09 mars 2021

Nous sommes les chardons 

d' Antonin Sabot

***+


 Prix Jean Anglade 2020 

Normalement, je ne lis pas ce genre de romans, romans « de terroir », et il en serait allé de même de celui-là si on ne me l'avait pas offert, mais la brève préface d'Agnès Ledig réunissant tout ce que je crains en la matière a bien failli faire que je ne le lise quand même pas. J'ai appris ensuite qu'il avait été couronné par le Prix Jean Anglade qui « est un prix littéraire national qui récompense un primo-romancier ayant mis en avant dans son texte les valeurs chères à l’un des auteurs majeurs de la maison d’édition : humanisme et universalité. ». Vous ai-je déjà dit ce que je pense du mariage contre-nature de l'art et des impératifs moraux ? Là, il n'y avait plus aucune chance que je le lise.

 Pourtant, je l'ai lu.

Vous l'avez deviné, tout dépend de la personne qui vous offre un livre parce qu'il lui a beaucoup plu et qui attend votre avis.

J'en ai lu plus que dix pages (j'ai tout lu, en fait) parce que l'écriture est belle et je suis très sensible à cette qualité-là. Alors je me suis lancée dans ces montagnes, moi qui ne connais quasi pas la montagne et qui déteste la neige. La littérature fait des miracles. Et finalement, ce roman m'a fait penser à "Sur les ossements des morts" d'Olga Tokarczuk. Evidemment, j'ai préféré les beaucoup plus inspirés ossements des mort, mais le lien était fait.

Ici, Antonin Sabot (avec un nom pareil, pas besoin de pseudo) nous raconte l'histoire d'un montagnard, Martin, vivant avec son père qui l'a élevé retiré de tout dans sa cabane de montagne sans liens avec le monde. Martin ignore tout de tout et ses quelques relations humaines se sont limitées aux contacts assez rares avec des voisins qui ne sont pas très proches. Il n'a que vingt ans et se trouve bien de cette vie, n’ayant jamais eu l'idée de s'en envisager une autre. Mais voilà que son père est mort, mort, assassiné qui plus est. Martin se retrouve seul. Les gendarmes débarquent. Tout va-t-il changer ? Qui a tué le père?

Alors, à mon avis, les deux atouts principaux de ce roman sont la belle écriture et l'excellente connaissance d'un décor magnifique. C'est ce qui séduit, rend la lecture plaisante et garde le lecteur jusqu'à la fin. Il y a eu aussi des remarques qui m'ont plu : « Il pensait que c'était en partie ça, le rôle des hommes. Que l'homme n'est pas une fin en soi et ne peut pas disposer de la nature comme il veut. Mais qu'il n'est pas non plus un animal identique aux autres. "Les deux points de vue aboutissent à des situations pas tenables, argumentait-il en flattant le col de ses vaches. Soit à faire souffrir les bêtes parce qu'on serait trop supérieur à elles, soit à les faire souffrir en les laissant toutes seules." Lui, il aspirait à un rôle entre les deux. »

Les défauts, toujours à mon avis, sont les invraisemblances innombrables (quasiment tout ce qui n'est pas la montagne) : la mère, les solutions financières faciles, le passage à Paris, le quota sentimental etc. Ainsi que toute la cohérence psychologique. Alors là ! … Les réactions de Martin sont étranges et les autres personnages sont vraiment minces, les situations idylliques, les solutions faciles et les enchaînements de relations indépendants de tout réalisme tant matériel que psychologique.

Voilà pour ce que j'en ai pensé.

Sans jamais avoir été trépidant, le roman se termine en ralentissant comme on freine avant de s’arrêter, ce qui pour moi n'est pas la meilleure façon de finir un livre, et sur une piste optimiste d'ouverture sur les autres qui présenterait sans doute une amélioration de la situation, mais sans doute pas une solution.

Je ne déconseille pas formellement ce roman qui peut plaire à certains, mais pour ma part, je vais plutôt continuer avec Olga Tokarczuk.

978-2258194120


07 mars 2021

 L'Œuvre au Noir 

de Marguerite Yourcenar

*****

   Quand j’ai commencé à lire “L’œuvre au noir”, je suis tout d’abord restée étrangement extérieure au récit. C’est sans doute ce que l’on appelle la «froideur» du style Yourcenar. C’est vrai que dans un premier temps il nous semble qu’elle s’adresse plus à notre cerveau qu’à nos sens. Elle n’agit pas sur les ressorts habituels qui activent nos émotions et celles-ci ne s’éveillent pas tout de suite. Mais cela vient néanmoins et on ne comprend bientôt plus pourquoi on ne les avait pas senties immédiatement.

      Pourtant, si on sent, il me semble que l’on regarde davantage encore. Certains auteurs nous rendent presque acteurs de leurs fictions, je trouve que Marguerite Yourcenar nous en fait plutôt spectateurs. Ce n’est ni un compliment, ni un reproche, c’est juste ainsi que je ressens ce qu’elle écrit. Cependant, plus je progressais dans ses œuvres, plus cette impression s’estompait et il m’est bien difficile maintenant de dire si, et dans quelle mesure, cela est dû aux œuvres que j’ai successivement rencontrées ou à l’amélioration de ma compréhension de ce qu’elle écrit. Tout cela pour vous dire : si vous n’ «accrochez» pas tout de suite à l’écriture de Marguerite Yourcenar, insistez, laissez-lui le temps de s’installer, cette expérience vous enrichira.

