12 juillet 2022

 L’œuf de cristal

de H. G. Wells

****+


Un œuf, mais pas de poule en vue

Trouvée sur internet, je n'ai pas de photo de couverture pour illustrer cette histoire.

Nouvelle de science fiction, « L’œuf de cristal » nous fait entrer dans la petite boutique d'un antiquaire, Mr Cave, sur les pas d'un clergyman et d'une de ses connaissances. Il a vu en vitrine un bel œuf de cristal qui lui semble avoir toutes les qualités pour décorer son intérieur. Quand il interroge le vieil antiquaire sur le prix de l'objet, il a la surprise de s'entendre réclamer une forte somme, mais l'attrait de l’œuf est si grand, qu'il accepte. Il s'entend alors répondre qu'en fait, l'œuf de cristal ne peut lui être vendu car il a déjà été retenu.

Intervient alors l'énergique et peu agréable épouse de l'antiquaire qui exige la vente de l'objet. Le commerçant ne peut obtenir qu'un report de deux jours...

Derrière les scènes de ménage qui s'ensuivent, le lecteur le moins perspicace aura deviné que cet œuf doit avoir quelque chose de particulier, de très particulier même. Nous découvrirons quoi, sur les pas de Mr Cave et de Mr Wace, jeune aide-préparateur à St Catherine's Hospital, passionné de choses scientifiques, dont il s'est fait un allié.

Le lecteur plus averti remarquera beaucoup de similitudes entre ce Mr Wace et le jeune préparateur passionné de sciences que fut H.G. Wells, et pas seulement la proximité phonétique des noms.

C'est une nouvelle intéressante dont on peut imaginer que l'idée a été inspirée à Wells par les prémices d'une invention qui allait bouleverser le monde... mais bien plus tard. Ajoutez-y quelques Martiens, et la sauce prend très bien quand on mélange avec ce vieux monde victorien. Ça a même beaucoup de charme.



09 juillet 2022

L’Étoile 

de WELLS Herbert George 

***+


Neptune est heurtée par une énorme masse lumineuse venue des confins de l'espace. La collision est colossale.  Les deux astres se mêlent. Mais cet accident énorme a modifié les trajectoires d'autres étoiles et la foule qui observe les événements, d'abord avec une simple curiosité, puis avec un intérêt scientifique, puis avec crainte, constate que la lune a changé d'orbite et qu'elle se rapproche de la terre. D'autres astres voient également leurs trajectoires modifiées, avec les conséquences physiques que tout cela peut avoir...

Nous avons ici un récit catastrophe. L'auteur veut frapper son lecteur pour bien lui marteler que nous qui nous croyons si forts et omnipotents, et notre terre elle-même, sommes en fait fragiles et à la merci d'un simple hasard cosmique. 

HG Wells parsème le récit de ce qui se passe dans l’espace, de multiples scènes minuscules (une ligne parfois) mais très imagées, du quotidien terrien habituel. Il les montre tels des millions de fourmis très occupés à leurs minuscules affaires "importantes" sous l'infini des cieux et l'infinité de ses possibles. Comme il le dira un an plus tard  dans « La guerre des mondes », il ne faut pas se prendre pour les rois de l'univers, quelque chose d'inconnu peut tomber du ciel à tout instant et nous anéantir.

En attendant, il décrit amplement tous les catastrophiques effets terrestres de la moindre perturbation de l'univers proche, et en l’occurrence, du frôlement de la terre par Neptune et l'astre inconnus mêlés : déluges, raz de marée, changements extrêmes de températures, irruptions volcaniques, tremblements de terre etc. 

Pour enfoncer le clou, il imagine des Martiens observant la terre et ne voyant là qu'un intéressant phénomène sans grande importance, un peu comme quand nous voyons une explosion solaire. Ce qui cause des millions de morts sur terre peut sembler anodin vu de très loin. Simple question de point de vue...

978-2258074064






05 juillet 2022

Trois mille chevaux vapeur 

d'Antonin Varenne

****+

Poignant et captivant

Un gros roman d’aventures qui devrait plaire à ceux qui ont aimé le « Faillir être flingué » de C. Minard (mais ici, c'est plus poignant). Si je n'avais droit qu'à un seul mot pour le qualifier, je crois que je choisirais « captivant ». C'est vraiment la grosse qualité d'Antonin Varenne qui s'empare de nous à la première page et ne nous relâche plus avant la fin. Pas de « ventre mou » comme c'est souvent le cas des romans longs, pas de passage à vide, de méandre, un tir droit de la pétaudière birmane en 1852 au Far-West de la Guerre de Sécession, le tout, perché sur l'épaule du personnage principal : Arthur Bowman.

Arthur Bowman n'a pas trente ans quand l'histoire commence, mais il est déjà considérablement endurci. Il n'aurait pu survivre autrement à la vie qu'il a menée depuis sa plus tendre enfance. Ajoutez à cet entraînement draconien par l'existence, un vrai courage naturel, une très solide constitution (ce qui n'est pas rare), alliée à une grande aptitude à la solitude et un caractère très indépendant. On arrive là à un mélange déjà plus remarquable. Mais attention, Bowman n'est pas un héros admirable, il a fait dans sa vie beaucoup de choses laides, certaines même impardonnables. Bowman est soldat, sergent. Depuis qu'il a survécu à la misère qui décimait les enfants des quartiers où il est né, en passant par le rude apprentissage des mousses de l'époque, il n'a fait que se battre et devoir sa survie à sa capacité à le faire bien. Il n'a pas d'ami, les hommes le craignent et lui obéissent bien qu'étant eux-mêmes de solides gaillards. Il en a vu beaucoup mourir autour de lui, souvent dans des conditions atroces ; il en a tué pas mal lui-même.

