Et Nietzsche a pleuré
d'Irvin Yalom
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Ce roman imagine ce qu'aurait pu être, en 1882, une rencontre entre le philosophe encore méconnu Friedrich Nietzsche et le médecin à succès Joseph Breuer qui tâtonne sur les voies de la pré-psychanalyse. «Faisons-les se rencontrer» se dit sans doute I. Yalom et voyons un peu comment ces deux-là vont mettre en relief ce creuset viennois de la pensée de la fin du 19ème siècle qui, après avoir hésité entre mesmérisme, phrénologie et s'être pas mal cherchée dans toutes les directions y compris les plus hasardeuses (parapsychologie par exemple), va donner naissance à la psychanalyse.
Et nous le voyons en effet. Tout comme nous voyons s'accumuler le terreau sur lequel fleuriront les études sur l'hystérie que Breuer et Freud (les vrais cette fois) mèneront longuement malgré la curieuse cécité dont le premier fait preuve ici en observant Nietzsche. (mais j'oubliais que l'hystérie ne peut concerner que des femmes...)
Notre Breuer donc affronte la crise des 40 ans avec son habituel cortège de pulsions de tout plaquer pour se donner une deuxième chance (forcément meilleure et liée -mais c'est par hasard bien sûr- à une expérience sexuelle motivante) et Nietzsche y sera bientôt, bien qu'il n'en ressente pas encore les effets (mais il en connaît d'autres...). Voilà deux personnages assez passionnants pour scotcher tout lecteur surtout quand ils négocient comme c'est le cas ici, chacun un tournant de leur existence et de l'histoire de la pensée. Pour ne rien dire d'un troisième larron: Sigmund, encore étudiant et découvrant peu à peu en arrière plan ce qui va révolutionner le monde moderne: l'inconscient. (Eh oui, rien de moins.) Il est donc impossible de ne pas s'intéresser énormément à tout ce qui va se jouer dans ces quelques 500 pages.
500 pages pendant lesquelles d'autre part, I. Yalom psychanalyste, ne l'oublions pas, reprend et creuse à nouveau son champ de recherche préféré: «l'entre deux», les relations entre le patient et son psy, le psy et son patient. Il le dit d'ailleurs (par la bouche de Breuer):
«De même qu'un chirurgien doit d'abord connaître l'anatomie, le futur "médecin de l'angoisse" devra au préalable comprendre le lien qui se tisse entre celui qui conseille et celui qui est conseillé. Si je veux apporter ma contribution à cette nouvelle science du conseil, je dois pouvoir observer cette relation aussi objectivement que j'observe la cervelle d'un pigeon.» (370)
A noter également la notion de «conseiller philosophique» que l'on trouve aussi au cœur de «La méthode Schopenhauer» et qui témoigne des nombreuses passerelles que Yalom établit entre les deux disciplines, tout en les distinguant.
J'ai été moins convaincue par le personnage de Lou Salomé mais elle demeure annexe, sauf au début, ce qui a occasionné chez moi un démarrage un peu lent dans cette lecture.
Un livre passionnant néanmoins. J'ai adoré.
Extraits :
Symptôme :
"Le symptôme n'est rien d'autre qu'un messager, chargé d'annoncer que l'angoisse est en train de monter depuis les tréfonds de l'âme! Des interrogations profondes et tourmentées sur le caractère fini de l'Homme, sur la mort de Dieu, la solitude, les fins dernières de l'existence, la liberté, autant d'angoisses réprimées pendant toute une vie brisent enfin leurs chaînes et cognent à la porte et aux fenêtres de l'esprit en exigeant d'être entendues, d'être vécues!(373)
"Peut-être les symptômes sont-ils porteurs d'un sens et disparaissent-ils uniquement une fois que leur message a été entendu. (355)
"Pour tout vous dire, je hais ceux qui me privent de ma solitude sans pour autant me tenir compagnie. (367)