09 décembre 2022

Le rocher blanc

 d'Anna Hope

***+


Ce roman est divisé, sans transitions, en récits centrés successivement sur une écrivaine actuelle, un chanteur star en rupture de ban en 1969, une gamine yoème* au cours de sa déportation par les colons en 1907 (pas si vieux!) et un lieutenant de la flotte espagnole en 1775 faisant commerce avec l'Amérique latine. Ces quatre personnages aboutissent au fameux Rocher Blanc au Mexique, dans le delta du Rio Grande de Santiago, lieu de cultes anciens, lieu où serait né le monde, et qui représente différentes choses pour chacun d'eux, du simple repère géographique à l'autel où tous les miracles sont possibles (les plus superstitieux étant paradoxalement les plus modernes en perte de repères). Une fois arrivé là, le lecteur fera avec les mêmes personnages, le chemin chronologique inverse, du 18ème au 21ème siècle. Cette structure raide et sans inspiration donne malheureusement à l'ensemble un aspect scolaire, encore majoré par les remerciements et références de fin d'ouvrage, faisant apparaître un souci frileux de pouvoir être accusée d'"appropriation culturelle", concept dans l'air du temps aux USA qui me fait beaucoup sourciller dans la façon inquisitoriale dont il est manié là-bas. Bref, on est loin des grandes envolées inspirées et libres des créateurs de mondes littéraires, de la force vitale de leur lyrisme et de leur liberté.

L'écrivaine de la première et dernière partie (en espérant que ce ne soit pas l'alter-ego de l'auteure) est une femme en crise, en cours de divorce et mère d'une petite fille qu'elle élève de façon peu convaincante. Elle remarque d'ailleurs elle-même qu'une Sénégalaise très simple qui voyage avec eux accompagnée elle aussi d'une petite fille, est une mère bien plus assurée et efficace. Elles sont dans un bus en route vers le mythique Rocher blanc pour une excursion qui mêle sans oser l'avouer pour certains tourisme et superstition. Ils iraient allumer leur cierge à Lourdes, ce serait ringard; ils vont l'allumer sur la côte mexicaine, ça passe. C'est assez hypocrite et étrange. Le chanteur est camé jusqu'aux yeux en permanence ou alcoolisé, si bien qu'il est difficile d'apprécier son génie, bien qu'il soit peut-être un vrai poète. Mais il est déclinant, en crise, et globalement au bout de son histoire. La petite fille déportée est encore pleine d'espoir quand nous la quitterons, mais nous qui ne sommes plus des enfants sommes pessimistes... Le commerce maritime espagnol est le bras exécutif d'une mise à sac de contrées qui vivaient jusque-là paisiblement. Ces récits qui s’enchaînent en portions trop longues pour que le rythme soit entraînant, sont comme on le voit plutôt consternants et c'est peut-être pour cela que je ne me suis guère attachée à ce roman. N'ayant jamais lu Anna Hope avant, je ne sais pas si cette ambiance lui est habituelle. D'autre part, malgré les états de crise décrits, le récit est toujours assez froid, extérieur, ça manque de tripes. Je n'ai pas été bouleversée, peut-être même pas touchée. C'est fait correctement, mais ce n'est pas inspiré. Ça n'est pas habité.

C'est du moins mon avis.


* "Amérindiens qui étaient, à l’origine, établis dans la vallée du Río Yaqui dans le Nord de l’État mexicain de Sonora et dans le Sud-Ouest de l’Arizona, aux États-Unis." (Wikipédia)


9782493206053



05 décembre 2022

L'Obscure histoire de la cousine Montse

Juan Marsé

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Manuel de domination sociale

Juan Marsé a choisi ici de mettre en scène une zone de la société espagnole du 20ème siècle, qu’il nomme lui-même : « les familles catho-richard ». Appuyées sur les moyens d’une fortune assurée et la caution morale d’une religiosité qui ne l’est pas moins, ces familles sont toutes puissantes et nul ne peut leur résister. Elles font la pluie et le beau temps et décident qui aura un travail et qui n’en aura pas. Qui obtiendra tel poste envié, pour les riches, telle aumône pour les pauvres. Leur plaire, c’est échapper à la misère, assurer son avenir, leur déplaire, c'est y être condamné à vie et cela en toute bonne conscience de leur part. Leur femmes sont bigotes, dames patronnesses, persuadées de leurs propres extrêmes dévouement et générosité, négligeant totalement leur part de responsabilité dans la grande misère qu’elles s’emploient apparemment à soulager. Elles peuvent ainsi consacrer leur temps et leur énergie à des œuvres aussi édifiantes qu’ un "centre d’orientation spirituelle pour employés de bureaux" (!) par exemple. Cette sécurité, cette puissance invincible, c’est

« cette enveloppe tribale dont jouissent d’ordinaire les familles catho-richardes à multiples rejetons et qui aide à se sentir moins seul et moins déshérité en ce bas monde, au travail et dans les relations, bien à l’abri dans l’ombre des majestueuses branches de l’arbre-nom à riche frondaison, qui se balancent avec assurance au-dessus de cette société aux ongles et aux dents affilés : simplement la vieille et profonde nostalgie d’être entouré d’oncles et de tantes solvables et hospitaliers, de sœurs bien mariées et de beaux-frères, de beaux-pères, de bouquets bien fleuris de nièces, de cousins germains et de cousines à chair plus que chère, de parents proches ou éloignés, absents ou présents mais en tout cas nombreux, tous frères et bien placés dans la vie, influents et introduits partout»

