Affichage des articles dont le libellé est Littérature générale. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Littérature générale. Afficher tous les articles

23 mars 2023

L'incendie de la maison de George Orwell

d' Andrew Ervin

****


Alors, je vous dis tout de suite, il y a bien la maison de George Orwell, mais il n'y a pas d'incendie. C'est juste un titre accrocheur, et cela a été efficace car j'ai été accrochée, mais pas par l'incendie justement, le nom seul d'Eric Blair suffisait à m'attirer l’œil. On dit qu'Orwell devient terriblement à la mode en ce moment. Que tout le monde découvre le grand voyant qu'il fut au regard de ce que connaît le monde aujourd'hui et que les éditeurs le re-publient, poussés par une forte demande du lectorat. Son nom suffit pour faire vendre. Voyons ce qu’il en est ici.

Ray s'est fait une jolie place dans le monde de la pub à Chicago. L'argent commence à bien rentrer. Mais voilà, il a bâti cette jolie carrière débutante sur une campagne terriblement polluante. Au début, il se fichait bien de détruire la planète, du moment que les dollars rentraient, mais la rupture d'avec son épouse l'a fragilisé et il a commencé à réfléchir un peu sur sa vie et, progressivement, à être gêné par ce qu'il avait fait, à se reconnaître une responsabilité honteuse... Et juste au moment où il décide de moraliser davantage son existence, et même son travail -chose difficile s'il en est, dans ce domaine-, voilà qu'on lui fait une offre mirobolante, mais encore mille fois plus polluante que la précédente. Il refuse, indigné, mais s'il ne le fait pas, quelqu'un d'autre le fera bien sûr, c'est bien connu... et il est sur le point d'accepter. Le conflit intérieur devient trop fort, il plaque tout et se réfugie au fin fond de l'Ecosse sur l'île de Jura où il loue pour six mois la grande maison isolée où Orwell (son idole) a écrit « 1984 » qui lui semble si clairvoyant.

« L'état des choses était bien ce que décrivait 1984. Orwell lui-même n'aurait pu prédire une désintégration si absolue de la vie privée. Ou l'émergence des médias sociaux comme moyen de contrôle. A la place des télécrans, on avait des smartphones. A la place du crime par la pensée, le politiquement correct. Qu'était donc Internet, sinon une façon pour Big Brother de traquer nos moindres réflexions ? »

Le voyage est rude, l'accueil plus encore, et le climat... franchement pas facile. On parlera beaucoup de l'admirable hospitalité de la population écossaise, mais comme l'Arlésienne, sans jamais la voir. La réalité est qu'il sera perpétuellement maltraité par les îliens en tant qu'étranger et intellectuel. Il est accusé de prendre tout le monde de haut alors que c'est eux qui font preuve à son égard d'un ostracisme total. Une sorte de bizutage permanent. 

L'histoire est passionnante car on se demande comment tous ces ingrédients vont se mélanger et évoluer. De plus, les autochtones nous livrent une magnifique galerie de psychopathes qui, sympathiques (cas rarissime) ou non, ont au moins l’avantage d'être largement au-delà des limites du banal. Tout est visiblement possible (meurtre y compris) et le lecteur captivé avale les pages -fort bien écrites au demeurant- poussé par une curiosité permanente. S'y ajoutent parfois des notes d'humour De ce point de vue, c'est vraiment une réussite.

Ce qui m'a moins convaincue, ou disons, moins séduite, c'est la médiocrité des personnages sensés être sympathiques et qui, pour cette raison, ne me l'ont pas été. Le héros est bien élevé, patient, tolérant... Un bobo, quoi. On peut essayer de l'assassiner (et on ne s'en prive pas) sans qu'il devienne lui-même agressif. Il se contente d'essayer de survivre, il ne se rebelle pas, n'essaie même pas, toujours poli et terriblement inoffensif, ne porte même pas plainte... Je dois avouer que je m'attache davantage aux personnages un peu plus coriaces et ayant un peu plus de répondant. Mais là, entre ceux qui ne se révoltent pas et ceux qui, porteur d'un don, n'ont pas le courage de le développer et se racontent que, s'ils s’enkystent dans le connu si médiocre soit-il, au lieu de prendre le risque de tout tenter, c'est par choix libre, j'ai été déçue. Je dois le dire : je ne suis guère adepte du consensus mou, la passivité m'insupporte. Winston Smith*, Guy Montag** et Bernard Marx*** se révoltent, eux, et luttent. Je préfère les héros. C'est mon droit.

9782072564758


* 1984

** Fahrenheit 451

*** Le meilleur des mondes



19 mars 2023

Taormine 

de Yves Ravey

***+


Louisa et Melvil Hammet, ménage en bout de course, lui incapable entretenu par sa femme et elle bienveillante mais de plus en plus lointaine, viennent d’atterrir en Sicile car Melvil s'est mis en tête d’organiser des vacances de rêve pour redynamiser leur couple. (On verra comment ses efforts seront récompensés.) Fatigués par le vol, ils ont encore perdu beaucoup de temps à louer leur voiture mais les voila enfin en route pour l’hôtel. C'est le soir mais Louisa n'a qu'une idée en tête : la mer, la voir et y plonger. Aussi Melville, soucieux de lui plaire, prend-il une sortie d'autoroute qui lui semble y mener. Hélas, ils ne trouveront que travaux et station service minable. Le crépuscule est là, il se met à tomber des cordes, et ils se résignent à gagner leur hôtel, mais, alors qu'ils cherchent à regagner l’autoroute la voiture subit un choc sur l'aile droite. Ils n'ont strictement rien vu. Ils n'ont aucune idée de ce qu'ils ont pu heurter sur ce chemin défoncé. Et là, réflexe dû à la bêtise, à la fatigue, à l'obsession de vacances sans aucun problème, ils minimisent et ne s'arrêtent pas. Si bien qu'ils ne sauront jamais s'ils ont heurté un objet, un animal ou même, mais ils refusent de l'envisager, une personne. Cependant, leur comportement, surtout celui de Melville, va devenir de plus en plus celui de coupables en fuite. Ils évitent les voies fréquentées, dorment dans la voiture et, quand ils regagnent enfin leur hôtel, c'est pour apprendre par le journal, la mort d'un enfant heurté par une voiture dans le secteur où ils se trouvaient. A partir de là ils vont enchaîner une succession de mauvais choix qui les entraînera toujours plus loin dans la catastrophe.

