24 novembre 2023

L’aimant 

de Lucas Harari

****

Le hasard d'une visite à la bibliothèque m'a mise en présence de ce grand album, le graphisme et les couleurs ont fait le reste et je suis repartie avec. Il ne s’agit pas d’une nouveauté, il a été publié en 2017, mais il mérite largement de rester dans les lectures actuelles. L'auteur avait envisagé l'architecture avant de se lancer dans les Arts Décoratifs section images imprimées (nous dit son éditeur), et on ne peut pas nier qu'il lui en reste quelque chose. Ici, les les thermes de Vals, en Suisse, sont un personnage à part entière du récit.

C'est le dessin épuré, géométrique, simplifié, aux perspectives saisissantes et aux rares couleurs froides qui avaient attiré mon œil d'abord, ma main ensuite. Je n'ai pas regretté. Cet album valait vraiment le détour.  J'ai évidemment demandé à Google de me montrer les vraies thermes de Vals de l’architecte Peter Zumthor et je me suis retrouvée à me promener dans le décor exact dans lequel Harari a laissé jouer son imagination. Bluffant d’exactitude et ce sentiment de connaître les lieux alors que bien sûr, je n'y ai jamais mis les pieds. C'est vraiment un bâtiment remarquable! et c'est un plaisir de constater que la BD lui rend hommage avec justesse et sans le réduire.  Si bien que je n'ai pas pu faire autrement que de me lancer dans une relecture. 

Pour la présentation, faites confiance à la quatrième de couverture:

"Pierre, jeune étudiant parisien en architecture, quitte tout pour la Susse, destination : les thermes de Vals, un magnifique édifice au cœur de la montagne. Sujet de sa thèse, le bâtiment aux lignes pures, le fascine et l'obsède. Ces murs recèlent un mystère, Pierre en est persuadé... Une porte dérobée qu'il doit absolument trouver."

On sait comme la rédaction d'une thèse peut phagocyter et déstabiliser un étudiant épuisé, perdu dans ses recherches et, souvent, un emploi alimentaire, Pierre le dit lui-même, il a "fait une bouffée délirante" mais "ça va mieux, maintenant". Est-ce bien sûr? En tout cas, la thèse est abandonnée et maintenant, il va séjourner dans ces fameux thermes et découvrir peut-être son secret, si der Mund des Berges ne le dévore pas avant...

Une vraie réussite, je souhaite une longue carrière florissante au jeune auteur de BD dont c'était la première publication. Depuis, il a publié "La dernière rose de l'été" que je vais m'empresser d'aller lire aussi.

Au passage, j'ai énormément admiré aussi sa façon de dessiner la montagne.

978-2848659862



19 novembre 2023

Mourir avant que d'apparaître

de Rémi David

****+


Quatrième de couverture:

"Lorsque Jean Genet rencontre Abdallah, qui sera un jour la figure centrale de son magnifique texte Le Funambule, le jeune homme a dix-huit ans à peine et vit à Paris. Genet, à quarante-quatre ans, est déjà un écrivain consacré. Il est aussitôt ébloui par le charme de cet acrobate, qui a travaillé plusieurs années au cirque Pinder. Il entreprend le projet fou de le hisser jusqu'à la gloire : son agilité, son expérience du cirque devraient lui permettre de devenir un artiste hors pair"

Nous avons là un "docu-roman" que pour ma part, j'ai trouvé passionnant car, si Rémi David a bien dû inventer un peu, imaginer, supposer, deviner... il s'est surtout appuyé sur une documentation extrêmement sérieuse et précise pour rédiger cet ouvrage.

« Si le texte met en scène des personnages ayant réellement existé, s’appuie sur des témoignages, s’inspire d’une histoire vraie, il offre de cette histoire une réécriture qui ne s’interdit ni de combler par la fiction les silences des biographies en inventant certaines scènes manquantes, ni de prendre des libertés avec les faits en faisant par exemple prononcer par Genet des paroles qu’il a en réalité écrites. C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude. »

Dans la France des années cinquante, avec en arrière-plan envahissant la guerre d'Algérie, par le plus grand des hasards, Jean Genet rencontre Abdallah ; et Genet crée et tombe amoureux du jeune homme et de ce qu'il peut en faire. Les grands créateurs créent tout le temps et ne s'intéressent vraiment qu'à la création. Impossible pour Genet d'aimer Abdallah sans créer quelque chose avec lui. Impossible de l'aimer encore quand plus rien ne se crée. La relation est dangereuse pour Abdallah, mais formidablement enrichissante aussi. « Si vous pensez que l'aventure est dangereuse, essayez la routine, elle est mortelle. » disait Paulo Coelho. Je trouve que les remarques que je lis ici ou là sur la toxicité de Genet n'ont pas de sens. Il prend beaucoup et donne énormément. Imaginez la vie de l’analphabète Abdallah s'il n'avait pas rencontré Genet et dites-moi s'il a quelque chose à regretter. Une relation toxique est une relation qui vampirise, qui prend sans donner, qui enlève mais n'apporte rien. On en est bien loin. C'est d'autre chose qu'il s'agit ici et ce livre est d’une justesse remarquable et se garde bien de juger, surtout avec des critères de comportement moyen. Il n'y a rien à juger, juste à voir et essayer de comprendre. Et on sent la parfaite objectivité et excellente compréhension de la part de l'auteur.

Cette période avec Abdallah  inspirera à Genet un très beau texte "Le funambule" que Rémi David utilise avec art dans ce roman.

