14 mai 2024

Le ver à soie 

de Robert Galbraith

(J.K. Rowling)

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Ce roman est le deuxième volume de la série Cormoran Strike, écrite par J.K. Rowling sous le pseudonyme de Robert Galbraith. Cette série comprend actuellement sept titres mais est en extension. L'auteur et les lecteurs ont l'air de bien aimer ce détective. Je vous dirais bien qu'il est atypique mais ce serait quand même drôlement banal puisque chaque nouvel enquêteur apparaissant sur les scènes de crimes littéraires se doit justement d'avoir des particularités originales qui piquent la curiosité du lecteur, accrochent son attention et permettent qu'on se souvienne de lui et qu'on le reconnaisse. Il est également inexact de parler de "ce" détective parce qu'en fait, ils sont deux: Strike et Robin, sa secrétaire. Mais nous en sommes encore au début de la série et Robin Ellacott n'est encore qu'assistante et si la part qu'elle prend aux enquêtes va croissant, son statut de détective n'est pas encore reconnu. 

Donc, notre détective s'appelle Cormoran Strike, il est rappelé plusieurs fois que Cormoran est "le nom d’un géant" qui vivait au temps du roi Arthur, mais je ne connais pas ce géant et pour moi, c'est plutôt un nom d'oiseau, le prestige n'est sans doute pas le même mais, pourquoi pas? Il est aussi rappelé que Strike signifie coup, en particulier le fameux coup gagnant qui dégomme toutes les quilles au bowling, ce qui met dans l'ambiance pour un détective, mais en ce qui me concerne, Strike m'avait fait penser à grève, ce qui, comme l'oiseau était moins parlant. Cormoran est le fils d'une star du rock qui n'a pas voulu le reconnaître et avec laquelle il refuse d'avoir des liens. Vétéran de guerre unijambiste, il passe beaucoup de temps à batailler contre sa jambe artificielle qui le gène, restreint ses déplacements et le fait même souffrir. En dehors de cela, plutôt le modèle classique de détective privé costaud et viril (mais pas macho). Il officie à Londres (et vous fera dans cette aventure bénéficier de son climat hivernal). L'agence de détective est située près de Charing Cross Road. Strike y officie avec un sens commercial défaillant qui lui vaut de constants soucis financiers. Il y est donc secondé par Robin, sa secrétaire qui accepte les conditions de travail et un salaire nettement en dessous de ce qu'elle pourrait obtenir ailleurs parce qu'elle compte recevoir une formation et devenir elle-même détective à part entière. Elle est sur le point de se marier à un beau jeune homme prometteur à qui elle doit d'abord faire accepter le mode de vie un peu particulier qu'elle a choisi. Il n'y a rien entre Cormoran et Robin, mais je vois sur internet que les lecteurs sont à l’affût du moment où l'idylle se nouera entre eux. Cela ajoute au suspens, mais selon moi, elle ne se nouera pas. Faut oublier les stéréotypes avec J.K Rowling, mais j'ai peut-être tort...

Bref, dans cette aventure (qui se lit sans problème indépendamment de la précédente), nous allons farfouiller un peu dans le monde grouillant de l'édition, le panier de crabes des jalousies de l'édition-business, les retours d’ascenseur et les retours de bâton. Faisant encore une fois fi des impératifs pécuniaires, Cormoran a choisi d’enquêter pour une femme sans le sou, mère de plus d'une jeune femme handicapée mentale, qui vient lui demander de retrouver son mari qui a disparu plus qu'il ne le fait habituellement. Son mari est un écrivain et le détective découvre bien vite qu’il vient de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière littéraire en tentant de faire publier son dernier roman : "Bombyx mori", un brûlot à clé qui est une énorme divulgation de tous les vices cachés réels ou supposés des vedettes de ce microcosme. Il ne tarde d'ailleurs pas non plus à retrouver ledit écrivain, mais mort, et de façon bien gore. S'ensuit une enquête pas mal captivante dans cet univers. La police de son côté, ne cherche guère, persuadée que la veuve, qui hérite, et contre qui les charges s'accumulent, a tout manigancé. Le détective lui, croit à son innocence, mais par pure intuition. Le lecteur... hésite, se pourrait-il que Galbraith nous balade au point de lancer son détective sur la mauvaise voie? Vous le saurez si vous lisez cet ouvrage. Pour ma part, j'aime découvrir le coupable avant la fin des whodunit, mais j'en ai été pour mes frais. Mon suspect principal était innocent. Pfff… En conclusion, je lirai volontiers d’autres aventures de notre duo de détectives mais ce sont des romans épais. Il faudra donc que j’aie le temps.


Au passage, ceux qui racontent partout que J.K. Rowling est transphobe en seront pour leurs frais.


Série Les Enquêtes de Cormoran Strike

 L'Appel du Coucou ( The Cuckoo's Calling, 2013)

 Le Ver à soie (The Silkworm, 2014)

 La Carrière du mal (Career of Evil, 2015)

 Blanc mortel (Lethal White, 2018)

 Sang trouble (Troubled Blood, 2020)

 Sang d'encre (The Ink Black Heart, 2022)

 Pas encore traduit : The Running Grave, 2023

 

978-2253164074



09 mai 2024

Queer theory, une histoire graphique

de Meg-John Barker et Jules Scheele

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Alors je le dis tout de suite, comme ça ce sera fait et on n'y reviendra plus: Je déteste la couverture que je trouve racoleuse et sans rapport avec le contenu. Mauvais choix de dessin à mon avis. La couverture originale est bien meilleure. C'est dit. Tournons-la vite.