La première partie du roman, va le suivre en Birmanie où il remonte dans une jonque le fleuve Irrawaddy, à la tête d'une trentaine d'hommes, pour une nouvelle mission périlleuse au service de sa majesté. Là maintenant, il faudrait que je vous en dise plus pour que vous compreniez comment la deuxième partie se passe à Londres 6 ans plus tard, mais ce serait détruire le suspens de toute cette première partie et je ne le ferai donc pas. Qu'il vous suffise pour le moment de savoir qu'il se trouve à Londres pendant un épouvantable été caniculaire où les choses prennent une allure d’apocalypse. C'est là que se produiront deux crimes, perpétrés dans des conditions telles qu'elles lui évoquent les pires moments de son passé birman et qu'il ne doute pas qu'ils aient été commis par un des membres de son équipe d'alors. Autant pour exorciser ce passé qui le hante, que parce qu'on le soupçonne, lui, ou qu'il se sent responsable de ses hommes, Bowman entreprend de le retrouver. Cette quête le mènera pour la troisième partie dans ces Etats d'Amérique du milieu du 19ème siècle, où se lance la ruée vers l'or, de tous les ors, y compris ceux de l'utopie. Des gens plein d'espoirs y voient une chance de réaliser leurs rêves les plus fous et, tournant le dos au vieux monde, armés de tous leurs biens, idéaux compris, se lancent à corps perdu dans cette aventure qui, pour certains, ne dépassera même pas les « Trois mille chevaux vapeur » du bateau de la traversée.

Les grandes qualités de ce roman, en plus de celles déjà évoquées : un personnage exceptionnel, à la psychologie fouillée, entouré de personnages secondaires plus rapidement vus, mais très frappants eux aussi. Du genre dont on se souvient longtemps, même pour ceux qui traversent brièvement le récit. Autre qualité, la valeur historique qui nous rappelle que cette ruée vers l'Amérique a vu aussi la naissance de sectes, et de nombreuses tentatives de réalisation d'utopie. Des phalanstères y ont vu le jour, de nouvelles religions y sont nées et ce ne sont pas les tentatives les plus crédibles, les plus intelligentes ou les plus sincères qui ont connu le meilleur succès (je pense en particulier aux invraisemblables Mormons). Une place est reconnue aux livres, ils sont rares et d'autant plus marquant, comme Thoreau, dans ce Nouveau Monde qui se cherche.

Si je trouvais tout de même un ou deux défauts, ce serait d'abord pour l'écriture qui aurait dû parfois être plus travaillée (répétitions, maladresse), on ne sent pas de réelle ambition littéraire et on se dit « mais pourquoi pas ? » et aussi parce qu'il m'a semblé que l'histoire allait en s'approfondissant jusqu'au deux tiers environ et ensuite, en s’étendant, mais sans approfondir davantage, je veux dire soulever d'autre problématique ; et là encore : « mais pourquoi pas ? »

Mais je mets quand même 4,5 étoiles car j'ai vraiment passé un excellent moment entre ces pages que je ne saurais trop vous encourager à découvrir.

« L'endroit était magnifique et inutile, Bowman se sentit mieux dans cette verdure sans âme qui vive. Il reprit le livre. C'était le seul, avec sa bible, qu'il ait jamais ouvert. Un doigt suivant les lettres, murmurant les mots, Arthur commença à lire.

« Dans ces régions où nos frontières de l'ouest avancent tous les jours, et qui sont à la fois tant vantée et si peu connues, s’étend à plusieurs centaines de miles au delà du Mississippi un immense espace de terres incultes où l'on ne voit ni la cabane du Blanc, ni le wigwam de l'Indien... »

Ses yeux s’écarquillèrent. Il continua à lire, penché sur les lettres imprimées jusqu'au crépuscule. Quand il fit trop noir il s'allongea sur le banc, le livre dans la main, la tête appuyée dessus. Son esprit s'envola loin de lui, sans alcool ni opium, vers les rives de l'Arkansas et de la Red River. Il s'endormit (...) » (p 185)

978-2253087120

  












