21 février 2023

Supermarché 

de José Falero

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Titre original : os supridores (les fournisseurs)

Nous sommes à Porto Alegre (Brésil). Pedro et Marquès qui vivent dans des favelas sordides, travaillent au supermarché. Ils passent leurs journées en allers-retours des réserves aux rayons qu'ils doivent maintenir fournis. Travail fatigant et peu rémunérateur qui leur fournit tout juste de quoi continuer à vivre dans la favela et venir travailler. Pedro passe ses pénibles trajets de transports en commun à lire des brochures communistes et socialistes qui le confortent dans le sentiment qu'il a que ce monde n'est pas très juste. Il a entrepris en conséquence de se servir dans le supermarché, et comme il n'est pas très facile de sortir discrètement de la marchandise, il commence par s'y nourrir sans vergogne tout en initiant Marquès à ses convictions socialistes. Il est cependant clair que ce n'est pas ainsi qu'il améliorera significativement son existence et c'est toujours la même misère pour eux et leurs familles. Et puis un jour, lui vient une idée qu'il estime géniale: Dans les favelas, les dealers font la loi, sans cesse en état de guerre. Des fortunes et des vies se font et se détruisent en permanence dans une violence omniprésente. Pedro est trop intelligent pour s'engager dans ce jeu-là. Il sait que si les gains sont aussi énormes que la misère créée, la suprématie n'est jamais sereine et jamais définitive. Par contre, il remarque que les trafiquants ne vendent plus que des drogues dures bien plus rentables et que personne ne s'intéresse plus au trafic de l'herbe, au point qu'il est devenu difficile d'en trouver alors qu'il y aurait toujours une clientèle. Il calcule que même en gagnant peu sur chaque vente, il pourrait se faire un bon revenu en vendant beaucoup et sans être menacé par la police ou les dealers qui tous considéreraient son petit commerce comme négligeable. Il n'a pas trop de mal à convaincre Marquès qui ne voit pas du tout comment il va nourrir l'enfant que sa femme attend, et les voilà lancés dans les affaires. Comment tout cela va-t-il se passer ?

"Supermarché" est un premier roman bourré de défauts et de charme et d'originalité. C'est un roman écrit par quelqu’un qui, habitant dans les favelas et ayant quitté l'école à quatorze ans (même s'il a repris des études vingt ans plus tard), ne sait pas comment on écrit des romans et a tout inventé par lui-même. Ca se sent, ça se voit à tout bout de champ. Il nous inflige de longues considérations politiques mais comme le ferait un ami convaincu qui discuterait avec nous. Pas comme un donneur de leçons. Il nous communique tous les détails des calculs de rentabilité de son petit commerce au real près, et on voit qu'il a vraiment calculé les coûts et bénéfices comme s'il envisageait vraiment de réaliser ces ventes. Les personnages sont exotiques mais réalistes, débrouillards et attachants, pragmatiques et idéalistes. Tout sonne vrai, même le plus bizarre. Quand ils démarrent, ils ne peuvent même pas appeler leur fournisseur parce qu'aucun des deux n'a plus de crédit sur son portable. Ca a vraiment été un plaisir de passer ces 300 pages avec eux et de les accompagner dans cette tentative audacieuse de se sortir de la misère noire où le destin les a enfoncés dès leur naissance.

Je conseille donc vivement cette lecture malgré (ou peut-être à cause) des faiblesses et défauts du roman car tout cela sonne tellement vrai et c'est un optimisme ou plutôt une vigueur tellement vivifiante dans toute cette boue. C'est plein de vie, de drames et d'humour. Le style est inimitable, très oral, plein de grossièretés certes mais vous en avez souvent lu, des scènes de fusillade écrites comme celle-ci ? : "Comprenant enfin d'où venait l'attaque, les six hommes encore debout, déjà tous l'arme au poing, ripostèrent sans hésiter: ils tirèrent d'innombrables balles dans cette direction. Et comme ils possédaient des armes de types et de calibres variés, la salve produisit des détonations de toutes sortes: certaines bruyantes, d'autres sourdes, certaines sèches, d'autres prolongées, certaines se répétant à une vitesse stupéfiante, tandis que d'autres se répétaient à intervalles plus longs. Mais ni Marquès ni Alemaon ne furent touchés, car, dès le début de la riposte, ils retournèrent s'accroupir derrière la voiture."

C'est d'une fraîcheur d'écriture qui fait du bien et j'ai déjà hâte de lire le prochain roman de José Falero. Espérons qu'il n'aura pas perdu son naturel!


9791022612166

Mois latino

19 février 2023

Le pouvoir des fleurs

J M Laclavetine

***+


J.M Laclavetine sait nous trousser de ces aventures étonnantes et pleines de rebondissements qui ne reculent pas devant les excès romanesques. En voici une qui nous fera voyager, de Cuba au Quartier Latin.

Nous sommes tout d’abord à Paris en Mai 1968. Dans un squat communautaire s’épanouissent quatre amis de 18-20 ans tous épris de Lola, 10 ans de plus qu’eux, fille de bourgeois, ce qu’ils ignorent d’ailleurs. Ce qu’ils vont apprendre tout de suite par contre, c’est qu’elle est enceinte et, comme l’époque invente ses nouvelles formes d’amour, ils décideront d’être les pères, conjointement si l’on peut dire. Hélas, le bébé est kidnappé à la naissance et le reste du livre nous mènera sur 20 ans à travers les diverses tentatives pour le récupérer. Car Lola l’ignore encore, mais elle a un ennemi… et il est féroce et acharné.