Je n'ai pas trouvé ce court roman très plaisant à lire. Un petit problème d'ambiance, s'il y a une tension qui va croissant à partir de ce simple choc incompréhensible, il y a également un fort sentiment de malaise qui agit sur le lecteur. On se sent pris dans l'engrenage comme les Hammet avec lesquels on ne sympathise pourtant pas. Qu'est-ce qu'on aurait fait, nous? Est-ce qu'on se serait arrêté sous cette pluie battante à visibilité zéro, ou est-ce qu'on se serait également empressé de conclure que ce n'était rien, le talus, et tant pis pour la carrosserie, on verrait plus tard. On se dit qu'on se serait arrêté mais est-ce si sûr? Et ensuite? Qu'aurions-nous fait, une fois qu'il était trop tard pour changer les choses?

Par contre, je n'ai pas apprécié la fin, que j'aurais tendance à qualifier de... "absente" ? Oui, c'est le mot.


978-2707347701



15 mars 2023

Rouge nu

de Benjamin de Laforcade

*****

Et voici aujourd'hui le livre auquel j'aurais décerné le Prix du Premier Roman, si on m'avait demandé mon avis. Ce qui n'est bien sûr pas le cas et c'est pourquoi je tiens ce blog. Une œuvre littéraire exceptionnelle dont on ne parle pas assez et je suggère que nous tentions de corriger cette lourde erreur.

Ezra, qui a toujours vécu face à la mer, sur son ile , avec sa mère, a également toujours peint et dessiné. Il arrive à l'âge d'intégrer une école d'art à Berlin et a eu la chance d'être accepté dans celle, prestigieuse, d'Andreas Mauser, le peintre qu'il admire le plus au monde et dont il a copié et copié encore toutes les œuvres. Son admiration pour l’œuvre du maître est absolue. Je pense qu'il est important de bien ressentir cela. Le voilà donc débarquant à Berlin. Il a trouvé un petit logement près de l'école et, comme celui-ci prend chaque année un nouvel assistant parmi les nouveaux, la chance encore d'être choisi. Il faut dire qu'Ezra est peintre jusqu'à la moelle et qu'il a suffi d'un regard à Mauser pour repérer son talent.

Les cours commencent ainsi que les amitiés et flirts de sa nouvelle vie. Son admiration pour le travail d'Andreas Mauser se confirme alors qu'il découvre progressivement des plages d'ombre dans sa personnalité et qu'au fil du temps, ces découvertes sont toujours plus sombres. Si l'Art est le plus important dans la vie, qu'est-on prêt à lui sacrifier? Jusqu'où peut-on aller? Ezra vivra cette problématique majeure et sera obligé d'y répondre. Le lecteur, auquel Benjamin de Laforcade aura réussi à faire partager au plus profond de lui, la force du dilemme, aurait-il fait le même choix?

La problématique de ce livre est : les génies, par définition, ne sont pas des êtres comme les autres et l'on sait que certains peuvent être particulièrement antipathiques. Jusqu'où peut-on accepter leurs défauts pour pouvoir bénéficier de leurs chefs-d’œuvre? Quand l'art est tout et l’œuvre le trésor suprême, que peut-on ou non leur pardonner? L'auteur a su habiter totalement cette problématique et lui donner vie.

Je n'ai pas réussi à savoir si Benjamin de Laforcade peignait , mais on jurerait que oui. On n'arrive pas à croire qu'il puisse si bien connaître les élans et enjeux de la création artistique sans les avoir éprouvés lui-même. Bien sûr, il y a aussi la création littéraire qu'il a forcément vécue, mais elle est un peu différente et ici, l'auteur parvient à nous faire croire que le roman a été écrit par un peintre. C'est un roman excellent, grand, même. On a du mal à croire qu'il puisse s'agir d'un premier roman tant la maîtrise et la subtilité sont  parfaites. Bravo à Gallimard de lui avoir ouvert les portes de la Blanche dès ce premier envoi. Un écrivain que je suivrai avec attention.


978-2072961120


11 mars 2023

J’ai tué

de Mikhaïl Boulgakov

***


Journal d'un médecin de en campagne

D’habitude, je ne suis pas cliente de cette collection qui propose des extraits à mon goût bien trop courts pour être vraiment intéressants. Mais il se trouve que je m’intéresse en ce moment à Mikhaïl Boulagkov et que les nouvelles publiées dans ces folios ne sont pas éditées ailleurs en dehors de l’admirable mais coûteuse Pléïade. Mon porte monnaie n’a fait qu’un tour et a opté pour le folio 2€ et ses trois nouvelles.

La première, "Le brasier du Khan" (1924): met en scène la fin de la Russie blanche en une péripétie hautement symbolique mais pas d’une folle originalité ni, à proprement parler, passionnante.

La seconde, "L’île pourpre"  (1924): Par clin d’œil, Boulgakov donne cette nouvelle pour être de Jules Verne, traduite par lui. Ce pastiche de notre Jules national se manifeste par l’apparition de personnages tels Michel Ardan et autres, caricaturés de façon comique. Ils représentent, n’en doutons pas, les travers de la vieille Europe. Folio nous indique que ce serait également un pastiche des littératures simplistes de propagande des années 1920, mais là, je me rends moins bien compte.

C’est parfois bien drôle :

(Lord Glenarvan)"- … Je n’ai pas besoin de vos stupides conseils.

- Ah? Bon! fit Ardan en fronçant les sourcils. Veuillez me dire, sir, quel jour nous nous battrons au pistolet. Et je vous jure, cher sir, que je vous transperce à vingt pas aussi facilement que si vous étiez la cathédrale Notre-Dame de Paris.

- Je ne vous envierai pas, monsieur, quand vous vous trouverez à vingt pas de moi, répondit le Lord. Le poids de votre corps sera augmenté du poids de la balle que je vous mettrai dans l’œil, celui des deux que vous voudrez, au choix.

Le témoin du lord était Philéas Fogg et Paganel celui d’Ardan. Ardan conserva son poids initial et manqua le lord. Il ne manqua pas un des Nègres tapis derrière un buisson par curiosité."

On sourit souvent, on songe à la ferme des animaux d’Orwell, mais c’est un peu confus tout de même, m’a-t-il semblé.


La troisième, "J’ai tué" (1926): fait partie des écrits inspirés à Boulgakov par ses quelques années comme médecin en zone de combats, elle reprend aussi le récit des exactions des séparatistes ukrainiens, également d’inspiration autobiographique et qu’il développe dans «La garde blanche». C’est un récit violent, que l’on sent lourd de tension pour l’auteur, mais à mon avis pas pleinement réussi du point de vue littéraire. Un peu confus encore une fois, à cause des flashes de souvenirs qui se chevauchent de façon peut-être pas assez maîtrisée et l’émotion (colère) de l’auteur couvre celles des personnages.


