01 août 2021

Le grand jeu  

de Céline Minard

*****


Une femme puissante

Céline Minard aime changer de genre. Ses romans successifs s'apparentent tous à des genres différents. C'est peut-être cela, son « grand jeu » à elle : vérifier son talent sur ses diverses facettes.

Le récit est fait à la première personne par une jeune femme qui nous raconte ce qu'elle vit, et ce qu'elle vit est une aventure absolument hors du commun. Elle a conçu une sorte de capsule extrêmement bien aménagée, dotée des technologies de pointe, et qu'elle a fait fixer à la paroi abrupte de la portion de montagne qu'elle a achetée. Cette capsule lui fera un habitacle réduit mais confortable et sûr. Elle compte y passer plusieurs mois, absolument seule.  

Si elle est venue ici, c'est parce que selon elle, lorsqu'on vit en société, on est sûr de croiser chaque jour "un ingrat, un envieux, un imbécile" et que les relations humaines sont forcément basées sur la menace ou la promesse. Elle veut, même si elle y retourne plus tard, réfléchir sur cette problématique et découvrir en elle seule, ce qui lui permettra de guider sa vie sur une ligne juste et justifiée.

"Qu'est-ce que je fous là ? De quel genre relève (cette) activité (…) ? Un loisir ? Une occupation contemplative, sportive, mentale ? Une expérience ? Une pratique de détachement ?"

 Evidemment, tout cela à la fois. Déstabilisée par une expérience dont on ne saura rien, notre narratrice est maintenant à la recherche d'un sens, ou du moins, d'un but. Elle cherche à reconnaître le pur et le vrai de la vie, sans se laisser influencer par des relations humaines en particulier "Je m'exerce et cherche à savoir si l'on peut vivre hors jeu, en ayant supposé qu'on le peut et que c'est l'une des conditions requises pour obtenir la paix de l'âme."

Elle s'installe donc au moins, s'installe un potager et explore son territoire. Malheureusement, aussi invraisemblable que cela soit, elle y découvre bientôt un intrus, une sorte d'ermite complètement sauvage, avec qui aucun dialogue ne semble possible, mais qui est bien là, et pour le coup, complètement insensible aux lois normales de relations humaines quelles qu'elles soient.

C'est un livre magnifique mais aride. Les faits sont strictement décrits, pas de pathos, les réflexions sont passionnantes mais complexes. C. Minard n'use pas de ces séductions plus ou moins subtiles grâce auxquelles les écrivains se lient leurs lecteurs. C'est straight. Pas de facilités, pas plus de bienveillance que d'hostilité, rien qu'une quête exigeante droit devant. Merci pour cela. Toutes ces questions qu'elle se posait, le lecteur se les pose en même temps, partage ou non la progression de sa pensée, progresse lui aussi sur sa voie tendue comme le fil d'un équilibriste au dessus du vide. Et j'ai marché avec elle d'un bout à l'autre.

978-2743645908

29 juillet 2021

 Un dieu un animal 

de Jérôme Ferrari 

****+


Quatrième de couverture:

"Un jeune homme a pris la décision de quitter son village natal pour aller, revêtu du treillis des mercenaires, à la rencontre du désert qu’investirent tant d’armées, sous des uniformes divers, après le 11 septembre 2001. De retour du checkpoint où la mort n’a pas voulu de lui, ce survivant dévasté est condamné à affronter parmi les siens une nouvelle forme d’exil. Il se met alors en demeure de retrouver la jeune fille de ses rêves d’adolescent, mais cette dernière semble avoir disparu sous les traits d’une jeune femme désormais vouée corps et âme à son entreprise…

Requiem pour une civilisation contemporaine médusée par les sombres mirages de la guerre comme par la violence inouïe de l’horreur économique, cérémonie cruelle et profane qu’illumine l’ardente invocation d’un improbable salut, «Un dieu un animal» retentit des échos du chant bouleversant que fait entendre une humanité crucifiée sur l’autel de la dépossession." (Actes Sud Babel)


Un jeune homme, rebelle de toujours, a quitté le village pour vivre la vie de soldat puis -pas assez tonique- de mercenaire. Il a entraîné son ami d'enfance; mais tout a assez vite très mal tourné et le voilà de retour dans un village qui ne l'attendait pas (sauf ses parents, mais il ne s'en rend pas compte). 

Il ne se retrouve pas, il ne s'y retrouve plus. Il n'a jamais trouvé sa place ici et il a vu qu'il ne la trouvait pas non plus ailleurs où il a de plus reçu trop de traumatismes dont il réalise peu à peu la profondeur et l'inguerissabilité. 

Il y a cependant dans son court passé un moment où le bonheur et l'équilibre lui ont paru à portée de main, et c'était à l'occasion d'un flirt adolescent avec une "vacancière". De son côté, celle-ci s'est engagée dans un tout autre combat, moins sanglant mais tout aussi dévoreur d'âme... 

Sont-ils la solution l'un pour l'autre? Y a-t-il une solution?

Ces cent pages d'un seul souffle sont par ailleurs un haut moment de qualité littéraire. C'est admirable. On ne trouve pas souvent un tel niveau. Pour ce qui est de l'émotion, il m'a fait pleurer, ce qui n'arrive quasiment jamais. 

Reste cependant, une obscure dimension mystique, d'ailleurs évoquée dans la fin de la quatrième de couverture citée plus haut et qui m'a totalement échappé. Je suis imperméable à tout sentiment mystique, tout comme Jérôme Ferrari ne pouvait exprimer ce qu'il voulait dire sans recourir au mysticisme. Vous verrez ce qu'il en est pour vous, mais c'est vraiment une œuvre à lire.


"... il ne savait plus s'il était un animal ou un dieu et tu as ouvert des yeux immenses quand ele s'est penchée vers toi pour te confier, mais vous êtes les deux, capitaine, vous êtes les deux (...)"