"Queer: est-ce une identité de genre? une orientation sexuelle? un mouvement politique? une théorie académique?" 

J'ai vu passer cet ouvrage sur internet, je ne me souviens plus où et si la blogueuse se reconnaît, qu'elle me fasse signe, ça me ferait plaisir d'échanger nos liens. J'ai vu que c'était un document-graphique, je m'étais dit: "ça doit être plus simple et moins ennuyeux qu'un ouvrage classique", et comme je n'arrivais pas à savoir clairement ce que "queer" signifiait et que je n’arrêtais pas de rencontrer ce mot, j'ai pensé qu'il serait sans doute judicieux de me documenter un peu. Moins ennuyeux, sûrement, ça l'a été et tant mieux parce que je n'aurais pas lu tout cela en texte rédigé. Plus simple, non. Car il s'avère que la "théorie queer" est beaucoup de choses, mais en tout cas, pas simple.

J'ai lu ce livre d'un bout à l'autre sans en omettre une ligne ou un dessin, c'est dire qu'il m'a intéressée, mais je dois dire que j'ai failli le refermer et le rendre à la bibli dès la première page, en me disant que j'allais plutôt essayer de trouver l'ouvrage de quelqu'un qui veut bien expliquer et essayer de définir.

Mais j'ai surmonté ce mouvement de mauvaise humeur et me suis lancée dans ma lecture, et j'ai bien fait, parce qu'arrivée à la fin, si je relis cette première page, elle ne m'étonne plus et ne me dérange plus non plus, et à la question de départ, je répondrais: "Tout cela". Ne jamais oublier que le mantra de base de la théorie Queer, c'est "Non binaire". Donc, il faut arrêter de diviser les choses en deux camps, ce qu'elles sont et ce qu'elles ne sont pas. Quel que soit l'objet de la réflexion, il faut élargir sa conception à toutes les nuances que l'on peut trouver dans l'éventail. Il ne faut pas obligatoirement qu'une porte soit ouverte ou fermée, elle peut être ouverte à n'importe lequel des 180°, elle peut être juste poussée, enclenchée, fermée à clef, munie de différents degrés de verrouillages, et ces situations ne sont pas identiques.

Pour lire cet ouvrage, j'ai dû abandonner très vite mon mode de lecture habituel de gauche à droite, de haut en bas. Chaque page comprend un ou plusieurs dessins entourés de textes et de bulles. Je me suis mise à attaquer la page par le dessin central puis à élargir par les phylactères et les cartouches d'abord, pour finir par lire le texte supplémentaire s'il y en avait un, ce qui était le plus souvent le cas. Cette tactique m'a donné toute satisfaction. C'est une lecture qui de toute façon sera assez longue car il y a 175 pages et beaucoup d’idées et de notion nouvelles pour moi et, il faut bien le dire, qui donnent énormément à réfléchir.

J'ai ainsi pu découvrir que c'est au 19ème siècle que la sexualité a cessé d’être quelque chose que l'on fait pour devenir quelque chose que l'on est, eh bien, dans la théorie Queer, elle est toujours faire, pas être.

Et encore :

"Personne n'aurait à faire son coming out si l'hétérosexualité n'était pas la norme". On ferait mieux de s'interroger sur l'ordre social et le pouvoir qui s'appuie sur l'hétérosexualité et, pour tout dire en a besoin, et la présente donc comme une "évidence naturelle" sans toutefois interroger plus avant ce fait. Le monde qui s'organiserait autour d'une conception non binaire ne pourrait pas être le même.


Poursuivant sa conception non binaire et mouvante, la théorie Queer s'est de façon inattendue, heurtée au féminisme (comment être féministe si les notions d'homme et de femme sont contestées) et de même aux trans-genres. Mais de ce "heurt" non binaire naît forcément une vision enrichie et non sclérosée des choses...

Alors, simple? A partir du moment où vous vous référez aux pensées de Michel Foucault, Derrida, Lacan, G. Rubin, J. Butler, et que vous en faites la base de vos réflexions, votre théorie ou votre livre, ne peut pas être simple, ni facile . Il va falloir faire un effort, mais ce n'est pas un gros mot.


"Il faut toujours se demander ce qui est fermé et ce qui est ouvert par un discours donné" (Foucault)

Bref, je ne peux pas évoquer tous les points soulevés car ils sont nombreux. Vraiment, vous devriez aller muscler vos petites cellules grises là-dessus. Le sujet est riche et captivant. Cet ouvrage est une bonne façon d'ouvrir beaucoup de nouvelles portes…

Vous serez convaincu ou pas, mais c’est très intéressant en tout cas.

Et souvenez-vous : "Queer = faire, pas être"

9782348078453



07 mai 2024

 Je voulais vous conseiller ce podcast de cette ancienne émission Master Class de France Culture qui est une interview absolument passionnante de Paul Auster. Ça dure presque une heure, alors organisez vous en conséquence 😉 Moi je l'ai écoutée en faisant les vitres . Je dis ça, je dis rien...





04 mai 2024

À pied d’œuvre 

de Franck Courtès

***+


Quatrième de couverture:

""Entre mon métier d'écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l'obscurité : il fait noir mais ce n'est pas encore la nuit." Voici l'histoire vraie d'un photographe à succès qui abandonne tout pour se consacrer à l'écriture, et découvre la pauvreté. Récit radical où se mêlent lucidité et autodérision, À pied d'œuvre est le livre d'un homme prêt à payer sa liberté au prix fort."