J'ai vraiment beaucoup aimé ce livre et je le recommande chaudement à ceux que la littérature, la prise de risque  et la création intéressent.

Extrait : 

"Quand un objet, un événement, un art ou une personne l'intéressait, Genet s'y engouffrait alors à corps perdu. Il écrivit des textes d'une très grande justesse sur la peinture, sur Rembrandt, sur la sculpture, sur Giacometti, sans rien connaître à la peinture, pas plus qu'à la sculpture avant de s'y jeter de tout son être. Il avait une curiosité qui se nourrissait du hasard et s'exprimait dans la rencontre. Tout pouvait se faire, pour lui, objet de curiosité.

Ce fut le cas du fil.

Genet, pour entraîner Abdallah, l'avait fait dévaler une montagne en skiant, puis pagayer en canoé avant de lui faire nager le crawl dans une piscine. Il devait éprouver des sensations de glisse pour comprendre réellement que l'air était solide et qu'il était possible de prendre appui sur lui. L'enseignement de Genet se faisait dans l'action. C'était un homme d'action; il bougeait tout le temps d'une ville à une autre, d'un hotel à un autre, d'un projet à un autre, d'un pays à un autre, il gigotait sans cesse. C'était donc par l'action qu'il formerait celui qu'il aimait à marcher sur le fil."

978-2072967108

14 novembre 2023

Et toujours les forêts  

de Sandrine Collette

***


On rencontre assez souvent le nom de Sandrine Collette quand on se promène dans les bibliothèques, les librairies ou sur les blogs de lectrices/teurs. Plusieurs prix lui avaient été décernés, et il se trouvait que je n'avais encore jamais lu un seul de ses ouvrages. C'est qu'il me semblait qu'ils n'étaient pas dans le genre qui a le plus de chances de me plaire. Mais bon, il faut bien que je me tienne au courant, et donc que je tente une fois. Le dernier, avec son histoire de fin du monde était plus dans mon créneau. J'adore "La route" avec lequel certains ont comparé "Et toujours les Forêts" (bien abusivement, je n'allais pas tarder à m'en apercevoir) et "L'odyssée du vagabond".

Le plus simple, pour ce qui est du synopsis, est que je vous cite la quatrième de couverture : "Corentin, personne n’en voulait. De foyer en foyer, son enfance est une errance. Jusqu’au jour où sa mère l’abandonne à Augustine, l’une des vieilles du hameau. Au creux de la vallée des Forêts, ce territoire hostile où habite l’aïeule, une vie recommence.

À la grande ville où le propulsent ses études, Corentin plonge sans retenue dans les lumières et la fête permanente. Autour de lui, le monde brûle. La chaleur n’en finit pas d’assécher la terre. Les ruisseaux de son enfance ont tari depuis longtemps. Quelque chose se prépare.

La nuit où tout implose, Corentin survit miraculeusement, caché au fond des catacombes. Revenu à la surface dans un univers dévasté, il est seul. Guidé par l’espoir insensé de retrouver la vieille Augustine, Corentin prend le long chemin des Forêts. Une quête éperdue, arrachée à ses entrailles, avec pour obsession la renaissance d’un monde désert, et la certitude que rien ne s’arrête jamais complètement."

Ce qui frappe tout de suite, et je vois maintenant que c’est visible dès cette quatrième de couverture, c'est le problème de cadrage. Que devons-nous lire? Un récit post-apocalyptique ou l’histoire d’un enfant mal-aimé ? Il aurait fallu choisir et non nous livrer les deux à la suite l’un de l’autre, et ne s’emboîtant pas particulièrement.  La problématique n'est même pas "comment tout à pété?" question à laquelle l'auteur ne tente même pas de répondre, mais donc "que se passe-t-il après?" et pas seulement pour notre héros, mais bien pour le genre humain qui a quasiment disparu, alors les dizaines de pages du début nous racontant en détail la petite enfance de Corentin, ne nous apportent rien, ne nous éclairent même pas sur son caractère qui ne sera d'ailleurs pas un élément moteur du récit parce que son rôle va surtout être de subir, et si c'est pour lui donner une certaine profondeur psychologique, il n'en fera jamais preuve. C'est quand même un homme simple, pour ne pas dire primaire, et pas spécialement attachant malgré son enfance difficile. Une fois le livre terminé, on a vraiment du mal à rattacher ce début à la Dickens, qui raconte même la jeunesse de la mère indigne, avec la suite du roman; et bien plus de mal encore à en voir l’intérêt. Au contraire, cela nuit à la cohésion et à la densité du récit qui aurait dû être un bloc dense et percutant filant vers son but, ce dont on est loin.

Donc, après cette longue première partie, survient la cataclysme, aucune idée duquel d'ailleurs. On ne sait même pas avec certitude si c'est une guerre mondiale, un phénomène naturel (on sait que l'écologie allait mal, mais est-ce cela qui a tué tout le monde et tout détruit? Comment ?) ou un accident mais ce qui est clair, c'est que le monde est détruit. Clair, pas tant que cela, car commencent alors les invraisemblances: un monde ou tout est détruit mais où on va trouver des maisons et des magasins intacts, par exemple. Il faut imaginer des bâtiments rasés ou non? Brûlés ou non? Encore des rues ou seulement des décombres? Un monde où le soleil ne brille plus, caché derrière une pollution non précisée,  mais où Corentin, qui décide de retrouver sa grand-mère dans les forêts du titre, va parvenir à s'orienter, à trouver sa route (y a-t-il des panneaux?) et à marc/her pendant des centaines de kilomètres sans se perdre, pour rejoindre une grand-mère, déjà bien vieille quand il l'avait quittée et qui elle aussi aura survécu (comment?) parmi les millions de morts, comme aura survécu et sera retrouvée la seule femme que Corentin ait aimée. Toutes les deux indemnes avec aucun autre survivant aux alentours. Mouif... Bonjour la vraisemblance. Quant à la vie animale, seule sera évoquée celle pouvant jouer un rôle pour l'homme (quelques chiens et loups...) malgré l'évidence des insectes et animaux souterrains (puisque les survivants étaient en sous sol lors du cataclysme).