C’est la famille catho-richarde Claramunt que nous suivons ici, vu par l’œil bien introduit de Paco Bodegas, beau jeune homme, fils d’une fille Claramunt qui a perdu le soutien de la famille pour s’être mésalliée, mais qui a réintroduit son fils dans le groupe protecteur par souci de son avenir. Une première tentative à l’adolescence a échoué car le jeune homme était, comme il se doit, un peu rebelle, mais quelques années de plus et les débuts dans la vie ayant éveillé son sens des réalités, il devint, comme il le dit lui-même, leur «chien salarié». Introduit dans leur intimité, mais toujours un peu « à côté », bénéficiant de leur largesses et protections, mais sans rien avoir à lui, il est témoin de tout, juge, mais ne dit rien ; son attitude est pragmatique et sans noblesse. Il en est conscient. Il développe, comme il fallait s’y attendre, une passion amoureuse pour une de ses cousines : Nuria. Il est payé de retour et c’est à Paris, lors d’une longue nuit, que tous deux reprennent l’histoire de Montsé, sœur de Nuria, dont une bonne partie s’était faite jusqu’à présent dans le non-dit familial. Elle fit son malheur pour avoir pris au premier degré tout les préceptes moraux et religieux affichés. Malheur aux idéalistes et aux sincères ! La peinture psychologique est fine, mais je n’ai pas beaucoup aimé Paco, ni la tribu Claramunt. Le seul personnage vers lequel soit allée ma sympathie est Manuel, pour sa solidité, son réalisme et sa capacité à défendre son intégrité.

Je ne me suis pas non plus passionnée pour l’histoire de cette famille dont même les dissidents apparents sont les fruits naturels. Mais par contre, j’ai beaucoup apprécié ce qui pour moi est le moment fort du roman : la description de l’entreprise de lavage de cerveau bigot que furent les trois jours de retraite subis par Manuel. On assiste au spectacle consternant du dangereux infantilisme clérical. Je sais que ce récit, aussi délirant puisse-t-il nous sembler, ne surpasse pas du tout la réalité (au contraire, car il ne soulève pas trop le voile mis sur la face sexuelle de l’exercice) et j’admire la clarté et la justesse du rendu produit par Juan Marsé. Cela occupe une part assez importante du roman, à juste titre à mon avis, car c’est vraiment très intéressant, et réussi.

Et bien sûr, je n’ai pu qu’admirer la maîtrise littéraire et la beauté sans faille de l’écriture de Juan Marsé. Il est au-dessus de toute critique sur ce terrain.


978-2267006612



01 décembre 2022

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits

Salman Rushdie 

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… soit mille et une nuits

« Nous sommes la créature qui se raconte des histoires pour comprendre quelle sorte de créature elle est. »

Si vous voulez comprendre un peu cette histoire, il faut commencer par vous mettre dans l'ambiance des contes des mille et une nuits car, vous le savez sûrement, mille et une nuits font deux ans, huit mois et vingt-huit nuits. Dans un sens les deux œuvres ont donc le même titre, et ce n'est pas pour rien.

Au 12ème siècle, un philosophe du nom d'Ibn Rushd (notez la parenté) eut la bonne fortune de séduire une jinnia (féminin de jinn -que personnellement j'écrivais plutôt djinn, mais vérification faite, les deux sont possibles). Ils vécurent heureux et eurent en effet vraiment beaucoup d'enfants. Tant qu'au bout d'un moment le sieur Ibn jugea plus reposant d'aller vivre sa vie tout seul, abandonnant, n'ayons pas peur de le dire, femme et enfants. Mais nous sommes dans un conte et donc, tout cela ne fut pas trop grave et la belle jinnia était de taille à se passer de lui, tout comme le firent ses enfants. Le philosophe n'étant qu'humain, ne tarda pas à mourir, tandis que sa belle, quasiment immortelle se désolait de son abandon et de son veuvage.

Les siècles passèrent et les enfants de Dunia, la Princesse jinn, et d'Ibn Rushd le philosophe, s'étaient bien multipliés et s'étaient dispersés à travers le monde. Ils avaient tous la particularité d'être dotés d'oreilles sans lobes. Ils avaient encore une autre particularité mais ils ne le surent que neuf siècles plus tard, pour ceux qui le surent, quand Dunia, se reprenant d’intérêt pour sa progéniture devenue un peuple, se mit en tête de les retrouver et de le leur dire.

Du temps que le philosophe était vivant, il soutenait des idées humanistes et rationnelles. Il s'était pour cela opposé violemment à l'autre grand penseur de son époque, Ghazali, qui incarnait lui, la superstition, le dogmatisme, le fanatisme, la passion des interdits, des restrictions et des brimades. Neuf siècle après, les idées de ce dernier redevinrent à la mode, alors même que la jonction entre le monde parallèle des jinns et celui des humains, se reproduisait, permettant le passage des premiers chez les seconds. L'invasion des jinns que rien ne pouvait empêcher de jouer de sales tours, d'être cruels, méchants, vindicatifs et hyper destructeurs, perturba énormément le monde des humains et leur infligea bien des douleurs au point que certains, "lorsque la réalité cessa d'être rationnelle ou ne serait-ce que dialectique, pour devenir aussi entêtée qu'insaisissable et absurde", ne sachant plus que faire, se tournèrent vers les idées de Ghazali ; tandis que Dunia, et ses descendants, promouvaient celles d'Ibn Rushd.

