20 avril 2021

 Notre île sombre 

ou

Le rat blanc 

de Christopher Priest 

****+

Titre original : Fugue for a darkening island

 Paru en 1972 et traduit d'abord en français sous le titre Le rat blanc, le roman a été salué au départ comme particulièrement antiraciste puis, au 21ème siècle, comme raciste. Il me semble que cette dernière accusation tienne pour beaucoup au fait que le mot « nègre » y était couramment employé, mais c'est oublier qu'à l'époque il était couramment employé partout et n'avait pas de connotation spécialement raciste, du moins le "negro" anglais. Par exemple, on parlait sans problème d'"Art nègre". Aujourd'hui le mot est tabou. Compte tenu de ce malentendu, Priest a révisé son roman avant sa dernière réédition et la version française que je viens de lire n'avait rien de raciste. Je pense que ce genre de discussion n'a pas lieu d'être. Il y avait bien les britanniques d'un côté et les envahisseurs africains de l'autre, mais on comprend bien que le problème, c'est l'invasion, pas la couleur de leur peau. Ils auraient été vikings, cela aurait été pareil. On comprend bien aussi le bien fondé des motivations des deux camps. D'ailleurs au départ, le héros fait partie des Britanniques qui voudraient accueillir les immigrés mais la situation est telle qu’ils n'en sont bientôt plus là. Voilà l'histoire :

 Les pays riches ayant sur-exploité les richesses naturelles de l'Afrique au-delà de toute mesure sans s'y investir du tout et en laissant les pires situations sociales, spoliations, guerres, massacres etc. s'y développer aussi bien que la destruction de la nature, les incendies, désertification etc. tant que cela ne gênait pas trop leurs affaires, le continent est devenu totalement non viable au sens strict du terme et les survivants réfugiés n'ont d'autre choix que de s'emparer de n'importe quel navire et de tenter de gagner d'autres parties du monde. Le phénomène est mondial. Ils débarquent n'importe où et en particulier chez les anciens colonisateurs dont ils parlent la langue. C. Priest, d'une façon assez typiquement british ne considère que la Grande Bretagne, négligeant les autres pays traversés avant d'arriver chez eux. Pas de vision mondiale, ni même européenne. Mais bon... Au prix de milliers (ou bien plus) de morts, des réfugiés parviennent à atteindre Londres dans des paquebots pleins, des cales aux ponts, de milliers de personnes dont beaucoup n'ont pas survécu au voyage. Pour les autres, à peine touché terre, ils s'enfuient en tous sens et se répandent dans la ville. Ces débarquements sauvages se poursuivant constamment (les Africains n'ont pas d'autre choix) les «envahisseurs» sont bientôt assez nombreux pour se regrouper et s'organiser d'autant que les businessmen qui ont réduit leur monde en cendres sont tout prêts à leur vendre toutes les armes qu'ils veulent. Les affaires sont les affaires. Nous suivons le personnage principal qui en quelques mois va basculer d'une vie bourgeoise et moralement médiocre de professeur peu inspiré, avec épouse, fille, maîtresses etc. à une existence de desperado dépourvue de tout et prêt à tout. Le roman vous raconte comment.

Le début m'a fait penser à «La guerre des mondes», de H.G. Wells, quand les deux héros se rendent sur les lieux où les deux vaisseaux (maritime et spatial) ont touché terre et observent l'arrivée des intrus. Il y a vraiment un parallèle entre ces deux scènes. Ici, le héros n'a rien de particulièrement sympathique. C'est plutôt un «homme moyen», le sujet c'est plutôt la situation et la façon dont elle survient et se développe. Comme souvent en science fiction, l'auteur a voulu explorer un danger en le poussant à son extrême. C. Priest dit qu'il a voulu faire un roman-catastrophe moderne et il y a parfaitement réussi puisque cette fiction de 1972 a l'air d'avoir été écrite hier. Par contre, peut-être parce qu'il a également des ambitions littéraires, la structure choisie (récit éclaté dans le temps en passages brefs, sans avertissement) rend la compréhension un peu difficile au début. C'est néanmoins passionnant.

Moralité, veillons bien à ce que l'Afrique (ou toute autre partie du monde) soit un continent où il fait bon vivre car, "Il apparut bientôt qu'on ne pouvait échapper nulle part à la chute de l'Afrique."

978-2070469031 

17 avril 2021

  Le mystère de la chambre jaune 

de Gaston Leroux

****+

Lecture indispensable

   D’abord avocat, Gaston Leroux se fit journaliste et même grand reporter, allant à travers le monde exercer son métier. C’était dans les années 1892-1907 environ.

   Entré par le reportage dans le monde littéraire, il se lança dans l’écriture de romans et même de pièces de théâtre. Il se spécialisa bientôt dans le style «roman de mystère» et commença à publier dès 1903. Il fut finalement l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages.

     Il connut le grand succès dès son deuxième roman avec ce «Mystère de la chambre jaune » qui n’a jamais depuis perdu les faveurs du public. Et il suffit de le lire pour comprendre pourquoi.

   Nous trouvons dans ce livre un délicieux mélange de mystère, d’énigme à résoudre, de poésie et de psychologie qui ne peut qu’attacher définitivement le lecteur.

   Pour l’énigme, elle est de taille et pas un instant, le lecteur ne renonce à la résoudre lui-même, mieux encore que le policier ou le détective, tant l’on sent, l’on sait, que l’on a en main, aussi bien qu’eux, tous les éléments qui nous permettraient de le faire. L’énigme, en deux mots : Mademoiselle Mathilde Stangerson, fille du professeur Stangerson, a été victime d’une tentative de meurtre qui l’a laissée blessée, alors qu’elle se trouvait dans sa chambre, parfaitement fermée. Eh oui, un mystère de chambre close. Je ne sais pas si ils vous plaisent, moi je les adore.

   Les personnages également sont des plus intéressants et G. Leroux a su leur donner de l’épaisseur et la parfaite cohérence de leur rôle. Le héros, Rouletabille (journaliste, comme l’auteur) fait ici sa première apparition, mais il plaira tellement aux lecteurs et, sans doute aussi, à son créateur qu’on le retrouvera ensuite dans plusieurs autres romans, que je trouve toutefois moins réussis que cette première enquête.