Quant à notre gentil héros, n'être plus que deux loin de toute autre vie humaine et que l'un ne trouve rien de mieux à faire que de violer l'autre à répétition! Ça, pour ajouter de la profondeur psychologique, ça en ajoute. Par contre, ça tue quelque peu l’empathie du lecteur.

Bien sûr, il y aura encore quelques autres survivants et, comme Corentin vient de le démontrer, ils n'auront pas tardé à devenir voleurs, violeurs, tueurs et sadiques. Mais pour moi, arrivée là, tout le monde pouvait bien mourir, cela m'était égal.

Je ne m'explique pas le Grand Prix RTL-Lire 2020 et le  Prix du livre France Bleu-Page des libraires. A quel titre? Et pour quelles qualités? Cela m'a échappé. Pour moi, c'est un roman très moyen, sans trouvailles (tout ce qui est dans ce livre a déjà été vu ailleurs), plein d’invraisemblances, et de construction bancale. Lisible, mais sans que ce soit indispensable.

978-2253241928 

Violette et Enna l'ont lu 



09 novembre 2023



L'ange noir 

d'Antonio Tabucchi

****


C'est un petit volume que j'ai cueilli dans une boite à livres. Ils me tendait ses pages, pas trop nombreuses (160) et moi, j'avais besoin d'un nom de couleur pour le Petit Bac de Enna, il n'en a pas fallu davantage pour que nous fassions connaissance. Je n'avais même pas remarqué qu'il s'agissait de nouvelles et non d'un roman, et ce n'est pas plus mal car, n'aimant guère les nouvelles, je l'aurais peut-être laissé là.

"Ce sont des récits qui m'ont accompagné durant une certaine période de ma vie" A titre de souvenirs? De fantasme? de créations? On ne sait et l'auteur ne nous en dira pas plus puisqu'il choisit, à l’heure de les publier, de les quitter sans les accompagner : « Qu’ils s’en aillent ainsi, comme ils sont venus. Que rien ne les justifie, que rien ne les protège, et moins que tout une note en bas de page tissée de paroles de circonstances. » (Moi, personnellement, je n’aurais pas été contre).

Quand j’ai commencé ma lecture, je pensais encore entamer un roman et je me réjouissais car la belle écriture imagée et poétique me promettait des heures satisfaites. Le récit en lui même, est étrange (mais séduisant) mêlant strict réalisme et passages surréalistes : le narrateur, écrivain, se nourrit de bribes de phrases saisies au vol lors de promenades dans Naples, les souvenirs s’y mêlent « Tu (lui-même) étais une autre personne, comme c’est drôle, mais la mémoire est restée dans la personne que tu es aujourd’hui. » Puis survient un orage, et tout devient moins clair. et le peu que l’on en comprend de certain tient dans son titre.

Le deuxième récit raconte une étrange et stressante scène survenue alors qu’une bande de jeunes gens, poètes, repart après avoir passé la soirée chez Tardeus, le plus prestigieux d’entre eux, plus âgé également. Un aperçu du Portugal de Salazar, je suppose. Le surréalisme survient sous la forme d’un mérou.

Le troisième est le récit d’une femme qui trahit tout le monde et sans doute elle-même.

Le quatrième est l’interrogatoire stressant et kafkaïen d’un suspect, meurtrier ou simple magouilleur?

Le cinquième nous parle d’un vieil ex poète à succès, impotent et oublié de tous, qui vit reclus avec sa gouvernante (réelle?) en imaginant des dialogues avec des personnages de son passé. Il reçoit une poétesse jeune et belle à laquelle il ment, mais qui est la dupe?

On termine sur un sixième récit de jour de l’an ou encore une fois rêves et rêveries se mêlent en souvenirs d’enfance plus ou moins incertains (qui se rapprochent peut-être de celle de l’auteur) . Ici, le jeune garçon fils d’un criminel de guerre fasciste apprécie son oncle (peintre homo) et admire le capitaine Nemo.

C'est ce dernier récit qui a ma préférence, mais je les ai tous appréciés. Ils sont beaux, étranges et fascinants. Poétiques aussi, portés par une très belle écriture. Je pensais remettre bientôt ce recueil dans une boite à livres mais en fait non, je vais le garder et le feuilleter parfois, je finirai peut-être par comprendre ce qu’il y a dans les allusions, les esquives et les non-dits, mais j’en doute.


