Oh Canada
de Russel
Banks
*****
"Oh,
Malcolm, crois-moi, ils voudront me regarder mourir."
En
phase terminale d'un cancer, Leonard Fife, célèbre documentariste,
tourne avec un de ses anciens élèves, Malcom, une ultime interview
filmée, à exploiter après sa mort très proche. Il a cependant des
exigences précises: cela sera tourné en plan rapproché, dans le
noir total en dehors de lui, et sa femme, Emma, devra être présente
en permanence mais hors de sa vue, car, dit-il, c'est pour elle qu'il
veut parler. Malcom et son équipe ont soigneusement préparé leurs
questions mais bien inutilement car ils vont vite constater que
Léonard ne tient compte d'aucune. Il est là pour raconter toute la
vérité sur sa vie en un long monologue. Il estime avoir toujours
triché et menti à tous et veut absolument se livrer à Emma dans
son entière vérité avant de mourir. Pourquoi, dans ce cas, faire
venir une équipe vidéo? C'est qu'il sait que s'il est seul avec
elle, il ne pourra s'empêcher de recommencer à mentir, jouer son
rôle, et enjoliver la vérité comme il l'a toujours fait.
"Non,
son récit, il le raconte à Emma, sa femme, parce qu'il veut être
connu d'elle, de celle qui lui a dit bien des fois qu'elle l'aimait
pour ce qu'il est, peu importe ce qu'il est. Et, chose peut-être
cruciale, il se raconte l'histoire à lui-même pour la même raison
- parce qu'avant de mourir il veut se connaître lui-même, peu
importe ce qu'il est."
Auteur
de documentaires chocs et célèbres sur de forts moments de la
société américaine et canadienne où il a vécu, le récit de
Leonard Fife parle au lecteur comme à ses auditeurs fictifs quand il
évoque par exemple Joan Baez et Bob Dylan qu'il a fréquentés ou
les déserteurs qui fuyaient au Canada pourr échapper à la guerre
du Viet Nam et dont il a fait partie... ou pas.
"Néanmoins,
il a décidé de dire la vérité de telle manière qu'Emma pourra
enfin savoir qui elle aime et qu'il pourra savoir qui il est. Une
fois cette décision prise, son esprit s'est immédiatement rempli à
ras bord de souvenirs depuis longtemps oubliés, depuis longtemps
niés, depuis longtemps déguisés. (...) Il n'a eu qu'un souci en
tête, celui de se rappeler son histoire et de la raconter de la
manière la plus véridique et la plus simple possible, comme si ce
n'était pas son histoire mais celle de quelqu'un d'autre, d'un
étranger, comme si la caméra et le micro étaient entre ses mains,
sous son contrôle"
Mais
peu à peu, à cause de l'âge, de la maladie et des médicaments, ou
simplement parce que "rien n'est jamais acquis à l'homme :
ni sa force, ni sa faiblesse ni son cœur"*, son récit
semble moins clair et moins assuré. Emma elle-même tente de le
discréditer en faisant état de confusions, mais est-ce parce qu'il
est inexact ou est-ce pour protéger sa réputation qu'il est en
train de détruire? Ment-elle, à son tour? Leonard lui-même doute
de certains souvenirs et constate les incertitudes de la mémoire
même quand on est fermement décidé à ne plus rien dire que la
vérité, sans souci des éventuels dommages collatéraux. Mais la
vérité, qu'est-ce? Surtout passé au tamis de la mémoires ancienne
et des successifs auto-récits sciemment maquillés ou non: pas
maquillés, pas volontairement maquillés.
"Ses
véritables motivations? Au mieux, il ne connaît que le côté
observable de ses actes. Pour ce qui est des motivations, il n'en
sait pas plus que s'il était un parfait inconnu. Il n'a pratiquement
aucun mal à trouver des raisons à ce qu'il fait - c'est à dire que
si on lui demande, il a des réponses. Mais sont-elles crédibles?
Pour lui sur le moment, pour lui dix ans plus tard, pour lui un
demi-siècle plus tard."
Nous
sommes une histoire que nous nous racontons. Qu'en reste-t-il à
l'approche de la fin? Est-il possible que nous assistions à la
dilution de ce récit cohérent dans le flou, l'incertain et les
variantes envisageables?
Ce
roman est une réflexion sur le souvenir et nos auto-récits (nous en
avons tous. Nous nous sommes tous mis au centre d'un récit dont nous
sommes le personnage principal. Nous avons organisé nos souvenirs en
conséquence.) Jusqu’à quand sont-ils cohérents? Le sont-ils même
jamais? Nous soutiennent-ils jusqu’au bout ? Où nous
lâchent-ils, surtout quand on a toujours trop menti ? Qu'est-ce
que la réalité? C’est à elle justement que Léonard cherche à
s'accrocher en tentant d'affermir sa maîtrise de son auto-récit.
"Il
ne reste plus rien de sa vie, désormais, hormis ce qui se trouve
dans son cerveau. les fluides qui passent dans ses intestins et sa
vessie et les cellules cancéreuses qui dévorent ses os et sa chair,
se gavent de ses organes et les condamnent un par un. (...) Ce qui
reste de sa vie à présent, qui il est, n'est rien d'autre que ce
qui se trouve dans son cerveau. Et cela n'est que celui qu'il était,
rien de plus. L'avenir n'existe plus et le présent n'a jamais
existé. Et personne ne sait qui il était. Personne ne peut le
savoir à moins qu'il le lui dise à elle : à Emma."
C’est
une réflexion profonde, mais également un roman captivant à cause
de ce que Léonard a vécu. Dans un sens, c'est aussi une histoire
d'amour. Il veut absolument offrir à cette femme qu'il aime son être
vrai, l'ultime don de soi.
Ou
peut-être pas. Peut-être ne veut-il que faire d'elle le réceptacle
de son ultime auto-récit et se donner ainsi un peu plus de
longévité.
Un
roman profond et vrai qui nous parle non seulement de notre fin, mais
de toute notre existence en nous amenant à réexaminer nos souvenirs
et relativiser notre mémoire. Un grand livre.
*
Aragon
9782330168025