En conclusion, ce petit recueil ne m’a pas valu un grand moment de lecture mais qui, à mon sens, est utile à connaître quand l’on s’intéresse à Mikhaïl Boulagkov. On me dit que "Endiablade" (même collection) n’est pas meilleur mais je vais le lire quand même, toujours pour les mêmes raisons. Je vous en parlerai.


9782070403240


05 mars 2023

Le mage du Kremlin

de Giuliano da Empoli

****


Giuliano da Empoli a déjà publié plusieurs ouvrages, mais ce sont des essais sociétaux et politiques, "Le mage du Kremlin" est son premier roman et je dirais que cela se sent un peu. J'ai trouvé ce roman peu littéraire et j'ai été stupéfaite de le voir apparaître sur les listes du Goncourt pour finalement remporter le Grand Prix du roman de l'Académie. On sait que ces histoires de prix littéraires ont toujours été fortement mâtinées d'ententes commerciales souterraines, mais je trouve que cela est de moins en moins dissimulé d'année en année... Et il me semble, juste conséquence, que les lecteurs commencent à se détourner. Peu importe, il leur restera toujours la cohorte de ceux qui "achètent pour offrir" et se fichent un peu de la réelle valeur littéraire de l'objet.

N'empêche que j'ai moi aussi emprunté puis lu intégralement ce "Mage du Kremlin" tant le sujet éveillait ma curiosité. Poutine nous titille aux frontières de l'Est, la troisième guerre mondiale viendra-t-elle de là? A-t-elle même déjà commencé? Il est normal de ne pas snober les sources de renseignements qui s'offrent à nous, car Giuliano da Empol, professeur à Sciences Po, homme politique et ex conseiller de M. Renzi, est quelqu'un de fort bien renseigné sur le sujet et l'on se dit qu'il doit être en mesure de nous apprendre bien des choses que nous ignorons. De ce point de vue, on est en partie satisfaits. Ce passage dans l'environnement proche du Tsar, dans un entourage que l'auteur qui est un homme de think tank, connaît fort bien. apprend beaucoup au citoyen lambda. Cependant, dans l'intimité de Poutine, jamais on ne sera vraiment. Quant à savoir ce qu'il pense... mais on approche.

"Il faut que vous compreniez une chose: le tsar ne dit jamais rien de précis, mais ne dit jamais rien par hasard non plus. S'il se donne la peine de faire une suggestion, (...) aussi absurde que cela puisse paraître, l'idée doit être prise au sérieux et mise à exécution."

Bref du point de vue documentaire, le livre peut intéresser, bien que les dates ne soient pas assez souvent rappelées à mon goût. Par contre, du point de vue littéraire et romanesque, il y aurait beaucoup à redire.

D'abord, surtout dans la première moitié, le lecteur s'ennuie un peu. Ce qui est un comble sur un sujet aussi brûlant. Lecteur de bonne volonté pourtant, qui accepte de ne pas s'interroger sur la vraisemblance de voir un idéologue de l'ombre comme Vadim Baranov se précipiter pour raconter sa vie professionnelle, familiale et amoureuse, dans le détail à un homme qui ne lui est rien et qui ne lui a même rien demandé. Mais lecteur qui trouve quand même que les pages ne tournent pas vite... Ca s'améliore dans la seconde moitié et plus encore à la fin, mais je sais pour l'avoir lu sur les blogs littéraires que trop de lecteurs ne vont pas jusque là. C'est dommage, avec un sujet et un contexte pareil! C'est le mariage contre nature de l'essai et du roman que je tiens pour responsable.

Quoi qu'il en soit, c'est tout de même intéressant. Ce Vadim Baranov "arriviste paresseux", "sceptique et indifférent", a tout vu et a participé à bien des choses. Il est très habile et peu scrupuleux, comme il se doit en politique. Il manipule les uns et les autres, flattant, promettant et mentant avec un cynisme éhonté.

"J'ai pu constater à plusieurs reprises que les rebelles les plus féroces sont parmi les sujets les plus sensibles à la pompe du pouvoir. Et plus ils grognent quand ils sont devant la porte, plus ils glapissent de joie une fois passé le seuil." (je me demande si c'est vrai...)

Ce roman a été écrit avant le début de la guerre de Poutine en Ukraine, mais on voit à quel point le conflit couvait depuis longtemps et devenait de plus en plus menaçant...


Extraits :

"L'intelligence ne protège de rien, même pas de la stupidité."


"Parti du théâtre, j'étais passé à la mise en scène de la réalité. On ne pouvait pas dire que je m'en sois mal tiré. A présent, on me demandait de projeter sur la scène la réalité que j'avais contribué à construire. Seulement cette fois, il ne s'agissait plus d'un petit théâtre d'avant-garde mais d'une immense arène, pour un public qui comprenait la planète entière."


"Il est normal que les plus entreprenants parmi les jeunes aient envie de faire des choses, qu'ils soient à la recherche d'une cause. Et d'un ennemi. ce que nous devons faire, c'est leur donner cette cause et cet ennemi avant qu'ils ne les choisissent eux-mêmes."


"Les Russes aiment à se faire guider par des hommes implacables"


"Tout le monde doit voir que la révolution orange a précipité l'Ukraine dans le chaos. Quand on commet l'erreur de se confier aux Occidentaux, cela finit ainsi: ceux-ci te laissent tomber à la première difficulté et tu restes tout seul face à un pays en ruines."


Mais parfois, le mage (et Poutine) ne sont pas infaillibles

"Le Tsar ne pouvait pas, bien sûr, envoyer des troupes régulières envahir un pays souverain" (l'Ukraine) .


9782072958168





25 février 2023

Docteur Fischer de Genève

de Graham Greene

***+

Le Dr Fischer, fort riche, vit comme un roi à Genève. Il a sa cour. Il n’aime personne, même pas sa fille. On peut même dire qu’il méprise tout le monde. Il dit que la cupidité des gens est telle que l’on trouve toujours un prix pour lequel ils feront n’importe quoi. Que sa fille, Anna-Luise, échappe justement à ce schéma ne l’amène pas à revoir sa théorie, il se contente de l’ignorer. Ce qui lui évite la contradiction. (Procédé commode que je recommande à chacun en cas de besoin, c’est tellement mieux que d’être contrarié.)