Ce qui fait le charme de ce roman un brin déjanté, ce sont d’abord les personnages: Les quatre pères qui ont chacun une vraie originalité, un monde à eux et une réelle épaisseur psychologique, ce qui les rend tous intéressants. La personnalité de la mère et du reste de son entourage n’est pas faible non plus, comme on aura bien l’occasion de le constater. Tous les personnages sont hauts en couleurs, chacun va de toutes ses forces dans sa propre direction ce qui permet de belles rencontres comme de jolis carambolages. Et, l’époque y étant favorable, nul ne manque d’imagination ni d’esprit d’invention. Nous en verrons les fruits. Le crayon de Laclavetine est toujours là pour tracer en trois pages ou en trois lignes, le portrait d’un personnage que l’on imaginera immédiatement avec précision.

La vedette suivante est l’époque qui, de 1968 à 1988 a connu une vingtaine d’années où tout était possible ou semblait l'être. L’auteur, qui sait de quoi il parle, nous en transmet l’ambiance et l’humeur avec art, on s’y voit et on surfe sur cette vingtaine tonique (surtout au début). Le récit est assaisonné de slogans ou de phrases-clés de chansons que les contemporains reconnaissent au passage avec plaisir (il en est une de Ferré que l’auteur semble apprécier particulièrement puisqu’il la cite dans plusieurs romans). Les soixante-huitards échevelés, 20 ans après, se sont trouvé une place, quelle qu’elle soit. Nos héros comme les autres.

Le dernier atout, évidemment, c’est le style de J.M Laclavetine qui sait tout raconter avec aisance, élégance et humour. Ainsi, sous sa plume, voici à quoi ressemble un chantage:

"Ce sera pour moi l’occasion de vous restituer certains documents qui m’encombrent. Des photographies par exemple, que j’ai prises machinalement alors que vous étiez en train de négocier des doses de produits illicites avec un pourvoyeur bien connu sur la place."

Un message de ce genre ne rend-il pas le premier contact moins rugueux? Après, pour la suite, faut voir bien sûr, il n’y a pas que des non-violents dans cette histoire.

J’aurais tendance à classer ce roman dans la catégorie "polars" Ce n’en est pas vraiment un mais il y a enlèvement, recherches, diverses escroqueries, des morts violentes, des fusillades, alors on dira polar et un bon en plus.


9782070428267

15 février 2023


L’œil le plus bleu

de Toni Morrison

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Titre original : The Bluest Eye 

Ecrit alors qu'elle avait 39 ans, ce fut le premier roman édité de Toni Morrison. C'était en 1970. L’œuvre n'est pas encore parfaite mais l'auteur est déjà un grand écrivain, cela se voit tout de suite.

Quartier noir, deux petites filles, deux sœurs : Frieda et Claudia, neuf et onze ans. C'est Claudia qui raconte, la plus jeune mais pas la moins dégourdie. Elles ont des parents sévères, parce que la vie n'est pas facile pour eux, mais pas plus sévères que les autres parents, moins que certains même. La lectrice que je suis n'a pas pu s’empêcher de penser plusieurs fois à Delphine et Marinette*, à des milliers de kilomètres de là, et sans les animaux qui parlent...

Leur famille vient de recueillir pour le moment une petite voisine à peine leur aînée : Pecola dont la famille part à la dérive, et à travers les histoires de Claudia, c'est en fait la jeune vie de Pecola que nous découvrons. Une vie gâchée d'avance, parce que celles de sa mère et de son père -qui nous seront présentées depuis leur plus jeune age- avaient été gâchées auparavant. Ce sont des naufrages individuels, mais ce sont tout autant des asservissements collectifs dus au racisme qui ne leur laisse pas leur chance. C'est pourquoi les trois petites admirent, envient et haïssent simultanément les petites blondes aux yeux bleus à qui tout est offert d'office et toujours, alors qu'elles n'ont rien. Pecola en particulier, est persuadée que si elle avait seulement les yeux bleus, son existence serait tout autre et qu'elle connaîtrait enfin des conditions de vie positives. Elle rêve d'yeux bleus, puis quand le pire se confirme, qu'elle touche le fond, finit par penser qu'ils vont devenir bleus... les plus bleus, et qu'enfin, elle aura droit au bonheur.

Le récit s’étend sur quatre saisons autour de ces fillettes, adjoignant plusieurs portraits saisissants de personnages annexes qui constituent un monde extrêmement bien rendu -en quoi je vous disais que T. Morrison était déjà alors un grand écrivain. Par-delà ses personnages, elle donne à voir une société, et par-delà les cas particuliers, des catégories humaines, des mouvements sociaux.

C'est un roman assez court. Un très bon roman, et qui mérite d'être lu. Les débuts de celle qui allait devenir Nobel de Littérature.


* « Les contes du chat perché » Marcel Aymé

978-2264047991 



11 février 2023

Pollution 

de Tom Connan

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Quatrième de couverture :

"David, jeune diplômé au chômage partiel, décide de quitter un Paris sous covid, pour faire une expérience de woofing dans le Cotentin. Sur place l'attendent Alex, le fils du fermier et Iris, une autre woofeuse, addict des réseaux sociaux. Tous les trois ont pour mission de s'occuper de la ferme jusqu'au retour des parents d'Alex. Alors qu'en quittant son studio parisien, David pensait fuir la pollution et l'épidémie, son séjour bucolique vire au drame, après la mort suspecte de plusieurs vaches..."

Ce roman porte hyper bien son titre parce que la pollution, on va la rencontrer, sans arrêt, et sous diverses formes. Comme si elle était la marque de notre époque, et peut-être l'est-elle, et comme si elle arrivait au stade où elle prenait le dessus sur nous, favorisée par le déni de tous.

