Candide à qui le savant montre l'historique  puis  explique les problématiques d'un monde entièrement dépendant de l'énergie dont il fait une consommation toujours plus grande alors qu'a contrario, la fourniture de cette énergie est de plus en plus problématique, ainsi que les conséquences de son usage de plus en plus délétères. Les explications de Jancovici sont claires et à la portée des non-techniciens et non-scientifiques (dont je suis), tandis que les dessins de C. Blain aident encore à visualiser les choses. 

L’énorme chiffre de vente de cet album dit assez à quel point la population a maintenant pris conscience de la réalité du problème*, il annonce aussi une cohorte de jeunes moins aveugles que la précédente. En espérant que cela suffise à nous tirer d'affaire, ce qui n'est pas sûr.

Et puis, alors même que je venais de terminer ma lecture et que je m’apprêtais à rédiger ce billet, survint la rocambolesque affaire des "Rectificatifs"!!!  Pour ceux qui ne sont pas aux courant: des librairies ont reçu soit par mail, soit par la visite de démarcheurs, un erratum qu'on leur demandait d'insérer dans cet album avant de continuer à le vendre. Cet erratum était signé de sa maison d'édition, mais c'était un faux, Dargaud n'ayant bien évidemment jamais émis rien de tel. Cet avis ne contestait pas les données fournies dans l'album (à part le nombre des victimes de Tchernobyl et Fukushima mais personne ne le connait), mais récusait l'angle de vue. C'est une charge contre J.M Jancovici. En réalité, la pierre d'achoppement est le nucléaire. Jancovici pense qu'on ne doit pas tout miser sur les énergies renouvelables qui risquent d'être encore longtemps insuffisantes. Il pense qu'il faut également utiliser le nucléaire. "Si l'on regarde les faits, le nucléaire doit contribuer à la décarbonation" (du fait qu'il ne produit pas de CO2). Ses adversaires rétorquent (mais pas dans ce faux erratum, je me demande pourquoi)  que le nucléaire produit pour sa part d'autres substances dangereuses dont on ne sait que faire (bien qu'elles ne partent pas dans la nature comme le fait le CO2). Bref, les deux positions peuvent être défendues, admises ou comprises, ce qui ne le peut pas à mon sens, c'est la diffusion de faux.

En conclusion, une plainte est en cours et l'affaire a été évoquée un peu partout ce qui a, on s'en doute, fait une grosse publicité à l'ouvrage. Il affichait déjà d'excellentes ventes, il est maintenant carrément en tête des palmarès. Vraiment, ce qui me frappe, c'est la maladresse de cette "Opération erratum".  Qui a pu se lancer dans une telle histoire?  Pour l'instant, personne ne revendique. (Tu m'étonnes)


* Oui, je sais, il y en a encore qui ne l'ont pas compris mais je parle de façon générale. Si vous allez par là, il y en a encore qui croient que la terre est plate ou qu'ils fument parce que c'est leur choix.

‎ 978-2205088168



29 décembre 2022

Julian Corkle est un fieffé menteur

de D.J. Connell

****+


« Brille, brille, Chéri-chéri ! »*

Savez-vous où se trouve la Tasmanie ? Sinon, allez vite demander à votre ordinateur, vous découvrirez comme ce coin de terre est loin de nous. L'action se passe d'abord à Ulverston (Australie). J'ai tapé Ulverston sur Google Map, puis « Street view » et le hasard m'a projetée dans une rue d'apparence américaine où l'on voyait marcher un garçon en short long vert cru et T-shirt blanc. Il aurait parfaitement pu être le héros de ce roman, aussi je décidai que c'était lui. Et je le vis mieux encore dans son décor. Le roman avait fait un bond dans la réalité...

Tout cela pour dire que si internet ne vous enrichit pas l'esprit, c'est de votre faute, pas de la sienne.

Mais revenons à notre roman. Julian Corkle nait dans une famille qui comprend déjà un fils et une fille. Il est tout de suite le préféré de sa mère alors que les deux autres sont les préférés du père. Père qui manifestera toujours un rejet de Julian qui n’est « pas comme les autres », rejet qui ira souvent jusqu'à se moquer de lui en public (la scène du manège). Il faut dire que Julian est en effet « pas comme les autres » et pas dans le genre discret, dès son jeune âge, c'est avec ses copains qu'il tient absolument à jouer au docteur, alors que les filles n'éveilleront jamais le moindre intérêt chez lui.

Heureusement pour lui, il est par contre adoré par sa mère qui a toujours vu en lui une super star en devenir et qui l'a soutenu quoiqu'il fasse. Elle le bourre de gâteaux et notre Julian ne tarde pas à devenir « enveloppé », pour le moins. Mais ce qui éclate chez ce gamin que nous allons suivre pendant tout le roman, c'est un formidable appétit de vivre, une confiance en lui inébranlable et un formidable optimisme. Quelle que soit la galère (et il y en aura) Julian croit en sa destinée. Il est-sera une star. (Et il a raison, quand on ne peut pas être comme les autres, mieux vaut déclarer qu'on est mieux.) Menteur éhonté et invétéré, jamais découragé, doté d'un culot monstre, il va toujours de l'avant avec une assurance qui ne s'appuie sur rien. J'ai admiré cette attitude entièrement tournée vers la vie.