696 pages

30 juin 2022

L'Île du docteur Moreau

de H.G. Wells

****

L'intégralité du récit nous est fait par Edward Prendick, depuis son naufrage dont il est le seul survivant, jusqu'à sa mort. Rescapé donc de ce naufrage, Pendrick dérive sur un canot et est presque mort lorsqu'un navire le recueille. Ce navire transporte une cargaison d'animaux sauvages qu'un médecin alcoolique, le Dr Montgomery, emmène sur une île où son employeur les attend. Le médecin soigne le naufragé et parvient à le sauver mais lorsqu'il peut enfin quitter sa cabine et rencontrer l'équipage, c'est pour découvrir qu'il s'agit d'un ignoble ramassis de crapules, capitaine inclus. Quand médecin et chargement quittent le navire, le capitaine décide qu'il ne veut plus de ce naufragé et le remet à la mer sur son canot. Montgomery, dont ce n'était pas l'intention première, n'a d'autre choix que de le prendre avec lui. Une fois sur l'île, Pendrick fait la connaissance du «patron», le Dr Moreau, homme fermé et mutique qui semble consacrer sa vie à des expériences "scientifiques" sur les animaux. On parle ici de vivisection à outrance et sans la moindre anesthésie. Mais nous sommes encore au 19ème siècle et nul ne songe se préoccuper le moins du monde de la souffrance animale. Même notre héros, «Je ne suis pas tellement vétilleux sur la souffrance» déclare-t-il sans rougir (il ne parle pas de la sienne, bien sûr). Néanmoins, les hurlements de douleur incessants finissent par lui limer les nerfs, et l'amènent à quitter sa chambre pour aller se promener dans l'île où il découvrira une faune inattendue de monstres, mi hommes- mi-bêtes. C'est à ces fabrications-là que joue le Dr Moreau et le monstre est clairement de l'autre côté du scalpel. "L'Île du docteur Moreau" est plutôt un roman de suspens et d'horreur, un thriller avant l'heure en quelque sorte, Il n'y a ni martiens, ni déplacement dans le temps, ni invisibilité. En fait, il n'y a rien d'impossible, mais le "possible" qui est développé ici amène le lecteur à réfléchir autant qu'à trembler. 

Il faut savoir que H.G. Wells a été journaliste vulgarisateur scientifique à ses débuts et ce roman a été écrit et publié à l'époque où les questions de la vivisection et de l’expérimentation animale commençaient à faire polémique.  Certains contestaient leur utilité mais je ne sais pas s'il y avait déjà prise en compte des souffrances inutiles et défense des animaux auxquels on était loin de supposer des droits. Les mutilations et vivisections sans la moindre anesthésie étaient très nombreuses, inutiles et pratiquées sans la moindre retenue. L'homme était tellement sûr d'être la seule chose intéressante sur terre ! Quand je dis l'homme, je parle du blanc, bien sûr, mâle de préférence et si possible, britannique, vous l'aurez compris. Bref, l'âge d'or pour les petits sadiques très satisfaits d'eux-mêmes. "Vous oubliez tout ce qu'un habile vivisection peut faire avec des êtres vivants , disait Moreau" (à qui j'aurais aimé faire avaler son scalpel avec sa suffisance si on n'avait pas été dans un roman.)

Voilà, c'est toutes ces questions, centrales, vous le savez peut-être, que soulève Wells dans ce roman dans lequel certains ne verront qu'un page-turner à la tension poignante. Chose qu'il est aussi car je ne vous ai pas dit ce que Moreau essaie de faire et comment tout cela va se terminer... mais je veux bien quand même vous dire que les dernières pages ajoutent une profondeur inattendue au récit.

Au bilan, je ne suis pas sûre de ce qu'était la position de Wells sur la vivisection et cela me met mal à l'aise avec ce récit. Malaise encore avec toutes ces expériences inutiles et monstrueuses. Si je ne m'étais pas engagée à lire ce roman, je l'aurais sans doute interrompu dès mon arrivée sur l’île tant les évocations, bien qu'imprécises, sont pénibles et révoltantes. C'est pour ces raisons que je ne comprends pas ce que ce roman fait dans des éditions pour enfants. Y aurait-il encore tant de gens pour qui la souffrance animale n'est pas grave ? Moi, je crois qu'on connaît la valeur d'un humain à la façon dont il traite les animaux.


978-2070401789



25 juin 2022

 Les aventures d'un sous-locataire

 Iouri Bouïda

*****


Dans ce récit truculent, Stalen Igrouïev, alter ego de l'auteur, nous raconte comment il est arrivé à Moscou en 1991 (lors de la tentative de putsch) pour devenir écrivain. Il n'avait rien, sauf une lettre de recommandation que son grand-père lui avait faite pour une certaine Phryné, joyeuse soixantenaire et femme envoûtante, avec laquelle tout va se révéler possible. Ce fut chez elle qu'il logea. 

Peut-on donc dire qu'il était son sous-locataire? Pas même car il ne payait pas de loyer. D'ailleurs, si Stalen se revendique sous-locataire, ce n'est pas d'un appartement qu'il s'agit, même si ce concept de logements partagé évoque bien des choses dans les esprits des Moscovites. D'ailleurs maintenant, Stalen est propriétaire de son logement, signe qu'il n'a pas si mal réussi mais, nous le verrons, ce fut une longue route pleine de ronces et d'épines autant que de coups de chance, souvent portés par des femmes pour cet homme qui se décrit comme laid. Néanmoins, sous-locataire, Stalen revendique l’être, et il y tient, le dit et le répète.

"Je suis un sous-locataire, dans la vie comme dans la littérature." 11 

"Propriétaire depuis longtemps, je reste néanmoins sous-locataire dans l'âme, craignant à tout moment d'être flanqué à la porte. Cela dit, il y a des gens qui sont effrayés par moins que ça."26

"D'après toi, l'originalité de Dostoïevski tient, semble-t-il, au fait qu'il se sent locataire d'une maison en feu et na pas de temps à perdre à des bêtises - il peut tout juste accomplir l'indispensable, crier l'essentiel.