     Ce qui fait le charme tout spécial de cette œuvre, c’est à mon avis que les pires réalités et sentiments baignent dans une atmosphère bourgeoise et feutrée, intelligente et sentimentale un peu décalée et que cela crée une ambiance, sinon onirique, du moins poétique très envoûtante alors même que le cerveau lui, est accroché à cette énigme qu’il sent bien à sa portée.

  

   PS : Savez-vous que Rouletabille s’appelait d’abord Boitabille, mais que G. Leroux dut changer rapidement ce nom, le pseudonyme étant déjà pris (et par une personne réelle, qui plus est.) ?

978-2253005490


15 avril 2021

 Le long séjour 

de Régine Detambel

****+

   Ce roman vous attaque d’un coup, sans introduction. Vous lisez les premiers mots et déjà, vous êtes en pleine situation. Vous avez franchi sans le savoir cette cloison invisible qui séparait votre monde de celui du livre. On ne vous a pas prévenu, on ne vous a pas demandé votre avis. Vous avez posé les yeux sur les premières lignes. Vous êtes entré. Vous y êtes.

   Où ? Dans une maison de retraite, à «L’âge d’or». Joli nom. Certains pensionnaires, incapables de toute façon de trouver l’énergie de visiter, de comparer etc. l’ont choisie pour ce nom. Vous les comprenez. L’âge d’or, ultime mensonge. L’âge dort.

   Une maison de retraite somme toute très convenable d’ailleurs avec, d’une part des «filles en bleu» dont on saisit parfois vivement des éclats de vraie vie, et d’autre part trois pensionnaires. Un homme, une femme, un ni homme-ni femme. Une caméra les scrute tout au long d’une journée, dans chacun de leurs gestes et de leurs routines, rien ne lui échappe. Sauf qu’elle ne voit pas seulement ce qu’ils font, elle voit aussi ce qu’ils pensent et sauf encore que ce n’est pas une caméra, c’est Régine Detambel.

   Elle nous dit, sans explication, ni commentaire. Elle relate. Dans un style qui parvient à reprendre ce qu’on imagine être le cheminement mental de ces trois personnages bien distincts et on croit, on sait, que c’est exactement comme cela.

   Ce n’est pas une maison de retraite honteuse. Les pensionnaires n’y sont pas volontairement maltraités ou négligés. N’allez pas imaginer des comptes rendus affreux, des atrocités sadiques. Les amateurs de scandales seront déçus.

   Il y a atrocité, pourtant, et il y a scandale, mais ils s’appellent « vieillesse », ruine, usure inexorable et décrépitude, et nous serons peut-être demain un de ces trois personnages (ou peut-être connaîtrons nous pire encore). Ne dites pas «Pas moi !». C’est ridicule. Combien parmi eux avaient prévu de longue date leur présence en ce lieu ? Bien peu. Combien avaient dit «Pas moi !» ? Bien davantage. Et puis, comme les vêtements feutrés, c’est doux aussi.

     Quand elle a écrit ce livre, l’auteure avait 27 ans. Elle venait de travailler comme kiné dans une maison de retraite. Elle dit elle-même qu’à la suite de cette expérience, elle était « totalement habitée par la vieillesse et par la façon dont on la traite et dont on la subit ».

   Mon sentiment de lectrice est que, s’il n’y a pas maltraitance, il y a tout de même bien une vraie négligence de l’humain, un manque d’amour. Inévitable ? Peut-être. Peut-être même cette négligence de l’humain et ce manque d’amour nous sont-ils imposés depuis bien avant la vieillesse.

   De ce livre, Régine Detambel dit : "C’est ainsi que j’ai eu vraiment l’impression de pénétrer dans mon écriture. Par les corps aimant, souffrant et vieillissant, et jouissant et mourant. C’est la vie ». C’est par ce livre que moi, j’ai découvert ce qu’écrivait Régine Detambel et j’en suis impressionnée. Dès que je le peux, je poursuis la découverte de cette écrivaine, parce que, si elle écrivait cela à 27 ans…

978-2260007777

13 avril 2021

 Pourquoi j'ai mangé mon père

 de Roy Lewis

****


Fantaisie préhistorique

   C'est d'un ton léger, assez «british» ma foi, en phrases soignées au vocabulaire précis, et même parfois précieux que l'auteur, par la voix de son personnage principal, nous narre cette curieuse histoire. Plus qu'une histoire d'ailleurs, il s'agit d'une vraie saga familiale. Rien là, me direz-vous d'absolument original. Certes. Cependant, cela le devient un peu plus si l'on considère que le dit personnage principal, qui vit en Afrique, est membre d'une tribu de pithécanthropes.

     Edouard, mâle dominant de la tribu, vient de découvrir le feu et ses avantages lui apparaissent chaque jour un peu mieux. Cependant, son esprit inventif et fort soucieux de faire progresser la race (bientôt humaine) ne saurait s'arrêter en si bon chemin. Il découvre chez chacun de ses fils des qualités qui, chacune, font progresser l'humanité dans une branche. (Chez ses filles, non. On ne sait pas pourquoi.) L'un invente le dessin, l'autre est un scientifique, un autre encore ne va pas tarder à inventer l'élevage etc. La spécialité d'Ernest, le narrateur, est plus difficile à cerner, si bien qu'il semble longtemps qu'il ne soit bon à rien... mais cela n'est hélas pas le cas, comme je vous laisse le découvrir.

     Comme je le disais, le comique de situation tient surtout au décalage permanent entre le ton tellement distingué et les rudes réalités du monde préhistorique. Raconter le petit doigt sûrement levé comment les fauves ont encore emporté quelques petits frères et sœurs alors qu'on passait la nuit dans un arbre, n'est pas un exercice si courant. Les différences flagrantes de goût (le pithécanthrope étant très porté sur les femmes à derrière éléphantesque) amusent. Les références sans cesse anachroniques à diverses choses comme la philosophie ou les interrupteurs, le souci paternel de savoir où ils se situent exactement dans l'évolution et mille autres trouvailles du même style sont un régal pour le lecteur qui se laisse malgré tout encore surprendre jusqu'à la fin.