Sa fille donc, est tombée amoureuse d’un homme bien plus âgé qu’elle, manchot et pauvre (tout pour plaire) : Alfred Jones, qui vit de traductions et est le narrateur. Pour l’épouser et vivre avec lui, elle a quitté l’opulente demeure paternelle nantie juste d’une petite valise et sans même lui faire ses adieux. Le Dr Fischer a affecté de ne même pas s’être aperçu de son absence. Jones, ignorant tout du bonhomme estime qu’il faut néanmoins lui faire savoir qu’il a épousé sa fille et se rend chez lui pour le lui annoncer. Snobé par le majordome, il repartira cependant avec une invitation pour une des fameuses soirées du Dr Fischer sur lesquelles courent les plus honteuses rumeurs. C’est à ces occasions en effet que le magnat teste ses conceptions de l’ignominie humaine (sans envisager que ses expérimentations puissent en être une forme). Durant les dîners du Dr Fischer, les rares invités, tous riches eux-mêmes, mais moins que le Docteur, subissent d’horribles humiliations mais, s’ils font bonne figure jusqu’à la fin de la soirée, ils reçoivent un cadeau toujours somptueux.

G. Greene répète plusieurs fois que ces gens sont riches et que ce qui est prouvé est que la cupidité de l’homme déjà riche est sans limite. J’ai eu l’impression qu’il soulignait ce trait pour qu’on ne lui reproche pas de railler des gens qui auraient un besoin tout à fait justifié de gagner les cadeaux promis. Facile de se moquer de l’envie des pauvres quand on ne manque de rien. Mais je me trompe peut-être, il est aussi possible qu’il ait voulu examiner la cupidité détachée de tout besoin rationnel d’où : la cupidité des riches. L’accent mis sur l’opposition riches-pauvres en matière de cupidité m’a tout de même fait tiquer car elle s’exprime ainsi:

"Tous mes amis sont riches, et il n’y a pas plus cupide que les riches. La seule fierté des riches vient de ce qu’ils possèdent. C’est uniquement avec les pauvres qu’il faut faire attention."

Si ce n’est pas de la démagogie, là… Vilain riche jamais gavé et gentil pauvre honnête et fier. Hum, hum… il y aurait à discuter. Je crains que le monde ne soit un poil plus complexe.

Pour ma part, j’ai trouvé que ce distinguo était artificiel et détruisait une partie du raisonnement. On étudie la cupidité et non ses causes. Le rappel omniprésent de type « ils sont prêts à tout pour gagner leur cadeau alors qu’ils n’en ont même pas besoin » affaiblit plutôt la démonstration -car qu’est-ce que le besoin en cette matière?-, d’autant qu’il n’aboutit jamais à la question suivante qui aurait dû être « Mais alors, pourquoi le font-ils ? ». La seule question envisagée est « jusqu’où iront-ils ? » et, la réponse est, on le verra comme on s’en doutait : très loin. Trop loin pour certains. Mais ce n’est pas très intéressant, ça. Les pantins cupides ne nous montrent pas leur profondeur, leur possible ambivalence, et se limitent à leurs actes. Oui, mais et alors ? quelle leçon en tirons-nous ? Ni réponse, ni piste de réponse.

De son côté, Anna-Luise n’a pas d’états d’âme, Jones sera testé. Fischer est un monstre de la plus belle eau sans plus de complexité que cela. Tout finit mal bien sûr et j’ai été intéressée mais frustrée et contrariée… Le genre de bouquin qu’on referme avec un claquement de langue réprobateur, d’autant qu’il a été publié en 1980, époque où ce genre de récit un peu existentialiste était déjà dépassé et remplacé par plus complexe. Plus ambivalent.

9782221130476


23 février 2023

Sur les chemins noirs

de Sylvain Tesson

****

Est-il besoin de rappeler les faits? Sylvain Tesson étant tombé d'un toit, a cassé en lui un certain nombre de choses auxquelles il n'avait pas été suffisamment conscient de tenir autant. Ayant failli ne plus jamais marcher, il décide au contraire de marcher beaucoup et par des chemins que seules les cartes IGN les plus précises indiquent. L'idée lui en était venue alors qu'il était encore hospitalisé : "Un des lointains premiers ministres de la Vè République (Jean-Marc Ayrault - période Anatole-France) avait commandé en son temps un rapport sur l'aménagement des campagnes françaises. Le texte avait été publié sous le mandat d'un autre ministre (Manuel Valls - période Offenbach) et sous le titre "Hyper-ruralité". Une batterie d'experts, c'est à dire de spécialistes de l'invérifiable, y jugeait qu'une trentaine de départements français appartenait à "l'hyper-ruralité". pour eux, la ruralité n'était pas une grâce mais une malédiction: le rapport déplorait l'arriération de ces territoires qui échappaient au numérique, qui n'étaient pas assez desservis par le réseau routier, pas assez urbanisés, ou qui se trouvaient privés de grands commerces et d'accès aux administrations. Ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clé du paradis sur terre - l'ensauvagement, la préservation, l'isolement - était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement. (...) Le texte était illustré de cartes. Les départements hyper-ruraux (...) occupaient une large zone noire. (...) A l’hôpital, rivé au banc de peine, contemplant ces cartes, il m'avait été facile d'imaginer l'itinéraire."

Cet extrait aura l'avantage de présenter la genèse de l'aventure et, pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore, le style d'écriture de l'auteur. Le style est important. On va au train de marcheur, c'est lent, joliment dit, les considérations diverses sur le monde tel qu'il va s'invitent volontiers, les citations et doctes références abondent. Si vous n'aimez pas, passez tout de suite votre chemin (c'est le cas de le dire). Moi, j'aime bien, de temps en temps. Et j'ai donc suivi notre valeureux marcheur. Je marchais à son pas, lisant une étape ou deux chaque jour, pas plus, ce qui renforçait l'illusion de cheminer avec lui et je dois dire que je n'ai jamais rechigné à reprendre les godillots, ce qui est signe d'intérêt, mais pas davantage à me déchausser, ce qui n'est pas signe de passion.

Mais moi,  je suis hyper pragmatique, et au fond, ce qui m'a manqué, c'est la vraisemblance. Quand on relève de multiples fractures et qu'on entreprend une marche de plusieurs centaines de kilomètres au sortir de rééducation, je ne peux pas croire que les détails techniques soient secondaires. Dormir à la belle étoile, c'est bien. Oui, mais couché sur quoi? Parce que sur un simple tapis de sol c'est ne pas être sûr de pouvoir se relever le lendemain, et sur une couche plus confortable, c'est avoir à régler le problème des charges à porter. Idem pour le ravitaillement sur plusieurs jours, se régaler des mûres des ronciers, c'est joli à raconter, mais ça ne tient guère au corps, pique-niquer, c'est mieux, mais nous ramène au problème du transport. L’intendance est le nerf de la guerre. Bien sûr que Tesson a souffert et qu'il a parfois dû lui être bien difficile de se déplier au matin; bien sûr qu'il  a eu tous ces problèmes, et bien sûr qu'il les a réglés d'une façon ou d'une autre, mais en ne les évoquant même pas, il nous maintient à distance et à mon sens, limite notre empathie, c'est la faiblesse de cet ouvrage. Il nous offre les paysages et la belle histoire courageuse qu'on pouvait espérer, mais ça manque de tripes. Il fait des phrases, se cache derrière, et ne se laisse ni approcher, ni voir. On n'a droit qu'à son personnage.