Première fois que je lis Tom Connan, et pas la dernière, soyez-en sûrs. J'ai pris ce roman à la bibliothèque parce que je connais bien la région dont il est question et que j'avais envie de voir ce qu'il en disait. Je n'attendais pas grand chose et je n'étais même pas très sûre de mon choix, mais j'avais à peine fini de le lire que je l'ai acheté pour en garder un exemplaire dans ma bibliothèque. C'est dire s'il m'a convaincue. J'ai particulièrement aimé ce que j'aime également chez Virginie Despentes, à savoir une excellente saisie du monde actuel et de son fonctionnement réel. Ils ne sont pas si nombreux ceux qui connaissent et savent parler du monde de l'hyper connexion, même si nous le vivons tous à un degré plus ou moins fort. Peu d'écrivains l'évoquent et ce n'est peut-être pas plus mal, on lirait sans doute sous leurs plumes une peinture complètement à côté de la plaque. Ici, tout au contraire, on est pile dedans. "On vivait dans un monde bizarre où des boîtes privées, dont les finalités purement commerciales ne faisaient aucun mystère, en savaient plus sur l'humanité que la totalité des états réunis. Les gouvernements n'arrivaient même pas à anticiper les lits nécessaires pour pouvoir absorber l'épidémie en cours, en revanche, les GAFA connaissaient mes goûts politiques, mes affinités sexuelles, mes peurs, mes désirs professionnels et, bien sûr, toutes mes allées et venues. Mais cet invraisemblable transfert de pouvoir ne choquait pas grand monde à la surface de la terre."

C'est presque un polar, un thriller du moins, passionnant de bout en bout et le lecteur se demande constamment comment tout cela va tourner. L'écriture est vive, nette et efficace mais surtout, les personnages, jamais caricaturés mais dont au contraire les beautés, failles et contradictions sont révélées ont tous une réelle profondeur humaine. Aucun manichéisme (ce que je craignais un peu) dans ce récit, mais au contraire une vraie empathie pour les gens. Beaucoup de choses bien vues. On est juste après les premiers confinements. L'étau s'est un peu desserré, laissant apparaître des gens encore traumatisés et incrédules (et à ce propos. T. Connan en a très bien observé les manifestations) : "Depuis le Covid, on était facilement dégoûté du corps des autres et on ressentait tout contact physique non sollicité comme une véritable agression."

C'est presque de la SF et de l'uchronie car l'histoire commence après le premier confinement (c'est vrai qu'on avait l'impression d'être dans un film de SF) et va jusqu'en mars 2024. Le livre quant à lui, est paru en décembre 2021.

Le narrateur est bien monsieur tout le monde (jeune) Il tente de mener sa barque au mieux. Il a des scrupules mais écoute surtout son intérêt, comme la plupart des gens, quoi. "Je n'étais pas très à l'aise avec l'idée de gagner ma vie de cette façon, mais le contexte..." Mais on le voit exercer plusieurs métiers tout au long du roman et cette concession-là, il la fait à chaque fois. Ils ont d'ailleurs tous des métiers plus ou moins bien payés selon les moments, sans stabilité et surtout, qui ne produisent pas du réel. Ils sont "dans l'évènementiel", conseiller, influenceuse, coach, etc. Ils vendent de l'influence ou des objets inutiles et de faible qualité à des gens qui n'en ont aucun besoin... Notre narrateur est plutôt sympathique et crédible, mais pas admirable. Un homme jeune qui se cherche "J'essayais toujours de voir la réalité qui se cachait derrière les phénomènes matériels, comme pour en retirer le voile trompeur. Il n'y avait souvent rien à découvrir, mais c'était bien plus plaisant de voir le monde à travers des représentations qu'en accès direct." dans une époque très difficile.

"On avait tué Dieu au XIXème, puis l'amour au XXème, le XXIème siècle était en train d'abolir le travail, avec d'ailleurs un certain succès, car bientôt les softwares les plus divers seraient en mesure de satisfaire l'ensemble de nos besoins. Mais qu'allions nous faire, nous, les humains, pendant que la galaxie Amazon et l'armée Apple viendrait tout nous offrir sur un plateau en échange de quelques abonnements à 9,99€ par mois? Une fois la série livrée, le cours en ligne distribué, le grille-pain réceptionné et la housse de couette déposée sur le paillasson, de quoi seraient composées nos modestes journées? D'autant qu'avec le revenu universel, le complexe technico-social voulait vraiment s'occuper de tout. Qu'étions-nous en train de fabriquer à l'échelle planétaire, sinon une grande nurserie, au passage réservée à la crème de la crème des pays occidentaux ou a minima occidentalisés? "

A lire.

9782226464835


07 février 2023

Le Balato 

de Djamel Cherigui

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Deuxième roman de ce jeune auteur, ce Balato me laisse avec l'envie d'aller vite voir le premier qui m'avait échappé. Ce Balato me fait penser à ces romans d'il y a une cinquantaine d'années, qui nous montraient des malfrats parisiens à la petite semaine, dans leurs vie quotidienne. On retrouve ici le même humour, la même gouaille et le même monde, si ce n'est qu'ils s'appellent Abdel ou Yassine au lieu de Marcel ou René. Mais le monde est le même, la faconde, les problèmes, les mêmes et la débrouille, toujours là. Rien de changé sous le soleil.

"A force d'évoquer les tropiques, on a eu terriblement soif. Les histoires de contrées exotiques, c'est comme les angines, ça finit inexorablement par vous assécher la gorge."

Nous sommes à Roubaix et le récit est fait par Bonbonne, ainsi nommé, comme on l'aura deviné, pour des raisons de silhouette, et écrit Bombonne pendant tout le livre (!*). Bonbonne est le neveu de Mirouche, le patron de Saturne, bistrot d'habitués, "pas des voyous non, plus, pas des vrais truands, juste des magouilleurs, des pieds nickelés." Sa mère est morte et son père est en prison pour longtemps. Tonton l'a recueilli et le traite comme son fils. Bonbonne a cessé sa formation professionnelle pour se faire embaucher comme second dans le bistrot. Il en est l'héritier annoncé, mais se sent-il bien décidé à passer toutes ses journées cloué derrière le bar? En attendant, il observe la clientèle de demi-sels et raconte, car il s'en passe des choses, au Saturne où chacun est désigné par un surnom.