L'originalité de l'homme russe, qui vit depuis mille ans dans une maison en flammes, ne tient-elle pas à cela?" 364


Mais voilà, Stalen est jeune, il débarque à Moscou, ville de tous les possibles, du moins l'espère-t-il. Il ne songe qu'à écrire, si ce n'est pour un livre, au moins dans les journaux, et à laisser ses sens s'épanouir,  "Je ne savais pas comment gérer ma libido écervelée et sa puissance effrénée." 130  et les aventures, de grands chemins mais aussi littéraires ou sexuelles, vont se multiplier et se succéder sans repos jusqu'à ce que notre héros esquinté, ayant atteint la maturité, lève un peu le pied et se mette à rédiger ce récit de sa vie, qu'il destine à Lou, une femme qui a joué un rôle important bien que bref, à ses débuts. "Son vœu d'en savoir plus sur moi avait coïncidé avec mon désir de lui raconter mon enfance, ma jeunesse (...) j'avais compris que non seulement je devais, mais je pouvais le faire." 145 

Et vous aussi, cela vous intéressera. Laissez-vous tenter par ce récit de la vie Moscovite de ces cinquante dernières années. Découvrez les aventures de cet homme qui pense qu'un écrivain, doit être une "personne qui soit prête ou capable de réfléchir à la vie de l'esprit, à "l'idée russe" et à l'avenir de la Russie, de discuter de dieu, du diable et de la prédestination de l'homme, de rêver à l'amour et à la liberté..." 117

J'avoue que je sais que ma méconnaissance de l'histoire moderne de la Russie m'a fait rater bien des références, mais pas au point de rendre le livre incompréhensible et il est indéniable que d'un point de vue littéraire, c'est un grand livre. Vraiment.

La traduction en français par Véronique Patte a remporté une Mention spéciale du Prix Russophonie 2021, mais cela ne m'empêche pas de me demander s'il n'y a pas eu confusion entre scnickers et sneakers...


Citations :

"Le tirage de notre journal était modeste, mais il jouissait d'une grande popularité parmi les intellectuels moscovites. Nous publiions des libéraux et des conservateurs, des partisans de Gaïdar et Babourine, des rouges et des blancs, des centristes et des anarchistes, des orthodoxes, des catholiques, des musulmans et des adeptes de la fraternité blanche. (...) Beaucoup écrivaient que la Russie pourrait devenir un endroit agréable à vivre à condition qu'elle se transforme en un petit pays, protestant, sans alphabet cyrillique et sans Russes." 370/371


"La politique, Stalen Stanislavovitch , dit Toporov en écrasant soigneusement son mégot dans le cendrier, de manière hallucinante ne correspond pas à ce qu'en pensent ou à l'idée que s'en font tous ces penseurs, parce qu'elle est la pratique incarnée, rien de plus. C'est en cela que réside son privilège, et sa tragédie... et les hommes politiques ont depuis longtemps cessé d'être des médecins pour se transformer en pharmaciens..." 289

978-2072880162



20 juin 2022

  La septième fonction du langage

Laurent Binet

*****

Illocutoire ou perlocutoire ?

Le 25 février 1980, le sémiologue Roland Barthes est heurté par une camionnette ; gravement blessé, il est hospitalisé et son état reste longtemps incertain ; néanmoins, il décède finalement un mois plus tard. Cet accident est survenu alors qu'il sortait d'un entretien avec François Mitterrand. Là, nous sommes dans la réalité, ensuite, l'auteur laisse divaguer son imagination et nous entrons dans la fiction. 

Il semblerait qu'au moment de l'accident, Barthes était en possession d'un document extrêmement précieux dont beaucoup veulent s'emparer (cela commence dès l'accident) ou, à défaut, empêcher les autres de s'emparer. Le commissaire Jacques Bayard est chargé de cette mission par V. Giscard D'Estaing, alors Président de la République. Se sentant un peu démuni dans le contexte de grands intellectuels que cette enquête lui impose, il s'adjoint autoritairement les services d'un jeune thésard Simon Herzog, qui a assuré des cours de sémiologie. En effet, son flair lui permet de tout de suite sentir que c'est autour de ces questions (au demeurant ardues) que tourne toute l'affaire. Il apparaît rapidement que le document disparu a à voir avec la septième fonction du langage, évoquée par Jacobson... 

Et c'est bien à une palpitante enquête que le lecteur va avoir droit, avec même une société secrète très ancienne et très puissante dont les duels sont brillants et captivants (surtout le premier). Il ne manque pas non plus de  moment torrides, d'autres très brutaux, et d'un suspens tout à fait efficace, d'autant que Bayard et Simon ne tardent pas à entraîner dans leur sillage deux gros moustachus à l'accent bulgare (vous vous souvenez du parapluie bulgare?) et deux Japonais en Fuego bleue...

 Et néanmoins, le décor de cette enquête est la sémiologie ! Rien de moins. Dans sa version tout à fait réelle et sérieuse, avec des énoncés, des démonstrations, reprenant et explicitant les thèses de Saussure, de Jakobson, Derrida, Althuser, Chomsky, Searle etc. Des notions complexes y sont abordées de façon passionnante mais exacte. On retrouve tous les grands intellectuels internationaux de cette époque (et ceux qui voudraient bien en être, mais la chemise ne suffit pas). C'est un autre des points forts de ce roman : la plupart des personnages sont des personnalités du monde réel, dans des circonstances et attitudes réelles ou presque. Umberto Eco a ainsi un rôle important ici, tout comme le turbulent Michel Foucault et tous ceux dont j'ai déjà cité les noms, et d'autres encore, que vous aurez plaisir à découvrir. Ce roman, bourré d'occasions de trembler, de s'instruire, de soupirer, de sourire, de se lamenter, se dévore.

