L'archipel d'une autre vie
d'Andreï Makine
J'ai été été contente de retrouver la belle écriture d'Andreï Makine. Cela fait plaisir : ces belles phrases, ces mots heureux, ces images parlantes, cette délicatesse du rendu, la finesse de la touche... Bref, l'écriture de Makine. Vous connaissez.
Le narrateur est un homme qui remonte à son adolescence. Quand il était bébé, ses parents ont été tués par le régime stalinien. Il s'est retrouvé dans un de ces orphelinats où étaient regroupés les enfants de "dissidents". Il y avait reçu une éducation efficace mais sans tendresse, sans compter la rudesse de la cohabitation entre gamins connaissant surtout la loi du plus fort. Il y a reçu un conditionnement stalinien, qu'il est trop jeune pour songer à remettre en cause. Il a 14 ans quand commence le récit et il est envoyé plusieurs centaines de kilomètres à l'Est, pour terminer sa formation de géodésiste. (métier sur le choix duquel il n'a pas été consulté). Arrivé quelques jours trop tôt, il s'occupe en se promenant et en observant les passagers débarqués par l'hélicoptère qui seul, relie ce village au reste du monde. Remarquant un homme qui s'esquive discrètement dans la forêt alors que les autres embarquent dans le bus, il le suit par pure curiosité. Si lui même est habile à se débrouiller dans la nature, son "gibier" l'est plus encore... Le lecteur se régale de "nature writing" somptueux...
Plus tard, cet inconnu lui racontera sa vie et c'est ce récit qui fait le plus gros du corps de ce roman. C'est le récit d'une traque, que l'homme (Pavel) alors soldat de base soumis à un très rude régime, mena avec d'autres militaires à la poursuite en pleine taïga, d'un fugitif évadé d'un camp. Ce récit nous montre avec une particulière efficacité ce que fut le régime stalinien. C'est glaçant. (Nous verrons plus tard que le régime libéral, nous le savons maintenant, ne fait pas de cadeaux non plus...)
Aucun manichéisme dans ce récit si juste où nous découvrons le dessous des cartes et ce qui peut amener des hommes à se conduire de façon si cruelle qu'ils se détruisent eux-même. Makine sait montrer individuellement les profondeurs des âmes de ses personnages sans jamais être dans la démonstration ou le didactisme. On voit les choses ; et l'angle sous lequel on les voit nous permet de les comprendre. Il y a des héros obscurs, des monstres du quotidien, des lâchetés sans nom qui sont dans la routine, des sauvageries habituelles, des héroïsme secrets et inattendus et des éclats de poésie qui percent quand même... La vie. Rude, dangereuse, désespérément belle.
Le seul bémol que je ferais peut-être tient à la structure du récit. Sa double mise en abîme (le jeune homme qui raconte ce que lui a raconté Pavel) m'a parue un peu forcée et d'une complication peut-être inutile. De plus Pavel et le rédacteur du livre se ressemblent un peu trop et une vague confusion s'installe à la longue. Mais ce n'est pas grand chose et j'ai peut-être tort. En tout cas, un livre à lire absolument, qui vous tiendra par ailleurs par son suspens totalement captivant. Comment tout cela se terminera-t-il ?
"Un matin, en reprenant ma marche, je me rappelais les coups que j'avais reçus au visage et , très clairement, je compris qu'il n'y avait plus en moi, aucune envie de vengeance, aucune haine et même pas la tentation orgueilleuse de pardonner. Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel, quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève sonorité de cristal. Oui, juste la décantation suprême du silence et de la lumière."
978-2757883143