Si vous pouvez retrouver votre âme rêveuse d'enfant qui aimait les contes au point de ne jamais en être rassasié, ce roman vous enchantera et vous emportera très loin, sur des tapis volants ou plutôt ici, des "urnes volantes". Vous découvrirez les figures plus ou moins attachantes des descendants de Dunia et celles, effrayantes et consternantes, des fanatiques et des "jinns obscurs". Vous assisterez à leurs combats. Tout cela, comme tous les contes, ne pourra pas ne pas vous faire songer à certains points obscurs du réel... Vous apercevrez les échos d’autres histoires passant à l'arrière-plan, tant la fiction est un monde universel et partagé: "Dans un village de Roumanie, une femme se mit à pondre des œufs. Dans une ville française, les habitants commencèrent à se transformer en rhinocéros. De vieux Irlandais se mirent à vivre dans des poubelles. Un Belge se regarda dans le miroir et y vit refléter l'arrière de son crâne. Un officier russe perdit son nez et le vit qui se promenait tout seul dans Saint-Pétersbourg." etc.

Et puis, au bout de deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, l'histoire connaîtra sa conclusion.

Comme il se doit.

« Il fut attrapé par l’hameçon de l'histoire qui vint se planter dans son oreille sans lobe et captiva son attention. »


« Si cette histoire est vraie dit-il, s'efforçant de faire la conversation par politesse et de dissimuler son manque d’intérêt pour ces sornettes d'un autre âge, nous sommes tous un petit peu de tout, non ? Judéo-arabes chrétiens, façon patchwork. » Le père Jerry fronça avec force ses sourcils fournis « Etre un peu de tout, c'était la façon de vivre à Bombay, murmura-t-il, mais c'est passé de mode. L'étroitesse d'esprit remplace la largeur de vues. La majorité gouverne et la minorité se contente de regarder. Nous devenons des marginaux dans notre propre pays et quand les troubles se produisent, ce qui ne manquera pas d'arriver, ce sont habituellement les marginaux qui trinquent avant tout le monde. »

 9782330109486



27 novembre 2022

Elizabeth Finch

de Julian Barnes

***+


Le narrateur s'appelle Neil, la trentaine, acteur qui n'arrive pas à percer et qui toute sa vie, devra compléter ses revenus avec des boulots divers et variés. Retourné sur les bancs des amphis pour parfaire ses connaissances, il tombe, dès le premier cours sous le charme de son prof de "Culture et civilisation", la cinquantaine, personnalité intéressante, il est vrai. Après les études, ils continueront à se voir épisodiquement à Londres, en mangeant ensemble. Leur amour ne sera jamais ni oralisé, ni concrétisé, mais durera jusqu'à la mort d'Elizabeth puis, on peut le supposer, celle de Neil, bien plus tard. C'est une belle histoire, admirablement bien portée par la belle écriture de Barnes. L'ambiance m'a fait penser à son précédent roman, "La seule histoire", même le fantôme de l'alcool, qui ne réapparaît pas ici mais qui flotte dans l'air sans être jamais évoqué (pourquoi cette obligation de restaurant "sans alcool"). On a l'impression qu'il y a beaucoup de l'auteur dans le narrateur, comme c'est d'ailleurs souvent le cas dans ce mode de narration. Cependant, ignorant tout de la vie réelle de l'auteur, je ne sais pas si cette impression est fondée ou non.

Le problème de ce roman est qu'il souffre d'un malentendu causé par sa quatrième de couverture. Il nous y est présenté comme "un roman d'amour pas du tout comme les autres" et portant sur la personnalité mystérieuse et fascinante d'Elizabeth Finch, professeur d'université, objet de cette flamme qui durera toute la vie de cet élève épris. La quatrième de couverture nous dit cela, et rien de plus. C'est passer un peu vite le fait que sur les 200 pages du roman, 50 sont une stricte biographie de Julien l'Apostat (qu'on aurait plus judicieusement dû nommer Le superstitieux), ainsi qu'une étude sur les vertus comparées du mono et du poly théisme. Je ne dis pas que ce soit sans intérêt, bien au contraire, je dis qu'il y a de quoi prendre de court les amateurs d'histoires d'amour et de rater le lectorat des amateurs d'Histoire antique. Beaucoup des premiers ne dépasseront pas la moitié du livre, tandis que les seconds n'ont même aucune raison de l'ouvrir.

L’intérêt de ce livre tient à la quantité de notions intéressantes qui y sont mises en lumière et examinées. Comme par exemple "le narcissisme des petites différences", les projections sur ce qu'aurait pu être un monde non chrétien, etc. Et tout cela se termine par une mise en abyme subtile et amusante.

Bref, ça reste du Julien Barnes.


PS: A noter, le traducteur a inventé un mot, à savoir "monotesticulaire" à défaut de "monorchide".


Extraits:

"Notre héritage génétique peut nous entraver. Ainsi que des évènements passés dans notre vie. Il n'y a pas que les soldats sur le terrain qui souffrent plus tard de troubles liés au stress post-traumatique."


"Etrange qu'il y ait des hommes qui se persuadent que le désir est une émotion. Une des plus ^primaires, alors.

Et il en est beaucoup d'autres qui confondent "se sentir coupables" et "être absous". Ils sont peu conscients qu'il y a des étapes entre les deux."


"Le sentiment que l'existence, en dépit de ce qu'on aimerait qu'elle soit, ne se résume pas à une histoire - ou pas une histoire telle qu'on la comprend et l'espère."


"- De toutes les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d'autres non.

- Continue

- Et il faudrait apprendre à distinguer les unes des autres, et admettre qu'il n'y a rien à faire au sujet de ce qui ne dépend pas de nous, et reconnaître que cela nous conduit vers une véritable compréhension philosophique de la vie."