Petit livre sympathique, ni un roman, ni un essai, ni un reportage, un de ces ouvrages où l'auteur se raconte, comme il s'en fait tellement en France en ce moment. "Parlez-moi de moi, y a que ça qui m'intéresse" comme disait Guy Béart. Les choses n'ont pas changé et je sais qu'il est inutile de lui en parler, cela a déjà été fait, mais cela glisse sur le plumage du bel oiseau sans qu'il y prête la moindre attention:

"- Tu n'as qu'à inventer des personnages. Tu n'as pas d'imagination? Qu'est-ce que vous aimez parler de vous, vous autres, les Français...

- On raconte des choses sur l'humain en général, à travers son propre...

- Vous racontez votre nombril, point!"

Donc, dans ces limites-là, et comme ce n'est pas très long, ce n'est pas désagréable à lire. Franck Courtes a été photographe à succès, photographe des stars pendant vingt ans, il ne va pas se priver de le rappeler, et puis d'un coup, s'est dégoûté de la photo, n'a plus eu envie et bientôt même plus voulu en faire, alors qu'il était dans le même temps de plus en plus habité par un puissant besoin d'écrire. Ses ouvrages ne sont pas trop mal reçus par les maisons d'édition où l'on pense bien que sa précédente carrière lui a créé quelques contacts, mais de là à en vivre, il y a un monde. Franck se met donc à écrire à temps plein et dans la satisfaction. Le voilà maintenant divorcé et séparé de ses enfants partis avec leur mère aux USA, il se sent libre de mener la vie qu'il désire. Toutes ses économies finissent par disparaître et le voilà réduit aux préoccupations les plus élémentaires de la survie : alimentation, logement, habillement, chauffage. Après quelques essais divers, il se spécialise dans les petits boulots de bricolage en passant par une de ces plateformes de travail au noir qui ont dynamité le droit du travail... et c'est sur ces multiples micro-chantiers qu'il nous entraîne à sa suite.

 Donc, c'est vivant et facile à lire, plein d'anecdotes qui se renouvellent constamment, on saute d'un "chantier" à l'autre. On croise les "collègues" , les "employeurs". C'est un monde qu'on connaît tous au moins un peu. On le voit autour de nous. Il accroche une tringle à rideaux chez les vieux d'à côté, change un robinet chez le voisin, ou même chez nous... On rentre chez les gens sur ses talons, et ça,  ça intéresse toujours, n'est-ce pas ? Toutes ces rencontres, ces portraits exprès, ces situations... C'est vivant, ça se lit très bien. Il commence par éprouver une satisfaction liée à la réussite dans ces tâches simples "L'homme à tout faire que je suis devenu jouit d'un sentiment d'utilité que je n'ai jamais éprouvé dans ma carrière de photographe", mais doit aussi affronter les blessures et l'usure dues à un dépassement trop fréquent de ses capacités physiques. Au delà de son exploitation par ses employeurs, il aurait été intéressant de voir quelle est exactement la part de surpression qu'il se mettait lui-même.

Faut pas croire, c'est un travail de stratégie, l’employeur (qu'il soit aisé ou pas du tout) essaie de payer le moins cher possible, c'est la règle du jeu. L'employé, essaie de gagner le plus possible. Il jouera sur le besoin plus ou moins pressant que l’employeur a de son intervention, mais il devra se méfier de la concurrence! Ce sont des enchères au plus bas prix. Demander trop, c'est être éliminé de fait. Il y a un enjeu, un gain, une concurrence, des adversaires, une tactique à élaborer.

La désintégration moderne du travail de l'employé de base est décrite, mais pas vraiment sérieusement étudiée. C'est sa figure actuelle, mais elle a toujours existé (il me semble que ce n'est pas dit). Quant à  "raconter des choses sur l'humain en général", c'est vrai, mais ça ne dépasse pas le stade d'un petit reportage. Il y a des remarques qui sont justes mais l'auteur en tire parfois des conclusions non étayées et qui m'ont semblé incertaines. Par exemple, il remarque que l'on n’utilise que les prénoms (à mon avis, par souci d’anonymat car on flirte tout de même en permanence avec l'illégalité), mais lui en conclut immédiatement mais avec conviction que c'est pour déshumaniser l'employé. "L'emploi exclusif des prénoms pousse à l'indifférence, à l'exclusion du facteur humain, alors qu'il suggère le contraire". Ah bon? Je ne pense pas que l'emploi du patronyme aurait rendu le contact plus humain. Autrefois au contraire, on appelait les gens par leur nom seul pour bien les tenir à l’écart. Donc, il ne me semble pas que cette remarque soit fondée. Il aurait été intéressant (mais plus rébarbatif) d'explorer cette frontière avec la légalité. Pourquoi l'état laisse-t-il faire? Parce qu'il n'y a pas possibilité de structure légale qui se chargerait de ce travail à un prix abordable ? Le modèle légal imposé ne serait donc pas adapté à la réalité du  terrain ? Admettre cela, c'est mettre le doigt dans un engrenage qui pourrait déstabiliser beaucoup de choses.

Il déclare également comme une évidence: "Les aliments les moins transformés, les plus goûteux, les plus sains, mes préférés, sont les plus chers. Ceux destinés aux pauvres sont enrichi d’additifs chimiques, de sucre, de sel, d'arômes, de colorants, d'une ribambelle de cochonneries"

mais c'est faux. Là encore, il y a une réflexion à avoir et un choix judicieux à faire. 

