Houris
de
Kamel Daoud
****
Comme
vous le voyez, j'ai donné quatre étoiles à ce livre et non cinq,
signe que je n'ai pas été totalement comblée par ce roman, je suis
cependant très heureuse qu'il ait été écrit puis publié et
également qu'il ait obtenu le Prix Goncourt qui lui a valu une
diffusion énorme car c'est un bon livre, d'un excellent niveau
littéraire, et cela dit ce qu'un pouvoir essaie de faire
disparaître. Partout, toujours, quand un pouvoir tente d'effacer, de
nier, d’empêcher de dire, quelque chose qui est arrivé, quelle
que soit la raison donnée, il faut s'y opposer et prendre le
contre-pied. Il faut parler, raconter, témoigner. Le pouvoir
algérien a interdit d'évoquer ses dix ans de guerre civile et ses
200 000 victimes au prétexte que seul ce silence pouvait permettre
la coexistence pacifique des deux factions un moment ennemies, et que
ce n'était que sur ce no man's land de silence que pouvait se bâtir
la suite de l'histoire, une suite pacifique, Mais ce n'est pas
exactement ce qui s'est passé. Ce silence a en réalité permis aux
responsables de cette période de se maintenir en place. Ils ont dû
mettre fin aux exactions les plus sanglantes et se faire discrets,
mais pas se retirer, pas tout perdre. Les victimes, elles, ont bien
tout perdu. Elles ont perdu tout ce qu'elles ont subi pendant la
guerre civile mais aussi depuis, le droit a être reconnues,
respectées et aidées en tant que victimes. Au contraire, elles
étaient le témoignage vivant et gênant d'une chose qu'on voulait
oublier. On ne pouvait pas le leur dire mais on souhaitait les voir
se cacher, disparaître, plus encore que les criminels. Elles
témoignaient de l'injustice profonde dont tous étaient coupables et
qu'elles avaient subi. On commence à douter (plus ou moins
sincèrement) de leur réalité. On organise leur oubli. La mémoire
est chose fragile. « Un souvenir est toujours écrit sur de
l’eau, du sable, des matières qui changent et fuient. »
Ainsi
en est-il de Aube qui, égorgée à cinq ans lors du massacre de son
village (plus de mille victimes) et ayant miraculeusement survécu,
arbore maintenant la cicatrice de son "sourire monstrueux"
et oblige ceux qui la voient à se souvenir. Tous la craignent
pour cela et sont mal à l'aise en sa présence. Cette tentative de
meurtre l'a cependant laissée muette. Elle vit d'un petit salon de
coiffure qu'elle possède a Oran et dans lequel se retrouvent les
femmes du quartier de plus en plus interdites d'espace public.
Malheureusement la mosquée est toute proche et le nouvel imam a la
haine des femmes chevillée au corps. Ses prêches sont de plus en
plus haineux. Un matin, Aube retrouve son salon de coiffure saccagé
dans l'indifférence de la police.
Parallèlement,
Aube, célibataire, est enceinte et ne désire pas garder le bébé à
venir. Elle est persuadée que ce sera une fille et comment une fille
pourrait-elle être heureuse dans l'Algérie qui est en train de se
bâtir, de plus en plus répressive. Elle s'est procuré trois
comprimés qui lui permettront d'avorter, en attendant, perturbée,
elle fait le point de sa vie en se racontant en pensée à cette
fille qu'elle porte. C'est ainsi que le lecteur en apprendra plus
tant sur ce qui s'est passé pendant la guerre civile que sur ce qui
se passe depuis. Ainsi, et également grâce aux rencontres qu'elle
fera et aux récits que lui feront ces témoins.
Kamel
Daoud use d'une langue très littéraire et belle.
"Les
neuf ou dix ou dix-neuf soldats qui se trouvaient sur ce barrage
avient été tués une heure après mon passage le matin. Je n'ai pas
bougé, sauf une pierre dans ma poitrine qui me broya les côtes.
Tout autour, le vent convoitait leur souffle et le grand Sahara nous
tournait le dos. On a toujours l'impression qu'une personne vous
observe de très loin dans ces lieux où rien ne pousse à part les
songes ou les levers de soleil."
Son
récit progresse en un mouvement en spirale, comme celui qu'on fait
pour nettoyer une vitre. De ce fait, il ne progresse pas vite et
semble au contraire, insister sur chaque passage plutôt que filer
plus loin. C'est ce qui, volontairement je pense, enlève de la
fluidité au récit. L'idée n'est pas qu'il file avec aisance du
début à la fin de l'histoire qui nous est racontée. L'idée est au
contraire d'insister sur tout, que rien ne "passe tout seul"
et même, que rien ne passe du tout. Kamel Daoud veut que les choses
soient gravées dans le roc, qu'elles soient là, qu'elles soient
dites, et qu'elles s'imposent à tous. La suite, oui, un après
pacifique, oui, mais pas sur un déni. Il ne peut en fait se
construire durablement que sur une vérité reconnue et publique. Or,
"Le colonel voulait arracher mon talent, le déraciner ou
l'écraser avec sa chaussure ou lui mettre un voile ou une arme dans
la bouche, et même lui interdire d'avoir une bouche, d’ailleurs!"
Ce
roman est une belle œuvre, mais elle n'est pas très facile à lire.
Elle exige un effort de son lecteur. J'ai trouvé aussi que les
motivations d’Aube dans la deuxième moitié étaient un peu
incompréhensibles, mais que sais-je de la psychologie d'une rescapée
d'assassinat? J'ai trouvé également le passage à cette seconde
moitié trop abrupt pour moi. Il n'y a pas de transition et,
désorientée, j'ai perdu du temps à resituer les personnages.
978-2072999994