« La septième fonction du langage » fait aussi partie de ces romans qu'on a envie de relire à peine la dernière page tournée, parce que l'on sait que l'on en comprendrait davantage à une seconde lecture. Ce n'est pas parce que l'on a saisi le clin d’œil à Jean Bernard Pouy, ou repéré les jumeaux en tenue de cosmonaute, qu'on les a saisis tous. Il y avait sûrement un tas de choses que l'on n'a pas vues, et parmi elles, un certain nombre qu'on aurait pu voir.

Quand une lecture est à ce point distrayante et intelligente, je suis comblée.

 978-2253066248



15 juin 2022

Le Grand Monde 

de Pierre Lemaitre

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Vous aimez les sagas familiales ? Vous allez être servi. Des frères, des sœurs, des parents, de l'histoire, de la géographie, l'Indochine, Beyrouth, Paris, des sentiments, des choses horribles et d'autres suaves, des amours et du suspens, de la différence sexuelle et de la tolérance, ou non, du sexisme, de la guerre, des soldats, de la diplomatie, des finances, des magouilles, de la folie, des meurtres, des enquêtes, des journalistes, de la police, de la grandeur, de la mesquinerie, une secte, des carrières qui se font ou se défont, les fortunes de même, des services secrets et des services rendus, des légionnaires, le Viêt-minh, des fumeries d'opium, un pater familias digne de ce nom... et de l'amour maternel. Vous trouverez tout ça dans Le grand Monde, bref, vous en aurez pour votre argent. On songe aux feuilletonistes du 19ème... Pierre Lemaitre maîtrise totalement son sujet et peut nous servir largement.

Mais ça démarre façon diesel malgré une scène gore assez tôt. Le premier tiers est trop plan-plan à mon goût. Tout ça, c'est bien beau mais rien ne surprend vraiment, ni dans les personnages, ni dans le style et on arrive à la page 150 en se demandant si on va continuer longtemps comme ça. Ça s’accélère un peu après, une fois que tout est bien en place, et plus encore vers la fin, mais sans jamais devenir échevelé. C'est un peu étonnant, avec tout ce qui se passe. La fin, que je ne vous dévoilerai bien sûr pas, laisse la porte ouverte à des possibilités ultérieures... Nous lirons encore Pierre Lemaitre.


Extrait, Politique ordinaire :

« Nous aurons un scandale à affronter, ça ne sera ni le premier ni le dernier, on créera une commission qui enterrera ce truc, pendant ce temps on allumera un contre-feu quelque part et deux mois plus tard tout le monde aura oublié. »


‎ 978-2702180815



10 juin 2022

L'homme invisible

H.G. Wells

*****

Lutte à mort

« L'homme invisible » a été le troisième roman de science-fiction qu'H.G. Wells a écrit, après « La machine à explorer le temps » et « L'ile du Dr Moreau ». Et là encore, comme dans La Machine, il a mis le doigt sur un vieux rêve de l’humanité : l'invisibilité – et mieux, il l'a comblé. Un rêve que tous les hommes partagent. Combien de fois avons-nous dit ou songé « J'aimerais être une petite souris (ou invisible) pour savoir ce q... », Etre là où on peut voir, entendre, faire tout ce que l'on veut, sans que personne ne le sache. Dès l'antiquité, l'homme en a rêvé, et en cette fin de 19ème siècle, Wells allait arriver à faire presque croire à ses contemporains que les foudroyants progrès de la science que leur époque connaissait, allaient permettre de le réaliser, voire, l'avaient déjà permis à certains génies... C'est que notre auteur, journaliste de vulgarisation scientifique à cette époque, maîtrise assez bien son sujet pour lui faire prendre au maximum les apparences d'une possibilité scientifique réaliste. Il s'appuie sur de vraies recherches, et glisse juste, le petit bémol fictionnel qui leur permettrait d'avoir pour conséquence l'invisibilité. C'est la base de la science-fiction (comme son nom l'indique) et le lecteur n'en demande pas plus. Cela lui suffit pour embarquer dans la grande aventure et suivre Griffin, l'homme invisible.

Ce qui, à mes yeux, fait l’intérêt du livre, en dehors de cette mine de possibilités qu'est l'invisibilité, c'est la psychologie des personnages. Griffin, notre homme invisible, est un cas ! Si Wells s'était contenté de nous montrer, par l’entremise d'un gentil héros, toutes les aventures qu'un homme invisible pouvait connaître, cela aurait encore été amusant, mais son roman aurait été bien inférieur. Loin de là, il s'est choisi un personnage principal dont le moins qu'on puisse dire est qu'il a une forte personnalité, atypique et malcommode, et il l'a laissé l'exprimer. Du coup, la tension est tout de suite très forte, et loin du ronron d'un conte, on se trouve dans une histoire où tout est possible et où l'on se demande toujours jusqu'où cela ira.