Il ne faut pas tenir des choses pour évidentes sans les avoir examinées de près. Nul n'est à l'abri d'une idée fausse. On nous bourre tellement le crâne...

On a quand même au final l'impression qu'il aurait pu trouver des moyens moins pénibles de s'assurer un revenu minimum et de préserver sa liberté. Là encore, peut-être pas assez réfléchi. Il a peut-être endommagé sérieusement son capital santé, pas sûre que ça ait été un choix très judicieux...  Les grands mots sur la liberté, c'est beau, mais face à une incapacité définitive ou à une arthrose chronique, bof, bof...

Et au final dans tout ça, on parle drôlement peu de littérature et/ou de création littéraire. Etrange quand on pense qu'il a tout sacrifié pour ça: la  Littérature. Okay, elle est où? Il dit qu'il écrit tous les matins et en tire toujours autant de plaisir. Point. On ne saura rien de plus. Aucune réflexion sur la création littéraire, ses problèmes, ses victoires, on ne saura pas même ce qu'il écrit. Etait-ce l'ouvrage que bous sommes en train de lire? Dans ce cas, n'est-ce pas une sorte de serpent qui se mord la queue?...

978-2073024916

01 mai 2024

 C'est avec beaucoup de tristesse

 que nous apprenons ce matin 

le décès de l'immense écrivain américain Paul Auster

survenue le 30 avril 2024



29 avril 2024

Baumgartner

de Paul Auster

*****

C'était une Lecture Commune, Je lis, je blogue a participé 

J'aurais bien aimé rédiger ce billet sans employer l'expression "roman crépusculaire" car je pense qu'on va la retrouver dans beaucoup de recensions, mais c'est impossible car vraiment, ce livre ne parle que de cela: le crépuscule de vies, celle du personnage principal Seymour Baumgartner et celle de son auteur. Comment un homme et un écrivain comme Paul Auster aborde-t-il cette période délicate? Comment nous, lecteurs, l'abordons-nous?

Mais Auster n'est pas de ces auteurs qui, faisant l'économie d'une histoire, nous livrent directement leur vécu et leurs états d'âmes (et je le remercie pour cela) et nous voilà partis sur l'épaule de Sy, professeur de philosophie à la retraite, ne s’étant jamais remis de la perte de son épouse et unique amour, dix ans plus tôt.

La journée commençant mal, Sy se blesse deux fois dès le matin. La seconde blessure, (chute dans l'escalier) est assez sérieuse pour le clouer sur le divan, mais aussi pour faire connaissance et même nouer quelques liens avec le releveur de compteur, homme jeune, gentil et maladroit. Sans être excessivement socialement dépendant, Sy a quand même besoin d'un peu de contacts humains, et ils ne sont pas si fréquents pour lui qui vit seul et passe ses journées à terminer son essai "Mystères de la roue" porteur d'une nouvelle vision philosophique du monde (identification homme-voiture en multipliant les parallèles). "Baumgartner parvenant par quelque tour de passe-passe à réunir la lutte pour devenir une personne moralement saine et l'effort fourni pour devenir un bon conducteur. "Panne à Motor city" traite du corps humain dans divers états de crise (maladies, fractures, épidémies) ainsi que des difficultés mécaniques que rencontre toute voiture à un moment ou un autre" .

Le lecteur pourra garder dans un coin de sa mémoire cet ouvrage, sérieux? il y a consacré tous ces derniers mois; pas sérieux? il le présente à son éditeur comme "un florilège de foutaises".

Mais surtout, le vieux philosophe, part de plus en plus longuement dans son passé, se remémorant son amour-passion de toujours pour Anna, repensant à sa vie avec elle, puis sans. Nous entrons ainsi dans son esprit et pouvons suivre les pensées d'un intellectuel de son âge, et cela m'a énormément intéressée.

On a reproché à Auster d'avoir recyclé dans ce roman un article qu'il avait publié dans Libération au sujet de son voyage sur les traces de sa famille maternelle en Ukraine, mais je ne vois pas pourquoi il n'aurait pas pu le faire. Ce n'est pas comme s'il plagiait quelqu'un d'autre, c'est son œuvre, il l'utilise comme il veut. De plus, sachant les difficultés graves qu'il traverse actuellement, il s'est peut-être trouvé dans l'impossibilité de refaire ce récit et qu'est-ce que cela aurait apporté de plus?

Finalement cependant, de la nouveauté entre dans sa vie (je ne veux pas préciser davantage) et il semble possible que l’existence recommence à l’intéresser. A-t-il tort d’espérer ?

Alors, en conclusion, Sy Baumgartner est-il Paul Auster? Oui, bien sûr, et non, c'est évident.

Mais vous, lecteurs, souvenez-vous quand vous lisez : "une personne peut être transformée par les évènements imaginaires narrés dans une œuvre de fiction"


PS : Ecouté la chronique (assez moyenne) du Masque et la Plume où seul Arnaud Viviant semblait avoir compris le livre, sans parler de XXX qui critique vertement un roman qu'elle n'a visiblement lu qu'en diagonale, ignorant pourquoi Baumgartner recherche tout à coup sa famille de patronyme Auster (alors que c'est expliqué), et mettant toute l'histoire de deuil en doute parce qu’il mène ou essaie de mener d'autres romances depuis. alors que cela aussi est évoqué… Pfff...