Pourtant la vie n'est pas facile pour Julian, qui à l'entrée au secondaire déménage pour Hobart, à l'autre bout de la Tasmanie, perdant amis et amours d'enfance. L'arrivée parmi les autres élèves de ce petit gros efféminé à lunettes, alors que l'homosexualité est carrément illégale dans le pays et vous mène directement en prison, est tout sauf facile. On imagine quel genre de mentalité générale se trouve derrière ce genre de lois. Il lui faut absolument simuler, d'ailleurs de tout le livre, même en famille, les choses ne seront jamais dites clairement (forcément, ce serait risquer l'arrestation). Au lycée, Julian fait illusion un temps mais la pression est si forte qu'il finit par carrément renoncer à ses études et aller de boulot minable (et souvent étranges) à d'autres. Il a 15 ans. A ce moment-là, le lecteur sent souffler le vent de l'échec et réalise à quel point il serait facile que ce jeune fan de Bowie, sans culture ni soutien familial, voie sa vie gâchée s'embourber définitivement...

Toute la partie sur l'enfance est gaie (et souvent drôle), la fantaisie du gamin ne se laisse stopper par rien. Le drame approche son ombre à l'adolescence quand la société n'admet plus ses différences. Je vous laisse découvrir si Julian deviendra une star ou un laisser pour compte.

Rien de plus juste que le titre. Julian est bien un fieffé menteur, mais il faut dire que sa nature créative et imaginative n'est pas seule en cause. Il a aussi dû développer dès les plus jeune âge ses mécanismes de défense. C'est une société dont la virilité est une base, occulte mais puissante. Ainsi l'homosexualité masculine est-elle pourchassée. L'homosexualité féminine, si elle prend l'apparence d'une attitude virile, est moins honnie, et puis sans doute, comme c'est souvent le cas, ces machos ne croient-ils pas vraiment à son existence. Si vous lisez ce roman, vous comprendrez pourquoi je vous raconte tout cela. Et justement, je voulais vous dire que vous devriez le lire.


Extraits :

"La Tasmanie a des lois contre «ce genre de choses» et elles sont les plus effrayantes de toute l'Australie. A Saint-Kevin, on nous en a parlé en classe d’hygiène. Sur le ton grave de l'avertissement. Selon la législation, les homosexuels encourent la même peine que les gens qui violent les animaux. Un homme pris à coucher avec un autre homme risque jusqu'à vingt-cinq ans de prison. Les voleurs de voitures et les meurtriers s’en tirent mieux."

(On n'en est plus là, mais ce n'est qu'en 1997 que la Tasmanie a été le dernier État australien à dépénaliser les relations sexuelles entre hommes adultes consentants.)


« j'observe mon père et John (son frère) ils ne sont ni drôles ni spéciaux. Juste normaux, c'est à dire étroits d'esprit et méchants. »


* Ce que sa mère lui répète constamment depuis toujours.


9782264055415


25 décembre 2022

 Casse-tête en trois temps 

de Colin Dexter

****+

Cap and gown

6ème aventure de l'Inspecteur Morse qui en a vécu treize sous la plume de Colin Dexter, toutes traduites en français chez 10/18, toutes épuisées et donc à chiner chez les bouquinistes. Quel passe-temps agréable! 

L'inspecteur, qui vieillit au fil des épisodes jusqu'à mourir dans le dernier, au lieu de rester figé dans une trentaine triomphante ou une cinquantaine dépressive comme le font nombre de héros récurrents de polars, a ici 52 ans. Il est devenu un homme encore moins sociable qu'auparavant, peut-être un peu moins sensible aux femmes, mais un peu plus encore à la bière, et quand on connaît la bière anglaise*, on peut dire qu'il a du mérite... Bref, il n'en est pas moins quelque peu alcoolique et pense à se restreindre. Au moins on peut dire qu'il y pense. 

Comme d'habitude, le récit se met en place avant son arrivée (ici, chapitre VI, page 53), nous sommes toujours à Oxford, chère à l'inspecteur, et dans le milieu universitaire avec lequel il entretient des rapports lourdement chargés d'affects, pas tous positifs. Un professeur éminent a été assassiné. D'autres, en cette veille de grandes vacances, disparaissent et/ou ont des conduites étonnantes, mais heureusement ignorées de -presque- tous. Par chance, Morse, qui connaît le milieu de l'intérieur, sait fort bien que ce sont des gens compliqués et bien moins bégueules ou facilement effarouchés que ne le suppose le commun des mortels. Et cela lui permettra de percer le mystère de cette affaire encore une fois complexe, mais parfaitement élucidée. Et encore une fois, je vous donne le conseil habituel : n'essayez pas de tout comprendre au fur et à mesure qu'on vous le raconte, laissez-vous porter, plongez dans le monde où l'on vous introduit, mémorisez et vous finirez par comprendre (avec ou sans l'aide de Morse, selon votre talent). 