Liste des titres:

1. Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi

2. Nuit, mer ou distance

3. Bateau sur l’eau

4. Un papillon qui bat des ailes à New-York peut-il provoquer un typhon à Pékin

5. La truite qui se faufile entre les pierres me rappelle ta vie

6. Premier de l’an

978-2264018250



08 novembre 2023

 Pour le courant du mois de décembre 2023, je propose une lecture commune:

Un roman au choix (fantastique, SF ou policier) de Serge Brussolo, écrivain français captivant et très sous-estimé.
A poster n'importe quel jour de décembre


Qui joue? :

***

04 novembre 2023

Beyrouth-sur-Seine

de Sabyl Ghoussoub

***+


Prix Goncourt des Lycéens 2022

Sabyl Ghoussoub est né en 1988 à Paris dans une famille libanaise. Il souligne que l'émigration libanaise à Paris a été importante, d'où le titre en forme de boutade mais qui, dit-il, circulait vraiment dans son quartier : Dans cet ouvrage, il entreprend de faire raconter à ses parents leurs souvenirs de leur vie au Liban. Cela s’avérera être une entreprise ardue puisqu'il procède sans vraie méthode, parce que ses parents rechignent à s'y prêter et parce qu'il apparaît immédiatement que leurs souvenirs divergent au point qu'on ne peut plus être sûr de rien. On devine qu’il y a d’énormes non-dits. Ajoutez à cela que les faits évoqués ne suivent aucun ordre et que l'on fait des bonds avant et arrière dans le temps. Il faut dire que là, rien n’est simple : 

« La vie de mes parents, c’est comme la guerre du Liban. Plus je m’y plonge, moins j’y comprends quelque chose. J’arrive à situer les protagonistes, quelques moments marquants me restent, puis, ensuite, je me perds. Trop de dates, d’événements, de trous, de silences, de contradictions. Parfois, je me demande si cela m’intéresse vraiment d’y comprendre quelque chose. Finalement, à quoi bon ? Qu’est-ce que cela m’apporterait de plus de tout savoir, tout comprendre, tout analyser ? Rien, je crois fondamentalement que je n’y gagnerai rien, à la limite je perdrais mon temps. »

Vous comprendrez que si vous espérez saisir un peu la situation historique et politique au Liban, il vaudrait mieux chercher un autre livre. On est plutôt ici sur le plan sentimental et anecdotique. 

 Les parents parlent donc de leur vie à Beyrouth et de leurs familles. On est stupéfait d'entendre parler des cousins qui ont massacré des familles, enfants compris pour des idées (nébuleuses). Elles doivent donc être bien  importantes pour eux, ces idées, au point de leur faire perdre la raison, se dit-on. Eh bien non, parce qu'ils sont également prêts dans le même temps à accorder tous les passe-droit à des proches. Donc en fait, ils massacrent parce que la vie de gens qui ne sont pas des leurs n'a aucune valeur à leurs yeux. Ils sont incapables d'empathie un peu élargie. La définition même du sociopathe à mon avis, mais sociopathes, ils sont nombreux à l'être. Et ce que je vous dis-là, ce sont les réflexions que je me suis faites, car l'auteur, lui, n'approfondit jamais rien, ne fait pas de recherches, accepte sans difficulté d'abandonner tout sujet délicat sans interroger davantage ses parents. Il se cantonne strictement au relevé d'anecdotes, de souvenirs mais n’interprète jamais, ne commente pratiquement pas, même s’il est quand même choqué par le cousin. De même pour ce qui est des exilés et du fossé qui s’élargit avec le pays natal. C’est évoqué, mais pas creusé. L’ensemble n'a donc pas une grande valeur documentaire.

C'est une chronique familiale plutôt qu'un livre sur le Liban. Si ce n'est qu'on sent bien que la paix ne progresse pas d'un pas. J’ai écouté ce livre en livre-audio, lu par l’auteur, ce qui me permet de connaître maintenant le son de sa voix. Il apparaît ici comme un homme jeune, gentil, bon fils, bien élevé et ne heurtant personne. Tout le monde doit bien l'aimer. Il ne prête pas à polémique. On peut comprendre que des lycéens se soient laissé séduire car cette vision sentimentale, familiale et anecdotique correspond bien à leur âge. Le lecteur plus âgé risque cependant de ne pas y trouver son compte.


4ème de couverture :

« La vie de mes parents, c'est comme la guerre du Liban. Plus je m'y plonge, moins j'y comprends quelque chose. J'arrive à situer les protagonistes, quelques moments marquants me restent, puis, ensuite, je me perds. Trop de dates, d'événements, de trous, de silences, de contradictions. »

Sabyl a la trentaine. Il est né à Paris de parents libanais, tenus éloignés de leur pays par la guerre. Pourtant, à Paris, Beyrouth est partout. La famille élargie est restée là-bas. Seuls quelques allers-retours et WhatsApp les relient. Une part manque. Sabyl veut la combler. Micro en main, il leur demande de raconter.

979-1041410996



30 octobre 2023

Jean-Christophe T2 : Le matin 

de Romain Rolland

****+


Nous avions quitté Jean-Christophe à 7 ans, nous le retrouvons à 11 ans. Il gagne un peu d'argent pour la famille en étant second violon. Son talent se confirme et est reconnu. Tout comme sont reconnus sa probité et son mérite. Mais Jean-Christophe est fier et ombrageux et ne permet pas qu'on le prenne en pitié. Il sera bientôt Premier violon. Il donnera également des cours, suivant les pas de son père. Son père qui, justement suit la pente sur laquelle il avait commencé à dégringoler, boit de plus en plus, ruine sa famille, puis, quand il l'aura ruinée, sera lui aussi à la charge de Jean-Christophe et de sa mère, sans rien perdre pour autant de ses exigences.

Le grand-père va bientôt mourir, il était le seul obstacle encore un peu résistant contre les mauvais penchants de Melchior.