"Peut-être faut-il laisser mourir ce qui meurt et en détourner le regard."


"Si durement qu'on juge le monde, on n'en est jamais qu'une partie et il faut l'accepter car, hors du monde, il n'y a rien, nul repos, nulle bonté, nulle échappatoire, et on ne peut pas s'enfuir hors du monde."


‎ 978-2330006549


26 juillet 2021

Nul n'est à l'abri du succès 

de Pascal Garnier

****


… ni du naufrage

Ce roman de Pascal Garnier diffère un peu de nombreux autres dans la mesure où le personnage principal n’est pas un vieillard qui doit affronter sa mort prochaine. Il a juste la cinquantaine, il boit beaucoup trop, ses vies sentimentale, familiale et professionnelle sont des fiascos et il est toujours fauché.

Il est écrivain. Il n’a écrit que de petits romans sans ambition et puis, parce que "nul n'est à l'abri du succès", il se voit soudain décerner un prix (on ne saura jamais lequel), inviter sur les plateaux de télévision, et ses ventes explosent. Il devient riche, achète une belle maison et le directeur de sa banque désire être son ami. Au même moment, il vit un amour inespéré. Bref, une existence idyllique a remplacé la galère, si ce n’est dans le domaine de la picole, mais ça, c’est plus facile à attraper qu’à lâcher.

Et donc, alors que tout va tellement bien, notre auteur décide de s’offrir une dernière virée en compagnie de son dealer de fils… et va s’apercevoir que si on peut tout gagner rapidement et comme par hasard, on peut aussi tout perdre de la même manière.

Ecrit par Pascal Garnier alors qu’il avait lui-même la cinquantaine et ne s’était pas encore vu décerner de prix littéraire notable, ce roman fut celui qui lui valut son premier : le prix du festival Polar dans la ville 2001. Il est d’ailleurs écrit à la première personne, ce qui n'est pas habituellement le cas. Sans doute une rêverie avant réalisation, une variation sur le thème de ce qui pourrait arriver s’il obtenait un Prix.

C’était un signe non ? Pourtant, moi qui apprécie beaucoup l’œuvre de Pascal Garnier, je ne trouve pas que ce roman soit l’un de ses meilleurs, du moins dans sa première partie que j’ai trouvée pleines de lieux communs, de formules passe-partout et d’aphorismes humoristiques déjà entendus ailleurs. Heureusement, cela s’améliore constamment ensuite jusqu’à faire oublier ce début discutable. A partir de l’obtention du prix, tout devient vraiment très bien : le fond et la forme. Si bien que cela vaut largement la peine de le lire et de le conseiller. Soyez patient au démarrage, c’est tout.

« Je ne suis plus moi-même, mais "Je" est un autre et celui-là saura me tirer d’affaire. »

"On a beau savoir qu’on peut mourir n’importe où, on est toujours étonné que ce soit ici et maintenant."

"La solitude, c’est un rêve de riche."


9782843045769


23 juillet 2021

 Le mystère Sherlock

de J.M. Erre

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Erre, candidat sérieux à la chaire d’holmésologie

"Dans ce cas, si Holmes n’est pas Holmes, qui est Holmes?"

Nous sommes en Suisse dans un chalet luxueux mais bien éloigné de tout et difficile d’accès en hiver ; et ce n’est pas sans risquer leurs vies que les holmésiens les plus brillants du monde le rejoignent pour répondre à l’invitation de l’éminent Professeur Bobo qui a une chaire d’ holmésologie à attribuer et compte profiter de ce huis clos pour déterminer qui est le plus apte à occuper ce poste. Pour ce faire, il a convoqué en ce lieu les neuf meilleurs spécialistes du sujet tandis qu’à son insu, une journaliste déguisée en servante est parvenue à s’introduire dans les lieux. C’est elle qui mène le récit par l’intermédiaire de son journal qu’elle tiendra à jour jusqu’au dernier moment. Elle nous montre avec la plus cruelle objectivité les éminents participants et leur mentor, le prestigieux professeur Bobo qui, malheureusement, est complètement gâteux (alors que les autres Gentils Membres ne sont que partiellement atteints).

"Tout avait commencé comme un week-end de détente au milieu d’une troupe de passionnés gentiment fêlés. Je m’étais amusée à observer comment des cerveaux adultes et éduqués pouvaient régresser face au gros lot en jeu, jusqu’à retrouver les gestes et les attitudes des enfants qu’ils avaient été… Et puis nous avons subi l’avalanche et ramassé deux morts."

Car avalanche il y eut, qui recouvrit le chalet et les lieux passèrent de «difficiles d’accès» à «totalement coupés du monde». Au même moment, tout aussi malencontreusement, commencèrent les décès et l’inexorable réduction du nombre des participants… Autant dire que nous ne sommes plus chez Conan Doyle, mais chez Agatha, et que nos dix petits holmésiens n’en mènent pas large.

J.M. Erre manifeste dans le traitement de son roman une plus qu’excellente connaissance du sujet et de la littérature y afférant, aucune page du «canon»* ne semble pouvoir échapper à sa mémoire, aucune variation sur le thème de S.H, aucun écrivain ayant tenté de s’approprier le personnage ne semble lui être inconnu. Et le lecteur, lui-même très probablement holmésien (sinon il ne serait pas là ) – niveau 2 présumé-, a plaisir à reconnaître les évocations et les clins d’œil et à se sentir entre amis.

Ce roman traite son sujet sous deux angles : le comique et l’énigme policière.

Le comique m’a parfois fait sourire, jamais rire, et relève d’un humour dont je ne suis pas très friande (je le trouve lourd).