Son pauvre adjoint Lewis en voit comme toujours de toutes les couleurs (l'inspecteur, fondamentalement solitaire, ne songe guère à se soucier de quiconque hormis lui-même) mais ne lui en reste pas moins extrêmement attaché. L'ambiance et la météo sont toujours oxfordiennes et surtout, surtout, le charme joue une fois encore et nous aussi, ce Morse, on veut bien le suivre encore un bon moment.


 * Quand c'est froid, c'est du thé, quand c'est tiède, c'est de la bière.


Série Inspecteur Morse:

    1.     • Le Dernier Bus pour Woodstock - Last Bus to Woodstock (1975) 

    2.     • Portée disparue - Last Seen Wearing (1976) 

    3.     • Les Silences du professeur - The Silent World of Nicholas Quinn (1977) 

    4.     • Service funèbre - Service of All the Dead (1979) (Silver Dagger Award)

    5.     •  Mort à Jéricho -  The Dead of Jericho (1981) (Silver Dagger Award)

    6.     • Casse-tête en trois temps - The Riddle of the Third Mile (1983)

    7.     • Le Secret de l'annexe 3 - The Secret of Annexe 3 (1986) 

    8.     • Mort d'une garce - The Wench is Dead (1989) (Gold Dagger Award) 

    9.     • Bijoux de famille - The Jewel That Was Ours (1991) 

    10.     • À travers bois - The Way Through the Woods (1992) 

    11.     • Les Filles de Caïn - The Daughters of Cain (1994)

    12.     • La Mort pour voisine - Death is Now My Neighbour (1996)

    13.     • Remords secrets - The Remorseful Day (1999) 

+

• "Le plus grand de tous les mystères", 1 nouvelle dans le recueil collectif  "Du sang sous le sapin -  Morses's Greatest Mystery, and Other Stories" (1993) 

9782264027382



21 décembre 2022

La sœur 

de Sándor Márai

****


Le perfectionniste

Parti passer une semaine à la neige, le narrateur est déçu, il pleut sans arrêt et la neige fond. Il ne lui reste plus qu'à observer le microcosme des hôtes de l’hôtel (simple refuge de montagne) où il est coincé et c'est ainsi qu'il se trouvera connaître l'histoire de ce musicien célèbre qui fait le corps de ce roman.

Et la vie de ce musicien, est l'expérience compliquée d'un amour raté et des conséquences non maîtrisables du refoulement et du déni. Parce que les circonstances sociales et, selon lui, la frigidité de l'objet de sa flamme rendent impossible la réalisation de son amour, le musicien accepte d'y renoncer et de s'éloigner. Il pense tourner la page et poursuivre sa très brillante carrière comme si rien ne s'était passé, mais ce qui advient, c'est qu'il tombe brusquement très gravement malade, d'une maladie très douloureuse qu'on ne peut cerner mais qui le contraint à de longs mois d'hôpital et met même sa vie en danger.

« J'avais compris quelque chose, non pas avec mon cerveau mais avec mon corps, et ce quelque chose venait de commencer. »

Alors qu'il est un virtuose mondialement célébré, il commence par douter lui-même de son travail et craint de ne pas avoir en fait interprété la musique comme il aurait dû. Perdre l'espoir en amour l'amène  de façon imprévue à perdre aussi la confiance en son talent.  "Ce qui est le contenu divin de la musique, je l'avais perdu" pour  "s'égarer dans les chemins de la perfection."

Sa destruction sape même ce qui est le moteur de sa vie : la musique.

"Oui, c'était elle (la femme aimée) qui se trouvait derrière tout cela" ; derrière la maladie mais aussi derrière la guérison.

Hospitalisé d'urgence, c'est là que, réduit à l'impuissance et en danger de périr sans même comprendre pourquoi, il ne lui reste plus qu'à s'abandonner totalement puis, cette étape franchie, à observer autour de lui. Et autour de lui, ce sont les membres du corps médical (toute visite lui étant interdite) et en particulier des religieuses qui servent d'infirmières et d'aides soignantes. (Voilà la « Sœur » du titre). 

On ne peut qu'admirer  l'intelligence et la finesse du travail de Sandor Marai qui met en lumière les différents recoins de l'évolution du mal, sans jamais user d'un trop fort projecteur qui écraserait tout, sans expliquer, faisant à son lecteur l'honneur de lui croire l'intelligence de comprendre, au moins en partie, ce qu'on lui montre. Ce livre demande par ailleurs un lecteur qui ait le goût de l'introspection, car elle y est très largement développée, occupant la majorité du livre, portant sur la maladie, les relations entre le corps et l'esprit, l'amour, la mort. Même les religieuses n'échappent pas à la problématique.

9782253175582



17 décembre 2022

Le cahier bleu – Après la pluie

André Juillard

*****


André Juillard est un très grand de la BD. Son dessin perfectionniste à la ligne claire, est réputé depuis longtemps et sa remarquable qualité lui a permis de reprendre Black et Mortimer en 2000, ce qu'on est tout disposé à faire avec lui. Etant avant tout dessinateur, « Le cahier bleu » est le premier album qu’il réalisa seul… et ce, pour révéler un excellent talent de scénariste également.