     Nous suivons ici Zénon, bâtard de la puissante famille Ligre, devenu homme et parti sur les routes d’Europe. Il est l’archétype de l’Humaniste de la Renaissance, s’intéressant à tout (y compris aux fumeuses recherches de l’alchimie), à une époque où l’esprit scientifique n’est pas encore en place. Il a fait partie d’une grande lignée d’intellectuels, soumis pour éviter la misère, au bon vouloir des riches et pour éviter la torture à celui de l’église. Tenir à distance ces deux fauves dangereux nécessitait prudence et concessions alors que leur intelligence, leur curiosité et je me dis parfois aussi, leur extraordinaire courage, leur témérité, les tiraient vers les risques insensés des recherches et du savoir.

     Il est certain que Zénon est inspiré de tous les grands humanistes de la Renaissance, quel qu’ait été leur champ d’investigation, à une époque où tous les champs se confondaient d’ailleurs ; qu’ils aient eu de la chance comme Vinci aimé de François 1er, ou qu’ils n’en aient pas eu et aient dû subir la question et le bûcher.

     Ce roman se divise en trois parties, intitulées par M. Yourcenar : “La vie errante”, “La vie immobile” et “La prison”.

     “La vie errante” nous montre Zénon alors qu’il voyage sur les routes du sud au nord de l’Europe, trouvant à s’employer ici ou là à diverses tâches et faisant son apprentissage intellectuel, formant son esprit par ses études et ses expériences de tout ordre. Il publie quelques ouvrages, qui le mettent en danger.

     “La vie immobile” nous le montre revenu et installé à Bruges. De nombreuses années ont passé et, présenté sous un faux nom (Sébastien Théus), on ne le reconnaît pas. S’il est devenu athée, il a l’élémentaire prudence de le cacher à tous et il s’y lie d’amitié avec un autre intellectuel, le prieur des Cordeliers.

     Dans la troisième partie, “La prison”, Zénon est reconnu et emprisonné à Bruges qu’il n’a pas voulu fuir et l’histoire s’achève d’une façon que je crois “énorme” pour l’époque et qui prouve à quel point il s’était intellectuellement libéré.

     Il me faut dire encore que, tout au long de cet ouvrage –comme de plusieurs autres de cet auteur-, j’ai admiré son énorme culture. Qui nous permet d’apercevoir cette époque et son personnage de façon fort intelligente.

     Le livre se termine par une courte postface de l’auteur. Ce serait une erreur de ne pas la lire. On y découvre la genèse de ce livre exceptionnel.


978-2070402670   

05 mars 2021

  Avec des mains cruelles 

de Michel Quint

***

      Il se trouve que je n'avais jamais lu Michel Quint, que je ne connaissais que de nom lorsqu'il a participé à une rencontre avec ses lecteurs à proximité de chez moi. J'y suis donc allée et je dois dire que je n'ai pas été vraiment convaincue par cette rencontre. Un monsieur bien aimable, bavard, qui parle de tout, et même des achats de sa femme... sauf de littérature. Evidemment, ce n'était pas pour cela que j'étais venue, alors, j'étais déçue... Je suis néanmoins repartie avec un livre dédicacée, car telle est ma manie. Beaucoup de hasard dans le choix du livre puisque je n'avais rien lu et qu'on n'avait pas parlé de grand chose, et cela a été "Avec des mains cruelles". Je l'ignorais parce que c'était juste une édition Folio dont l'éventail est large, mais c'était un roman policier.

      Il va m'être difficile de parler de ce livre. D'abord, j'ai été surprise par la qualité et la richesse de l'écriture. La médiocre rencontre ne m'y avait pas préparée et dans un premier temps, je m'en suis fort réjouie.

   "Mais ici, hors un vaisselier, les bouquins en prennent à leur aise au point qu'on a envie de les engueuler. Ils couvrent tous les murs, comme un lierre de papier, descendent des étagères, rampent au plancher à larges lames blondes, se rassemblent en piles, gagnent les accoudoirs, se glissent sous les coussins." etc.

   Le problème, c'est ce "etc." , on a l'impression que l'auteur s'écoute un peu, mais bon... on pourrait l’accepter, si l'histoire n'était pas elle-même vraiment très compliquée, si bien que l'alliance des deux facteurs nous laisse une impression de grand embrouillamini et même, disons-le, d'une certaine confusion.

      Ca part assez simplement avec une prise d'otage avec morts, parmi lesquels un reporter de guerre qui sera la colonne vertébrale de l'intrigue mais que je pense avoir trouvé beaucoup moins sympathique que l'auteur ne l'aurait voulu. De même que le héros narrateur, que j'aime bien, mais sans plus. L'action s'est engagée sur des recherches apparemment sans rapport-mais-en-fin-de-compte-si, grâce à pas mal de coïncidences bienvenues et beaucoup de rebondissements. Ensuite, étoffé (mais TRES étoffé) par une documentation importante, le récit croisera les histoires de la bande à Bonnot puis celle des nazis wallons de L. Degrelle... Il y a des moments où l'on est presque dans un documentaire, ce qui n'est pas une qualité pour un roman policier. Il vaut mieux avoir une solide documentation mais s'en servir sans qu'on la voie. Et finalement, très malheureusement, il y a aussi un moment où on s'y perd un peu (et même beaucoup, en ce qui me concerne, mais je veux bien admettre qu'il y a plus doué que moi). Et il y a aussi une histoire sentimentale presque aussi compliquée que le reste. Si bien qu'après avoir lu 240 des 317 pages, j'ai lâchement abandonné le bouquin pour ne plus le rouvrir n'atteignant jamais le final époustouflant promis par l'éditeur...