Par contre, l’énigme policière de type Whodunit est parfaite. Elle se tient très bien et si on y réfléchissait un peu on pourrait parfaitement trouver la (ou les) solution(s) en même temps que ce cher Lestrade, chose que les holmésiens aiment bien dans une histoire policière.

Autre chose encore : on ne peut lire ces évocations des cruelles luttes entre universitaires pour les meilleurs postes sans songer à David Lodge et à ses peintures au couteau de ce milieu.

"Chacun se l’(Holmes) appropriait, se voyait comme le gardien jaloux de sa mémoire, et vivait douloureusement les prétentions des autres à la garde du bébé… C’était une passion qui les habitait, qui les grandissait, qui les faisait vivre.

Mais qui était aussi en train de les détruire."

Tout comme l’on songe aux différents chapitres de «l’art de la fiction» du même Lodge recensant les différentes techniques narratives. Car de même que tous les procédés comiques, J.M. Erre met en œuvre tous les procédés du récit (journal, correspondance, compte rendu, notes etc. et même post-it), cela tient un peu du pari ou de l’exercice de style amusant.

Mais il reste Sherlock. Encore insoumis.

"Au fond, c’est peut-être ça un mythe : un personnage dont le talent dépasse celui de son créateur, un être qui a davantage d’ampleur dans l’imaginaire collectif que dans celui de son géniteur, une figure que des écrivains successifs vont s’approprier dans l’espoir d’être celui qui saura enfin se hisser à son niveau.

Un personnage qui fait naître un auteur et non l’inverse."


* Canon : les quatre romans et cinquante-six nouvelles que Conan Doyle consacra à Sherlock Holmes


978-2266233552

20 juillet 2021

Le bonheur est au fond du couloir à gauche 

de J.M. Erre

****

On ne partait pas gagnants sur ce coup-là. Pris pour m'amuser un peu et parce que J.M. Erre me fait habituellement rire ou au moins sourire, j'ai eu une première déception en voyant le bouquin, qui est petit ! 182 pages. L'auteur ne fait habituellement pas des pavés, mais enfin, moins de 200 pages, ça me paraissait mesquin. Ensuite, quand j'ai commencé, j'ai réalisé que cela allait être de bout en bout un monologue de narrateur dépressif chronique mené de manière à nous faire rire. Et là, je dois avouer que j'ai pensé que ce genre de truc devient vite lassant et qu'il n'allait pas arriver à me retenir longtemps.

Mais j'avais tort.

En fait, j'ai lu jusqu'au bout et avec assez souvent le sourire aux lèvres. C'est drôlement bien fait.

D'abord l'histoire est amusante, le dit narrateur s'appelle Michel H. , facétie de l'état civil, « H. » est son patronyme et non pas une abréviation. Ceci dit, s'il vous prenait l'idée de vous le représenter physiquement sous la forme d'un Michel Houellebecq jeune dont il est fan, pour vous faciliter la visualisation, eh bien, vous ne seriez sans doute pas très loin du compte bien que notre Michel H. ne soit pas écrivain. Pour tout dire, il est sans emploi, et, on le verra bientôt, à peu près inemployable, mais pour le moment, son souci est autre, la femme de sa vie (Bérénice, trois semaines de vie commune, un record absolu pour lui) vient de le quitter. D'elle il ne reste que les livres qu'elle a lus ou consultés dernièrement. Notre narrateur est dans le déni total, ayant toujours une vision aussi inexacte que décalée de toute situation. Il cherche bien sûr d'abord à se suicider mais y renonce par crainte de se réincarner et de devoir recommencer une autre vie à zéro tandis qu'il a déjà fait un bout de celle-ci (deux secondes pour bien apprécier l’absurdité du raisonnement, j'aime l'humour absurde). Il entreprend donc plutôt de la reconquérir par tous les moyens imaginables ne reculant pas devant le recours à un marabout africain sur lequel il fonde les plus grands espoirs. Il se trouve par ailleurs que les livres que Bérénice lui a laissés sont de ces ouvrages de développement personnel tellement à la mode en ce moment. Il espère trouver en eux les conseils qui lui permettront d'être un homme meilleur et en conséquence, de garder Bérénice, et se lance dans l'exécution de leurs programmes.

Notre cohabitation avec Michel H. ne va durer que 12 heures, mais elle nous permettra néanmoins de tester beaucoup de ces méthodes (que l'on reconnaît au passage). Michel en fait une application sans nuance qui met bien en valeur leurs « qualités » et contribue grandement au comique du livre. Tout comme ses relations de voisinages, fréquentes. Très. On se régale aussi au passage des clins d’œil houellebecquiens, du système d'appréciations laissées sur Amazon ou autres sites, de l'usage des discours électoraux comme antidépresseurs et des applications informatiques de commande vocale comme Siri.

Bref, vite lu mais bien aimé en fin de compte et qui a parfaitement gagné son pari de m'amuser, alors OK, je valide, et avec le sourire.



978-2283033807

17 juillet 2021

 L'Énigme de la Chambre 622 

de Joël Dicker

***

 J'avais aimé "La vérité sur l'affaire Harry Quebert" et "le livre des Baltimore", mais là... j'ai été plutôt déçue. Un livre bien trop gros et bien trop compliqué pour ce qu'il est au fond : une histoire abracadabrante. Au début, ça va encore, parce qu'il faut reconnaître que c'est très bien raconté, et on nous présente un whodunit qui semble vraiment difficile à deviner. Les chapitres se terminent sans vergogne par les cliffhangers les plus éhontés. Exemple, page 83: « Lorsque, un quart d'heure plus tard, le "rendez-vous important" se présenta dans l'antichambre, Cristina resta stupéfaite. Elle avait tout imaginé sauf ça. » ou page 164, « Soudain à la faveur d'un lampadaire, il reconnut le visage de l'homme qui avançait vers lui.