L'histoire commence par une scène épique parce que l'un des habitués débarque un jour habillé trop élégamment, cela se poursuit en tripot et cambriolages, le rire est franc ou jaune selon les moments, et cela se termine... Oh, je vous laisse voir. Vous passerez un excellent moment qui passera trop vite et ne serez pas déçu de votre virée en compagnie de Bonbonne.

Je conseille très vivement. C'est drôle, mais pas que. Parfois, ça pique un peu.


"En somme, fallait apprendre à se résigner, voilà tout. C'était, comme on dit, le mektoub. Et il arrangeait pas mal de choses, le mektoub, c'était comme un grand tapis sous lequel on planquait tout ce qu'on n'avait pas envie de voir. On se traînait d'un bout à l'autre de la vie avec la poisse accrochée en bandoulière, on croulait sous le poids d’infâmes désillusions, on menait des existences encore plus dégueulasses que celles de nos pauvres parents on valdinguait d'un patron à l'autre avec pour seule consolation un minuscule salaire qui permettait à peine de boucler les fins de mois... mais tout ça n'était pas grave. Devenir toxico, alcoolique, prendre vingt ans de placard, finir amputé des deux jambes ou aveugle à cause du diabète , pas grave non plus? Fallait surtout pas s'en faire, fallait juste accepter et dire merci... Merci la vie, merci mektoub.


* Mais Larousse dit maintenant qu'on peut, exceptionnellement, mettre m. Allons bon!

978-2709667456

03 février 2023

Pays sans chapeau

 de Dany Laferrière

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"Une mangue tombe. J’écris: mangue. Les enfants jouent au ballon dans la rue parmi les voitures. J’écris: enfants, ballon, voitures. On dirait un peintre primitif. Voilà, c’est ça, j’ai trouvé. Je suis un écrivain primitif."

Le pays sans chapeau, devinez lequel c’est. Pour ma part je n’aurais pas trouvé, eh bien le "pays sans chapeau, c’est ainsi qu’on appelle l’au-delà en Haïti parce que personne n’a jamais été enterré avec son chapeau." Que répondre à cela?

Dans ce roman, écrit en 1997, Dany Laferrière nous raconte déjà un retour au pays après un exil au Canada .-ce qui est également le sujet de "L’énigme du retour". D’ailleurs les deux romans racontent un peu la même histoire sauf que dans celui-ci, l’écrivain, retrouve sa mère et la terre de ses ancêtres à un moment bien étrange où beaucoup pensent voir dans les rues et les campagnes des armées de zombies… C’est donc sur ce phénomène que l’auteur va mener une enquête. Dans sa quête de vérité il rencontrera des personnalités éminentes du monde des sciences de son île et chacun lui confirmera plus ou moins l’information: les cimetières sont vides, les morts se promènent dans les rues

Le récit de cette enquête se fera à travers une infinité de petites scènes exposées par l’auteur, nous montrant comme autant de photos de sa moitié d’île. C’est une cascade de flashes qui parviennent bien à faire passer les images, les couleurs et même les bruits et la chaleur.

"J’écris à ciel ouvert au milieu des arbres, des gens, des cris, des pleurs. Au cœur de cette énergie caribéenne." L’auteur se montrera plusieurs fois dehors, avec sa machine à écrire posée sur une petite table sous un manguier dont les fruits mûrs le bombardent parfois. Ces images peuvent occuper quelques pages mais souvent aussi quelques lignes suffisent: un titre en gras (par exemple "La nouvelle maison", "Le café" ou "La robe grise") et en une demi page, un peu plus, un peu moins, l’image est dans notre œil à nous aussi. Cette fois Laferrière n’a pas recours aux formes poétiques qu’il utilisera quelque dix ans plus tard pour confectionner son Médicis, mais l’idée est la même. Il fait également précéder chaque chapitre d’un proverbe créole chargé de nous communiquer la façon de voir de ce pays.

En même temps que ses proches restés au pays il retrouve donc les superstitions de cette terre à savoir le richissime vaudou (je parle de richesse de l’imaginaire) en sa marque fondamentale: les morts-vivants. (Il paraît même qu’il y a tout un village dont les habitants n’ont besoin de manger qu’une fois tous les trois mois…) et donc, à la demande de sa mère, il va se lancer dans l’enquête: y a-t-il vraiment invasion discrète de zombies? Ici, la frontière entre les vivants et les morts est très fine.

Ce voyage au pays des mangues et des grenades est enchanteur pour le lecteur, c’est tout un monde qui nous est parfaitement étranger, aussi bien à la ville qu’à la campagne:

"Philippe conduit la puissante jeep comme si la rue était vide. Les gens circulent au milieu de la chaussée comme si la voiture n’avait pas encore été inventée. Il y a un problème là.

- T’as pas peur de frapper quelqu’un en conduisant comme ça ?

- Ce n’est que comme ça qu’il est possible de conduire vieux.

- Qu’est-ce que tu racontes là ?

- C’est chronométré à la seconde. Les gens savent exactement à quelle vitesse vous venez, si vous ralentissez. C’est à ce moment que ça peut créer de la confusion.

- Je trouve que tu te justifies curieusement

- La preuve, c’est qu’il y a très peu d’accidents. Les rares accidents sont causés par des gens comme toi…

- Comme quoi ?

- Des gens qui reviennent de l’étranger. Ils ont perdu le rythme. C’est comme une danse, tu sais. Le moindre faux pas est mortel. Trop vite, c’est pas bon. Trop lentement, c’est pas bon non plus."