     Du point de vue strictement technique, pas d'erreur bien sûr et les plus jeunes pourront lire cet ouvrage avec bénéfice au moment où leurs cours aborderont ce sujet, puisqu'en les amusant, il leur remettra en mémoire les étapes historiques du « progrès ».

   Didactique ou purement distractive, une lecture agréable et très amusante.

978-2266224109

11 avril 2021

Le dieu des petits riens

d'Arundhati Roy

****+

Ce roman a eu le Booker Prize en 1997 et ce n'est qu'en 2021 que je le lis, comme quoi 1° ma PAL* est énorme  2° la notoriété nuit parfois aux livres. C'est vrai que je rechigne un peu à aller vers les romans que tout le monde encense et j'ai parfois tort. C'est le cas ici car il s'agit en effet d'un roman remarquable. 

D'abord par la qualité de son écriture, une prose précise et évocatrice tout en étant hautement poétique. Par son récit ensuite qui est celui d'une gémellité fusionnelle, d'une famille dysfonctionnelle, d'une enfance malheureuse et d'existences broyées par un ordre social toxique. Nous sommes en Inde, à la fin du vingtième siècle, la notion d'intouchable n'est plus admise légalement, mais depuis si peu de temps qu'elle est encore partout dans la réalité. 

Le récit est centré sur Rahel, la jumelle devenue adulte, qui après les événements décisifs de ses huit ans et une tentative d'établissement aux USA à l'âge adulte, revient dans sa ville natale et retrouve l'abominable grand-tante seule survivante de la famille avec son frère, devenu mutique. De la famille de notables aisés, il ne reste plus grand chose...

Les souvenirs éclatés sans ordre chronologique de cette année de leurs huit ans parsèment le plus succinct récit actuel de ce retour aux sources qui est un constat d'échec de la tentative de dépasser ce qui advint cette année-là. Le lecteur sent d'emblée, puis sait qu'il y a eu un (ou plusieurs) drames et comprend très progressivement ce qui s'est passé. Il est sensible à l'oppression croissante de cette révélation progressive du cœur du problème et en éprouve une tension qui n'est pas vraiment agréable. Il sent que tout cela va très mal finir et se demande qui, comment et jusqu'à quel point. La cruauté de ce monde blesse chacun et l'on constatera bientôt que pas un seul personnage n'a échappé à un traumatisme ou à une perte. Les gens malheureux rendent les gens malheureux. Ici, nul n'y échappera.

Pas gai, mais beau et riche en enseignements. Ce roman n'a pas pris une ride.

*: Pile à Lire

978-2070411726

09 avril 2021

 La Ferme des animaux 

de George Orwell 

*****


Orwell en lanceur d’alerte

   En 1937, par conviction, Eric Blair, alias George Orwell, est venu se battre en Catalogne au côté des Républicains. Il assiste, écœuré, à l'arrestation et au massacre des trotskistes que dirigeait Andreu Nin — ce dramatique épisode de la Guerre d'Espagne que rapporte Javier Marias dans “Ton visage demain”. Nin et ses camarades du POUM ont été exécutés sous les ordres du général Orlov. Tout a été manipulé par les hommes de Moscou. C'est sans doute l'un des événements qui décident l'écrivain anglais à régler ses comptes avec Staline et sa version du communisme, comme il le suggère dans la préface de 1945 pour la première édition d' "Animal Farm" : "L’idée de ce livre, ou plutôt de son thème central, m’est venue pour la première fois en 1937, mais c’est seulement vers la fin de l’année 1943 que j’ai entrepris de l’écrire". Désormais George Orwell, profondément socialiste et démocrate, se donne la mission de dénoncer le régime totalitaire de Staline.

     En cette fin des années trente d'autres livres, presque simultanément, démystifient le stalinisme, par exemple le fameux “Retour d'Urss” d'André Gide, ou le moins connu “Au pays du grand mensonge” d'Ante Ciliga. Après "Animal Farm", l'étape suivante du combat d'Orwell sera "1984". Dans les deux cas l'auteur situe l'action de son roman en Angleterre — ce qui permet d'éviter la critique d'anti-soviétisme primaire. Orwell ne trouva pas facilement d'éditeur pour "Animal Farm" et sa préface fut censurée par les éditeurs — Londres était alors alliée de Moscou — et on l'ignora jusqu'en 1985, trente-cinq ans après la mort de l'auteur. Ce temps perdu a permis au texte d'être durablement réduit à un conte pour enfants, une histoire de petits cochons pour la jeunesse, mais dans le meilleur des mondes où nous vivons il est devenu une fable anti-totalitaire adaptée à la fin du collège puisque le programme d'histoire de la Troisième passe par l'étude de la Révolution russe et du régime de Staline.

     Que retenir d'une lecture littérale? La jolie et prospère Ferme du Manoir appartenait à Mr Jones, exploitant agricole et exploiteur des animaux, mais une révolution dirigée par les cochons l'en a chassé. Instruit par Sage l'Ancien (Old Major), leur théoricien bientôt décédé, un trio de cochons éclairés a pris les choses en mains, promettant monts et merveilles aux autres bêtes. Napoléon, Boule de Neige (Snowball), et Brille-Babil (Squealer) confisquent bientôt le pouvoir et organisent ce qui est désormais la Ferme des Animaux, une société idéale fondée sur l'idéologie des Sept Commandements, dont le premier suffit à comprendre où va l'Animalisme : "Tout deux pattes est un ennemi". Quant au septième, il doit faire l'unanimité des bêtes de la ferme : "Tous les animaux sont égaux". Outre les cochons, la ferme comprend des chiens, des chevaux, des chèvres, des moutons (beaucoup de moutons), des poules, des oies, des pigeons, etc. Mais l'utopie accouche progressivement de son contraire. Les cochons deviennent la classe privilégiée qui n'hésite pas à faire des affaires en secret avec les autres fermiers, à coucher dans les lits du manoir de Mr Jones, à boire de la bière et s'enivrer au whisky, à faire trimer le peuple, quasiment réduit à l'esclavage et à la famine pour réaliser de grands projets industriels. Pour installer sa tyrannie, Napoléon dénonce son rival Boule de Neige transformé en ennemi du peuple, à qui on attribue tous les déboires, s'entoure d'une police politique efficace et soumet la ferme à la terreur. La chute du conte? Les cochons en viennent tellement à se comporter comme les hommes qu'ils ont chassés qu'ils se mettent à marcher sur deux pieds... "Tous les animaux sont égaux mais certains le sont plus que d'autres."