      Donc, cette première rencontre n'a pas été une réussite pour moi. En gros, je pourrais dire que je trouve que M. Quint écrit bien, mais que je n'ai pas aimé ce qu'il a écrit. Qu'il m'a perdue en route dans ses explications compliquées, comme il a perdu mon intérêt pour la solution. J'ai peut-être eu la main malheureuse et je ferai peut-être un autre essai. Qui sait ?


978-2070446445

02 mars 2021

 Variations en fou majeur 

de Christopher Miller

****+

Titre original :  Works for piano solo 

Prix Pelléas 2004

Ayant beaucoup apprécié « L'univers de carton » de cet auteur pour son aspect intelligent et déjanté, je me suis renseignée et ai découvert qu'il avait un autre titre publié en France : ces « Variations en fou Majeur » que je me suis donc procurées, sans trop de peine bien qu'elles ne soient plus éditées, mais les soldeurs sont là pour notre plus grand plaisir, n'est-ce pas ?

De façon très originale (je ne me souviens pas d'avoir déjà lu cela), le récit qui va suivre nous est présenté comme le livret d'accompagnement d'un album de quatre disques qui regroupent la totalité de "l’œuvre" de Simon Silber, génie musical méconnu. L'album est édité à titre posthume par sa sœur et la notice rédigée par un certain Norman Fayrewether que le défunt Silber avait antérieurement embauché comme biographe officiel. Norman nous déclare cependant d'entrée de jeu que « ne jamais avoir détesté Silber signifierait ne jamais l'avoir connu ». Le ton est donné. Il fera de ce livret d'accompagnement sa propre biographie et la destruction de l'image iconique du musicien.

Nous allons assister à un festival d'egos d'autant plus surdimensionnés qu'il s'appuient sur des réalités médiocrissimes. Simon Silber a été élevé/conditionné/dressé par son père dès sa naissance pour devenir le meilleur pianiste virtuose de tous les temps. L'ambition surdimensionnée du père, c'était d'avoir inventé la Meilleure Méthode Pédagogique dans ce but. C'est un fiasco total qui produit un malade mental qui ne sera même jamais pianiste. Non, l'ambition surdimensionnée de Simon, c'est d'être le plus grand compositeur du monde actuel. Il est d'ailleurs persuadé qu'il l'est déjà et n'a pour cela besoin ni de reconnaissance ni même de produire une œuvre, deux choses qu'il n'obtiendrait pas. Heureusement pour lui, il est riche et peut vivre sans cela. Il aimerait bien que le public s'aperçoive de son génie avant sa mort, mais le temps passant, il se dit qu'à défaut, il serait bon qu'il concocte une biographie avantageuse qui permettrait aux foules du futur de rattraper le manque de jugement des foules actuelles...

C'est ainsi que Norman Fayrewether est entré en scène, après la disparition d'un précédent biographe qui n'avait pas convenu. Or Norman, toujours célibataire, sans situation ni amis, décrit comme "arrogant, méprisant, hautain, pontifiant, grossier, irresponsable, hargneux, susceptible, incompétent et vain" (ce qui en fait le sosie mental de son employeur), a lui aussi une ambition surdimensionnée. La sienne, c'est d'éblouir le monde par la sagacité extrême des aphorismes qu'il ne cesse de pondre et rêve d'éditer.  Il se considère comme écrivain et à ce titre l'égal créatif de Silber et parfaitement qualifié pour être son biographe. Il découvrira vite qu'il est seul a avoir cette vision des choses.

Tout cela nous donne environ 260 pages d'un récit drôle, cruel et pathétique autant que plein de rage, de bruit et de fureur. Il y a également un suspens policier que l'on voit croître insidieusement pour terminer sur un récit « officiel » que l'auteur nous fait en en laissant deviner un autre... de façon si habile que le lecteur en devine en fin de compte un troisième, plus inattendu et qui ne va sûrement pas laisser la petite ville de Forest City poursuivre sa vie paisible une fois que nous aurons tourné la dernière page...


(...) "mais bien sûr, l'amour de soi est encore plus aveugle que l'amour de l'autre, et sait parfaitement éviter de voir la montagne d'indices qui prouvent que l'être aimé n'est pas à la hauteur, tout en se focalisant sur la taupinière de la preuve contraire."

Tout est dit.


9782020568470

28 février 2021


Mémoires d’Hadrien 

de Marguerite Yourcenar

*****


"Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l'archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort."


Hadrien, Empereur romain, sentant sa mort venir, écrit à Marc-Aurèle dont il a fait son successeur mais qui ne lui est pas très proche, afin de lui transmettre le bilan de sa vie et de son œuvre et dans l'espoir qu'il puisse tirer profit de son expérience d'empereur et d'homme. Évidemment, c'est pour lui même aussi qu'il écrit et raconte, comme on met ses affaires en ordre avant d'entreprendre un voyage.
"Peu à peu, cette lettre commencée pour t'informer des progrès de mon mal est devenue le délassement d'un homme qui n'a plus l'énergie nécessaire pour s'appliquer longuement aux affaires de l'état, la méditation écrite d'un malade qui donne audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant davantage: j'ai formé le projet de te raconter ma vie."