On pourrait sous-titrer ce tome "La découverte de l'amitié et de l'amour". Jean-Christophe peu régalé d'affection et de gentillesse, rencontre par hasard un garçon, bien plus aisé que lui, mais seul également, et voilà qu'ils s'attachent éperdument l'un à l'autre, chacun apportant à son compagnon l'écoute et la bienveillance qu'il ne trouve pas ailleurs. Ce n'est pas "parce que c'était toi, parce que c'était moi", on sent que c'est "parce que tu étais là", mais qu'importe. Les cœurs se gonflent de la joie de ce sentiment si neuf et si réjouissant : ils aiment et sont aimés. R. Rolland analyse en détail et avec une parfaite justesse, les développements de cette relation et montre à quel point l'amitié est semblable à l'amour. Elle en partage les symptômes, les élans, les plaisirs et bientôt les affres...

Et les garçons grandissent et les corps s'éveillent et bientôt la pureté se voile... Dans toute cette partie, comme dans la suivante, Romain Rolland brille par sa peinture des sentiments, des élans du cœur, des émois, qu'il peint avec finesse et minutie sans perdre l'émotion. Il peint sans intervenir, se contentant de décrire et laissant le lecteur tirer ses conclusions et mener ses réflexions, du moins, c'est ce que nous voyons. Mais la partie immergée de l'iceberg, c'est qu'il est seul maitre de ce qu'il montre ou non.

Survient alors la découverte de l'amour. Madame von Keirich et sa fille, sensiblement de l'âge de Jean-Christophe, emménagent dans la belle propriété voisine. Elles découvrent un jour le garçon les observant avec curiosité, font connaissance et, parce que Mme von Keirich a entendu parler de sa vie difficile et de ses mérites, elle l'embauche pour donner des cours de musique à sa fille. Mais, elle va plus loin, l'introduit chez elle, l'encourage, le protège, l'éduque même, lui qui n'est qu'un rustre inculte et ne sait se tenir nulle part. Cette rencontre est une grande chance pour Jean-Christophe, mais R. Rolland montre bien ce qu'il y a d'indifférence dans cette bienveillance facile. Mais le garçon est bien sûr, trop jeune pour le comprendre et se croit comme adopté ; à cela ne tardera pas à s'ajouter un flirt imprévu avec Minna, la fille... et tout cela forcément, finira mal sous la plume incisive et si humaine de l'auteur inspiré.

Je pourrais sous-titrer ce tome "L'éducation sentimentale"... et sociale ! Car Jean-Christophe a appris là une rude leçon et il ne l'oubliera pas.

A la fin de ce tome déjà si riche en émotions fortes, Melchior meurt, comme meurent les ivrognes. Sa famille le pleure.


Jean-Christophe :

1 L'Aube

2 Le Matin

3 L'Adolescent

4 La Révolte

5 La Foire sur la place

6 Antoinette

7 Dans la maison

8 Les Amies

9 Le Buisson ardent

10 La Nouvelle Journée

Je poursuis ma "lecture" en audiolivre.


25 octobre 2023

A prendre ou à laisser 

de Lionel Shriver

****


Quatrième de couverture:

« Pendant dix ans, Kay a assisté son père atteint de la maladie d'Alzheimer. À la mort de ce dernier, le soulagement l'emporte sur la tristesse et une question surgit : comment gérer sa propre fin de vie ?

Une discussion avec son mari Cyril, quelques verres de vin et les voici qui en viennent à nouer un pacte. Certes, ils n'ont que cinquante ans, sont en bonne santé et comptent bien profiter encore de leurs proches, mais pas question de faire peser sur ceux-ci et sur la société leur inéluctable déliquescence. C'est décidé, le jour de leurs quatre-vingts ans, Kay et Cyril partiront ensemble.

Le temps passe et voici qu'arrive la date fatidique. »


Ma seconde tentative avec Lionel Shriver, la première ("Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes") m'avait intéressée mais laissée avec beaucoup de réticences. Force est de constater que celle-ci me fait exactement le même effet. Pourtant, cette fois, le sujet (la fin de vie) m'intéressait énormément, alors que les performances sportives d'un corps vieillissant me semblaient d'un intérêt moyen. La fin de vie! Sujet captivant à mes yeux. Alors voyons où les réflexions de L. Schriver l'ont menée.

Trente ans après le pacte, le couple est toujours uni et, même s'ils évitent d'en parler, la décision n'est ni oubliée, ni annulée. Arrive la date fatidique (ce qui à mon avis a pris un peu trop de temps, dans ce roman qui démarre façon diesel) et l'auteure choisit d'imaginer treize suites possibles en y faisant réapparaître quelques points communs pour le fun. Que peut-il se passer après cet anniversaire?

Comme je l'ai dit, j'ai trouvé un peu long le chemin pour y parvenir, mais ce fut pire ensuite puisque L. Shriver commence par les hypothèses les plus évidentes et je m'ennuie un peu. Les pages se tournent lentement... mais dans les dernières hypothèses, après une version réellement cauchemardesque (sans doute pour casser le ronron des histoires sans surprise), ça commence à devenir intéressant et cela le sera de plus en plus jusqu'au final. Et voilà pourquoi après avoir ronchonné pendant une bonne partie de ma lecture et m'être maintes fois arrêtée pour compter les pages, j'ai fini sur une impression positive et l'ensemble m'a amenée à réfléchir sur le problème.