     La lecture politique? Avec un chef des cochons nommé Napoléon, il est clair que George Orwell s'adressant à des lecteurs britanniques institue ainsi Staline dans le rôle de l'ennemi — alors que Hitler vient juste de perdre la guerre... Les lecteurs d'hier comme d'aujourd'hui peuvent se divertir à deviner quels personnages réels se cachent derrière les animaux de l'apologue, encore faut-il avoir une certaine connaissance de l'histoire soviétique. Sage l'Ancien décédé peu de temps après l'ascension de son parti incarne Lénine. Brille-Babil a des airs de Zinoviev mais c'est aussi la Pravda, etc. Quant à Trotsky, aucun doute, c'est ce Boule de Neige qui après avoir été un artisan de la victoire dans la Bataille de l'Etable devient petit à petit un "traître", un bouc émissaire —c'est dur pour un cochon— et un exilé conspirateur. Le cheval Malabar qui se tue au travail fait évidemment penser à Stakhanov, l'ouvrier modèle. Plus exaltant que de mettre le bon nom dans la bonne case comme dans un texte à trous, on appréciera les épisodes du roman se rapportant à l'expérience soviétique des années 1920 à 1940. Jones et les autres fermiers représentent les forces hostiles du capital et le marché est moqué dans l'épisode de la fausse monnaie. La manipulation de l'histoire, les statistiques mensongères, le “vertige du succès” de la planification quinquennale, la famine provoquée par les exportations de vivres (et invisible aux yeux des visiteurs étrangers), la querelle autour de l'industrialisation (avec les grands travaux que sont les “moulins”) autant de sujets qui attestent d'une compréhension de l'histoire soviétique encore rare vers 1945. Ce roman à clefs a anticipé brillamment sur la connaissance que nous avons désormais de l'histoire de l'URSS et du stalinisme en même temps qu'il a pris sa place au rayon des grandes œuvres du combat contre toute tyrannie.

   En cadeau:   Texte en français de la Préface écrite par G. Orwell pour l'édition de 1945.  

978-2072921414

07 avril 2021

 Hommage à la Catalogne 

de George Orwell

****+

Témoignage essentiel


   Il s'agit ici d'un texte extrêmement vivant. On est loin des dissertations et des études historiques fruits de l'étude des documents ou de la récolte de témoignages. Nous avons ici le récit, à chaud, par un témoin honnête et intelligent, d'une de ces périodes qui ont fait tourner l'Histoire.
 
   George Orwell, digne anglais, de bonne famille quoiqu'un peu désargentée, devait tout de même être un type extraordinaire! Un co-internaute m'a parlé de son romantisme. Romantique, sûrement, il l'était. Je dirais même plutôt idéaliste...et courageux, car il fallait l'être pour braver les dictats de son monde, de sa société, dans sa vie en Angleterre. Il fallait l'être plus encore pour aller s'engager en Espagne.
 
   Ce n'est pas tout le monde qui a dans sa vie l'occasion, puis le courage de risquer son existence par pur idéalisme; puis, l'ayant fait, d'avoir survécu (de justesse) et de disposer des mots et du talent qu'il faut pour le raconter quelques mois après. Mais c'est peut-être tout le monde qui en aurait rêvé, comme à une sorte de point d'orgue.
 
   Un petit rappel historique: Nous sommes en 1936. En Espagne, un gouvernement républicain est au pouvoir légalement. Les Fascistes tentent un coup d'état pour le renverser et établir leur dictature. Dans un premier temps, ils sont vaincus et font appel à leurs alliés internationaux : Hitler et Mussolini qui leur envoient un soutien logistique conséquent qui leur permet de renverser la situation. Les Républicains font à leur tour appel à l'aide des gouvernements démocratiques, mais ceux-ci préfèrent regarder en l'air en sifflotant d'un air dégagé. Pourtant, dans tous ces pays, des hommes se lèveront pour rejoindre les forces républicaines et tenter d'empêcher les Fascistes de mettre fin à la République en Espagne. Orwell était de ceux-là. On les a appelés les Brigades Internationales. Nous savons qu'ils ont échoué, mais Orwell, au moment où il rédige «Hommage à la Catalogne», revenu en Angleterre depuis sept mois, à cause d'une sérieuse blessure, ne le sait pas encore. Quand il écrit ce livre, il croit que tout n'est pas encore joué. Pourtant, il a perdu à Barcelone une partie de ses illusions. «Je pense qu'il est impossible que personne ait pu passer plus de quelques semaines en Espagne sans être désillusionné. (...) La vérité, c'est que toute guerre subit de mois en mois une sorte de dégradation progressive, parce que tout simplement des choses telles que la liberté individuelle et une presse véridique ne sont pas compatibles avec le rendement, l'efficacité militaire.»
 
   Arrivé plein de conviction, prêt à donner sa vie pour défendre son idéal de liberté, il s'enfuira, gravement blessé, poursuivi par ses propres compagnons (les communistes) qui se sont mis à exterminer les anarchistes pour s'assurer plus fermement d'un pouvoir qu'il ne garderont d'ailleurs pas.
 
   C'est ainsi qu'Orwell quittera l'Espagne et rédigera en Angleterre cet «Hommage à la Catalogne» alors même que tout n'est pas encore joué là-bas, en Espagne.
 
   Cependant je retiens surtout ce final: "Quand on a eu un aperçu d'un désastre tel que celui-ci (...) il n'en résulte pas forcément de la désillusion et du cynisme Il est assez curieux que dans son ensemble cette expérience m'ait laissé une foi, pas seulement non diminuée, mais accrue, dans la dignité des êtres humains."
 