Mais c'était un beau voyage.

978-2072823428

21 février 2023

Supermarché 

de José Falero

****

Titre original : os supridores (les fournisseurs)

Nous sommes à Porto Alegre (Brésil). Pedro et Marquès qui vivent dans des favelas sordides, travaillent au supermarché. Ils passent leurs journées en allers-retours des réserves aux rayons qu'ils doivent maintenir fournis. Travail fatigant et peu rémunérateur qui leur fournit tout juste de quoi continuer à vivre dans la favela et venir travailler. Pedro passe ses pénibles trajets de transports en commun à lire des brochures communistes et socialistes qui le confortent dans le sentiment qu'il a que ce monde n'est pas très juste. Il a entrepris en conséquence de se servir dans le supermarché, et comme il n'est pas très facile de sortir discrètement de la marchandise, il commence par s'y nourrir sans vergogne tout en initiant Marquès à ses convictions socialistes. Il est cependant clair que ce n'est pas ainsi qu'il améliorera significativement son existence et c'est toujours la même misère pour eux et leurs familles. Et puis un jour, lui vient une idée qu'il estime géniale: Dans les favelas, les dealers font la loi, sans cesse en état de guerre. Des fortunes et des vies se font et se détruisent en permanence dans une violence omniprésente. Pedro est trop intelligent pour s'engager dans ce jeu-là. Il sait que si les gains sont aussi énormes que la misère créée, la suprématie n'est jamais sereine et jamais définitive. Par contre, il remarque que les trafiquants ne vendent plus que des drogues dures bien plus rentables et que personne ne s'intéresse plus au trafic de l'herbe, au point qu'il est devenu difficile d'en trouver alors qu'il y aurait toujours une clientèle. Il calcule que même en gagnant peu sur chaque vente, il pourrait se faire un bon revenu en vendant beaucoup et sans être menacé par la police ou les dealers qui tous considéreraient son petit commerce comme négligeable. Il n'a pas trop de mal à convaincre Marquès qui ne voit pas du tout comment il va nourrir l'enfant que sa femme attend, et les voilà lancés dans les affaires. Comment tout cela va-t-il se passer ?

"Supermarché" est un premier roman bourré de défauts et de charme et d'originalité. C'est un roman écrit par quelqu’un qui, habitant dans les favelas et ayant quitté l'école à quatorze ans (même s'il a repris des études vingt ans plus tard), ne sait pas comment on écrit des romans et a tout inventé par lui-même. Ca se sent, ça se voit à tout bout de champ. Il nous inflige de longues considérations politiques mais comme le ferait un ami convaincu qui discuterait avec nous. Pas comme un donneur de leçons. Il nous communique tous les détails des calculs de rentabilité de son petit commerce au real près, et on voit qu'il a vraiment calculé les coûts et bénéfices comme s'il envisageait vraiment de réaliser ces ventes. Les personnages sont exotiques mais réalistes, débrouillards et attachants, pragmatiques et idéalistes. Tout sonne vrai, même le plus bizarre. Quand ils démarrent, ils ne peuvent même pas appeler leur fournisseur parce qu'aucun des deux n'a plus de crédit sur son portable. Ca a vraiment été un plaisir de passer ces 300 pages avec eux et de les accompagner dans cette tentative audacieuse de se sortir de la misère noire où le destin les a enfoncés dès leur naissance.

Je conseille donc vivement cette lecture malgré (ou peut-être à cause) des faiblesses et défauts du roman car tout cela sonne tellement vrai et c'est un optimisme ou plutôt une vigueur tellement vivifiante dans toute cette boue. C'est plein de vie, de drames et d'humour. Le style est inimitable, très oral, plein de grossièretés certes mais vous en avez souvent lu, des scènes de fusillade écrites comme celle-ci ? : "Comprenant enfin d'où venait l'attaque, les six hommes encore debout, déjà tous l'arme au poing, ripostèrent sans hésiter: ils tirèrent d'innombrables balles dans cette direction. Et comme ils possédaient des armes de types et de calibres variés, la salve produisit des détonations de toutes sortes: certaines bruyantes, d'autres sourdes, certaines sèches, d'autres prolongées, certaines se répétant à une vitesse stupéfiante, tandis que d'autres se répétaient à intervalles plus longs. Mais ni Marquès ni Alemaon ne furent touchés, car, dès le début de la riposte, ils retournèrent s'accroupir derrière la voiture."

C'est d'une fraîcheur d'écriture qui fait du bien et j'ai déjà hâte de lire le prochain roman de José Falero. Espérons qu'il n'aura pas perdu son naturel!


9791022612166

Mois latino

15 février 2023


L’œil le plus bleu

de Toni Morrison

****


Titre original : The Bluest Eye 

Ecrit alors qu'elle avait 39 ans, ce fut le premier roman édité de Toni Morrison. C'était en 1970. L’œuvre n'est pas encore parfaite mais l'auteur est déjà un grand écrivain, cela se voit tout de suite.

Quartier noir, deux petites filles, deux sœurs : Frieda et Claudia, neuf et onze ans. C'est Claudia qui raconte, la plus jeune mais pas la moins dégourdie. Elles ont des parents sévères, parce que la vie n'est pas facile pour eux, mais pas plus sévères que les autres parents, moins que certains même. La lectrice que je suis n'a pas pu s’empêcher de penser plusieurs fois à Delphine et Marinette*, à des milliers de kilomètres de là, et sans les animaux qui parlent...

Leur famille vient de recueillir pour le moment une petite voisine à peine leur aînée : Pecola dont la famille part à la dérive, et à travers les histoires de Claudia, c'est en fait la jeune vie de Pecola que nous découvrons. Une vie gâchée d'avance, parce que celles de sa mère et de son père -qui nous seront présentées depuis leur plus jeune age- avaient été gâchées auparavant. Ce sont des naufrages individuels, mais ce sont tout autant des asservissements collectifs dus au racisme qui ne leur laisse pas leur chance. C'est pourquoi les trois petites admirent, envient et haïssent simultanément les petites blondes aux yeux bleus à qui tout est offert d'office et toujours, alors qu'elles n'ont rien. Pecola en particulier, est persuadée que si elle avait seulement les yeux bleus, son existence serait tout autre et qu'elle connaîtrait enfin des conditions de vie positives. Elle rêve d'yeux bleus, puis quand le pire se confirme, qu'elle touche le fond, finit par penser qu'ils vont devenir bleus... les plus bleus, et qu'enfin, elle aura droit au bonheur.