978-2330188757

24 avril 2024

Rwama, Mon enfance en Algérie (1975-1992)

de Salim Zerrouki

***+


Après Riad Sattouf et son enfance au Moyen-Orient lu il y a peu, me voici avec Salim Zerrouki et son enfance en Afrique du Nord, et plus précisément car lui ne se déplacera pas, en Algérie. Mais j'avais tort de comparer les deux albums car ils n'ont en fait pas grand chose en commun (à part que je les ai lus l’un après l’autre). Salim Zeerouki s’est davantage orienté vers le contexte historique et a choisi de faire de l'immeuble dans lequel il a passé son enfance le personnage principal de l'album plutôt que du petit garçon qu’il a été. Rwama, c’est le nom de ce beau bâtiment. Boumédiène avait fait construire une Cité pour les Jeux méditerranéens qui se sont déroulés à Alger en 1975. Dans cette cité-vitrine, on avait mis le summum du confort moderne algérien de l'époque, l'immeuble baptisé Rwama accueillait les familles du personnel de l'Institut National du Sport. C'est là que débarqua Selim âgé de 6 mois.

(pour lire les phylactères, cliquer sur l'image)


Il y a grandi dans un confort très enviable mais au bout de quelques années, le pouvoir algérien étant en déliquescence, l'entretien de l’immeuble se réduisit jusqu'à disparaître tandis que s'implantait tout près une cité d'appartements pour familles plus que nombreuses et nécessiteuses qui envièrent tout de suite le luxe (relatif) qui s'étalait sous leurs yeux. De l'envie à la haine, de la haine à l'attaque, les choses vont vite...

S. Zerrouki a également choisi d'axer principalement son récit sur l'aspect historique. Ce qu'il nous raconte ici, c'est surtout l'Histoire de l'Algérie depuis le début des années 70 jusqu’à la fin du 20ème siècle. Il apparaît rapidement que c'est un portrait à charge. Il montre comment la dictature a entraîné la corruption puis, un peu plus tard, la montée des Islamistes intégristes du FIS. Il parle de la ruine, de la perte progressive, d'abord des biens matériels avec les pénuries de plus en plus graves, de la sécurité avec les émeutes puis de la liberté individuelle avec la montée de l'intégrisme qui imprègne de plus en plus profondément la population.


Ce tome 1 s'achève quand Selim va entrer au lycée. Il a grandi en nourrissant un sentiment d'injustice de plus en plus puissant, au sein d'une famille qui est progressivement devenue intégriste... L'adulte qu'il est devenu raconte en soulignant gâchis et absurdités, et porte un regard sévère (et peut-être justifié) sur son pays, l'Algérie. Un album à conseiller à ceux qui s'intéressent à l'Histoire moderne de ce pays et à son évolution.

Il y aura une suite.


978-2205204551 

19 avril 2024

Midnight Examiner

de William Kotzwinkle

****+


C'est pour rire !

Ne prenez surtout rien au sérieux dans ce polar surréaliste mettant aux prises la bande de journalistes déjantés d'un groupe de tabloïds sans vergogne et la pègre locale. Non pour des questions de morale, de justice ou de vérité, qu'allez-vous imaginer là ! Mais disons, suite à un conflit d’intérêt qui pouvait d'ailleurs être réglé à l'amiable.

Nous suivons le sympathique mais peu brillant rédacteur en chef du groupe qui édite des revues sur les thèmes les plus divers : sexe, mode, armes à feu, religion, paranormal et tout autre sujet aussi prometteur... en des articles tous plus improbables les uns que les autres, ne se souciant ni de vraisemblance ni de déontologie, le but étant surtout de véhiculer des publicités qui ne font pas que frôler l’escroquerie. Nous verrons d'ailleurs que même quand la réalité pourrait dépasser la fiction, ils la méprisent pour lui préférer une version correspondant à leur créneau éditorial. Par exemple:

« Deux clochards firent leur apparition dans le parc. Ils se battaient à coup de fourchette, comme des escrimeurs, avec feintes et moulinets. L'un d'eux finit par s'écrouler sur la gazon et l'autre reprit son chemin en trottinant, brandissant sa fourchette en signe de victoire, les dents pointées vers le ciel, les pointes étincelantes. Hip sortit son calepin : "Il Descend De Son Ovni Et Blesse Un Passant Avec Une Épée De Lumière". Il prit note, referma soigneusement son calepin et le rempocha. "On rentre?" »

Vous vous doutez bien que les gens susceptibles de travailler là-dedans (en évitant au mieux les fléchettes que le propriétaire, fan inconditionnel de la sarbacane, tire à longueur de journée sur tout ce qui passe à sa portée) ne peuvent qu'être un peu hors normes, ce livre vous le confirmera. 

La narration ira parfois si loin dans l'approximation et la prise de risque que le seul recours de l'auteur sera de faire appel à la magie noire pour tirer ses personnages de la situation inextricable où il les aura mis. Mais ça tombe bien, ils ont aussi cela en réserve dans leurs publications.

On s'amuse bien en lisant ce titre d'un William Kotzwinkle toujours aussi habile, efficace, et atteignant une sorte de perfection dans ce qu'il produit que cela soit sérieux ou comique. Amateurs de plaisanterie, dénichez-vous vite ce titre !