« Le cahier bleu » est un one-shot auquel sera pourtant donnée une suite dont je reparlerai plus bas. C’est une histoire d’amour urbaine, réaliste, mais néanmoins romantique : les incertitudes de la rencontre... Une histoire bien nuancée et extrêmement convaincante où même les personnages secondaires ont une vraie profondeur psychologique. Qui plus est, sur ce thème « casse gueule »,  une histoire sans une once de mièvrerie.

Le premier album, « Le cahier bleu », s'était terminé de façon un peu triste par un semi-échec des héros, fin qui m'avait bien plu parce qu'elle rappelait que dans la vie, tout de ne s'arrange pas toujours pour le mieux et qu'il faut parfois faire sans happy end.

Dans la vie, certes, mais pas dans les BD, dirait-on, car le deuxième volume reprend comme si tout était allé pour le mieux dans le 1er volume ! Surprise, je retourne à celui-ci, relis la fin pour voir si j’aurais mal compris... mais non.

Alors je reprends le second en me disant qu'on va sans doute par la suite donner une explication de ce retournement... mais non plus. C'est comme cela. Point. Nous mettrons cela au compte de la liberté du créateur.

« Le cahier bleu » se passait à Paris, « Après la pluie » se déplacera en Italie,

Ce deuxième album est encore une histoire d'amour, tout aussi vraie et nuancée que la première, mais elle se double d'une intrigue policière fort bien menée et d'une road story. Il est, si c'est possible, encore meilleur que le premier.

Je vous conseille les deux volumes et ils peuvent se lire indépendamment l'un de l'autre.

978-2203163638



13 décembre 2022

Requiem pour Lola rouge

de Pierre Ducrozet

****


Court roman attrapé dans une boîte à livres sans consulter la quatrième de couverture, parce que j'apprécie Pierre Ducrozet. J'étais partie sur l'idée, fondée sur le titre, que ce devait être un polar. Il n'en était rien. Il s'agit au contraire d'une œuvre littéraire plutôt ambitieuse, totalement basée sur le lyrisme,  l'irrationalité et la poésie.

 Le narrateur nous apparaît comme un voyou toxicomane et artiste. Le lecteur confiant, l'écoute faire le récit de ses journées avant de réaliser progressivement que tout cela n'est guère cohérent et d'essayer de corriger sa vision des choses pour mieux comprendre sa lecture. Ces chants de Maldoror dont la lecture avait si fort bouleversé le personnage au début du livre seraient-ils la clé permettant de mieux comprendre? Peut-être, mais on ne trouve pas dans ce livre-ci les aspects sadiques et écœurants, il y est au contraire question de recherche d'amour et d'absolu. Cependant, le lecteur y est bel est bien brutalement brinquebalé, déstabilisé et... disons-le, perdu. Il vaut mieux lâcher prise et se laisser emporter.

Reprenons. Notre narrateur, parisien dilettante, gagnant sa vie quand le besoin s'en fait sentir,  de façon malhonnête, passe son temps  à dériver dans les rues de Paris avec des haltes dans des bistrots portuaires. Le temps et l'alcool passant, sa schizophrénie se développe et le voilà rencontrant l’envoûtante Lola qui n'a pas froid aux yeux, et se mettant à la suivre. Sur ses talons, il constatera qu'au passage de n'importe quelle porte, il peut se retrouver dans n'importe quel lieu du monde et y vivre amours et aventures. Sa "dérive parisienne" chère aux Surréalistes, atteint ainsi un tout autre niveau. Le jeu n'est pas sans risques mais cela signifie peu de choses pour qui a perdu le sens des réalités.

"- Oui, mais ces portes-là que tu ouvres, il faudrait m'expliquer quand même.
- Il n'y a rien à expliquer, P. Je me sens juste un peu enfermée, alors je pousse des portes et puis je débarque ailleurs. Je prends l'air, c'est tout.
- C'est plutôt étrange, non?
- Etrange? Ce sont les autres qui le sont. Saute, tu verras."

C'est un ouvrage brillant et poétique. C'est beau, et ça finit mal. Forcément.


9782330139148


09 décembre 2022

Le rocher blanc

 d'Anna Hope

***+


Ce roman est divisé, sans transitions, en récits centrés successivement sur une écrivaine actuelle, un chanteur star en rupture de ban en 1969, une gamine yoème* au cours de sa déportation par les colons en 1907 (pas si vieux!) et un lieutenant de la flotte espagnole en 1775 faisant commerce avec l'Amérique latine. Ces quatre personnages aboutissent au fameux Rocher Blanc au Mexique, dans le delta du Rio Grande de Santiago, lieu de cultes anciens, lieu où serait né le monde, et qui représente différentes choses pour chacun d'eux, du simple repère géographique à l'autel où tous les miracles sont possibles (les plus superstitieux étant paradoxalement les plus modernes en perte de repères). Une fois arrivé là, le lecteur fera avec les mêmes personnages, le chemin chronologique inverse, du 18ème au 21ème siècle. Cette structure raide et sans inspiration donne malheureusement à l'ensemble un aspect scolaire, encore majoré par les remerciements et références de fin d'ouvrage, faisant apparaître un souci frileux de pouvoir être accusée d'"appropriation culturelle", concept dans l'air du temps aux USA qui me fait beaucoup sourciller dans la façon inquisitoriale dont il est manié là-bas. Bref, on est loin des grandes envolées inspirées et libres des créateurs de mondes littéraires, de la force vitale de leur lyrisme et de leur liberté.