   Ce qui m'a frappée à la lecture de ce texte, c'est le point d'honneur qu'Orwell met à relater avec toute la sincérité et la vérité possible, tout ce qu'il a vu. Ainsi n'hésite-t-il pas à parler du gaspillage et des pertes dues à l'inorganisation de son propre camp, quand ce n'était pas la victoire manquée, ni même des blessés morts d'avoir été mal soignés par les siens. Cela ne l'empêchera pas, en fin d'ouvrage, d'exhorter encore ses lecteurs à ne pas oublier qu'un récit n'est jamais totalement objectif. C'est pour toute cette honnêteté que j'adore Orwell.

978-2264030382

05 avril 2021

 Le Cercle celtique 

de Björn Larsson

****


 C'est à la fois un roman policier, un roman d'aventure, un roman d'amour et d'amitié et un roman maritime ; avec, pour relever le tout, un petit fond d'étude ethnologique et historique qui regarde du côté des Celtes, comme le titre vous avait peut-être permis de le deviner, fins limiers que vous êtes.

      L'auteur, mais ce n'est pas lui vraiment, conte à la première personne le récit d'un Suédois qui vit sur un bateau baptisé « Rustica » et qui sillonne les mers d'Europe du Nord. Quand on saura que Björn Larsson est un Suédois qui vivait sur un bateau baptisé « Rustica » et qui sillonnait les mers d'Europe du Nord, on supposera que la matière de toute la partie maritime lui vint soit de ses propres aventures, soit de celles qu'il avait entendu conter dans les différents ports fréquentés. D'une part, cela nous vaut des récits marins au moins bien documentés, vivants et exacts, et de l'autre, cela établit une relation de réalité et d'empathie autant avec l'auteur qu'avec le personnage.

      Ils ont, on ne peut pas en douter, bien des choses en commun. N'empêche que ce sont deux êtres distincts et que les aventures meurtrières, Larsson ne les a pas vécues et tant mieux pour lui. Pour ce qui est de la réalité de la trame celtique? il doit y en avoir une part aussi, mais jusqu'où va-t-elle ? Pour moi, c'est très difficile à déterminer. Pourtant, elle a de l'épaisseur, cette trame et on y croit, au moins assez pour suivre notre skipper sur ces eaux troubles et remonter avec lui ces pistes de druides et de cultes secrets.

      De meurtres en tempêtes, de dangers humains en risques de la mer, d'amour ou d'amitiés trouvés à ceux que l'on perd, d'énigmes en recherches, de trouvailles en exploits marins, ce bateau-là nous emmène où il veut. Et c'est avec plaisir que nous nous livrons à son voyage, goûtant les terres inconnues, les personnages étonnants et les sympathiques scrupules moraux du narrateur.

      Notre skipper, Ulf Berntson, s'adresse donc à nous pour nous raconter ce qu'il a vécu. C'est un récit linéaire, émaillé de commentaires du genre « Je ne savais pas encore à quel point j'avais raison (ou tort)? ». Cette façon de raconter, d'une part oriente pas mal notre compréhension de la narration et d'autre part, est vivante, avec un aspect naturel. Je l'ai bien appréciée.

      Pour ce qui est du récit, je dois avouer que j'ai été tout de même un peu gênée par la profusion de termes marins dont je ne saisissais pas le sens. J'ai dû me résoudre à passer outre plusieurs passages de manœuvres qui m'ont échappé totalement. Cela nuit sans doute à la bonne compréhension des scènes de lutte contre les éléments déchaînés, mais cela n'empêche pas, par contre, de suivre tout à fait clairement tout ce qui n'y a pas trait. A côté de cela, je dois avouer également, que j'ai été parfois saisie par la beauté de certaines images, aussi belles que les paysages sauvages ou les étendues marines évoqués : «L'horizon paraissait infini, comme si on voyait au-delà de ce que l'on regardait.»

      Pour ma part, je conseillerais volontiers à un futur lecteur de se munir d'une carte qui représenterait une portion de notre monde allant du Danemark à L'Ecosse et d'y noter la progression du voilier. C'est ce que je n'avais pas fait et je l'ai regretté. Il me semble que j'aurais beaucoup aimé suivre ainsi son périple et que cela m'aurait permis me croire encore davantage dans son histoire. Lire cette aventure en la suivant sur une carte, cela doit être un vrai régal !


978-2070455980

01 avril 2021

Parti tôt, pris mon chien 

de Kate Atkinson

****


Dans ce roman se mêlent deux histoires. L'une s'est passée en 1975 lorsque l'agent Ken Arkwright et Tracy Waterhouse « une grosse fille sans grâce qui venait de finir son année probatoire », ont découvert dans un appartement de Leeds un enfant de quatre ans à moitié mort de faim auprès du cadavre de sa mère. L'autre se passe actuellement sous nos yeux. Arkwright est en fin de carrière et Tracy est carrément à la retraite. S'étant aperçue qu'elle ne pouvait pas accepter d’être retirée des affaires, elle a rempilé comme chef de la sécurité dans un centre commercial. Elle n'a jamais trouvé l'amour, ni surtout eu d'enfant, ce qui est son grand regret. C'est toujours « une grosse fille sans grâce » "Elle avait été un gros bébé, une grosse gamine, une grosse adolescente, il y avait peu de chances pour qu'elle se transforme tout à coup en brindille après la ménopause", mais elle est devenue très dure et fait un adversaire à ne pas négliger. A l'époque actuelle, nous retrouvons aussi Jackson Brodie, qui n'est pas dans l'histoire de 1975 mais que nous avons déjà rencontré dans de précédents romans de Kate Atkinson. Lui aussi a vieilli, n'a pas trop réussi sa vie et continue sa carrière mi-détective, mi-homme de main. Actuellement il recherche les vrais parents d'une femme adoptée dans son enfance. 

Ce matin-là, en dehors de tout contrat, chacun va secourir un être en danger et le garder sous sa protection. Pour l'un ce sera un chien, pour l'autre une toute petite fille. Dans des situations souvent dramatiques ou effrayantes, le parallèle entre leurs deux nouvelles vies est amusant. Mais ces deux-là ne se rencontreront qu'aux deux tiers du livre...