978-2869304963

12 avril 2024

L'Arabe du futur Tomes 1 à 3

de Riad Sattouf

*****


Cela fait longtemps que j'entends parler de "L'Arabe du futur" qui a connu un franc succès et a été pas mal commenté sur les blogs littéraires mais je n'y avais encore jamais fichu le nez et franchement, je ne m'attendais pas à ça. Je m'attendais à quelque chose de beaucoup plus consensuel et bien moins réaliste. Emprunté à la bibli sans vraie curiosité, ce roman graphique m'a saisie et même... (scène du chiot, de l’âne etc.) traumatisée.


Il mérite que je le lise dans son intégralité. Je vais donc commenter aujourd'hui les trois premiers volumes et bientôt, les trois derniers. Les meilleurs en math l'auront compris, cette autobiographie dessinée comprend six tomes.

Ce récit est présenté comme véridique (et en a toutes les apparences) C'est Riad qui raconte.

Tome 1 (1978- 1984) : Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) "elle raconte l'enfance et l'adolescence de l'auteur, fils aîné d'une mère française et d'un père syrien. L'histoire nous mène de la Libye du colonel Kadhafi à la Syrie d'Hafez Al-Assad en passant par la Bretagne, de Rennes au cap Fréhel."

Le père de Riad a obtenu un doctorat à la Sorbonne (on passe les 6 tomes à se demander comment) et il pourrait obtenir un poste en France, mais il n'en cherche pas. Il fait ses demandes en Afrique du Nord et c'est en Libye qu'il obtient un poste 'assez minable) et entraîne femme (une Bretonne) et enfant. Riad, tout petit est encore fils unique. On fait connaissance de ces trois personnages : le père qui ne dit pas clairement quel est son but, ni ce qu'il ressent, mais prend toutes les décisions impliquant la famille sans même informer sa femme qui se laisse faire sans protester bien qu'elle ne soit clairement pas heureuse de sa nouvelle vie. Elle penche plus vers la dépression que vers la révolte et fait surtout preuve d'une incroyable bonne volonté. Le père qui rêvait sûrement d'un retour au pays prestigieux doit déchanter, même au sein de sa famille, il n'est guère estimé, mais il est dans le déni et n'admet aucune déception. On voit en arrière plan la vie qu'ils mènent dans ce village perdu de Libye où Riad n'est pas accepté par les enfants de sa famille,


Tome 2 (1984-1985) : Le père a entraîné sa famille en Syrie, dans un village arrièré. Riad a 6 ans et ne va pas à l'école car il ne parle pas arabe. Il reste enfermé dans sa maison (réduite au strict minimum) avec sa mère qui n'a pas non plus beaucoup de vie sociale ne parlant pas la langue et personne là-bas ne parlant ni français ni anglais. La père part toute la journée enseigner en ville. Le poste qu'il a obtenu n'a aucun prestige et il est en-dessous de collègues bien moins diplômés. Mais il ne reconnaît aucun problème. Son aveuglement pour la situation trouvée en Syrie comme en Libye, ne fait qu'augmenter. Il s’enfonce dans le déni et les tentatives de se faire reconnaître ou même admettre par les Arabes. Il ne comprend rien au monde qui l'entoure et a renoncé à tout esprit critique à son égard. Il s'enfonce dans la déni entraînant sa famille. Un second fils naît. Riad n'a guère le sens de la fratrie.


Tome 3 (1985-1987) : Riad va découvrir l'école en Syrie et ce n'est pas rien!! Obscurantisme et maltraitance. Le père continue une carrière minable et une place tout aussi subalterne dans sa propre famille. Ici, les diplômes aussi s'obtiennent par bakchich et influence. Il espère beaucoup d'un de ses "élèves" (qui ne vient pas aux cours), "un homme très important" (en fait il est l'un des gardes du corps d'Hafez el Assad), mais qu'obtiendra-t-il? La mère s'enfonce dans la dépression et le père "s'arabise" de plus en plus, perdant tout esprit critique. Il a beau ne guère obtenir de succès ici, il s’acharne et n'envisage pas de retour en France, contrairement à sa femme qui est retournée chez ses parents pour accoucher de son troisième fils et a de moins en moins envie de quitter la France. Mais le volume se termine par l’image du père leur annonçant qu’il a obtenu un poste en Arabie Saoudite !


On accepte rapidement les conventions du dessin qui a choisi de ne dessiner que le principal et sait parfaitement transmettre les émotions (c’est ça le talent, bravo!) L(histoire en elle même nous apprend énormément de choses et est passionnante. Le récit est fait par l'enfant mais sans les puérilités habituelles et surtout sans aucun jugement. Que va-t-il advenir de Riad, de sa mère et de ses frères ? ((de son père, on commence à s’en ficher un peu).





07 avril 2024

Le cœur blanc

de Catherine Poulain

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Je n’avais pas lu "Le grand marin", bien qu’ayant plusieurs fois écouté l’auteure en parler à la radio, à la télé ou sur les réseaux. Le sujet ne m’attirait pas. Le sujet du "Cœur blanc" ne m’attirait pas davantage, mais vous savez comment c’est, les circonstances vous mettent parfois un livre entre les mains sans que vous sachiez trop comment, pourquoi, et bon, il n’y a plus qu’à lire, et je l’ai lu intégralement, même s’il s’est vérifié que ce n’était pas un livre pour moi. Je l’ai lu intégralement parce que c’est en effet une vraie œuvre littéraire, et belle, même. Catherine Poulain a un vrai style, une vraie écriture, parfaitement cohérente avec ce qu’elle a envie de raconter. Elle sait nous emmener sur le lieu des récoltes et on brûle avec elle sous le soleil de plomb, le dos et les bras rompus par les charges, on gèle avec elle dans ses abris précaires qu’elle se déniche pour l’hiver, avec elle on se saoule des paysages grandioses, et pas que des paysages hélas car c’est aussi la peinture d’esclaves modernes qui se croient libres mais ne quittent en fait l’abrutissement du travail éreintant et sous-payé que pour se livrer à celui de l’alcool et de la drogue. C’est triste, et pas un qui ait choisi de transformer sa pauvreté en ascétisme, elle n’ouvre que sur l’abrutissement.

