Prix Nobel de Littérature en 2009.
S'il est un Prix Nobel de littérature qui a été utile, c'est bien celui-ci, car il a fait connaître à énormément de gens qui n'en avait jamais entendu parler, un auteur de toute première importance. Utile, et mérité! Car pour moi, Herta Müller est peut-être le plus grand écrivain actuel (et je pèse mes mots). Son écriture est d'une qualité et d'une beauté tout à fait exceptionnelles. La puissance s'y allie étonnamment à une poésie extrême. Il se dégage de ses textes un pouvoir évocateur, une humanité rarement atteints. C'est là une arme puissante qu'elle met au service de la lutte contre les dictatures avec une totale absence de manichéisme. C'est dire que les fonds sont à la hauteur de la forme, nous offrant des romans très très largement au-dessus de ce qu'il nous est habituellement donné de lire.
Cette fois, H. Müller évoque les citoyens d'origine allemande mais vivant en Roumanie (des civils bien sûr) qui ont été purement et simplement déportés en camp de travail par les Russes après la guerre dans des conditions qui faisaient plus que rappeler celles des camps de concentration et dans l'indifférence mondiale unanime (à commencer par la Roumanie qui tenait beaucoup à ne rien faire ni dire qui puisse être présenté comme une marque de sympathie pro nazie). De même qu'on venait de déporter des gens parce qu'ils étaient d'origine juive, et pour bien montrer qu'on n'avait toujours rien compris, on s'est mis à en déporter d'autres parce qu'ils étaient d'origine allemande.
Et la mère de Herta Müller a été parmi ces déportés.
Mais ce n'est pas d'elle qu'elle a choisi de nous parler.
Elle a collecté une quantité de récits et souvenirs murmurés en cachette dans les familles concernées (car -s'ils revenaient- les déportés, jamais réhabilités, n'ont jamais été reconnus comme victimes innocentes) et en particulier auprès d'un poète roumain: Oskar Pastior. Si bien que le projet en est devenu d'écrire ce roman avec Pastior, en un livre à quatre mains, mais la mort du poète rendit la chose impossible. Après un temps mort, H. Müller reprit les notes (nombreuses) et se mit à rédiger "La bascule du souffle" en s'inspirant de Pastior pour son personnage principal, le narrateur: Léopold Auberg. Jeune homme de 17 ans, déporté en camp de travail russe où il passa 5 ans, manqua plusieurs fois périr, et vit mourir plus de 340 de ses congénères.
Mais, et H. Müller avec lui, leur vision est celle du poète, tout est vie, les objets s'animisent, certains ont même un nom (oncle Hermann, le banc...) Le regard des poètes éclaire le nôtre.
Ainsi, alors qu'il doit pelleter des scories dans des wagonnets, il compare les différents postes de travail:
"Mais les scories froides, celles qu'on a une seule fois par tranche, je les adore. Elles sont bien honnêtes avec nous, patientes, sans rien d'imprévisible. Nous n'avions besoin d'être ensemble que pour les chaudes, Albert Gion et moi. Les froides, chacun aurait voulu les avoir pour lui tout seul. Les froides étaient dociles et confiantes, et pour un peu on aurait dit qu'elles avaient besoin de soutien – on pouvait tranquillement rester seul avec leur sable violet." (180)
Et quand il regarde le chantier la nuit (car il n'y a pas de trêve nocturne pour les travaux forcés):
"... quittant la lumière du projecteur pour des ombres hétéroclites. Obliques et dangereuses, ces ombres déformaient le contour des blocs, décalaient l'agencement des rangées. Même le parpaing posé sur la planche ne savait plus à quoi il ressemblait. On hésitait, craignant de confondre les arêtes du bloc et celles de l'ombre. Une vague vibration trompeuse émanait aussi des terrils." (160) (J'adore les "ombres hétéroclites")
Mais au dessus de tout cela règne L'Ange de la Faim avec lequel Léopold a fait connaissance, auquel son sort est maintenant lié. Gunter Grass se plaignait des rations quotidiennes à 800 calories dont il avait dû se contenter pendant ses quelques mois d'internement en camp américain après la guerre. Ici, des civils innocents sont loin d'en disposer, on tombe d'inanition, on ronge les ordures et chacun a, collé à son dos, son "Ange de la Faim" et là encore, H. Müller montre l'ampleur de sa capacité à rendre le vécu par les mots:
"L'ange de la faim pense juste, ne fait jamais défaut, ne part pas mais revient, a sa direction et connaît mes limites, mon origine et son action, fonce les yeux béants dans un seul sens, reconnaît toujours qu'il existe, est atrocement imbu de lui-même, a le sommeil transparent, est expert en belle-dame*, sucre, sel, poux, mal du pays, et il a de l'eau dans le ventre et les jambes. On ne peut qu'énumérer, sans plus.(…) La faim n'est pas un objet."