Et l'histoire commence.

Ceux qui aiment Kate Atkinson (et dont je fais partie) liront ce roman comme ils liront tous les autres, pour l'humour et parce qu'ils ont tous une petite musique unique qui nous est chère. Cependant, cette fois, j'ai regretté une complexité exagérée et une confusion entretenue par la multiplicité des personnages. (Je me suis emmêlée dans les noms des flics et à la fin, c'était un beau fouillis dans ma tête. Ce n'était pas joli à voir !) Et pour finir, je ne suis pas sûre d'avoir tout compris à la chute concernant Jackson que j'ai trouvée un poil trop elliptique... 

Et pourtant, malgré ces bémols, je suis contente d'avoir lu ce nouvel opus de Kate Atkinson. Il manquait à ma collection et Tracy est tellement... Je vous laisse découvrir. Donc, à lire quand même, bien sûr. Cette K. Atkinson finira par nous faire aimer même ses défauts.

Pour le plaisir, Vieillesse:

"Jackson espérait que quelqu'un le tuerait avant qu'il n'en arrive là. Il supposait qu'il devrait se charger du boulot lui-même. Il avait l'intention de finir comme l'explorateur de l'Antarctique (...) : il se coucherait sur la glace avec une bouteille du même millésime que lui et sombrerait dans le grand sommeil. Il espérait que le réchauffement de la planète ne saboterait pas son projet."

Enfance

"La famille n'est pas toujours un environnement fantastique, surtout pour un gosse."


Série Jackson Brodie : 

1- La Souris bleue - Case Histories (2004) 

2- Les choses s'arrangent mais ça ne va pas mieux - One Good Turn : A Jolly Murder Mystery (2006)  

3- À quand les bonnes nouvelles ? - When Will There Be Goods News ? (2008)  

4- Parti tôt, pris mon chien  - Started Early, Took my Dog (2010)  

5- Trois petits tours et puis reviennent - Big Sky (2019) 

9782253161837

30 mars 2021

Trilogie berlinoise

de Philip Kerr


TOME 1 : L'été de cristal

Philip Kerr a rédigé trois excellents romans policiers tout à fait originaux en cela que leur action se situe à Berlin, à l'époque nazie, ce qui est tout de même plus rare que dans le Chicago des années cinquante. Cet ensemble est appelé «Trilogie berlinoise».

Pour ce premier volet de la trilogie, nous sommes en 1936 et Berlin s'apprête à recevoir les Jeux Olympiques. Hitler vient d'obtenir les pleins pouvoirs et le nazisme s'installe, broyant tout sur son passage avec une incroyable brutalité. Cependant, les Jeux Olympiques arrivent et Hitler désire encore préserver un semblant d'apparence vis-à-vis de l'étranger, aussi Berlin verra-t-elle quelques uns des premiers signes les plus affreux disparaître provisoirement et inversement, des livres interdits seront-ils brièvement à nouveau trouvables.

C'est à ce moment là exactement que débute l'action, alors que le nazisme serrait ses doigts de fer sur l'Allemagne. Une Allemagne qui comptait pourtant de nombreux intellectuels ou individualités démocrates, comme le héros, et qui n'en cédait pas moins chaque jour un peu plus de sa liberté la plus élémentaire.

Il y a un détective privé (Bernard Gunther, Bernie pour les intimes par ailleurs peu nombreux) ancien flic et ancien soldat du front turc, dont l'emploi habituel principal est de rechercher des «personnes disparues», problème fort répandu alors.

Il y a une et même quelques belles femmes, des salauds (riches ou non, au pouvoir ou non), une bonne intrigue (tout de même pas introuvable) et des scènes d'action en nombre et qualité suffisants.

Tout est très bien raconté, dans un style vif et précis. Le héros est sympathique et présente une personnalité suffisamment consistante et complexe pour qu'on s'intéresse vraiment à lui. L'époque est prenante et nous vivons là une étonnante plongée dans la vie quotidienne. On apprend beaucoup, sans s'en apercevoir, alors qu'on est en fait accroché par l'intrigue.

C'était une époque terrible et hors norme, et les aventures de Gunther le seront aussi, de sa rencontre avec Goering à son séjour à Dachau; qui ne sont tout même pas des accidents que l'on rencontre communément dans les romans policiers.

Au cours de ses (més)aventures, Bernie rencontrera la femme de sa vie... et il la perdra. Il ne s'agira pas d'une amourette, il ne s'agira pas d'un top model, ni d'une agonie esthétique et émouvante dans ses bras, il s'agira d'un drame comme le sont le plus souvent les vrais: médiocre et incomplet, mais total.

Le titre original: «Les violettes de mars» était, sinon plus joli, du moins plus judicieux, (ainsi qu'on pouvait bien l'espérer). En effet, le titre français, l' «été de cristal» semble faire référence à la terrible «nuit de cristal» qui n'eut lieu que deux ans plus tard, alors que les «violettes de mars» sont les nazis qui surgirent soudain de partout quand Hitler obtint les pleins pouvoirs en Mars 36.


TOME 2 :  La pâle figure

   Et voici «la pâle figure». Le deuxième volet de cette trilogie berlinoise nous amène deux ans après le premier. Nous sommes en 1938, toujours à Berlin. Hitler n'a fait qu'augmenter son pouvoir. Il règne sur l'Allemagne et en est maintenant à étendre son hégémonie au dehors de ses frontières. Au moment où se passe cette histoire, il louche sur les Sudètes, puis les envahit.

   Nous retrouvons le détective Bernard Gunther, découvert dans «L'été de cristal». Il n'est toujours pas nazi, mais il se retrouve employé par le général Heydrich et le Reichskriminaldirektor Arthur Nebe. Réintégré de force (chantage) dans la police, il se voit attribuer le grade de Kriminalkommissar, qui lui permet de naviguer assez à sa guise parmi les nazis de son service qui se retrouvent être ses subalternes. Ceci pour expliquer qu'il puisse être à la fois un personnage plutôt sympathique (quoique sans scrupules) et au service des pontes hitlériens.

      Pour commencer l'histoire, il est engagé par une femme riche qui subit les pressions d'un maître chanteur qui dispose de documents permettant de faire envoyer son fils en camp de concentration avec un triangle rose.