Quand on a cinquante ans et qu'on vient d'assister longuement et en détail à la déchéance complète et trop lente d'un proche, décider qu'à 80 ans, on deviendra trop vieux et qu'il sera temps d’arrêter, semble une évidence. Mais en est-ce une? L'argument vous parait imparable. Mais déjà aujourd'hui, vous ne courrez plus comme quand vous aviez vingt ans. Bientôt, vous ne pourrez plus du tout courir. Mais marcher, oui, et encore assez bien. Est-il temps de se tuer quand on ne court plus ou cela fait-il partie des pertes acceptables? Alors, est-ce quand vous ne marcherez plus que très difficilement, et lentement, voire plus du tout? La valeur d'une vie tient-elle donc à ses jambes? Mais si vous avez encore toute votre tête, que vous trouvez la vie plutôt douce dans votre fauteuil entre une compote et un roman... faudra-t-il y mettre un terme? Il ne faut plus songer aux voyages, vous sortez peu de votre maison où vous vous sentez bien. Est-ce le signe qu'il faut mourir?

 Non, dites-vous, pas tant que j'ai toute ma tête, mais de ce côté-là, n'avez vous pas aussi commencé à perdre? Supportez-vous toujours bien l'agitation, le bruit? A seize ans, vous étiez sûr que c'était la vie. L’esprit aussi vieillit, c'est normal.  Est-ce que vous n'oubliez pas plus facilement les choses récentes que les anciennes? Et si vous oubliez des choses, êtes-vous sûr de savoir parfaitement quand ce ne sera pas simplement de la distraction ou des détails sans importance? Quel est le signe de baisse intellectuelle qui décidera du moment de mourir? Est-ce si évident?

Alors vous répondez: non. Le signe, c'est la douleur. Ne pas vivre ma fin de vie dans la douleur. Certes, mais ne souffrez-vous pas déjà? Rhumatisme, arthrose, digestion, chutes, fractures, petites tumeurs, interventions chirurgicales et leurs convalescences de plus en plus longues? Et puis, ne pas tout récupérer, et décider que ça va quand même... Et c'est vrai que ça va. Il y a encore de bons moments et ça vaut le coup de les vivre. Alors la douleur ne serait pas le critère non plus? Alors quoi? La douleur intolérable? Mais alors là, vous serez à l' hôpital et vous ne maîtriserez plus rien, ne déciderez plus de rien (surtout en France) et vous ne pourrez plus choisir.

Conclusion? me direz-vous? Ma réponse : "C'est pas simple".

Et puis, ne vous tracassez pas trop pour ça. La mort prend beaucoup de gens par surprise. On ne décide pas de tout.

978-2714495846

20 octobre 2023

Perspective (s) 

de Laurent Binet

***+


Je rangerais bien ce roman dans la catégorie « polars historiques ».

Nous sommes dans la Florence de la Renaissance, fin 1556 plus précisément. Le vieux peintre Pontormo vient d’être assassiné à coups de marteau et de burin, alors qu’il travaillait seul, la nuit, à sa fresque de San Lorenzo (Pontormo a bien existé et a bien peint les fresques de San Lorenzo, le reste est du roman). Le vieux peintre atrabilaire divaguait un peu ces derniers temps tant sa fresque et sa santé l’obsédaient et avait réussi à se faire détester de tous grâce à son charmant caractère. Il va être bien difficile de deviner qui a fait le coup et le pauvre Vasari que Cosimo de Médicis, Duc de Florence, a chargé de résoudre l’affaire au plus vite, va avoir du fil à retordre. L’affaire va même sérieusement se compliquer quand l’enquête va faire apparaître (puis voir disparaître) un portrait fort compromettant pour la fille du Duc. Pour le coup, Cosimo ne rigole plus. Il faut retrouver ce tableau. L’assassin aussi, bien sûr, si possible, mais le tableau, c’est indispensable. Il semblerait pourtant que le voleur et l’assassin ne soient pas la même personne.

Nous avons donc ici un Whodunit classique si ce n’est que l’action se passe au cœur du monde des Arts de la Renaissance et que tous les personnages, politiques, hommes de guerre ou artistes, sont connus. Autre particularité, nous suivons l’action par l’intermédiaire des lettres (vous savez, ces ancêtres de emails) que se sont envoyées les protagonistes. La solution est difficile à trouver (mais possible, comme il convient à un bon Whodunit) Pour ma part, je l’avais trouvée au début, mais avais ensuite changé d’avis, ce qui n’était pas malin de ma part.

Ce roman plaira aux amateurs de romans historiques mais en ce qui me concerne, je l’ai beaucoup moins aimé que « La septième fonction du langage » et « Civilization », les deux autres romans de cet auteur que j’ai déjà lus. Je l’ai trouvé moins original et intéressant. La septième fonction était très amusant, Civilization très original, ce n’est pas le cas de celui-ci. Voilà ma petite réserve dans le flot des louanges qui accompagnent ce roman sur le net.


Jelisjeblogue l'a aimé davantage, mais pas Luocine.


978-2246829355

15 octobre 2023

End zone  

de Don DeLillo

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"End zone" est le second roman de l’écrivain américain Don DeLillo. Il est paru en 1972 aux USA,  mais il n'a été publié en France qu'en 2023. A mon sens, cet énorme retard à la traduction est dû au roman lui-même qui, encore plus inclassable que ce que l'auteur fait habituellement, est aussi bien qualifié de livre génial* que de début sans intérêt**. Une autre raison majeure tenant sans doute au fait que cela ne parle que de football américain auquel les Français ne comprennent généralement rien, moi la première... ajoutez-y pour ma part un désintérêt total.

Et pourtant, j'ai bien aimé ce livre.