* mauvaise herbe comestible à certaines saisons.
Titre original: "Atemschaukel" (2009) (excellemment traduit à mon avis)
Et parce que je ne peux pas me retenir de vous proposer de lire ces passages et que si cela vous ennuie il vous est si facile de ne pas poursuivre:
"Mais moi en mangeant, je me prends à penser au ras-le-bol du bonheur* il surviendra un jour ou l'autre, et chaque convive attablé à mes côtés devra restituer le nid de sa tête, la bascule de son souffle, la pompe de sa poitrine, la salle d'attente de son ventre." (254)
*[la mort]
"L'horloge faisait tic-tac près de l'armoire. Le balancier s'envolait, pelletait notre temps pour l'envoyer entre les meubles, de l'armoire à la fenêtre, de la table au divan, du poêle au fauteuil en velours, du matin au soir. Au mur, ce tic-tac était ma bascule du souffle, et, dans ma poitrine, c'était ma pelle en cœur." (272)
"La nuit, quand ils viennent me hanter en m'asphyxiant, j'ouvre la fenêtre en grand, et je reste la tête à l'air libre. Dans le ciel, une lune semblable à un verre de lait froid me rince les yeux. Ma respiration retrouve sa cadence. J'avale de l'air frais pour ne plus être au camp, puis je ferme la fenêtre et me recouche. La literie n'est au courant de rien, elle me réchauffe. L'air de la pièce me regarde, il sent la farine chaude." (36)
"Mon professeur de sciences naturelles partit à la guerre et ne revint pas. Mon professeur de latin revint du front en permission et passa nous voir au lycée. Il monta sur l'estrade pour nous faire un cours de latin qui se termina rapidement, et pas du tout comme prévu. Un élève déjà décoré d'une branche d'églantier lui demanda dès le début du cours: monsieur, racontez-nous comment c'est, au front. Le professeur fit en se mordant les lèvres: pas comme vous croyez. Il s'était figé, les mains tremblotantes, nous ne l'avions jamais vu comme ça. Pas comme vous croyez, répéta-t-il. Puis il posa la tête sur la table, resta les bras ballants sur sa chaise, comme une poupée de chiffons, et fondit en larmes." (59/60)
Et, pas pour plomber l'ambiance, mais pour garder du recul :
"C'était la nuit du 31 décembre, la Saint-Sylvestre de la deuxième année. Vers minuit, le haut-parleur nous ordonna d'aller sur la place du rassemblement. Flanqués de huit gardes avec chiens et fusils, nous dûmes prendre la route qui sortait du camp. Un camion suivait. Dans la haute neige, derrière l'usine, au début des terres incultes, il fallut se ranger face à la clôture maçonnée et attendre. Nous pensâmes que c'était la nuit de l'exécution.
Je jouais des coudes pour être sur le devant, parmi les premiers, histoire de ne pas avoir de cadavres à charger avant d'y passer. C'est que le camion attendait au bord de la route. "(73)