"Mémoires d'Hadrien" peut sans conteste être rangé dans les romans historiques, s'il faut à toute force lui trouver une place dans le classement d'une bibliothèque, et c'est à ce titre que l'on a critiqué l'énorme part d'elle même que M. Yourcenar y avait mis; car plus encore que Flaubert n'était Bovary, Yourcenar est Hadrien et ce livre dépasse les bornes du roman historique pour devenir une réflexion sur l'homme, sur l'humanité.
"Comme tout le monde, je n'ai à mon service que trois moyens d'évaluer l'existence humaine: l'étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes; l'observation des hommes, qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu'ils en ont; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes."
Utilisant ces trois moyens, c'est une réflexion précise et serrée à laquelle vont se livrer Hadrien-Marguerite avec le but déclaré d'utiliser toutes les expériences qu'ils auront pu faire et toutes les capacités de leur esprit pour approcher cette connaissance de l’humain. Hadrien reprend sa propre histoire depuis sa jeunesse, la raconte, en explique les leviers secrets comme il ne l'a encore jamais fait et nous donne à voir ce qu'il fut, ce qu'il est: un empereur qui voulut la raison et la paix, assez fort pour les imposer toutes deux, assez souple et intelligent pour leur assurer la durée, un homme marqué par sa "haine du désordre" et en particulier le gaspillage de vies humaines, mais n'hésitant pas à tuer quand il l'estime nécessaire à la réalisation de son projet qu'il surveille dans ses grandes lignes comme dans les plus petits détails. Car Hadrien est porté par un projet. Il a une idée haute et précise de ce qu'il doit réaliser et se juge par rapport à la progression vers ce but. C'est un homme exigeant envers lui-même d'abord et envers les autres ensuite. A travers ce trait dominant de sa personnalité, M. Yourcenar se dit elle-même.

Rédigé dans une langue littéraire soutenue, ce roman témoigne de l'énorme culture classique de son auteur, ce que l'on appelait autrefois "avoir fait ses Humanités" prend chez elle une signification superlative. Je pense que nous
n'avons plus maintenant l'équivalent, raison de plus pour observer et admirer.

En conclusion : "Il y a plus d'une sagesse et toutes sont nécessaires au monde; il n'est pas mauvais qu'elles alternent."


978-2070402670

25 février 2021

 Le monde des à

d'Alfred Elton van Vogt

*****

   C'est Boris Vian qui, en 1953, nous traduisit ce roman qui avait été publié outre-Atlantique d'abord dans un magazine de SF puis, sous forme de livre, en 1948. Ce premier titre qui devait faire pas mal du bruit et en France, selon J. Sadoul, marquer le début de notre intérêt pour la Science Fiction (cf postface) sera suivi de deux autres: tout d'abord «Les joueurs du û puis «La fin du û pour constituer «Le cycle du û

     Nous avons avec ce roman un des chefs-d'œuvre de la S.F de cette époque, tout d'abord pour l'originalité de l'idée (qui prouve qu'il n'est pas nécessaire d'aller chercher des aliens aux formes et consistances les plus improbables pour faire du bon travail) ensuite pour le suspens tendu d'un bout à l'autre puisque Van Vogt pose là dès les premières pages à son lecteur une colle (Qui est le héros? Qui tire les ficelles?) qu'il pourrait résoudre s'il était assez malin, (mais le sommes-nous?) et le balade de pistes en démentis partout où il veut pendant 300 pages.

    Je résume l'action: Gilbert Gosseyn (prononcez go sane et non, ce n'est pas un hasard) arrive à la capitale pour passer des épreuves auprès de la Machine des Jeux. Ces épreuves tendent à déterminer qui parmi les nombreux candidats est assez évolué dans l'éducation Non-A pour obtenir les plus hautes fonctions sur Terre voire, s'il est vraiment au top, faire partie des migrants sur Vénus où s'est constituée une super-civilisation autogérée.

    Mais que je vous explique tout d'abord le sens des termes: A signifie aristotélicien: dérivé de la vision du monde que nous a léguée Aristote, basée sur les oppositions, le manichéisme, les conflits, le stress etc. cette vision du monde se condamne elle-même. Il faut donc être Non-A ou, pour aller plus vite, Ã. Faites attention à cette petite barre sur le A car si vous la négligez en lisant vous allez vous trouver par exemple avec X qui est Non-A et Y qui est à et ne même pas vous apercevoir qu'ils sont dans le même camp. Ce serait ballot, on a perdu des guerres galactiques pour moins que cela. Donc soyons clairs, Gosseyn est Non-A, il espère même être dans les meilleurs à et se voir traiter comme tel après son passage dans la Machine des Jeux. Il vient de perdre sa femme Patricia qui aurait dû elle aussi participer aux épreuves et est prêt à démarrer une nouvelle vie (il ne va pas être déçu). Cela commence fort puisque le jour même de son inscription il est démasqué comme imposteur: il n'est pas celui qu'il prétend être, ce qui est bien embêtant car lui-même le croyait dur comme fer! Et c'est parti, accrochez-vous.

    Il faut se rendre compte que cette pensée non-A, c'est la «Sémantique Générale» de Korzybski (attention, ce n'est pas de la sémantique au sens usuel) dont Van Vogt était un adepte passionné et dont toute cette œuvre tend à prouver la supériorité sur le terrain, même dans les pires des cas (entendez un conflit galactique). Et nous sommes là dans le monde réel, ce pourquoi ce roman a engendré des multitudes de discussions passionnées, de recherches ardues menées par de pauvres lecteurs de SF comme vous et moi et de conversations philosophiques.

    Lancez-vous dans cette aventure pleine de bruit et de fureur, mais tout autant de sémantique, de neurologie et de philosophie.