   Pour la corser, il est donc nommé commissaire pour découvrir l'assassin en série qui perpétue des meurtres apparemment rituels sur de jeunes vierges aryennes. Les présumés coupables sont les Juifs et le mobile de Gunther, qui sent monter la catastrophe, est d'empêcher la «Nuit de cristal». On sait déjà s'il a réussi.

      Tout comme pour le premier volet de la trilogie, l'époque est un personnage à part entière de ce récit (excusez l'image un peu audacieuse, j'en conviens). J'ai trouvé passionnant de pouvoir m'identifier ou reconnaître pour mes alter égaux des gens de ce monde à la fois si proche (moins d'un siècle, ce n'est rien!) et si étrange(r). Il est facile de déclarer: «Moi, je n'aurais pas accepté, ou fait, cela!» Trop facile pour être juste. Il est bien plus intéressant de ressentir «de l'intérieur» comment les gens ont pu le vivre.

      Gunther a évolué depuis «La nuit de cristal». Il est devenu plus carré, plus brutal. Il semble bien représenter la mentalité de l'Allemand non nazi en train d'essayer de survivre dans son pays à cette époque là. Il fréquente ici, dangereusement, des personnages que l'histoire enregistrera comme tristement célèbres et cela ajoute de l'intérêt au récit sans que la part d'imaginaire en soit encombrée. D'autant que la réalité, avec ses hommes de pouvoir «fondus» d'occultisme, n'avait pas tant que cela besoin d'être aidée.

      L'intrigue m'a semblée un peu compliquée, mais là, c'est peut-être ma faute. Je n'ai pas fait assez attention quand les personnages se sont mis à devenir nombreux et je m'y suis un peu perdue à un moment.

      En conclusion, un vraiment excellent deuxième volet, qui justifie tout à fait la poursuite de cette «trilogie berlinoise».


TOME 3 :  Un requiem allemand    

   Nous sommes en 1947, toujours à Berlin. Hitler est mort et la guerre est finie. La ville n'est pratiquement plus que ruines et nous retrouvons notre personnage principal: Bernard Gunther. Il avait fini la guerre comme soldat, sur le front russe. Maintenant, revenu dans les ruines de Berlin, il a repris son activité de détective privé, se faisant davantage payer par le troc que par monnaie peu sonnante. L'époque, là encore, joue un rôle primordial. Elle est à la misère, aux maisons détruites, aux occupants méprisants et omnipotents ainsi que, de chaque côté, à la force qui fait droit. Bref, une situation d'invasion récente. La ville est divisée en secteurs, que les armées des vainqueurs se sont partagés. Le pire, c'est le côté russe, et justement, c'est là que Bernie va devoir mener son enquête.

      Engagé par un colonel des forces d'occupation russes afin de prouver l'innocence d'une ancienne connaissance accusée d'avoir tué un officier américain, Gunther est toujours aussi réaliste. Pas de détective qui prend en riant de terribles coups sur le crâne qui le laissent inconscient, mais pas diminué, pas de héros qui vit de l'air du temps, pas de charmeur dans les bras duquel toutes les femmes se précipitent. Rien de tout cela. Un type qui a presque l'air vrai, avec ses difficultés et la misère sordide autour.

      Cet après-guerre est, pour notre détective, l'occasion d'un regard sur son passé, sur ce qu'il a pu être amené à faire. Bernie ne se sent pas innocent de tout comme pourrait l'être le héros toujours sûr de lui d'un polar moins fouillé. L'après-guerre est aussi, pour les nazis, l'occasion et plus, la nécessité absolue, de s'organiser un anonymat alors que se déroulent les procès de Nuremberg et que les troupes d'occupation sont à la recherche fébrile des meneurs, tant pour les éliminer que pour, au contraire, les employer (ne nous le cachons pas). L'époque n'est guère à la déontologie.

      Kerr, nous conduit ainsi sur la piste d'Heinrich Müller, chef de la gestapo (effectivement disparu en 1945 dans la réalité) et que nous retrouvons ici. Tout comme nous retrouvons Arthur Nebe (chef de la police criminelle) qui, mêlé à l'attentat contre Hitler, est censé avoir été pendu en 1945. Pour la vraie histoire, Nebe a bel et bien été pendu, quant au gestapo Müller, on ne l'a jamais retrouvé. Il devait être sous les ruines de Berlin, mais il y a des contestations à ce sujet et on l'a beaucoup cherché...

      Une intrigue compliquée, où personne n'est ce qu'il a l'air d'être, mais passionnante.

   Pour situer l'ambiance, quand le livre se termine, le lecteur passe sur le tournage d'une scène du film «Le troisième homme»?

      On peut ne lire qu'un des romans de cette trilogie, ou encore lire les trois dans le désordre. Ils sont parfaitement compréhensibles distinctement. Mais pour les amateurs, je conseille vivement la lecture des trois dans l'ordre. C'est plus agréable.

   

Série Bernie Gunther

L'été de cristal - Trilogie berlinoise - 1

La pâle figure - Trilogie berlinoise - 2

Un requiem allemand - Trilogie berlinoise - 3

La Mort, entre autres - Suite Trilogie berlinoise - 4

Une douce flamme - Suite Trilogie berlinoise - 5

Hôtel Adlon - Suite Trilogie berlinoise - 6

Vert-de-gris - Suite Trilogie berlinoise - 7

Prague Fatale - Suite Trilogie berlinoise - 8

Les Ombres de Katyn - Suite Trilogie berlinoise - 9

La Dame de Zagreb - Suite Trilogie berlinoise - 10

Les Pièges de l'exil - Suite Trilogie berlinoise - 11

Bleu de Prusse - Suite Trilogie berlinoise - 12

L'Offrande grecque - Suite Trilogie berlinoise - 13

Metropolis - Suite Trilogie berlinoise - 14


* Philip Kerr a écrit plusieurs romans policiers, ainsi que de la science fiction. Il est né à Edimbourg en 1956. Il a fait, avec cette trilogie, œuvre d'historien et de romancier. Le succès fut si grand que la "trilogie" se transforma en série et que nous aurons 14 volumes jusqu'à sa mort.