C'est vrai que Griffin est peu sympathique, malhonnête, voire criminel... Il a dès le départ, le chic pour se faire détester de tous, même des chiens. C'est qu'il déteste tout le monde, lui aussi. Le monde l'agace, il ne supporte personne et il est blessant avec tous. Mais la société en a tout autant à son égard. Pour ma part, je vois aussi Griffin comme un surdoué caractériel qui a toujours pâti de sa non conformité à la norme et qui maintenant, entend tirer tout le parti possible (jusqu'à la pire mégalomanie) de sa trouvaille. Du moins, au départ. La situation difficile dans laquelle il se trouve lui met les nerfs à vif, ce qui n'arrange pas sa patience. Son état physique n'est pas fameux et se détériore. Evidemment, à un moment, d'excès en excès, il dérape dans la folie... (D'ailleurs, n'en fallait-il pas dès le début pour expérimenter sur lui-même son produit ?) Mais, comme on le verra, là encore, le monde ne lui fera pas de cadeau. Il s'estime au dessus des lois, mais de toute façon, il n’avait plus sa place dans le monde (à part comme bête de foire). Il vole, on le trahit, il tue, on le poursuit comme du gibier... Il y a beaucoup de violence dans ce roman, de pression, d'injustice, d'abus. De part et d'autre. Tout le monde abuse de son pouvoir dès qu'il en a un et la vox populi n'est pas plus tendre que lui. Griffin, s'y prend mal, il ne maîtrise rien. Il a un gros QI, mais un petit QE*, on sait maintenant que c'est un mauvais mélange...

Ceux qui croient que Wells est un auteur pour enfant se trompent lourdement et font preuve d'ignorance.


* Quotient émotionnel

978-2253004851



05 juin 2022

Angel 

d' Elizabeth Taylor

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Nous découvrons Angel alors qu'elle a quinze ans et étudie dans un collège un peu chic où sa mère et sa tante l'ont inscrite au prix de grands sacrifices car sa mère est épicière et sa tante, dame de compagnie. Leur intention, comme souvent, étaient de lui assurer une situation meilleure que la leur. Dans cette petite ville grise, froide et humide, coincée entre deux mondes, celui de la misère qu'elle voit de chez elle

"Au coin de la rue, une fillette au crane tondu sautait à la corde, pieds nus"

et celui de l'argent qu'elle côtoie au collège, Angel ne trouve personne qui lui ressemble et compense en développant un fort complexe de supériorité, mais il ne faudra jamais oublier le désespoir glacé qui la conduit à cela.

"Elle surmonta courageusement son désir lancinant d'avoir quelqu'un auprès d'elle à qui confier son amertume, sa désolation. Ce désir d'une âme compatissante l'envahit à tel point qu'elle sentit son cœur se serrer. Elle retint son souffle durant plusieurs secondes, serrant les lèvres."

Elle méprise les petites gens et commerçants de son quartier, elle méprise ses condisciples parce qu'elle ne parvient pas à se faire accepter, elle méprise ses professeurs dont la vie lui semble mesquine et fade. Elle ne sera pas comme eux tous ! Pour contrebalancer sa morne existence, elle développe une imagination délirante, se crée un passé semi-sulfureux, se rêve un avenir de manoirs, de parcs, de bijoux et de paons blancs... Elle imagine. On la considère bientôt comme une menteuse pathologique. Elle est unanimement moquée et condamnée. Elle refuse alors de retourner au collège, fait semblant d'être malade et s'ennuie tant dans sa chambre qu'elle découvre le plaisir de confier au papier les fruits exubérants de son imagination. Elle s'y place à l'abri dans son monde de rêve. Bien sûr, elle se considère immédiatement comme une romancière de génie et envoie son manuscrit aux éditeurs. Après quelques refus, l'invraisemblable survient et la voilà éditée! Le plus qu'invraisemblable suit bientôt puisque malgré ses inepties et ses absurdités (elle croit par exemple qu'on débouche le champagne au tire-bouchon) son roman flamboyant trouve son public au-delà de toute espérance. Il sera suivi de nombreux autres, tous ineptes et tous best-sellers qui lui vaudront une fortune lui permettant de mener la vie de ses rêves sans jamais se remettre en cause. Nous suivrons ainsi Angel jusqu'à sa mort.

"Elle se remémora soudan les circonstances abominables où elle avait entrepris son premier roman, le mélange de honte et d'indignation dont écrire l'avait délivrée, la maladie qu'elle avait feinte, l'ennui et la solitude qu'elle avait endurés. C'était vieux, tellement vieux. Je ne pourrais plus revivre cela pensa-t-elle. Tout est changé pour le mieux et je suis sauvée."

Elle se souvient de toutes ces petites demoiselles de son école dont elle n'avait pu se faire accepter en raison de son originalité de pensée.

"Et qu'étaient-elles maintenant, ces gamines fantomatiques? De vieilles dames ou sans doute des dames qui prenaient de l'âge comme elle-même, et qui n'avaient rien fait de leur existence sinon s'affairer, courir les magasins, vivre au jour le jour; peut-être qu'elles étaient là, à l'instant même, perdues dans la queue devant la boucherie où des cadavres de moutons (ainsi que les dénommait Angel) pendaient à des crocs, tranchés en deux, à l'intérieur de la vitrine."

Cet extrait montre bien d'ailleurs qu'on n'est pas dans une romance sentimentale facile, mais bien dans une œuvre littéraire.

J'ai aimé ce roman, en dehors de sa qualité d'écriture, parce que E. Taylor sait nous montrer ses personnages dans tous les secrets et détours de leurs caractères compliqués sans jamais faire mine d'expliquer, et sans juger. C'est le lecteur qui regarde, découvre, comprend et tire ses propres conclusions. La finesse de l'auteur fait qu'on a une vision intelligente et sensible de ce qui se passe. "Angel" est le roman le plus connu d'Elizabeth Taylor et ordinairement considéré comme son meilleur, mais personnellement j'ai préféré "Mrs Palfrey, Hôtel Claremont" peut-être tout simplement parce que le thème m'est plus proche. Chacun lit SON livre, c'est bien connu.