    Titre original: The World of Null-A

978-2277113621

22 février 2021

 Conflits de famille 

de Alison Lurie 

***+

Brian (46 ans) et Erica (39 ans) Tate sont des bobos américains dans les années soixante. Brian est professeur à l'université (milieu qui plaît tant aux auteurs américains) et Erica, illustratrice et créatrice de livres pour enfants a mis sa carrière au ralenti pour s'occuper de sa famille. Les enfants justement, maintenant adolescents, sont passés d'enfants gâtés à monstres ingérables, pourrissant de leur mieux la vie familiale en question. Cette situation finit forcément par amener Erica à s'interroger sue ses choix de vie. A-t-elle bien fait de sacrifier sa vie personnelle au profit de cet idéal familial qui s'éloigne toujours plus ? Quand elle découvre de surcroît que son époux (qu'elle est seule à trouver beau, même lui est complexé par sa petite taille), la trompe, la bulle explose. On est dans les années hippies, les mœurs se libèrent mais tout de même, se dit-elle, toujours pour les mêmes.

J'ai eu du mal à me faire au style d'Alison Lurie qui ne nous laisse rien deviner et tient au contraire à tout nous détailler par le menu, le moindre froncement de sourcil, la moindre hésitation, le moindre cheminement de la pensée. Je trouvais cette façon de faire inutilement détaillée et lente et j'ai mis plus de cent pages à m'y faire. Mais j'avais dit que je le lirais, alors je l'ai lu. 

Ce que je n'ai pas non plus regretté, non que le rythme se soit accéléré, on reste dans le narratif détaillé et hyper classique, et les alternances de points de vue n'y changent rien. Ce que j'ai fini par apprécier, c'est la peinture de ce microcosme et la liberté de ton vis à vis des ados odieux, qu'il est généralement de bon ton « d'aimer quand même », ce dont l'auteur se dispense ici et cela m'a amusée. L'humour aussi qui vivifie un peu le récit. J'ai fini par m'intéresser aux efforts de libération d'Erica et à la naissance du mouvement féministe dans cette petite université. Les histoires personnelles d'Erica, Danielle et Wendy rejoignent un mouvement social qui démarre. Les relations de couples aussi, se renégocient, mais tout doucement. Le mouvement hippie est incarné par un ex amoureux transi d'Erica et ses incertitudes. Il reste que ce roman a été écrit en 1974 et que la pensée a évolué depuis. C'est indéniablement daté. J'aurais très certainement apprécié davantage ma lecture si je l'avais faite dans les années quatre-vingt-et-quelques ou même quatre-vingt-dix-et-quelques.

Pour ma part, je découvrais cette auteure avec ce livre et mon impression, sans être négative, est restée mitigée. Il est possible que je lise d'autres livres d'Alison Lurie, mais ce n'est pas certain, d'autant que j'en ai un peu soupé des milieux universitaires anglo-saxons, il faut bien le dire. 


978-2869304680

21 février 2021

 La méprise 

de Vladimir Nabokov

*****


   Vladimir Nabokov avait 33 ans quand il a écrit la première version de « La méprise » qui avait alors un autre titre. Il était à Berlin et c’est là que ce roman fut publié pour la 1ère fois, tout d’abord en feuilleton (1934) puis en livre (1936). Plus tard, Nabokov le traduisit lui-même en anglais (titre Despair), puis en français (titre La Méprise). Vladimir avait des idées très précises et parfois originales sur la traduction d’œuvre littéraire et c’est ainsi que le titre se modifia d’une version à l’autre. D’autre part, lors des rééditions, l’auteur n’hésitait pas à apporter des modifications si bien que, comme il le dit lui-même, on peut, en comparant les trois éditions, trouver les différences, ajouts et retraits.

     Quoi qu’il en soit, l’ouvrage commence ainsi : « Si je n’étais pas parfaitement sûr de mon talent d’écrivain et de ma merveilleuse habileté à exprimer les idées avec une grâce et une vivacité suprême… »

   C’est assez donner le ton. L’histoire nous est racontée par un étrange personnage du nom de Hermann, incroyablement infatué de sa personne, partiellement fou, et profondément ridicule. On suit fasciné son incroyable récit, peinant parfois à croire qu’il ait vraiment pu avoir ce genre de raisonnement, mais y croyant quand même –grâce au considérable talent de Nabokov- hésitant tout au long entre le rire et la consternation. Je vous assure que Vladimir sait manipuler son lecteur et lui faire éprouver exactement ce qu’il veut quand il veut ; et quand on croit être assez malin pour deviner quelque chose par avance, c’est lui encore qui nous a glissé ce soupçon dans l’oreille. Mais je m’aperçois que je ne vous ai encore rien dit de l’histoire.

     Ce «merveilleux écrivain» se lance donc d’entrée de jeu dans le récit de ce qu’il a vécu et nous quittons bientôt la chambre où il écrit pour le suivre sur d’autres scènes et alors là…

     Par exemple, il commence par nous situer ses parents et son passé, et après à peine une page de cette mise en situation, il lâche négligemment « Une légère digression : dans ce passage concernant ma mère, j’ai menti de propos délibéré. »

     Le ton est donné. Quand il ne se trompe pas totalement, ainsi que le lecteur le devine ou le soupçonne (mais encore pas assez), Hermann mêlera tant mensonges et réalité que personne ne saura bientôt plus exactement ce qui se passe. Et pourtant il se passe quelque chose, et pas rien. Il y a mort d’homme. Quand je dis que personne ne saura, c’est que Hermann lui-même, l’homme aux 25 écritures (!), se perdra dans ce dédale qu’il a en grande partie créé, d’autant qu’il a assez souvent, dans sa vraie vie, une impression de flou et d’irréalité qui l’étonne lui-même et ne l’aide guère à distinguer les souvenirs réels des autres. Ce que le lecteur se demande donc aussi.