Le récit s’étend sur quatre saisons autour de ces fillettes, adjoignant plusieurs portraits saisissants de personnages annexes qui constituent un monde extrêmement bien rendu -en quoi je vous disais que T. Morrison était déjà alors un grand écrivain. Par-delà ses personnages, elle donne à voir une société, et par-delà les cas particuliers, des catégories humaines, des mouvements sociaux.

C'est un roman assez court. Un très bon roman, et qui mérite d'être lu. Les débuts de celle qui allait devenir Nobel de Littérature.


* « Les contes du chat perché » Marcel Aymé

978-2264047991 



11 février 2023

Pollution 

de Tom Connan

*****


Quatrième de couverture :

"David, jeune diplômé au chômage partiel, décide de quitter un Paris sous covid, pour faire une expérience de woofing dans le Cotentin. Sur place l'attendent Alex, le fils du fermier et Iris, une autre woofeuse, addict des réseaux sociaux. Tous les trois ont pour mission de s'occuper de la ferme jusqu'au retour des parents d'Alex. Alors qu'en quittant son studio parisien, David pensait fuir la pollution et l'épidémie, son séjour bucolique vire au drame, après la mort suspecte de plusieurs vaches..."

Ce roman porte hyper bien son titre parce que la pollution, on va la rencontrer, sans arrêt, et sous diverses formes. Comme si elle était la marque de notre époque, et peut-être l'est-elle, et comme si elle arrivait au stade où elle prenait le dessus sur nous, favorisée par le déni de tous.

Première fois que je lis Tom Connan, et pas la dernière, soyez-en sûrs. J'ai pris ce roman à la bibliothèque parce que je connais bien la région dont il est question et que j'avais envie de voir ce qu'il en disait. Je n'attendais pas grand chose et je n'étais même pas très sûre de mon choix, mais j'avais à peine fini de le lire que je l'ai acheté pour en garder un exemplaire dans ma bibliothèque. C'est dire s'il m'a convaincue. J'ai particulièrement aimé ce que j'aime également chez Virginie Despentes, à savoir une excellente saisie du monde actuel et de son fonctionnement réel. Ils ne sont pas si nombreux ceux qui connaissent et savent parler du monde de l'hyper connexion, même si nous le vivons tous à un degré plus ou moins fort. Peu d'écrivains l'évoquent et ce n'est peut-être pas plus mal, on lirait sans doute sous leurs plumes une peinture complètement à côté de la plaque. Ici, tout au contraire, on est pile dedans. "On vivait dans un monde bizarre où des boîtes privées, dont les finalités purement commerciales ne faisaient aucun mystère, en savaient plus sur l'humanité que la totalité des états réunis. Les gouvernements n'arrivaient même pas à anticiper les lits nécessaires pour pouvoir absorber l'épidémie en cours, en revanche, les GAFA connaissaient mes goûts politiques, mes affinités sexuelles, mes peurs, mes désirs professionnels et, bien sûr, toutes mes allées et venues. Mais cet invraisemblable transfert de pouvoir ne choquait pas grand monde à la surface de la terre."

C'est presque un polar, un thriller du moins, passionnant de bout en bout et le lecteur se demande constamment comment tout cela va tourner. L'écriture est vive, nette et efficace mais surtout, les personnages, jamais caricaturés mais dont au contraire les beautés, failles et contradictions sont révélées ont tous une réelle profondeur humaine. Aucun manichéisme (ce que je craignais un peu) dans ce récit, mais au contraire une vraie empathie pour les gens. Beaucoup de choses bien vues. On est juste après les premiers confinements. L'étau s'est un peu desserré, laissant apparaître des gens encore traumatisés et incrédules (et à ce propos. T. Connan en a très bien observé les manifestations) : "Depuis le Covid, on était facilement dégoûté du corps des autres et on ressentait tout contact physique non sollicité comme une véritable agression."

C'est presque de la SF et de l'uchronie car l'histoire commence après le premier confinement (c'est vrai qu'on avait l'impression d'être dans un film de SF) et va jusqu'en mars 2024. Le livre quant à lui, est paru en décembre 2021.

Le narrateur est bien monsieur tout le monde (jeune) Il tente de mener sa barque au mieux. Il a des scrupules mais écoute surtout son intérêt, comme la plupart des gens, quoi. "Je n'étais pas très à l'aise avec l'idée de gagner ma vie de cette façon, mais le contexte..." Mais on le voit exercer plusieurs métiers tout au long du roman et cette concession-là, il la fait à chaque fois. Ils ont d'ailleurs tous des métiers plus ou moins bien payés selon les moments, sans stabilité et surtout, qui ne produisent pas du réel. Ils sont "dans l'évènementiel", conseiller, influenceuse, coach, etc. Ils vendent de l'influence ou des objets inutiles et de faible qualité à des gens qui n'en ont aucun besoin... Notre narrateur est plutôt sympathique et crédible, mais pas admirable. Un homme jeune qui se cherche "J'essayais toujours de voir la réalité qui se cachait derrière les phénomènes matériels, comme pour en retirer le voile trompeur. Il n'y avait souvent rien à découvrir, mais c'était bien plus plaisant de voir le monde à travers des représentations qu'en accès direct." dans une époque très difficile.

"On avait tué Dieu au XIXème, puis l'amour au XXème, le XXIème siècle était en train d'abolir le travail, avec d'ailleurs un certain succès, car bientôt les softwares les plus divers seraient en mesure de satisfaire l'ensemble de nos besoins. Mais qu'allions nous faire, nous, les humains, pendant que la galaxie Amazon et l'armée Apple viendrait tout nous offrir sur un plateau en échange de quelques abonnements à 9,99€ par mois? Une fois la série livrée, le cours en ligne distribué, le grille-pain réceptionné et la housse de couette déposée sur le paillasson, de quoi seraient composées nos modestes journées? D'autant qu'avec le revenu universel, le complexe technico-social voulait vraiment s'occuper de tout. Qu'étions-nous en train de fabriquer à l'échelle planétaire, sinon une grande nurserie, au passage réservée à la crème de la crème des pays occidentaux ou a minima occidentalisés? "

A lire.