- Vous... murmura-t-il. »

Comment ne pas jeter un œil sur la page suivante ? Qui d'ailleurs vous transportera tout à fait autre part, et même généralement à un autre moment, mais comme ce début de nouveau chapitre est presque aussi accrocheur que la fin du précédent, vous poursuivez votre lecture. Je ne reproche d'ailleurs pas le procédé, quand on cherche un livre policier autant qu'il soit captivant.

On tique un peu sur les personnages quand même caricaturaux (les tourtereaux! Les bons, les méchants etc.) mais, du moins en ce qui me concerne, on s’entête sur la résolution de cette énigme qui a l'air si bien ficelée. On soupçonne pratiquement tous les personnages les uns après les autres mais on n'y arrive pas, on est sans cesse démenti, on s'acharne, on poursuit la lecture, ça devient tellement compliqué qu'on ne sait même plus bien ce que l'on cherche et on avale plusieurs centaines de pages avant un début de révélation renversante... !!! mais alors là, c'est du grand guignol. On se demande si on est en train de lire un livre pour enfants. Et il faudra encore quelques centaines de pages pour réussir à tout (ou presque*) expliquer, de révélation en retournement de situation X 10, on n'en voit plus le bout. On en a assez, mais on poursuit encore la lecture parce que bon sang ! Qui est l'assassin ??

 Bilan en deux points :

J'admire la maîtrise que l'auteur a de la grande complexité de la structure et de l'agencement de tout ce micmac. Vraiment, c'est très bien fait.

Je réprouve le recours à l'invraisemblance totale à tous les niveaux, faits, psychologie etc. Evidemment, à la fin, tout est expliqué, mais quand on ne respecte pas la vraisemblance la plus élémentaire, il n'est pas difficile d'expliquer tout.

 Et conclusion :

En vacances, sur une plage, ou en plein confinement coincé chez soi comme quand il est paru, cela peut convenir. C'est un passe-temps que l'on peut envisager. Sinon, on peut facilement s'en dispenser.

 

979-1032102381


ASIN ‏ : ‎ B0833XMR6L
Éditeur ‏ : ‎ Editions de Fallois
Broché ‏ : ‎ 576 pages
ISBN-13 ‏ : ‎ 979-1032102381

14 juillet 2021

 

Le dilemme de Jackson 

d' Iris Murdoch

****

Les choses, sans les dire

 Ce roman est le dernier d'Iris Murdoch. Il a été publié en 1995, alors que la dame avait déjà 75 ans. On n'est donc pas surpris d'y trouver une auteure en pleine maîtrise de son art. Pas surpris non plus d'une certaine lenteur et aussi d'une certaine nostalgie. Benet, personnage central est un très riche retraité, enrichi encore par le décès de son oncle adoré dont il est le seul héritier. Benet doit maintenant peu à peu se détacher de sa confortable demeure londonienne pour s'installer dans le magnifique domaine dont il a hérité. Il adore ce domaine, mais appréhende un peu ce retrait campagnard. Ses amis l'y suivront-ils et aussi, pourra-t-il s'y créer de nouveaux liens d'amitié avec par exemple son jeune voisin, propriétaire d'un domaine équivalent au sien ? …

 Benet, comme son oncle, ne s'est jamais marié. Cependant, il n'a pas une mentalité de solitaire, il a beaucoup d'amis(es) et désire être toujours entouré. Concernant ces amis, vous avez intérêt à bien les repérer dès le départ, car sinon, il y a un risque de s'y perdre un peu...

 La grande affaire du moment et par laquelle commence le livre, est la préparation du mariage d'une de ses jeunes amies (Marian) avec le voisin évoqué plus haut (Edward). Benet a tout fait pour réunir ces deux-là. Il considère plus ou moins Marian comme sa fille et compte en fait s'assurer ainsi un voisinage amical et chaleureux pour ses vieux jours. Le mariage sera superbe. Le village entier va participer. Il veille à tout. Mais quelques heures avant la cérémonie, arrive un mot laconique de Marian : elle ne peut plus se marier et ne viendra tout bonnement pas. En fait, elle a totalement disparu. Où est-elle donc, et que lui est-il arrivé ??? Edward, le promis, semble absolument terrassé par l’événement et ne pas pouvoir s'en remettre... Tout le monde va chercher Marian, et au passage dévoiler sa propre vie.

 Le Jakson du titre, ne fait une apparition-éclair qu'à la page 78, et on ne sait qui il est qu'à la page 110. Pourtant, il est bien l'un des personnages majeurs du roman, peut-être LE personnage majeur. Il fera fonction de majordome, homme à tout faire mais aussi bientôt ami de Benet, et bientôt également de tous ses amis. Jackson est un homme extraordinaire.

 On peut choisir de ne voir dans ce roman qu'une histoire de bobos en crise et de leur passionnant way of life. Pour ma part, j'y ai vu une histoire homosexuelle. On s’interroge dès le début sur les mœurs exactes de cet oncle Tim jamais marié qui a disparu des radars pendant la plus grande partie de sa vie pour faire des choses « extraordinaires » à l'étranger, mais on ne sait pas exactement lesquelles... et également sur celles de ce neveu Benet tant aimé de lui et qui ne semble pas avoir connu les femmes. Des hommes non plus, on ne parle pas. En fat, on ne parle de rien concernant la vie sexuelle de Benet. La rencontre entre Jackson et Benet est décrite absolument avec les termes qui seraient employés pour décrire un coup de foudre. Coup de foudre subi mais rejeté par Benet, alors que Jackson lui, fera tout son possible pour se rapprocher. Coup de foudre identifié et favorisé par Tim avant sa mort... C'est lui qui fera en sorte que les deux hommes restent en contact malgré les refus de son neveu. Peu à peu, Jakson devient un employé indispensable, l'entourage le considère de plus comme un ami autant qu’un employé, il n'y a que Benet... mais sa position est de moins en moins claire.