     Mais voilà que je ne vous dis toujours rien de l’histoire pourtant passionnante ! Alors disons : Hermann, homme d’affaire dont on ne sait plus s’il est riche ou pauvre, époux négligeant et méprisant d’une femme extraordinairement accommodante, fait aux premières pages de ce récit la rencontre fortuite d’un vagabond qui se trouve être son sosie. Il est absolument fasciné par cette incroyable ressemblance et cherche bientôt un moyen d’en tirer parti.

     Ce qui arriva ensuite, c’est ce qu’il vous raconte lui-même dans ces pages s’adressant directement à son lecteur, à vous qui l’écoutez envoûté… sauf que vers la moitié du livre, pratiquement par hasard, vous découvrez qu’en fait, ce n’est pas à vous qu’il parle mais à la personne à qui il va adresser ces pages. Et cette personne est… je vous laisse le découvrir.

     Hermann est un menteur, mais un menteur compulsif. Il ne peut pas se retenir. Il ment tout le temps, si bien que maintenant, il s’embrouille totalement, non qu’il y croie comme un mythomane, mais parce qu’il ne sait plus trop ce qu’il a dit à qui et quel rôle il doit jouer avec chacun. Son univers est ainsi devenu extrêmement instable et incertain. Mais il fonce quand même sans trop de crainte, certain ou à peu près, de toujours retomber sur ses pattes. Il faut vous dire qu’Hermann se croit très malin et manifeste une forte tendance à prendre les autres pour des imbéciles. Bientôt, dans ce labyrinthe, le lecteur, malin lui aussi, devine une issue imprévue, mais…

     L’écriture de Nabokov est ici encore, d’une maîtrise extraordinaire. Il est impossible de ne pas l’admirer. Au sujet de La Méprise, après avoir « démoli » les commentaires des critiques professionnels (qu’il détestait de façon épidermique) Nabokov conclut: « Les lecteurs ordinaires, en revanche, se réjouiront de sa structure simple et de son intrigue plaisante. »

   C’est vrai.

   Mais néanmoins, rien n’est plus faux.

978-2070384020

18 février 2021

 

L'anomalie

Hervé Le Tellier

***+

J'ai eu beaucoup, beaucoup, de mal à entrer dans ce roman qui m'a ensuite parfois intéressée mais jamais passionnée. Cela commence tout de même par une centaine de pages de courtes scènes nous présentant les divers personnages (stéréotypés : le tueur, l'écrivain, l'homme d'affaire, la femme au foyer etc.) J'avoue que j'ai connu plus habile et plus envoûtant comme introduction de personnages... Puis vient la scène clé : l'apparition de l'avion double. Normalement, je ne vous l'aurais pas dit ici puisque je ne dévoile jamais les secrets des romans, ni ne brise les progressions. Comme l'auteur met un tiers du livre à nous le faire découvrir, j’aurais respecté ce suspens, mais il s'avère qu'il va lui-même de télé en radio pour nous l'annoncer tout de go, donc, j'avais mal compris, cette annonce après cent pages n'est pas du suspens, c'est un hasard, et on aurait pu le dire tout de suite.

Une fois les doubles (qui n'en sont pas d'ailleurs, ni des jumeaux, car ce sont bel et bien la même personne, mais à des stades un peu différents) donc une fois les doubles apparus, nouvelle suite de séquences pour voir chacun, puis la réaction de l'autre, puis leur mise en présence. Comme on l'aura compris, les différents personnages stéréotypés n'étaient là depuis le début que pour illustrer plusieurs réactions possibles à cet événement éminemment déstabilisant. Jamais hélas, ils n'obtiendront une réelle épaisseur psychologique, un peu d'humanité.

Une théorie est même avancée pour expliquer le phénomène. Elle est granguignolesque mais là, ce n'est pas un reproche, j'aime les pseudo-explications scientifiques des romans de science-fiction. De tout temps ils en ont fourni et moi, je trouve que ça a un côté attendrissant. Mais autant celle de la logique non-aristotélicienne du Monde des Ā en avait fait cogiter plus d'un pendant un moment, autant je pense que ce ne sera pas le cas de celle-ci.

La fin n'est pas mauvaise. Arrivés à ce point-là, il fallait bien trouver quelque chose.

Ce n'est pas un mauvais roman de SF. Mais pour ce qui est de faire un Goncourt, je suis plus dubitative. Pour le côté littéraire, surtout. M. Le Tellier dit que ce roman a commencé par avoir plus de 6OO pages et qu'il a dû l'élaguer pour l'amener au format actuel (315 pages) et en entendant cela, je me suis dit que c'était peut-être à cela que l'on devait cette impression de « haché », ce manque de fluidité que j'ai ressenti. J'ai eu l'impression que cela ne devenait jamais vraiment une histoire, que cela restait une succession de séquences. Certaines de ces séquences sont par ailleurs parachutées et expédiées en quelques pages, sans souffle précurseur, sans montée émotionnelle et sans que le lecteur ait pu s'y introduire vraiment. Quel gâchis ! Par exemple la scène des deux starlettes du petit écran présentées au public dans le théâtre. (bien que j'avoue que cette scène a beaucoup gagné à être lue deux jours après l'invasion du Capitole. Là au moins, il y avait du saisissant et cela m'a aidée à visualiser de façon plus chaude).