Le roman est une narration faite  par Gary Harkness, un jeune joueur de talent très prometteur, recruté par une équipe de football américain. Il  est en formation, découvre ses congénères, et son temps se partage entre entraînements et cours, ainsi que quelques sorties et flirts.  Il en fait le récit. "Simplicité, répétition, solitude, austérité, discipline et encore discipline. Il y avait des profits à en tirer, des choses qui pouvaient me servir à me fortifier; le petit moine fanatique qui s'accrochait à mon foie allait s'épanouir avec ces éléments d'ascétisme."

Le roman se divise en trois parties. Dans la première, nous rencontrons les personnages, les camarades, les entraîneurs, la petite amie... Gary se révèle être un garçon intelligent, un peu introverti, qui pratique la méditation,  mais se faisant facilement des camarades. Il semble aimer la violence physique, aussi bien la pratiquer qu'y être confronté (ce qui est une vraie qualité dans sa partie). En tout cas, il ne la craint absolument pas. Mentalement, il est assez incontrôlable, ou au moins, imprévisible. Il m'a parfois fait penser à  Holden Caulfield. Il s'observe beaucoup, ainsi que les autres. Il estime par exemple que les positions d’une personne dans une pièce en disent long sur son état d'esprit. Il essaie de s'adapter à la complexité du monde. "L'écoulement indifférent du temps et de toute chose m'inspirait de l'affection pour l'univers." Il réfléchit beaucoup à une éventuelle guerre mondiale, une sorte de fin du monde simplifiée. Il est comme fasciné par l'holocauste. "La culpabilité exerçait un attrait considérable sur moi."

Il y a des moments drôles, les membres de l'équipe peuvent se mettre à jouer comme des enfants.  il aime bien donner brièvement des informations fausses à ses camarades pour les faire réagir. Gary apprend un mot nouveau par jour et, DeLillo m'en offrant l'occasion, j'en ai appris quelques uns aussi : callisthénie, autosome, oxycéphale etc.

La seconde partie du roman est strictement le récit d'un match (donc, du chinois pour moi) mais étonnamment, j'ai absolument tout lu -et ce n'est pas court- Là, c'est la magie de l'écriture de Don DeLillo, qui fait qu'on lit tout le détail d'actions de jeu qu'on ne comprend pas vraiment, sans même être tentée de sauter des lignes. Ne me demandez pas pourquoi. En tout cas, pour moi, c'est comme ça que ça s'est passé.

La  troisième partie est la suite de la vie que Gary mène là-bas, mais qui commence à montrer des côtés plus erratiques qui auront finalement raison de lui puisqu'après être sorti dans la neige sans vêtement chaud et même y avoir disputé une partie avec des amis, le livre s'achève abruptement, laissant tout en plan :"Une forte fièvre brûla un petit sillon droit dans mon cerveau. A la fin on dut me conduire à l'infirmerie sur une civière et me nourrir au moyen de tuyaux en plastique."

C'est un livre complexe et difficile mais qui m'a saisie dès les premières phrases et que je n'aurais absolument pas pu quitter avant la fin. Un roman étrange sur un sujet qui m'ennuie, mais que j'ai aimé. Il y a de la magie là-dedans. Je ne vais pas pouvoir vous en dire plus.


* Le New York Times a déclaré que End Zone a confirmé DeLillo comme l'un des meilleurs jeunes écrivains de son temps 

** Le Harvard Crimson a estimé que « même une bonne satire isolée ne peut pas tenir » ensemble un roman décevant et qui tourne court.

9782330177423

10 octobre 2023

 Animal du cœur

de Herta Müller

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Dire l'oppression

Ce roman magnifique est fortement autobiographique. On y retrouve ce que Herta Müller s’acharne à peindre : le totalitarisme et ses effets sur la population.

La narratrice termine ses études dans un pensionnat. Une de ses camarades de dortoir se suicide, agissant ainsi en mauvaise citoyenne et tous les élèves et professeurs doivent participer à une cérémonie grotesque et odieuse où la lâcheté de la suicidée est fustigée. Aucun ne se permet de s’y refuser. C’est ainsi que le totalitarisme détruit les gens par le remords et la honte de leurs lâchetés, pas forcément les pires, qu’ils trainent ensuite. C’est ainsi qu’ayant obtenu d’eux ces premiers renoncements il les met en position d’en faire d’autres, plus significatifs. De plus, ici, il démontre que nulle amitié ne lui résiste.

A la suite de ce drame, la narratrice commence à fréquenter trois jeunes gens qui étaient des amis de la morte. Ils tentent de préserver une forme de résistance à l’oppression et se donnent beaucoup de mal, (cachette, dissimulation, code secret etc.) pour très peu de choses réalisées. Tout acte de rébellion est si difficile qu’un simple geste discrètement symbolique demande courage et prise de risque considérable. Ce qui frappe, c’est la non-violence des amis qui, quoi qu’ils subissent n’envisagent aucune action violente ou agressive, ils rêvent juste de parvenir à exprimer quelques bribes… on reste au niveau du samizdat le plus simple.

Immédiatement repérés, ils subissent la surveillance et les brimades permanentes de la police secrète si proche et familière qu'ils n’arrivent même plus à croire qu’elle ne sait pas tout d’avance. Mais ils tentent tout de même de résister, sourdement, faisant de leur vie un enfer d’angoisse. Tout de suite, il n’y a plus d’amis en dehors d’eux quatre, la pression est si forte qu’ils savent que chacun est prêt à les trahir à tout moment.