Bilan: j’ai bien aimé le lire. Une vision du monde vive et émouvante. Et puis il y a des lignes vraiment belles, comme

"Il savait des choses très délicates, des choses qu’on ne peut percevoir qu’en plissant les yeux…"


Autre chose, il ne semble absolument pas se rendre compte qu’il tombe sous le charme de toutes les jeunes femmes qu’il rencontre. C’est assez amusant à observer.


9782842612696

Mois Latino


30 janvier 2023

L'homme peuplé 

de Franck Bouysse 

*** +


Quatrième de couverture:

"Harry, romancier à la recherche d'un nouveau souffle, achète sur un coup de tête une ferme a l'écart d'un village perdu. C'est l'hiver. La neige et le silence recouvrent tout. Les conditions semblent idéales pour se remettre au travail. Mais Harry se sent vite épié, en proie à un malaise grandissant devant les événements étranges qui se produisent.

Serait-ce lie a son énigmatique voisin, Caleb, guérisseur et sourcier ? Quel secret cachent les habitants du village ? Quelle blessure porte la discrète Sofia qui tient l'épicerie ? Quel terrible poids fait peser la mère de Caleb sur son fils ? Entre sourcier et sorcier, il n'y a qu'une infime différence."


Sans compter le fait que je m'interroge un peu sur les probabilités qu'un écrivain français s'appelle Harry, mon avis concernant ce roman est mitigé. Je n'ai pas dû me forcer pour aller jusqu'au bout, il a donc su m'intéresser, mais je suis cependant restée sur un sentiment de légère frustration.

Normalement, un bon roman policier, c'est une intrigue bien ficelée, tellement tordue que le lecteur ne voit pas avant les dernières pages où on veut l'amener. Autour, il y a le décor. Ici, c'est le contraire, tout est dans l'emballage -le décor, l'ambiance- si vous le retirez, il vous reste une intrigue vraiment simple, banale même, et seuls une construction que le lecteur ne peut deviner et un mensonge de l'auteur* nous empêchent de vraiment tout savoir bien avant l'heure. Cependant, reconnaissons que la fin expliquera bien tout ce que nous avons vu avant, sans rien oublier. Qualité non négligeable.

Il y a les personnages, fortement caractérisés, habités... mais ils le sont peut-être trop, par moments l’excès simplifie trop les choses. En fait on a presque des archétypes (carrément, même pour les méchants). C'est le décor aussi, bien planté, crédible avec son climat, sa saison... mais simplifié également. A peine deux maisons, une place de village et une terrasse de boutique, le tout sous la neige et planté hors du monde.

La qualité de ce roman, c'est l'écriture, de jolies scènes, bien peintes et pleines de vie rurale vraie, des lieux réalistes. F. Bouysse est à l'aise avec cela. C'est sa force. 

Bref, à mon avis, une lecture ni désagréable ni indispensable à moins d'être un inconditionnel de cet auteur. Mais ce n'est que mon avis.

978-2226465733

26 janvier 2023

Clara lit Proust

de Stéphane Carlier

***+


Je me suis retrouvée à lire ce roman qui a connu un joli succès à la rentrée littéraire 2022, sans l'avoir vraiment décidé. Il était là, disponible, je n'arrêtais pas de lire des billets le concernant et ils étaient généralement plutôt élogieux, alors... qui suis-je pour tenter de résister à la tentation? C'était la première fois que je lisais cet auteur. Mais ce ne sera pas la dernière, j'ai prévu d'en lire un autre (déjà acheté) que je garde pour un jour où j'aurai besoin de légèreté. Mais revenons à notre Clara.

Vous connaissez sûrement déjà les grandes lignes, Clara, gentille fille, coiffeuse, amoureuse, mais pas trop, trouve au fond, mais sans y avoir vraiment bien réfléchi, sa vie un peu ennuyeuse et décevante. Voilà qu'un jour, un client de passage oublie dans le salon, un livre que Clara va "embarquer" sans bien savoir pourquoi, oublier dans un coin chez elle, puis finalement lire quand même. Et là, c'est la révélation. Elle s'ouvre au monde proustien et découvre que "La Recherche", c'est elle. (Oui, ça ne le fait pas que avec Mme Bovary) . Une chose en entraînant une autre, l’œuvre de Marcel colonise de plus en plus la vie de Clara, puis la transforme radicalement.

"Puis, à la faveur d’un après-midi dominical où il était question qu'elle retrouve ses parents à l'expo Lavoirs de Bourgogne au Musée de la Photo, elle décide de rester chez elle où elle rouvre "le coté de Guermantes" et Marcel fait son come back. Son intelligence lumineuse, sa finesse lui reviennent, elle se demande comment elle a pu faire sans et se met à lire avidement. Ces pages ont un pouvoir consolateur équivalent, voire supérieur à celui du soleil ou du chocolat et elle s'en enfile cent cinquante en trois jours."

Cela se lit avec intérêt et sympathie Ce n'est pas du tout la guimauve peu crédible que, je l'avoue, je craignais un peu avant de me lancer. C'est aussi une lecture qui fait du bien, qui ranime notre foi en la littérature et redonne le moral. Un seul gros défaut, vous ne pouvez pas le finir sans être habitée par une grosse envie de lire (ou relire) TOUTE la Recherche, de la première à la dernière ligne. Donc, si comme moi, vous avez déjà une PAL déraisonnable, vous êtes ben embêté (surtout si en plus dans la foulée, vous achetez un autre Stéphane Carlier).


Extrait :

"Se peut-il que tout ne soit chez l'homme que mensonge, hypocrisie, médiocrité? Que la vie ne soit qu'une comédie des apparences à peine plus plaisante qu'n reflux gastrique? Que rien ne soit jamais à la hauteur du désir qui le précède? Que le seul salut possible, la seule expérience envisageable de bonheur se trouve dans les œuvres d'art?"