978-2743629656

                



31 mai 2022

  H.G. Wells Parcours d'une œuvre 

de Joseph Altairac

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Indispensable !

Cet ouvrage a obtenu le Grand prix de l'Imaginaire 1999, catégorie essai.

Tout à fait différent de la biographie de Wells publiée plus tard par Laura El Makki, cet ouvrage m'a tout autant plu. Et en effet, pourquoi choisir ? Il n'est pas bien difficile de lire les deux. Ils sont tous deux excellents.

Joseph Altairac est un critique littéraire spécialiste de la science-fiction. Son ouvrage n'est pas sous-titré « Parcours d'une œuvre » sans raison (on s'en doute bien). Ici, la biographie de Wells, qui fait le début de l'ouvrage, est menée assez rapidement pour donner tout de suite accès à une présentation et même étude de ses œuvres. La documentation est extrêmement précise et les thèses argumentées. Vous y apprendrez sur chaque ouvrage des détails qui vous permettront de mieux le comprendre.

La biographie s'y mêle bien évidemment tout au long. Wells était un homme de convictions et ses romans, tout autant que ses essais (nombreux, tant en sociologie qu'en politique ou éducation) exprimaient ses idées, idées qui ont évolué tout au long de sa vie, d'où l’intérêt de la référence biographique.

Autant l'ouvrage de Laura El Makki était intéressant car Wells a rencontré de grands personnages (Gorki, Staline, G.B.Shaw, Roosevelt etc.) autant celui de Joseph Altairac l'est parce qu'il nous fait pénétrer dans les coulisses de la création puis de la publication des romans dont nous avons tous entendu parler à défaut de les avoir tous lus. Car l’œuvre de Wells, n'est pas une œuvre parmi d'autres, elle est unique. Par sa richesse, son abondance et sa diversité d'une part (allant de la vulgarisation scientifique aux pamphlets politiques en passant par romans, nouvelles et essais), mais surtout parce qu'il a été le premier à rationaliser par un vernis de science moderne les différents fantasmes plus ou moins répandus dans les imaginaires depuis l'antiquité, et à leur donner une forme qui depuis, est dans les imaginaires d'absolument tout le monde.

Comme je le disais, c'est l'aspect bibliographique qui domine très largement ici et il me semble qu'il a été mené de façon parfaitement détaillée et complète et je ne vois pas comment on pourrait faire mieux. Alors le risque, quand on est à ce point précis et exhaustif, c'est d'être rébarbatif et fastidieux à lire, mais par une formidable habileté (qui lui a sans doute valu son Grand prix de l'Imaginaire) J. Altairac a complètement évité cet écueil. Je disais que la biographie de Laura El Majkki se lisait comme un roman, eh bien, il en est de même de cet essai qui a réussi contre toute attente à être pointilleux ET passionnant ! Lui aussi se lit comme un roman et ses 200 pages se dévorent. Elles rejoignent là leur modèle qui arrivait à faire des best sellers populaires avec des ouvrages de sociologie ou de prospective.

Alors en fait, ce n'était pas « Vous pouvez lire les deux », c'est « Il faut lire les deux ». D'ailleurs, ils ne font pas double emploi. Quel plaisir de ne pas avoir à s'imposer les frustrations d'un choix !


9782906389885

26 mai 2022

Portrait du baron d'Handrax 

de Bernard Quiriny

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Si vous avez besoin de légèreté mais d'intelligence, de poésie mais d'esprit pratique, de fantaisie et de charme, plongez dans ce court roman de Bernard Quiriny, vous serez comblés. Il nous y raconte comment il a connu puis est devenu un des plus proches amis du Baron d'Handrax, hobereau richissime (vu que dans la famille, on n'arrive pas à se ruiner...) à qui cette grande liberté qu'apporte la fortune a permis, non pas de se livrer sans retenue à la vacuité et à la rapacité, mais de se conformer à son propre système de valeurs et de mener une existence dont il a pensé et choisi chaque élément. Ecrivain amateur et discret, il a cependant fait paraître un recueil de pensées, d’anecdotes et d'aphorismes qui ira sûrement rejoindre sur nos étagères le brillant ouvrage de Jean-Baptiste Botul.

Nous verrons que le baron a développé certaines habitudes qui ensoleillent sa vie, mais qui peuvent surprendre. Par exemple, dans son village, il rachète les maisons restées dans leur jus, pour venir de temps en temps y passer quelques heures ou plus, pour se remettre dans l'ambiance de l'époque. Il arrive qu'elles soient hantées.  Il organise par ailleurs, des dîners de sosies de célébrités actuelles ou passées, initiant ainsi des conversations étonnantes. Il retourne parfois séjourner au pensionnat, menant l'existence d'un collégien pendant quelques jours. Il recherche les morts au flair ou pratique des "journées interrogatives"... Je ne vous en dis pas plus pour vous laisser la découverte d'autres excentricités du baron qui, pour étonnantes qu'elles soient, n'en demeurent pas moins parfaitement fondées... selon une certaine logique. Et c'est un plaisir d'esthète de découvrir ainsi toutes les petites failles de la routine dans lesquelles l'originalité et l'invention peuvent s'installer, et il y a de quoi faire! Vous apprécierez aussi des déclarations sibyllines qui emportent l'adhésion et ouvrent des horizons qu'on n'avait pas encore vus. Par exemple  : "Je suis un Bartleby non pratiquant." m'a enthousiasmée.