L'écrivaine de la première et dernière partie (en espérant que ce ne soit pas l'alter-ego de l'auteure) est une femme en crise, en cours de divorce et mère d'une petite fille qu'elle élève de façon peu convaincante. Elle remarque d'ailleurs elle-même qu'une Sénégalaise très simple qui voyage avec eux accompagnée elle aussi d'une petite fille, est une mère bien plus assurée et efficace. Elles sont dans un bus en route vers le mythique Rocher blanc pour une excursion qui mêle sans oser l'avouer pour certains tourisme et superstition. Ils iraient allumer leur cierge à Lourdes, ce serait ringard; ils vont l'allumer sur la côte mexicaine, ça passe. C'est assez hypocrite et étrange. Le chanteur est camé jusqu'aux yeux en permanence ou alcoolisé, si bien qu'il est difficile d'apprécier son génie, bien qu'il soit peut-être un vrai poète. Mais il est déclinant, en crise, et globalement au bout de son histoire. La petite fille déportée est encore pleine d'espoir quand nous la quitterons, mais nous qui ne sommes plus des enfants sommes pessimistes... Le commerce maritime espagnol est le bras exécutif d'une mise à sac de contrées qui vivaient jusque-là paisiblement. Ces récits qui s’enchaînent en portions trop longues pour que le rythme soit entraînant, sont comme on le voit plutôt consternants et c'est peut-être pour cela que je ne me suis guère attachée à ce roman. N'ayant jamais lu Anna Hope avant, je ne sais pas si cette ambiance lui est habituelle. D'autre part, malgré les états de crise décrits, le récit est toujours assez froid, extérieur, ça manque de tripes. Je n'ai pas été bouleversée, peut-être même pas touchée. C'est fait correctement, mais ce n'est pas inspiré. Ça n'est pas habité.

C'est du moins mon avis.


* "Amérindiens qui étaient, à l’origine, établis dans la vallée du Río Yaqui dans le Nord de l’État mexicain de Sonora et dans le Sud-Ouest de l’Arizona, aux États-Unis." (Wikipédia)


9782493206053



05 décembre 2022

L'Obscure histoire de la cousine Montse

Juan Marsé

****


Manuel de domination sociale

Juan Marsé a choisi ici de mettre en scène une zone de la société espagnole du 20ème siècle, qu’il nomme lui-même : « les familles catho-richard ». Appuyées sur les moyens d’une fortune assurée et la caution morale d’une religiosité qui ne l’est pas moins, ces familles sont toutes puissantes et nul ne peut leur résister. Elles font la pluie et le beau temps et décident qui aura un travail et qui n’en aura pas. Qui obtiendra tel poste envié, pour les riches, telle aumône pour les pauvres. Leur plaire, c’est échapper à la misère, assurer son avenir, leur déplaire, c'est y être condamné à vie et cela en toute bonne conscience de leur part. Leur femmes sont bigotes, dames patronnesses, persuadées de leurs propres extrêmes dévouement et générosité, négligeant totalement leur part de responsabilité dans la grande misère qu’elles s’emploient apparemment à soulager. Elles peuvent ainsi consacrer leur temps et leur énergie à des œuvres aussi édifiantes qu’ un "centre d’orientation spirituelle pour employés de bureaux" (!) par exemple. Cette sécurité, cette puissance invincible, c’est

« cette enveloppe tribale dont jouissent d’ordinaire les familles catho-richardes à multiples rejetons et qui aide à se sentir moins seul et moins déshérité en ce bas monde, au travail et dans les relations, bien à l’abri dans l’ombre des majestueuses branches de l’arbre-nom à riche frondaison, qui se balancent avec assurance au-dessus de cette société aux ongles et aux dents affilés : simplement la vieille et profonde nostalgie d’être entouré d’oncles et de tantes solvables et hospitaliers, de sœurs bien mariées et de beaux-frères, de beaux-pères, de bouquets bien fleuris de nièces, de cousins germains et de cousines à chair plus que chère, de parents proches ou éloignés, absents ou présents mais en tout cas nombreux, tous frères et bien placés dans la vie, influents et introduits partout»