978-2072991301



22 janvier 2023

L'inventeur 

de Miguel Bonnefoy

***+


Quelque peu romancée pour être plus attractive, cette biographie de l'inventeur méconnu Augustin Mouchot, parvient à retenir notre attention et notre intérêt tout au long de ses deux cents pages même si l'on n'est pas très porté sur les sciences physiques. 

Nous sommes dans la seconde moitié du 19ème siècle. A cette époque-là, la tendance était à la science et aux inventions scientifiques. Les savants étaient à la mode. C'était l'époque de Jules Verne, on rêvait beaucoup à tout ce que la science apporterait et rendrait possible. L'imagination se débridait, tout semblait possible. On croyait à la toute puissance de la science et du progrès.

Miguel Bonnefoy nous raconte donc comment un petit professeur de mathématiques de province qu'il nous décrit comme fort terne (mais n'oublions pas tout de même qu'inventer est une opération de l'esprit qui demande audace et imagination) suit son inspiration qui lui dit que la fantastique puissance du soleil pourrait être utilisée. Il avait inventé l'énergie solaire, ou du moins son usage moderne car l'on pouvait faire remonter les débuts de l' l'invention à l'Antiquité. Après de nombreux essais, de nombreux fiascos et d’enivrants succès, il parvient à organiser des miroirs de façon à concentrer les rayons solaires et à chauffer ce qu'on leur confie au point de le cuire (projet d'alimentation des voyageurs et des troupes en déplacement) puis à porter à ébullition de grandes quantités d'eau qui, couplées à des machines à vapeur, les actionneront sans nécessiter de feu et ou de bois. Les honneurs attendus depuis si longtemps commencent à lui arriver. L'industrie commence à s'intéresser à ses trouvailles, Mouchot regarde enfin l’avenir avec confiance lorsque soudain la large diffusion du charbon, pas gratuit mais moins sensible à la météo, vient réduire à néant ses ambitions.

La vieillesse est un naufrage, la sienne le fut tout particulièrement, mais elle fut pourtant longue, car cet homme qui n'avait jamais été en bonne santé, avait néanmoins la vie chevillée au corps. Le récit des hauts et des bas de cette vie qu'on a tendance à plaindre mais qui fut tout de même bien remplie, les détails et péripéties de ses aventures et mésaventures livrés ici par Miguel Bonnefoy, retiendront le lecteur jusqu'au bout. Si vous aimez vous cultiver en lisant sans ennui, ce livre est pour vous.


Je lis je blogue l'a lu aussi


‎ 978-2743657031

18 janvier 2023

Qui se souviendra de Phily-Jo 

de Marcus Malte

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Ce roman est divisé en cinq parties assez longues bien que de plus en plus courtes. La première partie éponyme est racontée par Gary Sanz,  le beau-frère de Phily-Jo et nous dit qui fut ce personnage étrange, mort prématurément de façon originale mais accidentelle. Inventeur autodidacte, réfractaire aux études, Phily-Jo a inventé pas mal de petites machines sans en tirer bénéfice, mais sa grande affaire, c'est la machine à produire de l'énergie à partir de rien, de l'espace, de l'air? on ne sait pas trop d'ailleurs, si ce n'est qu'elle ne prend rien là ou elle s'alimente, il n'y a pas moins d'air ou d'espace, donc, on ne peut pas épuiser la ressource. La production d'énergie est gratuite et infinie. Les savants officiels se rient de sa trouvaille, mais il n'en fabrique pas moins un prototype qui fonctionne... si ce n'est que personne ne l'a vu.

On se doute qu'une telle machine réduirait  à la ruine toutes les grandes fortunes mondiales productrices d'énergie et faute de pouvoir l'acheter (Phily-Jo est un idéaliste), que ne feraient-elles pas pour préserver leurs avantages? Et justement, l'inventeur connaît une série de mésaventures et accidents et ne parvient pas à diffuser sa machine. Il développe une paranoïa galopante dont il est bien difficile de discerner si elle repose ou non sur quelque chose. Gary Sanz nous raconte que notre savant fou en était là lorsqu'il est mort si soudainement.

La seconde partie, intitulée « Qui se souviendra de  Gary Sanz ? » est maintenant rédigée par Dipak Singh, étudiant américain qui s'est mis en tête d’enquêter sur la vie de ce dernier car il est actuellement dans le couloir de la mort pour meurtre alors qu'il clame son innocence. La partie suivante s'intitulera  « Qui se souviendra de Dipak ... ? »  et ainsi de suite.... Je ne veux pas vous en dire plus sur l'histoire car cela nuirait au suspens et aux effets de surprise qui ont quand même une importance primordiale dans ce qui est bel et bien un roman policier. Il y a néanmoins un mélange des genres. Le récit est épaissi (parfois trop) par de nombreuses informations sur ce qui s'est déjà vraiment passé dans le monde réel. Il cite des noms, des dates , des chiffres. Il augmente ainsi le  réalisme de son roman en prouvant que les puissants sont prêts à tout et qu'il leur est déjà arrivé de passer toutes les limites et nuire à tous pour tirer toujours plus de profits

« Dans les années 1920, Dupont (chimie), associé à Général Motors (automobiles), associé à Exxon (pétrole) devient leader mondial pour la production et la vente de plomb tétraéthyle, un additif pour l'essence. Ce produit extrêmement toxique est aujourd'hui frappé d'interdiction à peu près partout dans le monde, mais durant des décennies il s'est répandu dans l'atmosphère, il a arrosé et contaminé la planète entière, on en trouve encore des traces sur toute la surface du globe, et dans les océans, dans l'écorce des arbres et jusque dans les glaces polaires. L'une de ses qualités est d'être quasiment indestructible. Il existait un produit de substitution, l'éthanol, qui était inoffensif et aurait pu jouer le même rôle que le  plomb tétraéthyle, mais l'éthanol n'était pas brevetable, trop facile à fabriquer il n'aurait pas pu assurer la situation de monopole aux trois sociétés associées et aurait considérablement réduit leurs marges bénéficiaires. La santé pour tous ou les profit pour eux : il fallait choisir.»