Dans ce décor, les saisonniers, rudes, pour ne pas dire primitifs et Rosalinde et Mouna, un peu plus jeune et qui arrive un peu après elle, se lie à elle, l’admire sans doute, et pour tout dire, l’aime. Rosalinde, belle, libre et sauvage, cristallise sur elle le désir des hommes. Elle sait le plus souvent le tenir à distance, et parfois, y répond. Les saisons défilent, les saisonniers qui passent d’une récolte à l’autre, se perdent de vue et se retrouvent, les bistrots succèdent aux cueillettes, se sont des semi-nomades. A l’arrière-plan, les sédentaires, les propriétaires, les commerçants, auxquels ils ne se mêlent jamais, qui les observent constamment, qui les détestent et ont absolument besoin d’eux. Leurs vies, leurs projets, leurs points de vue sont totalement différents. Ils se rejoignent partiellement le temps d’une récolte pour mieux se séparer dès qu’elle se termine.

Pour mieux comprendre ce livre, comme le précédent, je pense plus utile de vous livrer une brève biographie de l’auteure plutôt que la quatrième de couverture. Ce sera plus éclairant.

"Catherine Poulain est née à Barr, près de Strasbourg, en 1960. A 20 ans elle part à Hong Kong, où elle trouve une place de barmaid, et commence à prendre des notes, avide de découvrir et fixer dans ses carnets " un monde onirique qui se mélange au réel ". Après un bref retour en France, elle repart, poussée par ses envies de grands espaces et d'expériences : Colombie britannique, Mexique Guatemala, États-Unis... Au gré de ses voyages, elle a été employée dans une conserverie de poissons en Islande et sur les chantiers navals aux U.S.A., ouvrière agricole au Canada, pêcheuse pendant dix ans en Alaska. De retour en France, elle est tour à tour saisonnière, bergère et ouvrière viticole, en Provence et dans les Alpes de Haute-Provence. Elle vit actuellement dans le Médoc."

Cependant, ce n’est pas un documentaire que nous avons là, mais bien un roman, les personnages sont en place, avec leurs origines diverses, leurs passés chaotiques, leurs personnalités marquées, endurcies par la vie difficile et les addictions. Une tension dramatique se met en place nourrie par les pulsions sexuelles, la fatigue et l’alcool, elle croit et se renforce dans l’ombre jusqu’à trouver à s’exprimer dans l’irréparable… C'est un roman assez lent, qui progresse peu dans sa première partie. Il a fallu que je fasse un effort pour continuer ma lecture. Les jours se répétaient trop semblables. mais surtout, je l'ai trouvé triste et assez déprimant. Pourquoi choisir cette vie-là (pour celles et ceux qui l'ont choisie) ? Peut-être aucun ne l'a-t-il choisie, malgré ce qu'ils se racontent à eux-mêmes. C’était peut-être la seule qu’ils pouvaient vivre. Peut-être y trouvent-ils un plaisir qui m'échappe.


978-2757875780


02 avril 2024

La vie sans fards

de Maryse Condé

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En hommage à Maryse Condé , morte aujourd’hui 2 avril 2024 à 90 ans.

Autobio

Dans cet ouvrage, Maryse Condé a entrepris de raconter sa vie depuis la fin de son adolescence jusqu'à ses débuts en littérature, plusieurs décennies plus tard. Car Maryse Condé n'est pas de ces auteurs qui vous expliquent que depuis leur plus tendre enfance, ils ont su qu'ils étaient écrivains. Elle, tout au contraire, vous dira plutôt qu'elle n'y a pas songé avant la quarantaine, et encore, par souci de gagner sa vie, bien que cela ne soit peut-être pas tout à fait exact.

"La principale raison qui explique que j'ai tant tardé à écrire, c'est que j'étais si occupée à vivre douloureusement que je n'avais de loisir pour rien d'autre ."

Toujours est-il qu'elle nous explique comment, française de Guadeloupe, fille de "grands nègres" (classe la plus aisée des noirs guadeloupéens), elle était venue finir ses études, en commençant par le lycée Fénelon à Paris. Héla pour elle, comme pour beaucoup de cette préhistoire de la contraception, celles-ci devait se terminer très vite et avant tout diplôme, pour cause de grossesse indésirée et abandon par le père. Commencèrent alors de nombreuses années d'une vie très difficile, au point que le gite et le couvert étaient loin d'être toujours assurés, un retour en Afrique, un mariage bancal avec Condé, le Guinéen, dont elle gardera toujours le nom mais pas toujours la compagnie, des difficultés, des hommes, des difficultés, des enfants, des difficultés, des déménagements plus précaires les uns que les autres d'un pays d'Afrique à l'autre, des difficultés... une vie rude et qui lui a assurément laissé le matériel pour des dizaines de romans.