9782226464835


03 février 2023

Pays sans chapeau

 de Dany Laferrière

****


"Une mangue tombe. J’écris: mangue. Les enfants jouent au ballon dans la rue parmi les voitures. J’écris: enfants, ballon, voitures. On dirait un peintre primitif. Voilà, c’est ça, j’ai trouvé. Je suis un écrivain primitif."

Le pays sans chapeau, devinez lequel c’est. Pour ma part je n’aurais pas trouvé, eh bien le "pays sans chapeau, c’est ainsi qu’on appelle l’au-delà en Haïti parce que personne n’a jamais été enterré avec son chapeau." Que répondre à cela?

Dans ce roman, écrit en 1997, Dany Laferrière nous raconte déjà un retour au pays après un exil au Canada .-ce qui est également le sujet de "L’énigme du retour". D’ailleurs les deux romans racontent un peu la même histoire sauf que dans celui-ci, l’écrivain, retrouve sa mère et la terre de ses ancêtres à un moment bien étrange où beaucoup pensent voir dans les rues et les campagnes des armées de zombies… C’est donc sur ce phénomène que l’auteur va mener une enquête. Dans sa quête de vérité il rencontrera des personnalités éminentes du monde des sciences de son île et chacun lui confirmera plus ou moins l’information: les cimetières sont vides, les morts se promènent dans les rues

Le récit de cette enquête se fera à travers une infinité de petites scènes exposées par l’auteur, nous montrant comme autant de photos de sa moitié d’île. C’est une cascade de flashes qui parviennent bien à faire passer les images, les couleurs et même les bruits et la chaleur.

"J’écris à ciel ouvert au milieu des arbres, des gens, des cris, des pleurs. Au cœur de cette énergie caribéenne." L’auteur se montrera plusieurs fois dehors, avec sa machine à écrire posée sur une petite table sous un manguier dont les fruits mûrs le bombardent parfois. Ces images peuvent occuper quelques pages mais souvent aussi quelques lignes suffisent: un titre en gras (par exemple "La nouvelle maison", "Le café" ou "La robe grise") et en une demi page, un peu plus, un peu moins, l’image est dans notre œil à nous aussi. Cette fois Laferrière n’a pas recours aux formes poétiques qu’il utilisera quelque dix ans plus tard pour confectionner son Médicis, mais l’idée est la même. Il fait également précéder chaque chapitre d’un proverbe créole chargé de nous communiquer la façon de voir de ce pays.

En même temps que ses proches restés au pays il retrouve donc les superstitions de cette terre à savoir le richissime vaudou (je parle de richesse de l’imaginaire) en sa marque fondamentale: les morts-vivants. (Il paraît même qu’il y a tout un village dont les habitants n’ont besoin de manger qu’une fois tous les trois mois…) et donc, à la demande de sa mère, il va se lancer dans l’enquête: y a-t-il vraiment invasion discrète de zombies? Ici, la frontière entre les vivants et les morts est très fine.

Ce voyage au pays des mangues et des grenades est enchanteur pour le lecteur, c’est tout un monde qui nous est parfaitement étranger, aussi bien à la ville qu’à la campagne:

"Philippe conduit la puissante jeep comme si la rue était vide. Les gens circulent au milieu de la chaussée comme si la voiture n’avait pas encore été inventée. Il y a un problème là.

- T’as pas peur de frapper quelqu’un en conduisant comme ça ?

- Ce n’est que comme ça qu’il est possible de conduire vieux.

- Qu’est-ce que tu racontes là ?

- C’est chronométré à la seconde. Les gens savent exactement à quelle vitesse vous venez, si vous ralentissez. C’est à ce moment que ça peut créer de la confusion.

- Je trouve que tu te justifies curieusement

- La preuve, c’est qu’il y a très peu d’accidents. Les rares accidents sont causés par des gens comme toi…

- Comme quoi ?

- Des gens qui reviennent de l’étranger. Ils ont perdu le rythme. C’est comme une danse, tu sais. Le moindre faux pas est mortel. Trop vite, c’est pas bon. Trop lentement, c’est pas bon non plus."


Bilan: j’ai bien aimé le lire. Une vision du monde vive et émouvante. Et puis il y a des lignes vraiment belles, comme

"Il savait des choses très délicates, des choses qu’on ne peut percevoir qu’en plissant les yeux…"


Autre chose, il ne semble absolument pas se rendre compte qu’il tombe sous le charme de toutes les jeunes femmes qu’il rencontre. C’est assez amusant à observer.


9782842612696

Mois Latino


26 janvier 2023

Clara lit Proust

de Stéphane Carlier

***+


Je me suis retrouvée à lire ce roman qui a connu un joli succès à la rentrée littéraire 2022, sans l'avoir vraiment décidé. Il était là, disponible, je n'arrêtais pas de lire des billets le concernant et ils étaient généralement plutôt élogieux, alors... qui suis-je pour tenter de résister à la tentation? C'était la première fois que je lisais cet auteur. Mais ce ne sera pas la dernière, j'ai prévu d'en lire un autre (déjà acheté) que je garde pour un jour où j'aurai besoin de légèreté. Mais revenons à notre Clara.

Vous connaissez sûrement déjà les grandes lignes, Clara, gentille fille, coiffeuse, amoureuse, mais pas trop, trouve au fond, mais sans y avoir vraiment bien réfléchi, sa vie un peu ennuyeuse et décevante. Voilà qu'un jour, un client de passage oublie dans le salon, un livre que Clara va "embarquer" sans bien savoir pourquoi, oublier dans un coin chez elle, puis finalement lire quand même. Et là, c'est la révélation. Elle s'ouvre au monde proustien et découvre que "La Recherche", c'est elle. (Oui, ça ne le fait pas que avec Mme Bovary) . Une chose en entraînant une autre, l’œuvre de Marcel colonise de plus en plus la vie de Clara, puis la transforme radicalement.

"Puis, à la faveur d’un après-midi dominical où il était question qu'elle retrouve ses parents à l'expo Lavoirs de Bourgogne au Musée de la Photo, elle décide de rester chez elle où elle rouvre "le coté de Guermantes" et Marcel fait son come back. Son intelligence lumineuse, sa finesse lui reviennent, elle se demande comment elle a pu faire sans et se met à lire avidement. Ces pages ont un pouvoir consolateur équivalent, voire supérieur à celui du soleil ou du chocolat et elle s'en enfile cent cinquante en trois jours."

Cela se lit avec intérêt et sympathie Ce n'est pas du tout la guimauve peu crédible que, je l'avoue, je craignais un peu avant de me lancer. C'est aussi une lecture qui fait du bien, qui ranime notre foi en la littérature et redonne le moral. Un seul gros défaut, vous ne pouvez pas le finir sans être habitée par une grosse envie de lire (ou relire) TOUTE la Recherche, de la première à la dernière ligne. Donc, si comme moi, vous avez déjà une PAL déraisonnable, vous êtes ben embêté (surtout si en plus dans la foulée, vous achetez un autre Stéphane Carlier).