Mais roman à thèse et roman policier sont un mélange difficile à concilier. Je reconnais que c'est assez réussi ici, mais tout de même parfois, ça casse un peu le rythme. Quoi qu'il en soit, morts multiples, manipulations, théories du complot se déchaînent. Et comme on le sait, ce n'est pas parce qu'on est paranoïaque qu'on n'a pas d'ennemi. Alors, de quoi meurent donc tous ces gens, et pourquoi ? Certains ont leur idée :

« - Aussi terribles qu'elles soient, toutes ces morts ne sont pas le principal sujet. «Ce ne sont que des corollaires.

- Quel est le principal sujet, alors ?

- Tu vois, même toi tu ne sais plus. Preuve que la poudre a été d'une redoutable efficacité

- Eclaire-moi

- L'énergie ! Le vrai sujet, c'est ça.

- L'énergie...

Oui, le choix de notre énergie. Et sa production, sa distribution, sa maîtrise. C'est le cœur du problème. De cela dépend la survie de notre planète et de notre espèce. De cela dépend le bien-être de notre enfant. Son avenir – ou son anéantissement.»

D'autres n'y croient pas du tout.


Ah ! J'oubliais : Les références littéraires sont plus que nombreuses. Elles charpentent le livre.

979-1038701038



Citations :

« La littérature, c'est la vie. C'est la mienne en tout cas. Il n'y a pas de frontière (…) Vous pouvez aussi m'appeler Ismaël si vous voulez. Ou Achab. Vous pouvez m'appeler Roméo Montaigu ou Juliette Capulet. Car j'étais parmi l'équipage du Pequod pour chasser la baleine, comme j'étais dans les alcôves des palais de Vérone pour nouer et dénouer les intrigues. Je suis tellement nombreux... Nous fêtons le Bloomsday aujourd'hui même, c'est pourquoi je puis dire que c'est mon anniversaire : il y a très exactement cent neuf ans, je pérégrinais de l'aube à la nuit tombée dans les rues de Dublin. Avant cela, j'ai réalisé un tour du monde en quatre-vingts jours. Après cela, c'est vrai, j'ai erré pendant des mois sur les routes de notre pays en compagnie d'une exquise nymphette répondant au douloureux prénom de Dolores. (…) Je suis le colonel Chabert revenu d'entre les morts ! Et madame Bovary, c'est moi. »



« Mon père ne parlait pas de son travail et je n'ai jamais su précisément en quoi il consistait. Je sais juste que c'est ce qui l'a tué. L'usine Dupont fabriquait des produits chimiques et c'est ça qui l'a empoisonné, à petit feu, comme environ soixante-dix mille autres personnes dans la région.- et des dizaines de milliers d'animaux, sauvages et domestiques. »


14 janvier 2023

COMMANDANT ACHAB

Scénariste Stéphane Piatzszek

Dessinateur Stéphane Douay

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Les excellentes aventures du Commandant Achab se déclinent en cinq albums. Elles ont été publiées en 2013 et 14 et luttent depuis contre l’obsolescence programmée. Le tome 5 a perdu le combat (voir ma conclusion).

Les cinq enquêtes sont totalement distinctes les unes des autres et chacune pourrait se lire indépendamment des autres. PouRRAIT, conditionnel, car il faudrait pour cela que l'histoire entre Achab et Karim ne se poursuive pas en évoluant fortement du 1er au 5ème tome. C'est pourquoi il est en fait indispensable de lire les 5 tomes dans l'ordre et sans en manquer un.

Le personnage éponyme, devenu unijambiste, dépressif et toxicomane, végète aux archives de la PJ ne devant son maintien en poste qu'à la protection de son frère, patron de la dite PJ (rien de moins). Ce dernier lui envoie un jeune débutant pour des renseignements. Ce jeune policier est le fils d'un flic ripoux qu'Achab a tué dans l'histoire dramatique qui lui a coûté sa jambe. Tous deux vont se trouver enquêter ensemble tout en s'expliquant peu à peu sur le passé. Il en sera de même au cours des enquêtes et volumes suivants jusqu'à ce qu'au tome cinq, tout soit devenu limpide.

Les personnages d'Achab Cohen et de Karim Al-Misri sont très réussis. On découvre progressivement leurs particularités, leurs parts d'ombre et de lumière et on s'attache à eux. Ils sont complexes et ont de l'épaisseur. Le tout n'est pas d'une totale vraisemblance, mais suffisamment tout de même pour maintenir l’intérêt.

Les dessins sont excellents également. Tout à fait le style que j'aime, très vivants, pas figés, des angles de vue originaux et variés etc. La tonalité est sombre mais les histoires le sont aussi. Bref, on ne s'ennuie pas plus à regarder ces albums qu'à les lire.