 Pourtant, le roman se termine sans que rien ne soit vraiment éclairci de ce côté-là. Une réflexion d'un ami au sujet de lit restera sans écho... on n'ira pas plus loin et c'est à mon avis le gros défaut du livre. On a trop parlé de ces relations -intéressantes par ailleurs- pour les laisser se diluer dans les limbes de l'incertitude. Et puis pourquoi, même en conclusion, ne pas donner d'indications claire? Quel intérêt d'un point de vue romanesque ? Ca a un goût d'inaccompli, de « pas osé »... et du coup, on se le demande, où allait-on avec cette histoire qui a quand même donné son titre au roman ?

 Et pour Marian et Edward ? Oh, pas de souci. Tout s'est arrangé. Vous en doutiez ?

 

9782070744947

11 juillet 2021

 

Certaines n'avaient jamais vu la mer 

Julie Otsuka

****+


Titre original : “The Buddha in the Attic”

PEN/Faulkner Award for fiction 2011

Je me plaignais un peu de l'écriture conventionnelle de J.M Guenassia lu juste avant ce roman-ci, eh bien c'est comme si j'avais été entendue, car la façon dont Julie Otsuka a écrit son livre est tout à fait originale et remarquable. D'autant que je ne suis pas non plus une styliste absolue, l'effet de style pour l'effet de style me lasse assez vite et je n'ai jamais réussi à m'intéresser profondément à l'écriture à contraintes arbitraires, mais là... là nous avons la découverte d'une forme originale parfaite pour soutenir le fond même du récit. Une interaction perpétuelle et perpétuellement bénéfique de la forme et du fond. Une vraie réussite.

Le narrateur est «NOUS», et ce «NOUS» désigne des femmes japonaises « importées » pour mariage par des hommes japonais immigrés aux Etats Unis. Evidemment dans leurs lettres, présentées par les marieuses, ils se disent tous jeunes et riches et promettent tous une vie de rêve à leurs promises. Evidemment, sur les photos qui les accompagnent, ils sont tous beaux ou au moins acceptables et posent devant de belles maisons ou des voitures… qu’ils disent leur appartenir.

« Car si nos maris nous avaient dit la vérité dans leurs lettres – qu’ils n’étaient pas négociants en soieries mais cueillaient des fruits, qu’ils ne vivaient pas dans de vastes demeures aux pièces nombreuses mais des tentes, des granges, voire des champs, à la belle étoile- jamais nous ne serions venues en Amérique accomplir une besogne qu’aucun Américain qui se respecte n’eût acceptée. »

De leur côté, les jeunes femmes, se disent toutes vierges (et le sont le plus souvent) et espèrent obtenir une vie moins rude en échange de leur expatriation et de la perte de leurs familles.

Tous les chapitres racontés par «NOUS», nous font voir, dans l’ordre où elles l’ont-elles-mêmes découvert, les diverses étapes de cette émigration et de cette adaptation à cet homme et à ce monde si nouveau, depuis le voyage en bateau jusqu’à l’intégration, puis son échec, en passant par la découverte le plus souvent catastrophée des vrais époux sur le quai. Ce récit est parsemé de phrases en italique qui sont ce que l’on pouvait entendre parmi les «NOUS», révélant chaque fois des histoires personnelles, le «NOUS» étant constitué de nombreuses entités individuelles ayant une existence, des désirs et des traumatismes propres.

Le «NOUS» tient à ce que, globalement, et si on néglige les détails des modalités, elles ont toutes la même vie : nées au Japon, « importées » aux USA, mariées à des Japonais, vivant une existence rude, portant, donnant le jour puis éduquant des enfants (« Ils ») qui eux, se sentiront plus américains que japonais et auront honte d’elles, mais qui n’en auront pas pour autant une intégration facile. Le «Nous» permet de dire comment toutes ces vies uniques et qui semblent liées à des évènements très personnels ne sont en fait que des variations secondaires sur une trame tissée d’avance pour tous.

Et puis la guerre! Le Japon bombarde Pearl Harbour et rien ne va plus.

Jusqu'au dernier chapitre, peut-être même dernier paragraphe, j'ai cru que j'allais mettre 5 étoiles pour exprimer mon sentiment pour ce livre si habilement écrit, mais voilà qu'à ce dernier chapitre le «NOUS» change de porteur et ne désigne plus les Japonais mais les Américains et à ce titre ne peut nous dire que leur ignorance de ce que sont devenus les premiers! Nous laissant là, aussi ignorants qu'eux alors qu'il aurait été facile à l'auteur de nous le dire. Pour cette énorme frustration finale (aggravée par le sentiment qu'elle ne se justifiait en rien), j'en veux beaucoup à l'auteur, et c'est bien dommage car je m'étais régalée jusque là. Julie Otsuka a déjà écrit un roman sur ce qui, justement, est arrivé aux Japonais d’Amérique, et que ses grands parents ont vécu ( « Quand l'empereur était un dieu »). Je pense que c’est pour éviter de raconter la même histoire qu’elle n’a pas voulu être plus explicite dans ce roman-ci, mais je trouve quand même qu’elle ne l’a pas été assez. A part cela, une vraie réussite, lisez-le!