C’est la famille catho-richarde Claramunt que nous suivons ici, vu par l’œil bien introduit de Paco Bodegas, beau jeune homme, fils d’une fille Claramunt qui a perdu le soutien de la famille pour s’être mésalliée, mais qui a réintroduit son fils dans le groupe protecteur par souci de son avenir. Une première tentative à l’adolescence a échoué car le jeune homme était, comme il se doit, un peu rebelle, mais quelques années de plus et les débuts dans la vie ayant éveillé son sens des réalités, il devint, comme il le dit lui-même, leur «chien salarié». Introduit dans leur intimité, mais toujours un peu « à côté », bénéficiant de leur largesses et protections, mais sans rien avoir à lui, il est témoin de tout, juge, mais ne dit rien ; son attitude est pragmatique et sans noblesse. Il en est conscient. Il développe, comme il fallait s’y attendre, une passion amoureuse pour une de ses cousines : Nuria. Il est payé de retour et c’est à Paris, lors d’une longue nuit, que tous deux reprennent l’histoire de Montsé, sœur de Nuria, dont une bonne partie s’était faite jusqu’à présent dans le non-dit familial. Elle fit son malheur pour avoir pris au premier degré tout les préceptes moraux et religieux affichés. Malheur aux idéalistes et aux sincères ! La peinture psychologique est fine, mais je n’ai pas beaucoup aimé Paco, ni la tribu Claramunt. Le seul personnage vers lequel soit allée ma sympathie est Manuel, pour sa solidité, son réalisme et sa capacité à défendre son intégrité.

Je ne me suis pas non plus passionnée pour l’histoire de cette famille dont même les dissidents apparents sont les fruits naturels. Mais par contre, j’ai beaucoup apprécié ce qui pour moi est le moment fort du roman : la description de l’entreprise de lavage de cerveau bigot que furent les trois jours de retraite subis par Manuel. On assiste au spectacle consternant du dangereux infantilisme clérical. Je sais que ce récit, aussi délirant puisse-t-il nous sembler, ne surpasse pas du tout la réalité (au contraire, car il ne soulève pas trop le voile mis sur la face sexuelle de l’exercice) et j’admire la clarté et la justesse du rendu produit par Juan Marsé. Cela occupe une part assez importante du roman, à juste titre à mon avis, car c’est vraiment très intéressant, et réussi.

Et bien sûr, je n’ai pu qu’admirer la maîtrise littéraire et la beauté sans faille de l’écriture de Juan Marsé. Il est au-dessus de toute critique sur ce terrain.


978-2267006612



01 décembre 2022

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits

Salman Rushdie 

*****


… soit mille et une nuits

« Nous sommes la créature qui se raconte des histoires pour comprendre quelle sorte de créature elle est. »

Si vous voulez comprendre un peu cette histoire, il faut commencer par vous mettre dans l'ambiance des contes des mille et une nuits car, vous le savez sûrement, mille et une nuits font deux ans, huit mois et vingt-huit nuits. Dans un sens les deux œuvres ont donc le même titre, et ce n'est pas pour rien.

Au 12ème siècle, un philosophe du nom d'Ibn Rushd (notez la parenté) eut la bonne fortune de séduire une jinnia (féminin de jinn -que personnellement j'écrivais plutôt djinn, mais vérification faite, les deux sont possibles). Ils vécurent heureux et eurent en effet vraiment beaucoup d'enfants. Tant qu'au bout d'un moment le sieur Ibn jugea plus reposant d'aller vivre sa vie tout seul, abandonnant, n'ayons pas peur de le dire, femme et enfants. Mais nous sommes dans un conte et donc, tout cela ne fut pas trop grave et la belle jinnia était de taille à se passer de lui, tout comme le firent ses enfants. Le philosophe n'étant qu'humain, ne tarda pas à mourir, tandis que sa belle, quasiment immortelle se désolait de son abandon et de son veuvage.

Les siècles passèrent et les enfants de Dunia, la Princesse jinn, et d'Ibn Rushd le philosophe, s'étaient bien multipliés et s'étaient dispersés à travers le monde. Ils avaient tous la particularité d'être dotés d'oreilles sans lobes. Ils avaient encore une autre particularité mais ils ne le surent que neuf siècles plus tard, pour ceux qui le surent, quand Dunia, se reprenant d’intérêt pour sa progéniture devenue un peuple, se mit en tête de les retrouver et de le leur dire.

Du temps que le philosophe était vivant, il soutenait des idées humanistes et rationnelles. Il s'était pour cela opposé violemment à l'autre grand penseur de son époque, Ghazali, qui incarnait lui, la superstition, le dogmatisme, le fanatisme, la passion des interdits, des restrictions et des brimades. Neuf siècle après, les idées de ce dernier redevinrent à la mode, alors même que la jonction entre le monde parallèle des jinns et celui des humains, se reproduisait, permettant le passage des premiers chez les seconds. L'invasion des jinns que rien ne pouvait empêcher de jouer de sales tours, d'être cruels, méchants, vindicatifs et hyper destructeurs, perturba énormément le monde des humains et leur infligea bien des douleurs au point que certains, "lorsque la réalité cessa d'être rationnelle ou ne serait-ce que dialectique, pour devenir aussi entêtée qu'insaisissable et absurde", ne sachant plus que faire, se tournèrent vers les idées de Ghazali ; tandis que Dunia, et ses descendants, promouvaient celles d'Ibn Rushd.