Cerise sur le gâteau, le tome 4 se passe dans un village que je connais très bien et que je découvre ici superbement dessiné sous bien des angles. Je suis admirative! et enchantée d'avoir ce trésor. J'avais lu la série entière en l'empruntant à la bibliothèque, mais après la découverte de mes liens avec le 4ème volume, je l'ai achetée. Hélas, je n'ai pas trouvé le tome 5. Donc, si vous l'avez, je cherche à acheter ce tome 5 (ayant les quatre autres) mais à un prix normal. La spéculation est un vilain défaut. 😉 

 978-2302008076



10 janvier 2023

Le goûter du lion 

de Ito Ogawa

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"Le goûter du lion" est ma première lecture de cette auteure et je la termine avec l'intention de lire d'autres titres pour m'assurer de la nature de ce que produit Ito Ogawa. Le sujet ne fait pas partie des plus traités car ce thème central et frontal de la fin de vie est de ceux qu'auteurs et lecteurs préfèrent habituellement éviter. Les chausse-trappes sont nombreuses, ne pas être sordide mais être réaliste, ne pas être sinistre mais éviter le pathos, éviter à la fois le superficiel et le voyeurisme. Ne générer ni neurasthénie, ni désespoir. Parler à tous en ne heurtant personne dans ce haut-lieu de farouches convictions intimes inébranlables. Atteindre la profondeur, tout en restant dans le cadre plaisant d'une œuvre romanesque. Ito Ogawa ne s'en est pas trop mal sortie. Tout en n'esquivant pas les détails de la dégradation physique, le roman reste dans un pur domaine de fiction. On ne croit pas qu'une île comme celle-ci existe, nous savons que l'homme n'a toujours pas réussi à mettre sur pied une résidence de la mort douce dans le luxe et le confort maximum. Ni même le simple droit à mourir dans la dignité.

"Beaucoup rêvent de passer les derniers jours de leur vie à la maison du Lion. Ma mère na pas eu cette chance."

Il faut le prendre comme un conte, pas comme un récit. Comme tout conte, il se rit des invraisemblances et il y a des leçons à en tirer.

La narratrice, n'a que 33 ans mais elle est atteinte d'un cancer et, après des mois de lutte difficile et de soins pénibles, elle est arrivée au stade où tout est joué et où il ne reste plus qu'à se laisser aller vers l’inéluctable fin. Elle a vendu ce qu'elle possédait, tourné le dos au monde et est parvenue à se faire accepter à la Résidence du Lion où les règles du monde extérieur n'ont plus cours et où chacun peut même choisir de venir sous un pseudonyme s'il le désire. Ainsi est-elle accueillie par Madonna, la directrice. Les résidents sont très peu nombreux et peuvent occuper leurs dernières semaines à ce que bon leur semble. Le lieu est idyllique. Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Accostant à cette île, elle franchit une ultime étape, après avoir pleuré une dernière fois sur sa jeunesse injustement fauchée, sur les mois de tortures médicales qui ne l'ont pas sauvée, elle prend possession d'une chambre luxueuse récemment redevenue disponible et accepte sa condition. "Tandis que je rêvassais en balançant mes jambes, câlinée par le souffle du vent, j'ai soudain pensé que j'allais vivre en étant sincère avec moi-même. J'allais devoir me montrer franche à partir de maintenant. M'accepter telle que j'étais, reconnaître ma part de laideur, ma part d'immaturité. Faire preuve d’honnêteté. Il était temps à présent d’arrêter de me préoccuper des infirmières et des gens qui m'entouraient, de faire semblant de ne pas avoir mal quand je souffrais, et d'affirmer avec un sourire que tout allait bien quand ce n'était pas le cas. C'était ce qu'on pourrait appeler une révélation divine."

"Pendant que mon regard errait sur la mer, j'ai réalisé que j'avais fini par dépasser mes limites, après avoir longtemps vécu sur le fil du rasoir. Mon corps avait poussé des cris d'alarme. Il n'avait pas arrêté de me prévenir du danger. Mais j'avais ignoré cette voix et je n'avais pas changé ma façon de vivre. Résultat? J'avais gagné un cancer de stade 4. Peut-être que j'étais trop têtue, à vouloir en faire toujours plus, toujours trop.

 Mais ma vie n'était pas encore terminée.

Je n'avais plus besoin de dire oui à tout ou de tout aimer désormais."

Quand les douleurs apparaîtront, la chimie s'en chargera, quand les incapacités les plus élémentaires s'imposeront, un personnel hyper compétent et bienveillant y remédiera avec efficacité et douceur. L'ambiance est calme et même gaie. Ainsi, chaque dimanche a lieu la "cérémonie" du goûter.

"Le goûter n'est pas un repas essentiel pour le corps, mais il enrichit notre existence. Le goûter est une nourriture pour le cœur, une récompense pour la vie."

Chaque résident peut, par écrit demander que lui soit confectionné un dessert le plus semblable possible à celui qui dans sa vie, lui a laissé le souvenir du plus grand plaisir. Il expliquera dans sa lettre les circonstances dans lesquelles il a mangé ce dessert et cette missive sera lue aux résident rassemblés tandis qu'on leur servira le goûter en question. C'est un tirage au sort qui désigne le dessert de la semaine (bien que l'à propos avec lequel ces choix surviennent amènent le lecteur à en douter). C'est une coutume raffinée de la Résidence du Lion, qui illustre son humanité mais qui m'a aussi troublée par son sadisme discret. Ainsi, il arrive que le dessert élu soit celui du résident qui vient de s'éteindre ou d'un malheureux qui sera encore là, et présent, mais incapable de manger quoi que ce soit.

Au fil des semaines, Shizuko fera le bilan de sa vie où l'amour ne semble avoir tenu aucune place. Nous découvrons son existence extrêmement solitaire du fait qu'elle a rompu avec son père (sa seule famille) quand ce dernier s'est remarié, et a toujours refusé de rencontrer sa belle-mère. Elle considère pourtant que sa vie fut réussie (Elle le dit). Sur l'île du Lion, elle aura un ultime coup de cœur pour un viticulteur voisin... Elle connaîtra enfin l'amour de la petite chienne Rokka laissée par une résidente précédente, et qui s'est entichée d'elle. L'attachement est réciproque et sera un grand réconfort pour elles deux. Vers la fin, des choses de sa vie restées en suspens, seront réglées, lui permettant un départ plus serein.

Ça n'est pas un livre déprimant, mais c'est un livre grave, qui touche avec délicatesse à ce sujet sensible qui nous concerne tous.

9782809715989