Le but finit donc par être de parvenir à émigrer en Allemagne, ce qui n’est théoriquement pas interdit mais réclame d’abord qu’ils renoncent à leur patrie, à leurs proches, ensuite qu’ils obtiennent les autorisations d’une bureaucratie incompréhensible alors que dans le même temps, les gardes-frontière s’amusent beaucoup à abattre tous ceux qui, rendus fous par les tracasseries, tentent de passer la frontière clandestinement.

Et même en Allemagne, même pour ceux qui y parviennent avec autorisation, la police roumaine en civil les suit et continue à exercer sur eux son oppression. C’est intolérable.

En même temps qu’elle nous raconte cela, elle se remémore ses souvenirs d’enfance (où elle est «l’enfant») et nous montre l’élan vital qu’elle portait alors, ses espoirs et sa liberté ; et elle nous montre aussi sa famille, un peuple roumain sous la férule, qui quitte peu à peu les campagnes et qui survit… à quel prix?! Transmettant sa soumission à ses enfants. L’animal du titre, c’est le cœur qui bat dans les poitrines, comme une petite bête chaude qui s’agite et pulse, pleine de vie, puissante et fragile aussi. Que l’on garde, écoute et protège en son sein : le trésor de la vie.

On retrouve la superbe écriture de Herta Müller dont la prose est un langage poétique. On retrouve l’étau de la dictature. Personne ne sait comme elle dire l'oppression. Mais si vous voulez tenir votre rôle de lecteur, il vous faut accepter de vous livrer totalement à sa plume, recevoir. Lire, tout, sans discuter, vous laisser emporter. Vous en reviendrez changé car vous y serez allé, vous aurez réellement éprouvé l’étouffement du totalitarisme. Une expérience poignante.

"La chanson finie, elle croit que l’enfant dort à poings fermés. Elle dit : repose-bien l’animal de ton cœur, tu as tellement joué aujourd’hui."


Jelisjeblogue l'a lu aussi


PRIX NOBEL DE LITTERATURE

9782070129706



05 octobre 2023

Une terrible délicatesse 

de Jo Browning Wroe

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L'histoire commence le jour où, au terme de brillantes études, William Lavery 19 ans, reçoit son diplôme et s’apprête à prendre la succession de l’entreprise familiale de pompes funèbres. Aussi étrange que cela puisse paraître à tout un chacun, ce métier le passionne. Il y trouve, le calme, la profondeur et la réflexion qui sont de toute façon dans sa nature. Il s'y sent utile et ultra compétent. Il a par ailleurs durant ses études rencontré la femme qui semble bien être l'amour de sa vie et qui, à ses côtés en cette soirée, va se fiancer avec lui. Autre point important, William a une voix remarquable et a également rejoint une chorale prestigieuse et y a reçu un enseignement de haut niveau. Cependant, au moment de ce bal de fin d'année, on sait qu'il a mis un terme à toutes ses activités de chant qui lui étaient si chères. On ne sait pas encore pourquoi.

Au cours de ce bal, une terrible nouvelle est diffusée:  un énorme glissement de terrain a emporté la cité minière d'Aberfan et en particulier son école, ses habitants, ses enfants... C'est la consternation. Et l'urgence aussi. On a besoin d'aide pour s'occuper des corps et William fait immédiatement partie des rares volontaires compétents. Il se lance à leur secours mais il n'a que dix-neuf ans et ne mesure pas d'emblée les répercussions que cela aura sur toute sa vie. En fait, ces dizaines de petits cadavres écrasés, le déchirement pathétique des familles, les cris des parents auront raison de lui.

"Aberfan lui a arraché ses entrailles, l'a broyé et l'a expédié dans une dimension insondable."

Il réalise tout de suite que sa vie ne pourra pas reprendre son cours là où elle était. 

"Combien il a peur qu'une partie de lui-même demeure enterrée avec ces enfants, et que la dévastation du village se soit propagée jusqu'à lui." 

En fait, il lui semble maintenant totalement impossible, après ce qu'il vient de vivre et de voir, d'avoir lui même des enfants et, avant même de rentrer, il téléphone à sa fiancée pour annuler leur mariage.

Ensuite, le reste du roman se passe entre moments de sa vie avant et après Aberfan et le lecteur comprend de mieux en mieux qui est William , ce qu'il a vécu, ce dont il est capable ou non, et ce qu'il est devenu et deviendra.


C'est un roman magnifique. Un vrai grand livre que je conseille à tous. Rédigé en une langue au-dessus de tout reproche et belle, qui prend le lecteur au cœur et lui livre des expériences de vie telles qu'il aura l'impression de les avoir vécues lui-même. Il traite aussi bien de questions qui semblent secondaires ou anecdotiques que du cœur de toute vie humaine: la vie-la mort, sans jamais rien esquiver, surtout sans jamais laisser la moindre place aux clichés et au convenu. Seuls les sentiments, les gestes vrais sont montrés, et cela nous permet de nous y reconnaître vraiment. Ainsi, à un moment de sa vie, il passe son temps libre à visiter la Tate Britain, il tente de s'en expliquer "Je ne connais pas grand chose à l'art, mais quand je viens là, je me sens mieux, plus grand à l'intérieur"; et la fan de musées que je suis sent qu'on a parlé pour elle.

Mais néanmoins, le prometteur William est détruit. Peut-il encore écouter son ami:

"Et il est certain que le but de notre présence sur terre est bien de vivre! Si chanter te ramène à la vie, si cela réchauffe ton cœur et fait pulser ton sang... (...) tu ne crois pas que c'est un devoir pour toi de chanter, nom d'un chien? Comme si ta vie en dépendait?"


PS : Ce grand livre est maintenant en format poche.

978-2266332637