Extrait :

"Se peut-il que tout ne soit chez l'homme que mensonge, hypocrisie, médiocrité? Que la vie ne soit qu'une comédie des apparences à peine plus plaisante qu'n reflux gastrique? Que rien ne soit jamais à la hauteur du désir qui le précède? Que le seul salut possible, la seule expérience envisageable de bonheur se trouve dans les œuvres d'art?"

978-2072991301



10 janvier 2023

Le goûter du lion 

de Ito Ogawa

****


"Le goûter du lion" est ma première lecture de cette auteure et je la termine avec l'intention de lire d'autres titres pour m'assurer de la nature de ce que produit Ito Ogawa. Le sujet ne fait pas partie des plus traités car ce thème central et frontal de la fin de vie est de ceux qu'auteurs et lecteurs préfèrent habituellement éviter. Les chausse-trappes sont nombreuses, ne pas être sordide mais être réaliste, ne pas être sinistre mais éviter le pathos, éviter à la fois le superficiel et le voyeurisme. Ne générer ni neurasthénie, ni désespoir. Parler à tous en ne heurtant personne dans ce haut-lieu de farouches convictions intimes inébranlables. Atteindre la profondeur, tout en restant dans le cadre plaisant d'une œuvre romanesque. Ito Ogawa ne s'en est pas trop mal sortie. Tout en n'esquivant pas les détails de la dégradation physique, le roman reste dans un pur domaine de fiction. On ne croit pas qu'une île comme celle-ci existe, nous savons que l'homme n'a toujours pas réussi à mettre sur pied une résidence de la mort douce dans le luxe et le confort maximum. Ni même le simple droit à mourir dans la dignité.

"Beaucoup rêvent de passer les derniers jours de leur vie à la maison du Lion. Ma mère na pas eu cette chance."

Il faut le prendre comme un conte, pas comme un récit. Comme tout conte, il se rit des invraisemblances et il y a des leçons à en tirer.

La narratrice, n'a que 33 ans mais elle est atteinte d'un cancer et, après des mois de lutte difficile et de soins pénibles, elle est arrivée au stade où tout est joué et où il ne reste plus qu'à se laisser aller vers l’inéluctable fin. Elle a vendu ce qu'elle possédait, tourné le dos au monde et est parvenue à se faire accepter à la Résidence du Lion où les règles du monde extérieur n'ont plus cours et où chacun peut même choisir de venir sous un pseudonyme s'il le désire. Ainsi est-elle accueillie par Madonna, la directrice. Les résidents sont très peu nombreux et peuvent occuper leurs dernières semaines à ce que bon leur semble. Le lieu est idyllique. Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Accostant à cette île, elle franchit une ultime étape, après avoir pleuré une dernière fois sur sa jeunesse injustement fauchée, sur les mois de tortures médicales qui ne l'ont pas sauvée, elle prend possession d'une chambre luxueuse récemment redevenue disponible et accepte sa condition. "Tandis que je rêvassais en balançant mes jambes, câlinée par le souffle du vent, j'ai soudain pensé que j'allais vivre en étant sincère avec moi-même. J'allais devoir me montrer franche à partir de maintenant. M'accepter telle que j'étais, reconnaître ma part de laideur, ma part d'immaturité. Faire preuve d’honnêteté. Il était temps à présent d’arrêter de me préoccuper des infirmières et des gens qui m'entouraient, de faire semblant de ne pas avoir mal quand je souffrais, et d'affirmer avec un sourire que tout allait bien quand ce n'était pas le cas. C'était ce qu'on pourrait appeler une révélation divine."

"Pendant que mon regard errait sur la mer, j'ai réalisé que j'avais fini par dépasser mes limites, après avoir longtemps vécu sur le fil du rasoir. Mon corps avait poussé des cris d'alarme. Il n'avait pas arrêté de me prévenir du danger. Mais j'avais ignoré cette voix et je n'avais pas changé ma façon de vivre. Résultat? J'avais gagné un cancer de stade 4. Peut-être que j'étais trop têtue, à vouloir en faire toujours plus, toujours trop.

 Mais ma vie n'était pas encore terminée.

Je n'avais plus besoin de dire oui à tout ou de tout aimer désormais."

Quand les douleurs apparaîtront, la chimie s'en chargera, quand les incapacités les plus élémentaires s'imposeront, un personnel hyper compétent et bienveillant y remédiera avec efficacité et douceur. L'ambiance est calme et même gaie. Ainsi, chaque dimanche a lieu la "cérémonie" du goûter.

"Le goûter n'est pas un repas essentiel pour le corps, mais il enrichit notre existence. Le goûter est une nourriture pour le cœur, une récompense pour la vie."

Chaque résident peut, par écrit demander que lui soit confectionné un dessert le plus semblable possible à celui qui dans sa vie, lui a laissé le souvenir du plus grand plaisir. Il expliquera dans sa lettre les circonstances dans lesquelles il a mangé ce dessert et cette missive sera lue aux résident rassemblés tandis qu'on leur servira le goûter en question. C'est un tirage au sort qui désigne le dessert de la semaine (bien que l'à propos avec lequel ces choix surviennent amènent le lecteur à en douter). C'est une coutume raffinée de la Résidence du Lion, qui illustre son humanité mais qui m'a aussi troublée par son sadisme discret. Ainsi, il arrive que le dessert élu soit celui du résident qui vient de s'éteindre ou d'un malheureux qui sera encore là, et présent, mais incapable de manger quoi que ce soit.

Au fil des semaines, Shizuko fera le bilan de sa vie où l'amour ne semble avoir tenu aucune place. Nous découvrons son existence extrêmement solitaire du fait qu'elle a rompu avec son père (sa seule famille) quand ce dernier s'est remarié, et a toujours refusé de rencontrer sa belle-mère. Elle considère pourtant que sa vie fut réussie (Elle le dit). Sur l'île du Lion, elle aura un ultime coup de cœur pour un viticulteur voisin... Elle connaîtra enfin l'amour de la petite chienne Rokka laissée par une résidente précédente, et qui s'est entichée d'elle. L'attachement est réciproque et sera un grand réconfort pour elles deux. Vers la fin, des choses de sa vie restées en suspens, seront réglées, lui permettant un départ plus serein.

Ça n'est pas un livre déprimant, mais c'est un livre grave, qui touche avec délicatesse à ce sujet sensible qui nous concerne tous.

9782809715989