Julie Otsuka qui avait laissé passer 9 ans entre ses deux premiers romans nous fera attendre plus encore pour le troisième (2022)

978-2264060532

07 juillet 2021

Metropolis 

de Philip Kerr

*****


Ce quatorzième et dernier volume de la série Bernie Gunther a été publié à titre posthume  Philip Kerr étant mort prématurément. Nous y découvrons les débuts de Bernie, jeune flic de la République de Weimar. Il vient de faire la guerre dans les tranchées et s'il s'en est tiré indemne physiquement, ce n'est pas tout à fait le cas mentalement et il a du mal à retrouver un équilibre ; de plus, autour de lui, le pays est ruiné, tout part à vau l'eau, la corruption règne, les relents nazis commencent à monter... l'ambiance est sombre et nauséabonde. Ainsi, notre Bernie s'adonne-t-il de plus en plus régulièrement à la boisson. Sombrera-t-il ?

Cela ne l’empêche pas de beaucoup s'intéresser à son travail,  Bernie Gunther est un bon flic, observateur, imaginatif, incorruptible et opiniâtre. Ses chefs l'ont remarqué, comme ils ont remqrqué qu'il n'avaient guère de goût pour les idées extrêmes qui s'agitent de plus en plus, et Bernhard Weiss (personnage réel), chef de la police criminelle de Berlin, lui offre une belle promotion. C'est que Weis est juif, qu'il a de plus en plus d'ennemis et qu'il a besoin de très bons éléments à ses côtés s'il veut espérer se maintenir. Il tient bureau dans un fourgon comprenant même sa secrétaire et c'est ainsi que l'équipe se déplace sur les lieux des crimes sur lesquels ils enquêtent. En ce moment, la grande affaire est un meurtrier de prostituées qui a la particularité de scalper ses victimes. Bernie a juré de le capturer, mais voici que bientôt, la série de crimes s’arrête. Plus tard, une nouvelle série démarre, cette fois, un illuminé a juré de débarrasser Berlin des invalides de guerre qui y mendient. Il estime qu'ils témoignent de la défaite de l'Allemagne et font honte à l'armée (raisonnement difficile à saisir dit comme ça, mais aucun pays n'a jamais beaucoup aimé regarder ses victimes de guerre...).

Comme toujours, la documentation historique est de première qualité et le contexte de la vie quotidienne à Berlin en 1928 tient la plus grosse part de l’intérêt du roman. Les romans de Karl May y sont évoqués et B. Gunther croisera dans ces pages Fritz Lang ou plutôt sa femme, Otto dix, George Grosz (tout le roman peut s'imaginer avec leurs images), Brecht, Alfred Döbling etc. On se régale. Ce dernier volume est donc passionnant et permet paradoxalement à Bernie de commencer et finir en même temps la série de ses aventures. Ne ratez pas un tel oxymore !


978-2021439670

04 juillet 2021

Confessions d'un chasseur d'opium 

de Nick Tosches

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Chasseur de mythe

Ici, Nick Tosches entreprend de nous dépeindre une vision hautement culturelle de l'opium. Il aime les opiacés et en est dépendant mais, du moins au moment où il écrit cet ouvrage, il défend une version noble, voire élitiste de son addiction. Une vision fantasmée de la chose, qui se nourrit de fumeries sombres et embrumées où de vieux chinois silencieux, éventuellement secondés par des servantes mutiques, passent des pipes qui sont presque des œuvres d'art à des consommateurs indolents mais respectés. Sûr qu'en l'an 2000, année de publication de l'opuscule, on était déjà dans la mythologie complète. Mais bon, c'est un genre comme un autre.

Ce qui est amusant, c'est que Nick Tosches commence par une lourde charge moqueuse (et méprisante) contre l’œnologie. Il se gausse de ces gens qui ne peuvent boire un verre de vin sans évoquer son arôme, son bouquet, sa robe etc. Il trouve cela complètement ridicule et ne se gène pas pour le dire (car Nick n'est pas du genre à spécialement ménager la susceptibilité de son entourage). Je ne sais pas comment cela passe aux USA, peut-être fait-il rire un public pour qui toutes ces considérations sont en effet exotiques mais en Europe, et plus encore en France, ce genre de sarcasme éveille davantage l'étonnement, voire un peu de gène pour lui. C'est un peu ridicule et, comme on le sait, l'insulte est un boomerang, si elle n'atteint pas sa cible, elle revient contre son lanceur...

Et comble de l'ironie, voilà que notre détracteur du bon vin, se lance dans une tentative de reproduire cette culture originelle de la qualité du produit et du savoir-faire sur son poison de prédilection : l'Opium. Il avait déjà évoqué sa circulation et son trafic avec « Trinités », qui était plutôt un roman policier, sans doute sa documentation, ses relations et sa pratique ne faisaient pas de lui le plus mal placé pour rédiger ce petit traité de la "drogue céleste". Il l'a voulu historique et culturel, bien que sa vision historique se limite un peu trop à un échange Orient-USA (souvent le problème des Américains qui ont du mal à se rappeler qu'il existe un vrai monde en dehors d'eux). Il pousse en avant la graaaande qualité du produit, son passé chargé d'histoire, ses références intellectuelles les plus aristocratiques, ses pratiques sophistiquées et tient pour quantité négligeable les cloaques humains qu'il doit traverser, les épaves humaines, les prostitutions sordides, les corruptions omniprésentes, au milieu desquels se niche son Eden. Car, foin de la drogue qui se gobe, s'avale, se sniffe, s'injecte ou que sais-je, seul est belle celle qui se fume dans une vieille pipe, et de préférence dans une fumerie.<i> « :"Je suis né pour fumer de l'opium dans une fumerie»</i>...

Ben voyons.

978-2844850553


01 juillet 2021

Du lait aigre-doux 

de Nuruddin Farah

****


1er volume de la trilogie 

Somalie, Soyaan n’a pas trente ans mais il est en train d’agoniser dans l’humble demeure de sa mère. On ne sait quel est son mal et même, on en sous-estime la gravité jusqu’à l’issue fatale. Son frère jumeau, Loyaan, est accouru auprès de lui alors qu’ils ne se sont pas vus depuis un certain temps, chacun pris par sa propre existence. Soyaan a fait des études et depuis des années il est "le Conseiller Economique à la Présidence, directement responsable devant le Général et n’ayant de comptes à rendre qu’à lui." ; Loyaan lui, qui voulait être médecin, n’est que dentiste dans un pays (comme même sa mère le remarque) où tout va mal sauf les dents.