"Toutes les religions (ou presque toutes) détestent bien plus l'apostat que le paysan ignorant qui peut généralement, avec un peu de sévère persuasion, être hissé, clignant des yeux, vers la lumière. Gibbon écrit que les Juifs de cette époque tuaient ceux qui apostasiaient. Peut-être est-ce vrai de toutes les grandes organisation unitaires. Trotsky fut assassiné à Mexico pour avoir renié la seule vraie foi politique. Mais tout autant que de haïr les apostats, de tels système en ont besoin.: en tant qu'exemples négatifs, pouvant servir d'avertissement. Abandonnez votre religion, prêchez contre elle, attaquez-la, et voyez ce que vous obtenez: une lance dans le foie, un pic à glace dans le crâne."


(Si Julien l'Apostat l'avait emporté) "Imaginez les seize derniers siècles sans guerres de religion, peut-être sans intolérance religieuse ou même raciale. Imaginez la science non entravée par la religion. Effacez tous ces missionnaires forçant des peuples indigènes à adopter leur croyance pendant que des soldats de même provenance volaient leur or."


978-2715258839



23 novembre 2022

GPS 

de Lucie Rico

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Enfin une histoire originale !

"GPS", de Lucie Rico est presque un roman policier. D'ailleurs, même s'il ne respecte pas toutes les règles du genre, je suis sure que beaucoup d’amateurs de polars le liront avec plaisir. Il y a une disparition, une recherche qui dure sur les 215 pages, et même un meurtre. Mais il y a par ailleurs bien d'autres choses, plus incertaines, diffuses, assurées et supposées; il y a un niveau supplémentaire qui tient à la qualité de l'écriture et à l'absence de certitude quant à ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Ce voile du doute recouvre tout, du début à la fin.

Le personnage principal est Ariane, journaliste de faits divers, au chômage depuis deux ans. Elle s'est réfugiée dans son petit appartement dont elle sort de moins en moins et d'où elle envoie quantité de CV à tous les journaux dont elle pourrait espérer un emploi. Au fil des mois, elle a de plus en plus douté d'elle, s'est sentie de plus en plus dévalorisée et s'est refermée sur elle-même, au sens propre comme au figuré. Elle ne sort presque plus et développe une agoraphobie de plus en plus handicapante. Sa seule amie est Sandrine avec qui elle est liée depuis l'adolescence. En fait, le lecteur découvre chez elle plus que de l'amitié pour Sandrine, un réel amour, même s'il est platonique. Quand Sandrine va disparaître et qu'Ariane va se lancer à sa recherche, le lecteur va s'apercevoir que Sandrine avait en réalité beaucoup de secrets pour Ariane. Peu avant sa disparition, les deux jeunes femmes avaient échangé un partage de localisation sur les GPS de leurs téléphones. Elles y sont représentées par un point rouge qui paraît parfois presque expressif, surtout à Ariane qui devient moins rationnelle. C'est le fil que cette Ariane-là va suivre et qui, depuis la disparition de Sandrine, continue à se déplacer...

Mais bientôt on perd pied. Où est le réel? Qu'y a-t-il de vrai? De fantasmé? D'ancien? D'actuel? Le lecteur doute autant que notre enquêtrice qui ne sait plus où elle en est.


« Tu te dis : peut-être Sandrine est-elle perdue, quant à son mariage, et je devrais aller la retrouver, la consoler. Que pourrais-tu lui dire en la retrouvant : ça fait plusieurs jours que je te suis depuis mon GPS et je m'inquiète pour toi ? C'est absurde, dément. Tu passeras pour une chômeuse bonne à enfermer et Sandrine ne voudra plus jamais te voir.

A défaut, tu navigues sur le paysage en street view, comme s'il y avait un indice à y découvrir que le GPS était une carte au trésor que Sandrine avait réalisée spécialement en vue de te conduire ici.

Le paysage sort de terre au fur et à mesure que tu le parcours. Sur le pourtour du lac, les saules trempent leurs feuilles jaunes dans l'eau. Parfois l'ombre prend le pas sur l'arbre, s'y encastre étrangement et mange son espace. Sur un tronc, il est écrit, comme s'il était normal que les troncs portent un nom : Lac de Der »


978-2818055960
Brize a aimé aussi.

Si vous l'avez lu aussi, mettez un lien vers votre chronique dans les commentaires, c'est sympa de comparer les avis.




20 novembre 2022


Abymes

de Mangin, Griffo, Malnati et Bajram

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Les trois, sinon rien.

Valérie Mangin est la scénariste qui a imaginé et raconté cette (ou ces?) sombre(s) mais si ingénieuse(s) histoire(s) de mise en abyme. Petit rappel :

«  La mise en abyme est un procédé consistant à représenter une œuvre dans une œuvre similaire, par exemple dans les phénomènes de « film dans un film », ou encore en incrustant dans une image cette image elle-même. » Wikipédia

Les trois volumes ont été dessinés chacun par un dessinateur différent et dans des styles différents. Aucun dessinateur ne m'a réellement enthousiasmée, mais aucun ne m'a déplu non plus. Je dirais qu'à mon goût, ils sont bons tous les trois.

Dans le premier volume, dessiné par Griffo, nous rencontrons Balzac, le grand romancier, qui justement ici ne deviendra jamais si grand que cela car sa carrière sera interrompue par les crimes qu'il a commis. Or, le journal auquel il fournit habituellement ses feuilletons, raconte également ces meurtres dans ses faits divers. Première mise en abyme. La dernière page donne la solution mais on ne la comprend pas encore vraiment.

Avec le deuxième tome, dessiné par Malnati, nous changeons de siècle et d'art, puisque nous trouvons Henri-Georges Clouzot qui, à la libération, entreprend de faire un film qui racontera les crimes de Balzac. Mais les rushes de la journée qu'il visionne le soir montrent des scènes qu'il n'a pas filmées et qui sont loin de le glorifier. Seconde mise en abyme. Comme la première fois, tout finira mal. Enfin, pas pour tout le monde.