Encore une fois pas convaincue par le Goncourt, mais il se vend comme des petits pains. Grand bien lui fasse.

978-2072895098

Ils l'ont lu aussi: Nuages et vent  Antigone   Je me livre   Keisha

16 février 2021

 Gros-câlin 

de Romain Gary

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   «Gros câlin» a été écrit par Romain Gary sous le pseudonyme d'Emile Ajar et c'est un très, très excellent livre. Je dois avouer que, d'une manière générale, je suis plus fan d'Ajar que de Gary. Vous me direz «C'est le même homme», je vous répondrai «Les convenances en moins». Et j'aime mieux Ajar.

     Ce «Gros câlin» est un véritable chef d’œuvre. Pour résumer : un certain monsieur Cousin, employé modèle (du moins, il fait de son mieux pour l'être) a rapporté d'Afrique un assez gros python dont il s'est épris. C'est lui qui nous conte cette histoire, dans son langage et avec ses mots, et pour tout dire, dans un style traduisant un surprenant mode de pensée. C'est une sorte de long monologue, un «serpent» verbal qui s'étire, se noue et qui nous fascine.

     Monsieur Cousin a de très hautes et très romantiques visées sur une certaine Mademoiselle Dreyfus, collègue de bureau, mais il a aussi une approche tout à fait pragmatique de la sexualité qui désarmera plus d'un lecteur. Il faut voir avec quel franc naturel l'individu totalement conventionnel et «coincé» qui nous conte ici son histoire, aborde les affaires de sexe, dès lors qu'il ne s'agit pas de questions d'amour.

     Il est exact que l'on peut dire que c'est un livre comique, mais l'adjectif «comique» est loin d'être suffisant. Car, s'il y a sans cesse des situations drôles, ce sont aussi et surtout, des situations extrêmement justes et vraisemblables, la vraisemblance étant juste poussée à sa limite extrême. On bascule dans l'excessif, le «trop vrai». Cela fait rire, bien sûr, mais donne aussi un peu à penser, non ? Surtout quand on sait que Romain Gary avait lui même adopté un python qu'il dut confier à un zoo privé.

     On ne peut qu'apprécier également avec quelle vérité et de quelle manière prenante, il parle des besoins affectifs des hommes.: « Je suis rentré chez moi, je me suis couché et j'ai regardé le plafond. J'avais tellement besoin d'une étreinte amicale que j'ai failli me pendre.» C'est autre chose qu'une simple histoire comique de serpent parisien.

   C'est ainsi que Monsieur Cousin, aux raisonnements toujours à la limite de la folie douce, assène aussi de grandes vérités sur la nature humaine. Il sait et dit des choses que l'on ne sait pas toujours et que l'on ne dit que rarement. Monsieur Cousin est un idiot et un sage. Ses bévues et lacunes nous font beaucoup rire. Sa sagesse parfois, nous atteint comme un fouet.

     Et nous subissons le charme prenant de cette façon qu'il a de s'exprimer, de nous rendre ainsi sensible par ses phrases étranges, tout le cheminement de sa pensée et la forme de son esprit ! :«Vous m'avez demandé pourquoi j'ai adopté un python et je vous le dis. J'ai pris cette décision amicale à mon égard au cours d'un voyage organisé en Afrique».

     A lire absolument.

978-207044562

14 février 2021


2084 - La fin du monde  

de Boualem Sansal

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Protégeons notre langue et notre liberté !

Certains disent que ce roman n'est pas facile à lire, et je pense que c'est vrai. C'est qu'il faut accepter dès le départ de se plier au style et à l'optique choisis par l'auteur. Il a pris le chemin du conte, pas celui du roman de SF comme le fit son prédécesseur. Et ensuite, il s'agit d'un conteur africain. La concision n'est pas leur maître. Ils se régalent de leurs propres mots, de leurs images, de leurs scènes, les développent en poésie, les tournent sous nos yeux pour en examiner les différentes faces... Le plaisir est dans les mots autant que dans le message et le fait que le message soit clair, net et moderne, ne doit pas nous le faire oublier.

Sur ce roman, le titre 2084 désigne l'année de la naissance du nouveau monde que nous allons découvrir dans les pages suivantes. Bien sûr, il établit également un lien avec le chef d’œuvre de Georges Orwell. Les clins d'œil se multiplieront d'ailleurs en cours de récit comme l’ineffable "bigaye", tandis que la trame est nettement calquée : Abi comme Big Brother a créé le dogme, les portraits omniprésents mais imprécis, la novlang etc. Je ne vais pas tout énumérer mais il faut avoir une mémoire encore assez bonne de l’œuvre d'Orwell pour bien goûter toutes les finesses de Sansal. Si ce n'est pas votre cas, cela ne vous empêchera pas de prendre plaisir à ce nouveau roman, mais il en sera moins riche, dommage. Allez hop ! On relit George. Ça ne peut pas faire de mal. Et comme il faudrait des pages pour tout dire de ce roman, je ne vais examiner qu'une face : Orwell avait écrit 1984 pour alerter sur les dérives totalitaires staliniennes que ses frottement avec le parti communiste, notamment en Espagne, lui avaient permis de bien voir. Sansal écrit "2084" pour alerter sur les dérives totalitaires religieuses que ses frottements avec le pouvoir algérien lui ont permis de bien voir. C'est la religion qu'il dénonce, surtout quand elle s'impose au plus intime des vies de chacun, puis de tous, quand elle s'impose du plus intime au plus général, modifiant les lois et même la langue, comme chez Orwell. Aussi vous ai-je réuni un petit florilège: 

"On le formerait dès la prime enfance et, avant que la puberté pointe à l'horizon et révèle crûment les vraies vérités de la condition humaine, il serait devenu un parfait croyant, incapable d'imaginer qu'il put exister une autre façon d'être dans la vie."