Mais il faut savoir que quand on parle de "Présidence", on parle en fait d’une dictature effrénée usant quotidiennement de la violence, des enlèvements, de la torture et des exécutions sommaires. Il faut savoir encore que Soyaan, s’était peu à peu détourné de ce pouvoir inique pour se livrer à des actes de résistance dans un groupuscule pour lequel il rédigeait des "mémorandums" bien peu diffusés d’ailleurs ; et là, comme partout et toujours, qui dit groupuscule, dit scission et mouchard.

De tout cela, Loyaan ne sait rien, il ne le découvrira que lorsque son frère mourra dans ses bras en répétant son nom. Loyaan aurait voulu faire pratiquer une autopsie pour comprendre les causes de cette mort étrange et inexplicable mais cela est impossible, refusé à grands cris tant par sa mère, exigeante incarnation de toutes les superstitions, religions et croyances réactionnaires du pays, que par son père, homme ignoble, entièrement soumis au plus offrant, à savoir le pouvoir en place. A ce moment, l’hypothèse d’un empoissonnement semble d’ailleurs tellement absurde à Loyaan qu’il se laisse convaincre de renoncer à l’examen. Ce n’est que plus tard qu’il en apprendra plus sur la vie de son jumeau et se demandera si le Général l'a fait tuer.

Pire, dès l’enterrement, le pouvoir déclare Soyaan "Propriété d’Etat", le qualifie de héros, donne son nom à des rues, se glorifie de toutes ses actions, détruisant définitivement tout ce que le défunt aurait pu entreprendre contre lui. Qui témoignera du contraire? La dictature ne prend pas que les corps, elle vole aussi les âmes, les histoires et l’Histoire.

Nous nous sommes tous demandé au moins une fois ce que nous aurions fait si nous avions été des civils français pendant l'Occupation. Même si je ne pense pas qu'ils soient nombreux ceux qui ce verraient bien en collabo, la question reste poignante: Résistant ou profil bas?

C’est exactement face à ce dilemme que se trouve Loyaan, homme sans envergure mais honnête, il n’est pas particulièrement héroïque. Va-t-il prendre les risques énormes de l’insoumission alors qu’il ne voit autour de lui qu’opposants torturés ou "disparus" dans une population misérable qui laisse faire en tentant éventuellement d’en tirer quelque profit au passage? Même les opposants ne sont pas crédibles. Leur position est tout autant une histoire de clan ou tribu que de principe. Il n’y a pas que la dictature qui soit désespérante, tous les modes de pensée le sont dans ce pays.

Ce n’est pas un roman très facile à lire, ni même, du moins au début, agréable à lire. Le style est emphatique et parfois pesant. On est saisi par la beauté de certaines images poétiques mais les choses avancent très lentement et jamais en droite ligne. On s’enlise dans le formalisme social  et le lecteur –au moins occidental- s’ennuie parfois un peu à surmonter ces obstacles qui à ses yeux n’ont aucun sens. On sent tout le poids écrasant, étouffant, des traditions. C’est irrespirable. Tout autant que la dictature. Et pourtant, une fois habitué, on lit avec de plus en plus d’appétit les pages qui défilent et à aucun moment je n’ai été tentée d’abandonner, ni même de sauter de pages car Farah sait décortiquer, observer et témoigner des rouages du pouvoir et de la dictature qui sont partout les mêmes. Sa vision des choses est particulièrement claire et juste.

C’est un roman qu’il faut absolument lire –et acheter, comme tous ceux de Nuruddin Farah, au moins un acte de résistance que nous pouvons faire– car il est admirable que dans un pays dans l’état de la Somalie, il puisse y avoir des gens pour se soucier de littérature et tenir à laisser au monde une œuvre littéraire qui témoigne de ce peuple. Je sais que Farah ne vit pas en Somalie. Il ne le pourrait pas. En fait il est quasi nomade, se déplaçant dans le monde entier, mais il n’empêche qu’il ne daigne s’installer nulle part ailleurs et qu’il ne parle que de son peuple et de son pays, il témoigne pour eux, il leur fait le don fastueux d’une vraie littérature et c’est pour cela que Farah est grand.

"Qu’est devenue l’élite qui avait bercé de faux espoirs les cœurs des masses africaines ? Certains ont purgé et purgent des années tourmentées de détention. La plupart ont quitté leur pays. Des postes à l’UNESCO, à la FAO ; des postes dans les états pétroliers du golfe."


Trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine"

1 - Du lait aigre-doux 

2 - Sardines

3 - Sésame ferme toi 

978-2264033222 

29 juin 2021

 Breakfast of Champions

Kurt Vonnegut

****+

Imbroglio d'auteurs de SF

Un livre avec des dessins. J'adore ! Qui a dit que c'était les seuls à mon niveau ? En tout cas, en l’occurrence, il n'y aurait pas de quoi rougir, car il vaut mieux avoir l'esprit plutôt ouvert et délié pour comprendre le maximum de tout ce qu'il y a dans ce roman foisonnant et aux multiples niveaux. Quant aux dessins, pour en revenir à eux, ils sont de l'auteur lui-même qui aimait bien utiliser ses dons graphiques. 

Tout au long de ce récit, le narrateur tient à expliquer les choses dans le détail même pour ce que tout le monde connaît (comme le principe de l’arme à feu, par exemple) et les dessins y aident. On en vient à imaginer un prof extraterrestre expliquant le monde terrien à de jeunes E.T. Il faudra attendre la fin du roman pour s'assurer qu'il n'en est rien et ne donc, plus bien saisir le sens de cette façon de faire. Du moins, en ce qui me concerne.