Bref, un régal pour le cœur, l'humeur et l'esprit. Ne vous en privez pas, c'est à vous que vous ferez du bien.

9782743654993 



21 mai 2022

Les tiroirs de l'inconnu

de Marcel Aymé

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Cette Histoire suit le personnage principal qu’est Martin. Il vient juste de sortir de prison après deux ans pour avoir tué un voisin. Ce n'est pas cher payé mais il avait sans doute fait valoir que c'était plus un accident qu'un meurtre, ce qui était exact, et le dit voisin était par ailleurs connu pour être désagréable et querelleur. Bref, le voilà dehors et renouant avec son monde d'avant.

 Chez lui, sa femme s'est mise en ménage avec son frère ils ne font pas plus d'histoires à le voir revenir qu'ils n'en ont fait à se passer de lui. Martin retrouve aussi une amie d'enfance qu a toujours été folle de lui, ce dont il n'a jamais daigné se rendre compte. Cette dernière, Tatiana, a abandonné une agrégation de math qu'elle a ratée deux ans de suite en faveur d'une très rémunératrice carrière de mannequin (et plus si affinités) . C'est Tatiana qui, TRÈS amie avec un PDG, lui trouve très vite du travail, ce qui, on le sait n'est pas le plus facile pour un assassin libéré. Comme on l'a simplement collé seul dans un petit bureau sans lui donner le moindre travail à faire, Martin s'ennuie et en vient finalement à examiner son mobilier sous toutes les coutures. C'est ainsi qu'il découvre, écrit au dos des tiroirs, un extraordinaire récit fait par le précédent occupant des lieux, un pâle voyou d’ailleurs, mais qui tenait à narrer ses exploits, d’autant que les exploits en question l'amenaient à craindre pour sa vie... Je vous laisse découvrir la suite des aventures de notre assassin.

Ce roman est le dernier de mon bien aimé Marcel Aymé. Ecrit après plus d'une décennie consacrée au théâtre, c'était peut-être le roman de trop, ou du moins, le roman dont l'écriture ne s'imposait pas. On a d'ailleurs l'impression qu’il est un peu fait de bric et de broc, qu'il contient des pièces rapportées dont l'inclusion peut étonner. Je pense en particulier aux extraits des cahiers de l'énigmatique Porteur. Parlons-en de ces extraits: Le cahier bleu nous inflige une "étude" sur l'amour et une seconde sur les femmes assez consternantes, terriblement datées, et qu'on ne peut lire sans se fâcher qu'en les imaginant dites par une voix de vieux film, un peu celle d'Alphonse Allais, qui était quand même plus fin que Porteur. La troisième inclusion provient d'un "cahier jaune" du même Porteur et est tout simplement un morceau de pièce de théâtre sans rapport avec le reste du roman. Et que viennent faire dans l'histoire ces considérations? Mystère. Peut-être sont-ce en fait des brouillons dont l'auteur ne savait que faire. Peut-être le roman n'était-il pas assez épais...? Je n'ai rien trouvé à ce sujet. On a l'impression que M. Aymé n'est plus motivé pour écrire des romans. On peut imaginer qu'ayant eu une bonne idée (les tiroirs) il se soit tout de même lancé (il n'en avait plus écrit depuis douze ans) mais que la magie n'a pas repris et qu'il l'a un peu bâclé pour finir. J'espère que vous avez noté que je suis en pleine spéculation sans garantie. Néanmoins, il n'y aura pas d'autre roman alors qu'il restait à l'auteur sept ans à vivre.

Et pourtant. Un roman de Marcel Aymé, c'est toujours une petite pépite. un style inimitable, cet humour pince-sans-rire qui touche toujours si juste, ces formules percutantes, ces "petites phrases" qui sont des chefs-d’œuvre; et puis il y a des passages très drôles et même au fond, de quoi réfléchir sérieusement. Alors,  à l'occasion lisez tout de même "Les tiroirs de l'inconnu", ne serait-ce que pour savoir ce qui va arriver à notre assassin. 

Et en attendant, florilège :

- "Son courage, son opiniâtreté, sa conscience, c'était ce qui faisait d'Adrien un être si obtus."

- "Pour les sans un rond, il n'y a qu'une morale: passer à travers."

- "Je sais qu'Adrien me trompait assez souvent. Et moi, jamais, sauf quelquefois, mais c'était pour me rendre compte."

- "Les larmes qu'au petit matin les femmes versent sur leur destin sont celles d'un chagrin lucide que les effusions ne sauraient apaiser."

- "A la S.B.H., Lormier (le PDG) m'a tenu dans son bureau jusqu'à midi et demi à me parler de la chance qu'avaient "les gens de mon espèce" de n'avoir pas à porter le fardeau de la fortune et son cortège de soucis. Il a même rêvé tout haut devant moi au bonheur de prendre le métro..."

- "Vous les sans-un, vous avez droit à la vertu. Une femme, un amour et la semaine de quarante heures. Et dites-vous que c'est déjà bien beau et que c'est grâce à Pinay que ça dure."

9782070377244