Le troisième et dernier volume, dessiné par Bajram, mènera l'histoire à son terme et, en une dernière mise en abyme, nous donnera toutes les clés. Lisez tout attentivement si vous voulez tourner la dernière page en ayant enfin tout compris. Vous pourrez ainsi admirer l'habileté et la richesse du scenario de Valérie Mangin.






978-2800153452 

16 novembre 2022

La ligne de nage 

de Julie Otsuka

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De  Julie Otsuka, j'avais déjà lu "Certaines n'avaient jamais vu la mer" que j'avais beaucoup aimé et qui m'avait fait découvrir une page de l'histoire des USA que j'ignorais totalement, à savoir  la déportation et l'incarcération d'environ 120 000 civils ressortissants japonais et américains d'origine japonaise dans des camps pendant la seconde guerre mondiale. Cette page noire de leur histoire a traumatisé la famille de l'auteur et on la retrouve évoquée ici, Alice, la grand-mère l'ayant vécue. On retrouve ici le même style d'écriture, la même façon de raconter que dans le précédent. Comme je l'avais beaucoup apprécié, j'ai été contente qu'on me raconte une nouvelle histoire de cette façon calme, faite de petites touches impressionnistes.

Ce roman est divisé (assez abruptement, je trouve) en deux parties que l'on ne peut pas relier, si ce n'est par la présence d'Alice. La première partie nous présente la piscine en sous-sol qu'elle fréquente et les autres usagers réguliers de ces bassins. Il s'agit de nageurs quotidiens pour qui cette parenthèse aquatique (placentaire) est extrêmement importante. Elle est un des piliers de leurs journées. Pour les désigner, l'auteur dit "nous". Après des centaines et des milliers de longueurs de bassin, voilà qu'une fissure apparaît au fond de la piscine. Fine, mais qui s'avère irréparable. D'autres apparaissent bientôt, et l'inconcevable a lieu: Il faut fermer définitivement la piscine. La seconde partie nous présente à nouveau Alice, que nous avions aperçue à la piscine. Tout le monde avait remarqué, ses absences, ses erreurs et ses oublis et y palliait avec bienveillance, mais voilà que le phénomène s'est aggravé et que notre Alice de plus en plus désorientée, doit rejoindre un établissement spécialisé. Le récit est fait par sa fille.

Comme on le voit, la première partie était à la fois un élément important de la vie d'Alice et la métaphore de ce qui se passait. Les fissures dans la piscine font écho à celles qui détruisent sa mémoire et son autonomie. C'est un récit lent mais sans ennui grâce au découpage en courtes touches. On éprouve de la fascination pour cette narration sinueuse qui saute de l'un à l'autre. un récit non dénué d'humour et sans jugement ni analyse, mais cependant profond en ce qu'il voit tout ce qu’il faut voir, et rien que cela. Une lecture paisible qui parle de destruction et de mort. L'oxymore ne serait-il qu'apparent?

978-2072958588


12 novembre 2022

Il faut une révolution politique, poétique et philosophique:

 Entretien avec Carole Guilbaud

d'Aurélien Barrau 

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"Astrophysicien, directeur du Centre de Physique Théorique Grenoble-Alpes, Aurélien Barrau est un ardent défenseur de la planète, une voix incontournable de l’écologie aujourd’hui.

Carole Guilbaud est professeure de lettres."


J'avais découvert Aurélien Barrau par ses vidéos sur les réseaux sociaux (j'en ai d'ailleurs partagé une ou deux sur mon mur). Etant convaincue par ses thèses, j'ai décidé d'acheter son dernier paru, fascicule de peu de pages, de le lire et d'en distribuer ensuite à ceux qui me demanderaient quelles étaient ses idées. J'ai réalisé les deux premiers tiers du projet, mais ensuite... à la lecture, j'ai découvert un texte pas si facile d'accès et qui ne conviendrait pas à certains en raison du vocabulaire utilisé. En clair, ce n'est pas à portée de tous. Sans aller jusqu'à limiter son audience à quelques savants, cela demande une lecture attentive et un certain nombre de connaissances. Ce n'est pas l'ouvrage de vulgarisation que je croyais. Son précédent ouvrage (« Le plus grand défi de l'histoire de l'humanité ») est plus accessible et c'est donc ce dernier que je conseillerais le plus souvent pour une découverte.

Ensuite, la forme étant celle d'une interview, j'ai découvert des questions à l'énoncé trop long et détaillé. Je sais que c'est censé fournir au lecteur les connaissances qui lui permettront de mieux apprécier la réponse, il n'empêche que ce qui l'intéresse, c'est la réponse, pas la question et j'en aurais souhaité certaines plus concises. Elles m'ont aussi paru moins claires que les réponses (qui elles, le sont parfaitement). Mais c'est juste un bémol. Pour ce qui est des réponses, par contre, j'ai continué à être pleinement convaincue par les raisonnements suivis et les thèses soutenues. Je pense que tout le monde devrait s'informer des thèses d'Aurélien Barrau. 

Depuis que l'on nous dit que nous détruisons la planète et que nous courons à notre perte si nous continuons ainsi, tous ceux qui ne souffrent pas d'un blocage irrationnel sur le sujet ont bien compris qu'en effet... il allait falloir faire quelque chose.

Mais plus tard. 