Maryse Condé ne se raconte pas dans ses romans, mais ils sont truffés de scènes vécues et ré-adaptées au récit en cours. Son œuvre est nourrie de sa vie tumultueuse. Et son origine "Grand nègre" lui donne accès à des endroits parfois dangereux, mais toujours placés dans les sphères où les choses se jouent, ce qui rend ses récits d'autant plus intéressants ; et elle ne se gène pas pour donner les noms. On n'aura pas ici à s'épuiser à chercher qui peut se cacher derrière tel ou tel pseudo.

Ici, elle se raconte, et "Sans fard", assurément. Elle y tient. Elle ne se fait pas de cadeau et assume tout comme ça vient, comme c'est venu, en son temps, avec les preuves de son courage et de ses faiblesses, ou errements et les conséquences de tout cela. Quatre enfants et une vie internationale.

"Je n'étais pas seulement orpheline ; j'étais apatride, une SDF sans terre d'origine."

Une vie pour confirmer, que le racisme n'est pas le pire ennemi, il y a encore au-dessus de cette plaie, le sexisme qui fait que l'homme noir (comme le blanc) opprime sans vergogne la femme noire. Elle en connaîtra maints exemple, hélas. Et s'il faut faire un bilan, aucun des hommes de sa vie ne lui aura vraiment réussi (du moins dans la période ici décrite), pas plus ceux qu'elle a choisis que ceux qui se sont imposés à elle.

Et puis un jour, se sera un emploi dans un journal, de petits articles d'abord, puis plus longs, se faire un nom et une voix, et un jour, écrire un peu plus, à la maison, et alors...

"On aurait cru qu'un coup de lance m'avait été donné au flanc et que s'en échappait un flot bouillonnant, charroyant pêle-mêle souvenirs, rêves, impressions, sensation oubliées."

Pour qu'un jour, encore quelques décennies plus tard, en 2018, le Prix Nobel Alternatif, pas le vrai, mais celui qui ne vécut que brièvement mais dit quand même quelque chose de l'importance d'un écrivain, lui soit attribué.

Maintenant, dans ses interviews, Maryse Condé porte un œil un peu différent sur cette période et son appréciation peut avoir changé. Mais tout est juste. Ce livre était sa vie comme elle la voyait alors, et ses interviews, comme elle la voit maintenant. Une belle vie de femme. Si rude, pleine d'accrocs, de combats sanglants, de défaites abyssales et de triomphes éclatants.

978-2266238373



28 mars 2024

 La Cité de la victoire

de Salman Rushdie

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Ce roman fera le bonheur de ceux qui aiment les contes, ici, les contes indiens, pleins de Shiva, Ganesh, Hanuman, sultans, ermites et magiciennes ; aux autres, il ne parlera pas.

De toute façon, "Les mots sont les seuls vainqueurs" Eux seuls resteront quand la gomme du temps aura tout fait disparaître, et des mots, en voilà :

Le narrateur prétend recopier une épopée ancienne, trouvée enterrée, et rédigée un peu à la manière du Mahâbhârata par Pampa Kampana qui en est également la vedette. Il nous dit comment, alors qu'elle avait 9 ans, Pampa vit sa mère mourir et, n'ayant plus personne pour veiller sur elle, se trouva recueillie par un sage ermite qui l'éduqua, mais non sans également abuser d'elle. Si elle sut tirer bénéfice de l'enseignement qu'il lui prodigua, elle ne lui pardonna jamais ce qu'il lui avait imposé en contrepartie. Une déesse de la forêt ayant investi son corps, Pampa Kampana se trouva nantie de pouvoirs spéciaux, comme de pouvoir créer Bisnaga (La Cité de la Victoire) et sa population  à partir d'un sachet de graines, et le don de vivre 250 ans sans afficher de signes de vieillissement. Elle vit ainsi la ville prestigieuse sortir du sol et plusieurs générations de sultans s'y succéder, agrandissant leur royaume jusqu'à le voir s'effriter et s'effondrer. Le récit porté par la belle écriture de Rushdie maintient l’intérêt grâce aux luttes de pouvoir souvent violentes et aux retournements de situations. Il ne recule pas devant parfois une pointe de magie, à ce titre, il revendique bien son statut de conte et comme tout conte, il est porteur d'un message et d'une philosophie qu'il prétend illustrer.

Les idées de Salman Rushdie transparaissent dans l'opposition d'une Pampa Kampana porteuse de valeurs progressistes et humanistes, et œuvrant chaque fois qu'elle en avait le pouvoir pour l'émancipation des femmes, le développement des arts, la laïcité et la monarchie éclairée, et de ses ennemis, dictatoriaux, fanatiques religieux et amateurs de valeurs virilistes.

Si vous saisissez la plume qu’on vous tend et vous laissez emporter sur les ailes du milan, avec ce roman, vous voyagerez loin dans le temps et dans l'espace, vous découvrirez un autre monde, réel ou pas, d'autres histoires, d'autres manières de vivre, et l'éternel humain, que l'on retrouve toujours partout, en Inde au XIVe siècle ou aujourd'hui, autour de vous. Si vous ne vous laissez pas emporter, vous ne verrez rien et vous vous ennuierez. C'est ainsi.


"Il est dans ma nature de vieillir. Je ne peux pas l'éviter.

Il est dans ma nature de connaitre la maladie. Je ne peux pas l'éviter.

Il est dans ma nature de mourir. Je ne peux pas l'éviter.

Il est dans ma nature d'être séparé de ceux que j'aime et de tout ce qui m'est cher.

Mes actes sont la seule chose qui m'appartienne vraiment. Mes actes sont la terre ferme sur laquelle je me tiens."

(Les 5 remémorations de Bouddha)



978-2330181222