Le narrateur est un écrivain de la cinquantaine du nom de Philboyd Studge. Ecrivain médiocre, « Mon ami Knox Burger me disait l'autre jour d'un roman qu'il paraissait aussi indigeste que s'il avait été écrit par Philboyd Studge ». Il a lui même créé l'écrivain médiocre Kilgore Trout, qu'on avait déjà croisé dans « Abattoir 5 » et que l'on retrouvera encore dans « Timequake » et « Galapagos » (mais dans ces trois cas, ce sera Vonnegut qui le créera). Ce personnage est donc quelqu'un d' important dans l’œuvre de Vonnegut. On a beaucoup dit qu'il représentait Theodore Sturgeon* (trout truite, sturgeon esturgeon) mais il serait bien léger de ne pas voir tout ce qu'il y a aussi de Vonnegut en lui.

 Ce Trout est un écrivain de SF qui a beaucoup été publié, mais peu lu. Il réussit ce paradoxe en étant édité par une maison de livres pornographiques qui n'utilisent ses œuvres que pour mettre un peu de texte entre les photos... Trout s'y est résigné mais cet arrangement ne lui vaut qu'un maigre salaire qui lui permet à peine de vivre. Aussi est-il très surpris quand il reçoit une invitation à être le conférencier d'honneur d'une réunion artistique, ayant été présenté comme « le plus grand auteur américain » par le milliardaire local, sponsor de l'évènement, totalement inculte et qui a fait glisser son enthousiasme des photos vers les textes. On appelle cela une sublimation, il me semble.

L'évocation des œuvres de Trout rappelle au lecteur la richesse de l'imagination débridée de l'âge d'or de la SF. C'est à peine exagéré et on se régale. Ce temps-là me manque, les auteurs savaient ce qu'inventer veut dire et ne reculaient devant rien. On rencontre aussi quelques idées que K. Vonnegut a lui-même utilisées dans d'autres romans. Bref, notre Kilgore Trout se rend donc sur place, mais en stop, ses moyens ne lui permettant rien d'autre, et il y va bien décidé, une fois au micro, non pas à caresser l'auditoire dans le sens du poil, mais à leur crier toute la misère dans laquelle les écrivains se débattent. Et a la leur montrer aussi, en se présentant, maigre, crotté (au sens propre d'ailleurs, suite à une pénible péripétie du voyage) et dans une tenue aussi minable que ridicule. Le périple donnera lieu à des rencontres pas banales qui nous seront racontées.

La ville où il se rend est celle de Dwayne Hoover, vendeur de voitures  « fabuleusement rupin » pour sa part. Rupin mais obèse, multidivorcé et surtout, en train de perdre la raison sans que personne ne s'en rende compte. Nous allons le suivre pendant plusieurs jours, connaître qui il rencontre ou côtoie, et constater l’aggravation de son comportement erratique.

Contrairement à ce que dit ma quatrième de couverture (il y a eu plusieurs éditions), la rencontre ne se fait qu'à la fin du livre, mais elle sera explosive.

Le style (celui de Philboyd Studge, donc, réputé ennuyeux) se veut assez objectif, ne répugne pas aux explications détaillées, aux listes et aux caractéristiques techniques (incluant la taille du pénis), et étonne constamment le lecteur. La couleur de peau est toujours annoncée. Peut-on mieux dire que chaque couleur implique une position ? 

Kurt Vonnegut aborde comme toujours les sujets qui lui tiennent à cœur. Ici, la pollution et l'écologie, le racisme, la religion (nous aurons plusieurs mythe originaux de la création), la création littéraire, l'art**. Il expose dans ses romans, et celui-ci particulièrement, une version simplifiée de sa vision du monde. C'est une vision désabusée qu'il présente sans concession mais en choisissant le ton de l'humour, cette « politesse du désespoir ». 

« Il se trouvait sur cette planète abimée tout un lot de « Communistes ». Ceux-ci avaient une théorie selon laquelle tout ce qui pouvait rester de la planète devait être partagé plus ou moins également entre tous ceux qui n'avaient jamais demandé, après tout, à vivre sur une planète perdue. Et, pendant ce temps, les bébés ne cessaient pas d'arriver, vagissant et gigotant, et poussant des cris pour avoir du lait.

En certains endroits, on voyait des gens essayer de manger de la boue ou de sucer des cailloux, tandis qu'à quelques pas des bébés étaient en train de naître.

Et ainsi de suite.

Le pays de Dwayne Hoover et de Kilgore Trout, où l'on ne manquait encore de rien, était opposé au communisme. On y estimait que les Terriens bien nantis ne devaient pas être contraints de partager avec d'autres, à moins qu'ils n'en aient envie, et la plupart n'en avaient pas la moindre envie.

Ainsi, personne ne les y obligeait.

Tout le monde, apparemment, en Amérique, agrippait tout ce qu'il pouvait et s'y cramponnait. Certains Américains étaient réellement très forts à ce jeu du prends-tout-et-cramponne-toi. Si bien qu'ils se trouvaient fabuleusement rupins. Et d'autres ne parvenaient même pas à mettre la main sur le minimum vital. »

Un roman riche et qui suscite ma sympathie.


* En clin d’œil, Philip José Farmer quant à lui a publié « (Le Privé du cosmos » sous le pseudo de K. Trout

** A noter à ce propos la présence dans ces pages de Rabo Karabekian, le peintre de « Barbe bleue ». C'est un peintre abstrait à succès et il fait dans un bar, face à des gens qui l'accusent d'être un fumiste,  une déclaration de foi sur l'art moderne qui bouleverse le narrateur. 

978-2290006603