"Et comment aller contre son éducation de croyant soumis, pas un fidèle ne savait le faire."

"… l'abilang n'était pas une langue de communication comme les autres puisque les mots qui connectaient les gens passaient par le module de la religion, qui les vidait de leur sens intrinsèque et les chargeait d'un sens infiniment bouleversant, la parole de Yolah..." (on pense à l'arabe)

(l'abilang) "Elle ne parlait pas à l'esprit, elle le désintégrait, et de ce qu'il restait (un précipité visqueux) elle faisait de bons croyants amorphes ou d'absurdes homoncules."


"C'est son regard qui attira celui d'Ati, c'était le regard d'un homme qui, comme lui, avait fait la perturbante découverte que la religion peut se bâtir sur le contraire de la vérité et devenir de ce fait la gardienne acharnée du mensonge originel."


"Ceux qui ont tué la liberté ne savaient pas ce qu'est la liberté, en vérité ils sont moins libres que les gens qu'ils bâillonnent et font disparaître..."


"L'ignorance domine le monde. Elle est arrivée au stade où elle sait, tout, peut tout, veut tout."

En bref : 

"La religion, c'est vraiment le remède qui tue."


978-2072713989

11 février 2021

Ferdinaud Céline


de Pierre Siniac


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Pierre Siniac est né à Paris en 1928 . Il n'a pas fait de longues études mais a, au contraire, quitté l'école à 14 ans pour l'apprentissage qu'il quitte également pour parcourir la France en se louant dans les fermes pour gagner de quoi vivre.

Après la guerre, il rejoint les villes et multiplie les petits boulots et pourtant, depuis qu'il est enfant, il se sent l'âme d'un écrivain et, de plus en plus, il écrit.
Son premier roman "Illégitime défense", paraît en 1958. C'est un roman policier et ce seront tous des romans policiers. Ils seront nombreux.
Il reçut en 1981 le Grand Prix de Littérature Policière pour "Un assassin ça va ça vient".
Il est mort seul en 2002. Il n'avait pas fait fortune.

Un drôle de titre pour un drôle de livre.

Le titre, vous l'avez peut-être mal lu, ce n'est pas Ferdinand Céline, mais Ferdinaud Céline. Si vous aviez mal lu, vous êtes très bien parti, car comment mieux entamer que par une erreur littéraire ce livre qui ne parle que de cela ?

Ce roman est un des derniers de la bonne quarantaine (un peu plus, je crois) de romans et recueils publiés par Siniac. C'est un livre qui est à la fois un excellent roman policier et un ouvrage intéressant sur la création littéraire.

En ce qui concerne la face littérature, tout y est évoqué : le point de vue de l'écrivain, les affres et le besoin de la création, le "don" d'écriture (avec cette possibilité qu'il soit détenu par quelqu'un pêchant fortement par ailleurs sur le plan humain... le titre a de multiples raisons d'être-), l'édition (ses grandeurs et ses vicissitudes), la critique littéraire (son rôle et ses facilités)... Tout y est évoqué par un Siniac dont c'est le monde depuis des décennies et qui sait donc de quoi il parle. C'est d'ailleurs également un roman à clé et on peut beaucoup s'amuser à deviner les hommes politiques, écrivains, critiques, journaux et maisons d'édition cachés sous les prête-noms plus ou moins transparents.

Cependant, nous avons ici affaire à un polar.

En ce qui concerne la face "énigme meurtrière", elle est très bien montée et je pense que malgré beaucoup de réflexion, nombreux sont ceux qui, comme moi, ne comprendront le fin mot de l'histoire que lorsqu'il leur sera révélé. Les crimes sont assez terribles, surtout le premier (qui survient d'ailleurs assez tard dans le récit) et, j'ai eu beau tourner plus ou moins autour de la solution, je dois avouer que je n'avais pas tout compris.

Pour ceux que le style intéresse aussi, ce roman mérite encore d'être lu. L'écriture est toujours de qualité. Siniac s'est en effet amusé à jongler avec une grande variété d'outils, sans jamais désarçonner le lecteur, mais en lui permettant, comme par différentes caméras, différents angles de vue : changements de narrateurs, mais aussi de temps et de mode de narration. Vous verrez, c'est assez curieux de voir, vers la fin, un des personnages prendre soudain la parole pour un court passage à sa façon.

Un long roman noir et beau à l'intrigue prenante, où l'on ne craint pas de causer avec passion, meurtres et littérature.

Extrait :

«- Et Flaubert alors? J'insiste.

Elle s'est collé une Malboro aux lèvres.

- Merde, Flaubert. Paul Léautaud a comparé les bouquins de Flaubuche à des travaux d'ébénisterie. C'est net, impeccable, ça brille partout... Résultat : l'ennui.

- Léautaud est un con.

- Le spontané ! Le premier jet! Même si c'est un peu baveux? un peu gros, gros et maladroit... tant pis... C'est comme l'andouillette. Herriot l'a dit. Pour qu'elle soit bonne, il faut un peu de merde.

    • Herriot est le roi des cons.»



978-2743608828