Si vous pouvez retrouver votre âme rêveuse d'enfant qui aimait les contes au point de ne jamais en être rassasié, ce roman vous enchantera et vous emportera très loin, sur des tapis volants ou plutôt ici, des "urnes volantes". Vous découvrirez les figures plus ou moins attachantes des descendants de Dunia et celles, effrayantes et consternantes, des fanatiques et des "jinns obscurs". Vous assisterez à leurs combats. Tout cela, comme tous les contes, ne pourra pas ne pas vous faire songer à certains points obscurs du réel... Vous apercevrez les échos d’autres histoires passant à l'arrière-plan, tant la fiction est un monde universel et partagé: "Dans un village de Roumanie, une femme se mit à pondre des œufs. Dans une ville française, les habitants commencèrent à se transformer en rhinocéros. De vieux Irlandais se mirent à vivre dans des poubelles. Un Belge se regarda dans le miroir et y vit refléter l'arrière de son crâne. Un officier russe perdit son nez et le vit qui se promenait tout seul dans Saint-Pétersbourg." etc.

Et puis, au bout de deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, l'histoire connaîtra sa conclusion.

Comme il se doit.

« Il fut attrapé par l’hameçon de l'histoire qui vint se planter dans son oreille sans lobe et captiva son attention. »


« Si cette histoire est vraie dit-il, s'efforçant de faire la conversation par politesse et de dissimuler son manque d’intérêt pour ces sornettes d'un autre âge, nous sommes tous un petit peu de tout, non ? Judéo-arabes chrétiens, façon patchwork. » Le père Jerry fronça avec force ses sourcils fournis « Etre un peu de tout, c'était la façon de vivre à Bombay, murmura-t-il, mais c'est passé de mode. L'étroitesse d'esprit remplace la largeur de vues. La majorité gouverne et la minorité se contente de regarder. Nous devenons des marginaux dans notre propre pays et quand les troubles se produisent, ce qui ne manquera pas d'arriver, ce sont habituellement les marginaux qui trinquent avant tout le monde. »

 9782330109486



27 novembre 2022

Elizabeth Finch

de Julian Barnes

***+


Le narrateur s'appelle Neil, la trentaine, acteur qui n'arrive pas à percer et qui toute sa vie, devra compléter ses revenus avec des boulots divers et variés. Retourné sur les bancs des amphis pour parfaire ses connaissances, il tombe, dès le premier cours sous le charme de son prof de "Culture et civilisation", la cinquantaine, personnalité intéressante, il est vrai. Après les études, ils continueront à se voir épisodiquement à Londres, en mangeant ensemble. Leur amour ne sera jamais ni oralisé, ni concrétisé, mais durera jusqu'à la mort d'Elizabeth puis, on peut le supposer, celle de Neil, bien plus tard. C'est une belle histoire, admirablement bien portée par la belle écriture de Barnes. L'ambiance m'a fait penser à son précédent roman, "La seule histoire", même le fantôme de l'alcool, qui ne réapparaît pas ici mais qui flotte dans l'air sans être jamais évoqué (pourquoi cette obligation de restaurant "sans alcool"). On a l'impression qu'il y a beaucoup de l'auteur dans le narrateur, comme c'est d'ailleurs souvent le cas dans ce mode de narration. Cependant, ignorant tout de la vie réelle de l'auteur, je ne sais pas si cette impression est fondée ou non.

Le problème de ce roman est qu'il souffre d'un malentendu causé par sa quatrième de couverture. Il nous y est présenté comme "un roman d'amour pas du tout comme les autres" et portant sur la personnalité mystérieuse et fascinante d'Elizabeth Finch, professeur d'université, objet de cette flamme qui durera toute la vie de cet élève épris. La quatrième de couverture nous dit cela, et rien de plus. C'est passer un peu vite le fait que sur les 200 pages du roman, 50 sont une stricte biographie de Julien l'Apostat (qu'on aurait plus judicieusement dû nommer Le superstitieux), ainsi qu'une étude sur les vertus comparées du mono et du poly théisme. Je ne dis pas que ce soit sans intérêt, bien au contraire, je dis qu'il y a de quoi prendre de court les amateurs d'histoires d'amour et de rater le lectorat des amateurs d'Histoire antique. Beaucoup des premiers ne dépasseront pas la moitié du livre, tandis que les seconds n'ont même aucune raison de l'ouvrir.

L’intérêt de ce livre tient à la quantité de notions intéressantes qui y sont mises en lumière et examinées. Comme par exemple "le narcissisme des petites différences", les projections sur ce qu'aurait pu être un monde non chrétien, etc. Et tout cela se termine par une mise en abyme subtile et amusante.

Bref, ça reste du Julien Barnes.


PS: A noter, le traducteur a inventé un mot, à savoir "monotesticulaire" à défaut de "monorchide".


Extraits:

"Notre héritage génétique peut nous entraver. Ainsi que des évènements passés dans notre vie. Il n'y a pas que les soldats sur le terrain qui souffrent plus tard de troubles liés au stress post-traumatique."