On avait le temps de voir venir et de trouver des aménagements et des solutions. Aujourd'hui, nous découvrons soudain avec horreur que ça va BEAUCOUP plus vite qu'on ne l'avait pensé et qu'on a bel et bien déjà les pieds dedans. Nous voilà talonnés par l'urgence. Quelques aménagements et améliorations n'y changeront rien, «une seule solution, la révolution» comme disaient déjà vos grands-parents. En changeant le mode de vie, en multipliant les gestes écologiques (ce qui déjà est loin d'être acquis pour certains), on obtiendra des «améliorations» mais on ne résoudra pas le problème.

« Il s’agit de refondre les valeurs et les symboles. Si la direction ne change pas, le chemin suivi importe peu. »

Ailleurs :

« Les petits gestes et autres "initiatives individuelles" sont certainement bienvenus. Mais ce n'est plus la question de fond. Un problème systémique ne peut avoir de solution que systémique. Il faut une révolution politique, poétique et philosophique. »

Mais surtout :

« Le temps a-t-il été pris de s'interroger sur la direction que nous considérons comme méliorative ? En quoi l'affaissement culturel et biologique est-il un progrès ? »


« Non, il ne faut pas renoncer à la croissance, il faut la redéfinir. Je pense sincèrement qu'il y a quelque chose de profondément débile -je n'ai pas de mot plus poli- à nommer croissance une éradication systématique de la vie sur terre. La croissance vraie ne pose aucun problème : l'amour, la créativité, l'entraide, la connaissance, les explorations artistiques et scientifiques peuvent évidemment croître. Elles le doivent ! Mais la production délirante d'objets inutiles, devenue une fin et non plus un moyen, doit être nommée pour ce qu'elle est : une maladie. S'il faut la nommer croissance, alors voyons-la comme une croissance tumorale. »


Cette lecture nous amène à examiner bien des sujets, à nous poser parfois des questions qu'on n'avait pas encore envisagées. Que vous soyez convaincu ou non, la lecture de cette brochure est indispensable pour savoir au moins de quoi vous parlez et, plus largement, pour savoir ce que vous vivez. Je pourrais pratiquement citer la totalité de cet ouvrage... Il vaut mieux que vous le lisiez  vous-même, et après hop ! Dans une boite à livres !

9791038701298



08 novembre 2022

Cher connard

Virginie Despentes

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Je fais partie des gens qui ont un a priori favorable en ouvrant un livre de Virginie Despentes. Je ne dis pas que cet a priori ne pourrait pas disparaître en vol, il le pourrait ; mais en tout cas, ce n'était pas encore pour cette fois.

Nous avons ici un roman épistolaire, le joyeux facteur apportant à grands coup de pédales les feuillets enclos dans l'enveloppe prometteuse est remplacé par les messageries automatiques, mais cela ne change rien au principe. Un soir de déprime, de hargne et d’abus d'alcool (mais c'est tous les soirs), Oscar Jayack, écrivain connu, a craché sur Instagram un portrait hyper insultant de l'actrice Rebecca qui lui répond par un mail destructeur. A partir de là, contrairement à ce qu'on aurait pu attendre, le dialogue s'engage, d'autant qu'Oscar révèle tout de suite qu'il a bien connu Rebecca quand il était enfant et qu'il a toujours été amoureux d'elle... Ensuite, Oscar révèle aussi qu'il est en plein cœur d'un scandale Metoo qui détruit sa vie et il se met à se raconter. De son côté, Rebecca, actrice solaire n'ayant jamais connu que les succès, n'a plus été sollicitée par un réalisateur depuis longtemps. Le cinéma n'aime que les femmes jeunes et, si elle est toujours belle (bien qu'un peu ronde) elle est de moins en moins jeune... Elle ne se laisse pas abattre, mais néanmoins, les réalités bancaires sont ce qu'elles sont... Tout deux s’adonnent volontiers à l'alcool et même aux drogues. Pour Oscar, c'est une nécessité vitale et il pense que cela facilite sa vie sociale et ajoute à son charme, pour Rebecca, elle pense qu'elle peut arrêter facilement et que c'est un choix qu'elle fait à chaque fois.

Sur ce, à la stupéfaction générale, arrivent le COVID et les confinements...

Dans le récit que V. Despentes nous fait, les lettres des deux protagonistes sont entrecoupées des chroniques que Zoé Katana (la femme qui a subi les harcèlements d'Oscar) publie sur le net.

Despentes aborde donc ainsi plusieurs enjeux majeurs de notre société et ce que je peux dire, c'est qu'elle le fait avec une grande habileté, une grande justesse et même une grande finesse. Le phénomène Metoo, avec ses victimes qui se rebellent et ses bourreaux qui se croient plus ou moins sincèrement innocents, le monde du spectacle et son microcosme, les réalités des addictions et de leurs sevrages, le confinement et l'irruption de la science-fiction dans la vie quotidienne de chacun. L'auteur aurait pu se perdre dans la richesse des problématiques utilisées mais il n'en a rien été. Elle maîtrise bien son ouvrage. Elle prend parfois le temps de détailler les thèses comme par exemple, le rôle du cinéma (auquel je n'avais pas encore pensé de façon aussi systématique et qui m'a pleinement convaincue) ou les causes du maintien du patriarcat (moins convaincue, ayant ma propre thèse que je continue à trouver plus convaincante que celle de Zoé). Ces développements argumentés s'intègrent bien dans le roman, et puis si vous vouliez de l'action pure, sans réflexion, fallait prendre un autre auteur.