978-2253128434

28 mars 2021

 Les images 

d'Alain Rémond

****


   L’auteur déclare : «Je me suis toujours demandé ce que devenaient Jérôme et Sylvie, les deux héros de premier roman de Georges Perec, «Les choses» (…) Alors, un jour, j’ai eu envie d’imaginer la suite.»

     Et cette suite, c’est «Les images». J’avoue que cette accroche de la quatrième de couverture a bien fonctionné sur moi et que moi aussi, j’ai eu envie de savoir «ce qu’ils devenaient ensuite.» J’aime bien les jeux comme cela sur un roman ou des personnages déjà existants.

     Pour le coup, j’ai commencé par relire «Les choses» quelque peu oubliées depuis que je les avais découvertes, et j’ai enchaîné avec «Les images» eh bien, ce n’est pas mal du tout. «Les images» prennent correctement la suite et le passage se fait sans aucun à-coup. Nous retrouvons bien nos Jérôme et Sylvie. Certes, ils ont un peu changé, mais avec beaucoup de naturel et c’est bien ainsi que les choses se passent dans la vie. Nous changeons tous un peu au fil de notre existence et de nos expériences nouvelles. En tout cas, cette suite proposée par Alain Rémond est tout à fait vraisemblable et dans le ton. On se dit : «Effectivement, ça a pu se passer comme cela.»

     Comme indiqué par le titre, notre couple est passé des choses aux images. Cette fois, ça y est, nous sommes dans la société du spectacle.

     L’aisance d’Alain Rémond vient du fait qu’il connaît fort bien cet univers là et qu’il peut y faire naviguer ses personnages avec beaucoup d’aisance et d’évidence. Elle vient également de la vraie réflexion qu’il a menée sur ce sujet crucial dans notre monde. Tout comme «Les choses», «Les images» est une réflexion sur ce qui constitue la trame de cette société où notre couple évolue et le lecteur aussi. Et cette réflexion sur la télévision, l’usage d’une version de la vie spectaculaire, intéressée, visible, mais fausse, dans le sens où un air de musique peut être faux, m’a semblée très fine et juste. Elle m’a beaucoup intéressée.

     Si bien que, satisfaite dans ma curiosité sur ce qu’étaient devenus ces deux personnages, je l’ai été tout autant par le contenu propre à ce second roman sur le thème et vraiment, c’est sans hésitation que je le conseillerais à tous ceux que la suite des existences de Jérôme et Sylvie aurait tendance à intéresser, ainsi qu’à tous ceux qu’une réflexion sur le rôle de la télévision tente.

     Citation :

  « Les gens ne regardaient pas la télé pour s’ennuyer, ils voulaient du spectacle, même s’il s’agissait de leurs problèmes de couple, de famille, de solitude. Ils voulaient que leur propre vie devienne un spectacle. Ils voulaient être passionnés, fascinés par leur propre souffrance, leur propre misère. C’était le ressort même de la télévision, sa justification ultime.»

978-2020663953 

26 mars 2021

 Les choses 

de Georges Perec

****+

Société spectaculaire marchande

   «Les choses» est le premier roman publié par Georges Perec et il obtint le Prix Renaudot en 1965. Pour un premier livre c’était un bon départ, il était fait pour cette époque et trouva tout de suite son public. Les ventes ne furent pas décevantes.

   Ces «choses», ou «histoire des années soixante» arrivaient fort bien et aidaient tout un chacun à réfléchir et faire le point sur ce qu’il sentait bien, au moins confusément : les modifications dues à l’avènement de la société de consommation. Nous n’en étions encore qu’à la société «marchande», mais la société «spectaculaire» n’est pas loin et certains l’avaient bien vue approcher.

     Ce roman suit un couple jeune et bien uni, tant par des goûts et convictions communs que par les sentiments. Ce sont Jérôme et Sylvie, ce sont «ils». Leur histoire est contée au passé sans beaucoup de commentaires, tendant parfois vers le simple compte-rendu quand ce n’est pas la liste (mais c’est un procédé bien sûr et le style est en réalité incisif, net et précis). Et leur histoire donc, semble se limiter à un insatiable besoin de consommer, une inextinguible soif de possessions luxueuses. Leurs pensées ne sont que listes, mais leur avidité les consume sans leur apporter quoi que ce soit : «Leur vie n’avait été qu’une espèce de danse incessante sur une corde tendue, qui ne débouchait sur rien : une fringale vide, un désir nu, sans limites et sans appuis. Ils se sentaient épuisés.»

   Plus tard, tout à coup, pour l’épilogue, on gardera le «ils», mais on passera au futur et les phrases se feront plus courtes. Comme si ce futur était déjà joué, bien que non encore advenu, ou alors advenu, mais si prévisible qu’il ne mérite pas plus que d’être expédié de cette façon laconique et brève. Pourtant, «Les choses» se terminent sur une ouverture. Leur vie change et elle se déplace à nouveau. Cette fois ce sera Bordeaux.

     L’ouvrage était d’inspiration autobiographique. Georges Perec ressentait en lui-même le problème que posaient l’abondance de ces biens offerts et le désir insatiable artificiellement créé par cette situation. Ce problème, c’était bien l’histoire des années soixante et en lui donnant corps et voix, Perec se fit l’écho de ce que bon nombre ressentaient. Il fut donc leur voix à un moment où il était justement grand temps de s’exprimer là-dessus et je pense qu’il est inutile d’aller chercher plus loin, c’est à cela, comme toujours dans ces cas-là, qu’il dut son succès. Il avait su dire. Ce qui n’est pas rien.

   On retrouve encore une autre part d’autobiographie dans le séjour à Sfax où Pérec passa lui-même un an comme ses héros qui s’y sentirent si déracinés qu’ils y perdirent même leurs pulsions d’achat.

  

   PS: L'écrivain Alain Rémond s’est aventuré à imaginer une suite aux Choses. Il a cueilli Sylvie et Jérôme à leur arrivée à Bordeaux et les a accompagnés pendant encore un bon bout de chemin. ( «Les images»)

978-2266170123