"Etrange qu'il y ait des hommes qui se persuadent que le désir est une émotion. Une des plus ^primaires, alors.

Et il en est beaucoup d'autres qui confondent "se sentir coupables" et "être absous". Ils sont peu conscients qu'il y a des étapes entre les deux."


"Le sentiment que l'existence, en dépit de ce qu'on aimerait qu'elle soit, ne se résume pas à une histoire - ou pas une histoire telle qu'on la comprend et l'espère."


"- De toutes les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d'autres non.

- Continue

- Et il faudrait apprendre à distinguer les unes des autres, et admettre qu'il n'y a rien à faire au sujet de ce qui ne dépend pas de nous, et reconnaître que cela nous conduit vers une véritable compréhension philosophique de la vie."


"Toutes les religions (ou presque toutes) détestent bien plus l'apostat que le paysan ignorant qui peut généralement, avec un peu de sévère persuasion, être hissé, clignant des yeux, vers la lumière. Gibbon écrit que les Juifs de cette époque tuaient ceux qui apostasiaient. Peut-être est-ce vrai de toutes les grandes organisation unitaires. Trotsky fut assassiné à Mexico pour avoir renié la seule vraie foi politique. Mais tout autant que de haïr les apostats, de tels système en ont besoin.: en tant qu'exemples négatifs, pouvant servir d'avertissement. Abandonnez votre religion, prêchez contre elle, attaquez-la, et voyez ce que vous obtenez: une lance dans le foie, un pic à glace dans le crâne."


(Si Julien l'Apostat l'avait emporté) "Imaginez les seize derniers siècles sans guerres de religion, peut-être sans intolérance religieuse ou même raciale. Imaginez la science non entravée par la religion. Effacez tous ces missionnaires forçant des peuples indigènes à adopter leur croyance pendant que des soldats de même provenance volaient leur or."


978-2715258839



23 novembre 2022

GPS 

de Lucie Rico

****


Enfin une histoire originale !

"GPS", de Lucie Rico est presque un roman policier. D'ailleurs, même s'il ne respecte pas toutes les règles du genre, je suis sure que beaucoup d’amateurs de polars le liront avec plaisir. Il y a une disparition, une recherche qui dure sur les 215 pages, et même un meurtre. Mais il y a par ailleurs bien d'autres choses, plus incertaines, diffuses, assurées et supposées; il y a un niveau supplémentaire qui tient à la qualité de l'écriture et à l'absence de certitude quant à ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Ce voile du doute recouvre tout, du début à la fin.

Le personnage principal est Ariane, journaliste de faits divers, au chômage depuis deux ans. Elle s'est réfugiée dans son petit appartement dont elle sort de moins en moins et d'où elle envoie quantité de CV à tous les journaux dont elle pourrait espérer un emploi. Au fil des mois, elle a de plus en plus douté d'elle, s'est sentie de plus en plus dévalorisée et s'est refermée sur elle-même, au sens propre comme au figuré. Elle ne sort presque plus et développe une agoraphobie de plus en plus handicapante. Sa seule amie est Sandrine avec qui elle est liée depuis l'adolescence. En fait, le lecteur découvre chez elle plus que de l'amitié pour Sandrine, un réel amour, même s'il est platonique. Quand Sandrine va disparaître et qu'Ariane va se lancer à sa recherche, le lecteur va s'apercevoir que Sandrine avait en réalité beaucoup de secrets pour Ariane. Peu avant sa disparition, les deux jeunes femmes avaient échangé un partage de localisation sur les GPS de leurs téléphones. Elles y sont représentées par un point rouge qui paraît parfois presque expressif, surtout à Ariane qui devient moins rationnelle. C'est le fil que cette Ariane-là va suivre et qui, depuis la disparition de Sandrine, continue à se déplacer...

Mais bientôt on perd pied. Où est le réel? Qu'y a-t-il de vrai? De fantasmé? D'ancien? D'actuel? Le lecteur doute autant que notre enquêtrice qui ne sait plus où elle en est.


« Tu te dis : peut-être Sandrine est-elle perdue, quant à son mariage, et je devrais aller la retrouver, la consoler. Que pourrais-tu lui dire en la retrouvant : ça fait plusieurs jours que je te suis depuis mon GPS et je m'inquiète pour toi ? C'est absurde, dément. Tu passeras pour une chômeuse bonne à enfermer et Sandrine ne voudra plus jamais te voir.

A défaut, tu navigues sur le paysage en street view, comme s'il y avait un indice à y découvrir que le GPS était une carte au trésor que Sandrine avait réalisée spécialement en vue de te conduire ici.

Le paysage sort de terre au fur et à mesure que tu le parcours. Sur le pourtour du lac, les saules trempent leurs feuilles jaunes dans l'eau. Parfois l'ombre prend le pas sur l'arbre, s'y encastre étrangement et mange son espace. Sur un tronc, il est écrit, comme s'il était normal que les troncs portent un nom : Lac de Der »


978-2818055960
Brize a aimé aussi.

Si vous l'avez lu aussi, mettez un lien vers votre chronique dans les commentaires, c'est sympa de comparer les avis.