On voit par ailleurs, les deux caractères évoluer au fil des pages, même Rebecca qui, au début, est une boule de certitudes et d'énergie assez destructrice, acquiert de la nuance. Oscar quant à lui, découvre progressivement son déni. Cette peinture des évolutions est subtile et juste. Virginie Despentes est LE témoin de notre époque. Elle en prend les thèmes à bras le corps et sait quoi en faire. Elle l'est depuis longtemps et elle l'est toujours. Son absence des prix littéraires en cet automne est incompréhensible pour moi.

Que des compliments ? Direz-vous. Eh bien à vrai dire, si je devais mettre un bémol, je dirais que par moment, le style m'a paru un peu plus chaotique que l'auteur ne l'avait sans doute voulu. Mais je peux me tromper.

PS : Le rap nous suit tout au long de l'ouvrage, les références sont nombreuses et permanentes. Pour moi, c'est terra incognita, mais cela n'a pas gêné ma lecture. Je suppose tout de même que ce sera un plus pour les aficionados.


Deux petits extraits (c'est Oscar qui parle):

« Je lis le texte de Katana et je suis tellement soulagé qu'elle ne parle plus de moi que je commence à écouter ce qu'elle dit. Et je me dis que je n'ai jamais cité une femme dans la liste des auteurs qui m'ont influencé. Et on ne m'en a jamais fait la réflexion. Je ne cite jamais de femmes parce que je sais que ça me discréditerait. Ca ne se fait pas. »


« Pendant ce temps, les ventes s'envolaient. Visiblement, acheter mon livre est devenu un geste de résistance aux attaques féministes. Je réalise que j'ai reçu beaucoup de courrier de soutien. Qui n'étaient pas seulement envoyés par des mecs solidaires. Les femmes sont là aussi, pour moi. C'est déprimant d'être soutenu par des cons. Mais impossible de ne pas me réjouir quand je vois 'afficher la somme des droits qu'il me reste à percevoir. »

9782246826514

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04 novembre 2022

Blizzard

de Marie Vingtras

****

Thriller extrêmement bien monté, j'ai admiré la belle écriture et la finesse de la construction de ce roman à suspens. On ne peut qu'admirer, surtout si l'on considère qu'il s'agit d'un premier roman. Il a d'ailleurs obtenu un bien mérité Prix des Libraires 2022.

Nous avons quatre personnages : Bess, Bendedict, Cole et Freeman. Un cinquième est évoqué mais ne prendra pas la parole et il y a aussi un enfant "Le petit", dont on parle beaucoup mais qui n'intervient pas. Quand je dis parole, je devrais dire "pensée", car ce que nous avons, ce sont des chapitres alternés nous livrant les pensées des quatre individus.

Bess a quitté le chalet en plein blizzard, en emmenant le fils de Benedict, petit garçon de sept ans. Pourquoi a-t-elle fait ça? C'est de la folie! Les chances de survie sont nulles en plein blizzard. Elle n'a pas eu le temps d'atteindre le véhicule qu'elle avait déjà perdu le gamin qui a lâché sa main alors qu'on ne voit rien à un mètre.

Dès qu'il s'aperçoit de leur disparition, Benedict se lance à leur recherche, s'adjoignant au passage son voisin Cole, très réticent à se lancer dans cette poursuite dangereuse et sans espoir. Un autre voisin, Freeman, n'est pas appelé à participer, d'une part parce qu'il est plus âgé et de l'autre, n'étant dans la région que depuis deux ans, il est moins bien préparé à résister à ces conditions extrêmes. La poursuite commence. De courts chapitres relaient alternativement les pensées de chaque participant en les alternant. C'est ainsi que, peu à peu, en un style très vivant et évocateur, nous comprenons mieux l'histoire de chacun, le contexte et comment on en est arrivé à cette excursion d’apocalypse et découvrons comment tout cela va finir.

« … ça a tambouriné de tous les diables à la porte. C'est pas un temps à mettre un bon chrétien dehors, alors je me suis reboutonné comme j'ai pu et j'ai attrapé mon fusil. On sait jamais ce qui peut courir les bois. J'ai crié : C'est qui ? Un truc auquel un ours pourrait pas répondre, mais il y avait trop de vent dehors pour que je puisse entendre quoi que ce soit. Les coups ont redoublé. Ma foi, j'avais pas le choix. J'ai tourné le verrou, entrouvert la porte avec mon pied et j'ai visé l’entrebâillement au cas où... »

9782823617054


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31 octobre 2022

Ultramarins 

de Mariette Navarro

****


Quatrième de couverture :

"A bord d'un cargo de marchandises qui traverse l'Atlantique, l'équipage décide un jour, d'un commun accord, de s'offrir une baignade en pleine mer, brèche clandestine dans le cours des choses. De cette baignade, à laquelle seule la commandante ne participe pas, naît un vertige qui contamine la suite du voyage. Le bateau n'est-il pas en train de prendre son indépendance ?"


Tout de suite, je me suis demandé combien il y avait de femmes commandantes de navires de commerce ? Etait-ce devenu courant ou toujours rare? J'ai trouvé cet article détaillé de Isemarqui évoque une féminisation lente des métiers de la mer et je n'ai pu m’empêcher de noter qu'en 2018 (date de l'article) on en était toujours à "inciter les entreprises à promouvoir l’égalité hommes/femmes au cours des différentes étapes de la vie professionnelle qu’il s’agisse du recrutement, de la rémunération ou du déroulement de carrière". Merci, c'est trop, aurais-je envie de dire (pour cacher que je croyais que c'était déjà une obligation légale).

Mais revenons à notre roman. J'ai été un peu longue à embarquer pour ce voyage-là, mais une fois partie, je dois dire que je l'ai bien apprécié. La commandante a une personnalité un peu étrange, mais on s'habitue et elle est loin d'être antipathique, et même si on ne la comprend pas vraiment, on la laisse faire et on la suit. Son équipage aussi est un peu étrange, surtout quand après avoir mis vingt hommes à la mer pour une pause-baignade, on en remonte vingt-et-un... Tout cela fait qu'on ne s'ennuie pas. On examine au passage la raison d'être de ce fret incessant de marchandises parfaitement non indispensables d'un bout à l'autre de la planète et qui fait tourner le monde en une ronde artificielle et inutile si ce n'est de maintenir sa survie et d'éviter que tout ne s'écroule puisque tout s'appuie sur ce principe de base. Comme dit Aurélien Barrau, il faudrait changer le principe de base.

C'est écrit en une belle prose poétique à laquelle j'ai adhéré et qui fait la part belle aux sentiments et aux sensations. Le subjectif prime. Le roman est court (145 pages) et je pense que c'est exactement le format qu'il lui fallait, plus long, on aurait tourné en rond et on se serait enlisé.


Extrait :

"Ils s'assoient côte à côte dans un des canots, parce que la question ne se pose plus de passer de l'idée à l'acte, maintenant qu'ils ont atteint cette parfaite région d'eau calme, celle qu'ils évoquaient ces derniers soirs sur le pont sous la lueur de la lune. Ils s'étonnent des promesses qu'ils se sont faites su légèrement, mais ils se laissent descendre jusqu'à l'eau, jusqu'à ce qu'un petit choc leur signale qu'ils y sont. A quelques centimètres de la surface, ils n'ont plus qu'à passer les jambes par-dessus bord. Tout, maintenant, peut commencer.

(...)

Alors, les deux pieds au milieu de rien, et tout le corps qui suit."



9782374912158


* Institut supérieur d'économie maritime Nantes-Saint Nazaire

Keisha l'a lu

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27 octobre 2022

Sardines

de Nuruddin Farah

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Littérature de la Corne d’Afrique

Second roman de la trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine", ce roman peut tout à fait être lu indépendamment des autres mais on y retrouve certains personnages dont nous avons fait connaissance dans "Du lait aigre doux", ou du moins, ils sont évoqués. Les personnages actuels les connaissaient (à lire les romans de N. Farah, on a d’ailleurs l’impression que tout le monde se connait à Mogadiscio) et de plus, que tout le monde est assez proche du pouvoir. Nos personnages en tout cas le sont, comme dans le premier opus, puisque nous suivrons Samater que le dictateur a nommé ministre autant pour le neutraliser que pour ses services et son épouse Médina, rédactrice en chef qu’il a au contraire renvoyée et interdite de toute publication. 

Chez Samater et Médina vit également Idil, la mère de Samater, une véritable horreur! le terme n’est pas trop fort. Cette femme intégriste fanatique et mère abusive a un comportement totalement dictatorial que tout le monde condamne tout en lui reconnaissant le droit d’agir ainsi. Selon les règles du clan, elle est intouchable, Samater lui doit respect et hébergement, même si elle s’insinue dans toute sa vie privée pour y imposer ses vues obscurantistes. Samater et Médina ont une petite fille, Ubax. Le jour ou Ibil annonce que puisque Médina refuse que la petite soit excisée et infibulée, elle l’emmènera de force un jour pour faire pratiquée la mutilation*, la rupture est consommée. Médina prend sa fille et quitte la maison. 

Farah développe plusieurs idées sur le thème de la dictature. La première est qu’une attitude dictatoriale de l’homme envers la femme et des parents sur les enfants est le pendant indissociable qui prépare et maintient le gouvernement dictatorial d’un pays. Ainsi Médina accentue-t-elle au contraire la liberté d’Ubax. Ses amis et elle vont lutter contre le Général (jamais nommé, il s’agit du général Barre qu’un coup d’état porta au pouvoir en 1969 et un autre emporta plus de 20 ans plus tard sans que le pays s’en trouve vraiment mieux).

Ici encore, les problèmes des femmes sont largement évoqués et présentés pour ce qu’ils sont, la base même du fonctionnement fasciste de ce monde : mutilations sexuelles, viols où la femme doit s’estimer pleinement dédommagée si son violeur accepte après coup de l’épouser,  coexistent et même se mêlent (je veux dire que ce sont parfois les mêmes femmes) à un mode de vie plus libre où la femme peut travailler pour gagner sa vie, voyager, faire des études ou du sport.

On peut ne pas toujours prendre plaisir au style de Farah qui, surtout dans la première moitié de ce roman use et abuse de comparaisons et métaphores parfois osées, parfois franchement mal venues**, mais on doit lire ce qui est la principale manifestation d’une littérature de ces régions jusque là vouées à l’oral, et qui manifeste de plus une vive tentative de compréhension de ce qui s’y passe. D’autant qu’il y a également un vrai plaisir de lecture à trouver cette transcription d’une manière de dire africaine.


A noter : on retrouve ici Ebla, héroïne de "Née de la côte d’Adam" et l’on voit ce qu’est devenu l’enfant qu’elle attendait à la fin de ce roman. Notre trilogie est une tétralogie.


* Ne pas oublier au passage que, quasi systématiquement exécutées, ces pratiques monstrueuses ne sont toujours pas interdites en Somalie (et autres), sans qu’on en parle plus que ça en Occident.


** "Les hommes du général (et Samater en faisait partie) devaient servir d’oreillers pour la tête de la nation, de sages-femmes pour la douleur dont la nation n’avait pas encore accouché, de même que de suppositoires pour l’économie constipée de la nation."  p. 103


Trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine"

1 - Du lait aigre-doux 

2 - Sardines

3 - Sésame ferme toi 

9782264033208